La position de Lévinas qui valorise
la relation à l'autre dans le renoncement à soi
(autrement
qu'être) me parait être irrationnelle en un double sens: ni
raisonnée ni raisonnable:
1) Elle n'est pas
universalisable;
car elle ne pose pas la question de savoir ce qui se passe si les
deux partenaires de la relation adoptent la même attitude de
dépossession
de soi vis-à-vis de l'autre; chacun faisant de l'autre un tout
autre
absolument transcendant donc sacré et intouchable; à mon
humble avis, il ne peut rien se passer. En tout cas rien de l'ordre
d'un
réel échange de plaisir. L'angélisme, comme
relation
à l'autre sacralisé, conduit à l'impuissance et/ou
à la domination par l'autre quand ce n'est pas au
désir
plus ou moins inavoué d'être dominé pas l'autre
dans
le renoncement pervers à son propre plaisir; renoncement sur
fond
du désir (à tort selon moi) de renoncer au
plaisir
pour soi et au désir d'appropriation qu'il implique toujours,
afin
de jouir du plaisir valorisé et valorisant de
sainteté;
comme quoi la négation ou le dépassement du
désir
n'est jamais, à mon sens, qu'une ruse du désir dans
une stratégie, consciente ou non, de manipulation de soi et des
autres .
2) Elle dénie la
réalité au nom d'un idéal d'absolu et de
sainteté
inhumain et donc ni possible ni souhaitable: cette
réalité
est que la relation à l'autre implique toujours des rapports de
plaisir et de déplaisirs (sexuels au sens freudien),
avoués
ou non, ainsi que la pulsion de mort, et qu'en cela, elle met toujours
en oeuvre des relations de pouvoirs. Du reste, comme l'avait bien
compris
Pascal, tout désir d'absolu est irrationnel par nature:
raisonner
c'est relier et relativiser et donc douter de et critiquer ce qui se
présente
comme absolu (inconditionnel)
Du reste, il me semble que Lévinas
lui même, lorsqu'il traite de l'érotisme et du
désir
se garde bien de les confondre avec l'expérience du visage dont
il fait un modèle éthique de référence;
cette
expérience est religieuse pour ne pas dire mystique, je la
considère
dangereuse (perverse) pour l'échange du plaisir à hauteur
d'homme, dans l'autonomie et l'égalité des droits et des
devoirs. Car, là encore, qui veut faire l'ange risque de faire
la
bête.
Posons-nous cette question simple: est-il
plus désirable d'être aimé comme un dieu par
l'autre ou comme un homme et une femme, c'est-à-dire comme un
corps
désirant et pensant par et pour lui-même en vue du plaisir
et du bonheur? Et si la réponse est non, il n'y a pas de raison
sérieuse de supposer qu'il en soit différemment pour
autrui,
sauf à s'embarquer dans une histoire sado-maso . Ne pas se poser
cette question c'est, a mon avis se fourvoyer dans
l'hypocrisie
du pieux mensonge édifiant et renoncer à philosopher;
c'est
à dire à comprendre ce qu'il en est de notre
expérience
humaine de l'amour, du désir d'être aimé, reconnu
et
désiré et du pouvoir sur nous et notre environnement pour
en faire le meilleur usage possible dans des relations d'échange
donnant/donnant (commerce) ou mieux encore, quand c'est possible dans
l'amour
réciproque, gagnant/gagnant. Le temps des héros et des
saints
sacrifiés et sacralisés, à l'heure ou l'on en
fabrique
et en consomme aussitôt tous les jours, est à mon
sens,
dans nos sociétés, révolu; et c'est tant mieux,
car
l'authentique puissance ou exigence d'être réside
dans
l'orientation généreuse, créatrice et
raisonnée
du désir érotique.
Je ne vois pas en quoi le discours soi-disant
phénoménologique de Levinas se distingue d'un
prêchi-prêcha
particulièrement sophistiqué pour nous convaincre que
nous
pouvons échapper à l'égoïsme et à la
finitude
inscrits dans nos déterminations biologiques, psychologiques et
sociales. Cette fameuse expérience du visage me parait une
fiction édifiante qui comme toute fiction de ce type qui
prétend
à la vérité (réaliste) escamote par la
magie
du langage la réalité déterminée de
l'humaine
condition au profit d'un idéal humain divinisé et
inconditionnel,
posé comme suprême réalité
téléologique.
Nous sommes là au cœur de l'illusion idéologique de type
moral ou religieux, ce qu'ont bien vu, chacun à leur
manière
et dans leur domaine, Spinoza, Marx, Nietzsche et Freud. Cette
idéalisation
opère par la réduction de l'expérience
humaine à un seul coté supposé positif
purifié
du négatif (la contradiction, de l'ambivalence du désir
et
de la finitude). En cela Pascal est plus philosophe que Lévinas
car tous deux se situent bien à la frontière entre le
religieux
et le philosophique, mais alors que le premier la marque clairement ,
le
second tend à l'effacer dans une confusion qui, à mon
sens,
ne bénéficie ni à l'une, ni à l'autre.
À
choisir entre la phénoménologie de Hegel et celle
de
Lévinas, je choisis la première; celle-là me
parait
plus authentique car moins moralisante, plus philosophique car moins
«édifiante
».. Les analyses de Lévinas me paraissent trop moralement
belles pour être philosophiquement intéressantes et utiles
au bien-penser et au bien-vivre.
Le désir, dit Hegel, est en l’homme
conscient de soi, désir du désir. Qu’est-ce à dire
?
Le désir est à la fois
désir
du désir de l'autre et désir de son propre désir
comme
expression de soi, c'est en cela qu'il diffère du besoin ou du
simple
appétit (voir Spinoza): il est conscience d'un appétit
qui
se désire lui-même à travers, pour et par le
désir
de l'autre ; il est donc nécessairement médié par
le désir de l'autre de deux manières :
1) En tant qu’il est
imitation
du désir de l’autre dans son objet (rivalité
mimétique).
On ne désire que ce qui est désirable pour soi et les
autres
dans le cadre d’une concurrence pour la reconnaissance
(rôle
de la rareté)
2) En tant qu’il
désire
la reconnaissance désirante de l’autre : désirer
être
désiré par l’autre pour se reconnaître soi, ou
désirer
le désir de l’autre est une composante essentielle de tout
humain,
même lorsqu’il passe par des objets apparemment matériels
mais éminemment symboliques (argents, objets de prestige etc..).
Dans l’amour c’est le désir de l’autre qui est directement
désiré
comme objet/sujet du désir.
Ainsi cette nécessaire médiation
implique une provocation stimulante du désir de l'autre; cette
provocation
est la séduction inhérente à toute
stratégie
du désir. Séduire c’est tenter de capter le désir
de l’autre en se faisant objet/sujet de son désir pour faire du
désir de l’autre son objet/sujet en vue de la reconnaissance de
soi.
Deux état sont alors possibles: l'autre
ne répond pas au désir d séduction pour des motifs
profondément inscrits dans son histoire personnelle consciente
et
inconsciente et alors le désir échoue dans une
humiliation
tendanciellement violente. Ou la médiation s'opère sur
fond
de conflit et de rapport de force favorable relativement
équilibrés
et l'amour et la confiance dans l'autre comme médiateur du
rebondissement
de son propre désir devient possible ; c'est ce que l'on appelle
l'amour réciproque qui avec le temps prend la forme de la
tendresse
comme relation de confiance moins provocante et moins conflictuelle car
plus assurée de la réponse espérée; mais
à
une condition, c'est que le conflit reste latent; c'est à dire
présente
à la conscience de soi la possibilité de perdre le
désir
de l'autre ce qui oblige à renouveler la provocation
séductrice,
sous des formes plus ou moins renouvelée, dans le jeu ou dans le
sérieux du risque de la mort ou de la perte de l'autre au profit
d'un concurrent ; sinon la tendresse (rapport de confiance) fera
s’évanouir
le désir et se transformera en ennui profond. C'est pourquoi il
n'y a pas d'amour qui dure sans sa mise constante à
l'épreuve
et que l'authenticité de l'amour (désir accompagné
de tendresse) se mesure à l'épreuve indéfiniment
prolongée
de cette dialectique temporelle de la tendresse et de la provocation du
désir de l'autre pour stimuler son propre désir
d'être
et d'agir en vue de la reconnaissance et de l'amour de soi.
L'échec
de cette médiation engendre le désir de la domination
violente
ou du désir de mort; et c'est l'échec du conflit amoureux
qui génère la domination de la pulsion de mort sur la
pulsion
érotique; alors que son succès, toujours
problématique,
permet de mettre la pulsion de mort au service de la pulsion de
vie.
Faire un bon usage du désir, à savoir soumettre la
pulsion
de mort à la pulsion de vie dans un provocation amoureuse
oscillante
équilibrée suppose le dialogue érotique
prolongé
des désirs en paroles et en actes autour d'intérêts
construits ensemble; pour cela aucun ne doit renoncer à son
désir
propre au profit de désir de l'autre; mais chacun doit
s'efforcer
de faire consoner son désir avec celui de l'autre, dans une
excitation
mutuellement valorisante.
L'amour humain satisfaisant est à
l'antipode
de l'amour de Dieu et de l'abnégation masochiste (renoncement
à
son pouvoir de désirer pour soi) qu'il implique. Il n'est
qu'humain,
ce qui ne le rend pas facile à vivre pour autant, mais le savoir
est la condition de la réussite.
S.Reboul, 08/01/2000
Le visage de l’autre est l’icône du divin pour Lévinas dès lors que cet auteur élève la relation à l’autre par chacun à une rencontre ineffable au delà de son être propre et de tout être empirique, en une extase vécue comme un absolu moral inconditionnel qui nous délivre, sans sacrifice, de tout souci de soi et nous enjoint d’aimer infiniment . En cela sa position est mystique et non pas conceptuelle et rationnelle , à savoir relative à quelques désirs ou besoins que ce soient, déterminés par des fins particulières. Nous trouvons appliquée au visage "du tout autre" la dimension religieuse de l’agapé ou amour sans désir, délivré de toute recherche de possession par l’effet de dépossession de soi ou d’aliénation (au sens propre) qu’il provoque.
Mais alors qu’en est-il de cette délivrance extatique dès lors qu’elle est dépossession de soi et donc présente peu ou prou le risque irrésistible de la soumission au désir de l’autre élevé à l’absolu, qu’en est-il de ce devoir d’aimer absolument de point de vue de la réciprocité du désir ? Qu’en est-il de l’amour humain dans le partage des plaisirs et des peines ? Qu’en est-il de la dimension érotique de la vie. N’y a-t-il pas dans cette attitude mystique un angélisme mortifère qui nous fait voir l’autre en son corps comme ni désirable ni désirant, et nous fait l’aimer comme s’il devait toujours être déjà mort ?
Qui
veut faire l’ange fait la bête et qui veut le paradis sur terre gagne
une mort anticipée certaine en réduisant l’autre à n’être qu’un
fantasme de pureté proprement inhumain. Un tel fantasme est pervers en
cela qu’il valorise l’amour de l’autre en tant qu’être destiné à
souffrir. Il privilégie, comme condition de l’amour purifié de tout désir, la souffrance au plaisir.
le 11/03/08