De l'inhumanité des
hommes.
.
Que veut-on dire lorsque l'on parle de
l'inhumanité
de certains hommes? L'expression est ambiguë: veut-on souligner
qu'ils
se comportent comme des animaux en leur déniant leur
nature
humaine comme si tout homme devait
spontanément aimer son prochain ou
à défaut au moins le respecter, veut-on les
considérer
comme des monstres inhumains qu'ils conviendrait de mettre hors
d'état
de nuire sans procès (éventuellement par la mort ou la
suppression
perpétuelle de liberté), ni
respect de leur droit à avoir des droits? Veut-on, au contraire,
rappeller à tous que les hommes ne sont pas
forcément
humains, au sens moral et que la nature de l'homme peut conduire
à
des actes inhumains, qu'il convient de sanctionner en tant qu'ils sont
humains et que leurs auteurs sont censé être
conscients
de la nocivité de ces actes, et donc qu'ils en sont coupables?
Cette expression renvoie-t-elle à un
constat: celui qui fait d'un acte commis par un homme une contradiction
logique quasi-incompréhensible pour qui pense qu'un homme ne
peut
qu'être naturellement animé de sentiments favorables
aux autres (spontanément altruistes)?
Ou bien veut-elle rappeller à chacun, afin de restaurer le sens
de l'humanité en chacun, le sens de son dévoir
d'humanité
(altruisme), sur fond de possible perversion ou malfaisance
spontanées
des intentions humaines égoistes dans le sens où
elles
compromettent radicalement l'humanité et l'exigence de
réciprocité
positive en chacun, y compris chez celui qui passe de l'intention
à
l'acte? Selon que l'on confond ou non la nature de
l'homme avec ce qu'elle doit être au
sens éthique, et la valeur de la personne et celle de ses actes,
la question de l'inhumanité de l'homme peut engager des
pratiques
du droit et de la justice radicalement différentes. Droit
à
avoir des droits et des devoirs pour tout homme, y compris et surtout
le
criminel ou bien élimination d'un danger public et/ou vengeance
pour compenser, par la jouissance qu'elle procure, le mal subi.
Deux positions possibles:
1) Un homme doit par principe toujours
être
considéré comme ayant des droits et être
respecté
comme tel: le droit d'avoir des droits est universel car toute
violation
de cette exigence ouvrirait la porte à l'arbitraire, c'est
à
dire à la
négation de l'humanité chez
qui l'on veut exclure, détruire ou dominer. Le refus de
l'humanité
chez un homme, quelqu'il soit, serait la porte ouverte à la
légitimation
de la violence. Ce qui ne va pas sans poser le problème de la
violence sur les non-humains (animaux).
2) Mais certains hommes paraissent
dépourvus
de la capacité de respecter cette exigence et se conduisent
d'une
manière inhumaine (voir les crimes contre l'humanité);
ils
seraient justifiables d'une sanction exemplaire pour
inhumanité caractérisée,
au nom de cette humanité qu'ils bafouent chez les autres et en
eux-mêmes:
ils sont monstrueux et doivent être éliminés; or
cela
veut dire que leurs actes ne peuvent peuvent être reconnus comme
humains, ils manifestent et/ou constituent leur nature non humaine.
Au
nom de la nature universelle sociale et solidaire de l'homme toute
sanction
doit être réductrice de leur droit y compris de vivre
et/ou
de se racheter.
Cependant cette confusion entre la valeur
de
la personne du criminel et celle de ses actes peut tout autant
justifier
l'innocence de celle-ci; dès lors qu'elle est reconnue comme non
responsable; elle n'est pas coupable et son exemple n'a rien de
dissuasif,
ni de propédeutique pour les autres. Cette position, de plus,
justifie
l'usage de la violence vengeresse ou exterminatrice au nom d'une
idée
restrictive de l'humanité; ce qui ne va pas sans contradiction:
peut-on décider que certains hommes doivent être exclus de
l'humanité, sous prétexte qu'ils se se sont conduits
d'une
manière moralement inhumaine, sans compromettre
radicalement
l'universalité de celle-ci, au seul profit de la violence
arbitraire?
Tout violent pourrait alors se réclamer de la violence subie,
jugée
inhumaine, pour légitimer la violence commise.
Ainsi seule la distinction de la valeur de
la personne et celle des ses actes fait que la personne est
reconnue
responsable (donc autonome) et donc coupable de ses actes; la sanction
méritée ne fait que restaurer, en elle-même et pour
tous les autres, le sens de leur humanité, compromis par les
actes
. Il convient de ne pas croire que l'inhumanité soit hors de la
nature humaine, si tant est que cette notion ait un sens hors un
contexte
humain plus ou moins favorable au développement de la
réciprocité
éthique régulatrice du désir.
Reste le problème redoutable des
individus
qui n'ont pas ou perdent leurs capacités cognitives au point
d'être
déclarés entièrement irresponsables de leurs
actes:
pas de pensée autonome, ni parfois de paroles; pas de conscience
de leur humanité. Les êtres dépourvus de
raison...(et
donc de comportements et d'affectivité humaines) peuvent-ils
être
considérés comme des êtres ayant le droit d'avoir
des
droits? La tutelle juridique permet de transférer à
d'autres
l'exercice de ce droit sans le supprimer.
Et cet exercice exige de tout mettre en oeuvre pour réduire la
souffrance
et développer les capacités humaines de celui qui est
victime
innocente de cette inhumanité de fait (et non de droit)
La question de l'inhumanité de
l'homme
se présente sous la forme d'un paradoxe, mais nous savons que ce
paradoxe n'est qu'apparent; si l'inhumanité ne renvoie pas
à
une nature figée substancielle, mais à la violence
des actes, alors la violence est humaine, en cela que tout homme est
supposé
comprendre (reconnaître) cette violence comme nuisible aux autres
et à lui-même au moment même où il la commet
et qu'il sent que la violence qu'il commet engendre une souffrance qui
pourrait être sa propre souffrance s'il la subissait , au point,
parfois d'en jouir par personne interposée. Cette
inhumanité
exprime donc son humanité sous une forme nuisible: il sait ce
qu'il
fait.
Toutefois on peut et on doit s'interroger
sur l'origine des actes inhumains: la violence commise peut être
la conséquence d'une violence subie: la violence s'inscrit
presque
toujours dans le cycle vicieux de la méfiance réciproque,
du mépris et de la non-reconnaissance subjective de soi par
l'autre,
par soi à travers l'autre. Mais cela ne signifie pas que
l'action
violente soit déshumanisée, cela signifie seulement que
l'on
ne peut reconnaître positivement
les autres que si l'on pense pouvoir
l'être
soi-même. La violence est systémique et sa gestion
symbolique
ne l'efface pas, mais en maintient le risque à distance du
passage
à l'acte jusqu'au moment où le jeux des relations impose
une souffrance morale telle que la seule issue à court terme
pour
préserver l'image valorisante de soi, condition
nécessaire
du bonheur, parait être de l'objectiver sur et aux dépens
d'autrui, jusqu'à en être soi-même victime en retour.
L'humanisme éthique suppose des
conditions
relationnelles favorables qui transcendent les capacités
d'action
des individus isolés; il est clair à cet égard que
la peine de mort et d'emprisonnement dans les conditions actuelles ou
l'on
interdit, par exemple, les relations sexuelles avec les partenaires
extérieurs
(mais où on distribue des préservatifs, car on sait que
les
rapports entre prisonniers, parfois violents, engendre la
propagation
du sida) sont des peines inhumaines qui entretiennent le cycle de la
violence,
car elles traitent la personne comme si ses actes devaient l'exclure de
ses droits fondamentaux à la vie et à l'amour
réciproque.
Comme quoi l'inhumanité n'est jamais le seul fait de l'autre
criminalisé.