L’origine du mal(heur)
 

Ce qui fait la différence entre l’homme et l’animal est l’aptitude au langage symbolique et donc à la socialisation ouverte et interactive (culture) ; mais celles-ci déterminent l’inclination de l’homme au bonheur qui, en cela, n’est le simple bien-être animal car sa source est l’amour de soi dans la reconnaissance valorisée et valorisante de soi par soi et les autres, lequel amour, du reste, participe au sentiment de bien-être corporel ; a contrario, un homme est profondément malheureux lorsqu’il se sent, à tort ou à raison, déprécié, humilié, méprisé : le désamour de soi est la seule cause du suicide dépressif pour le distinguer du sacrifice valorisant qui confirme la règle. Contre l’avis de Kant, (mais là dessus Kant est pour le moins ambigu), il faut dire que le mérite, l’estime de soi et le bonheur ne font qu’un ; ce qu’avaient bien vu les philosophes grecs, toutes tendances confondues.

Cet amour de soi passe par la conscience des autres et se réfère toujours à des valeurs que le sujet estime générales, valant pour tous, même si tous ne s’y réfèrent pas et si seuls quelques-uns les incarnent; c’est pourquoi le sujet a besoin des autres pour être heureux, dans l’amour,la création, le travail, les jeux sociaux etc.. Mais rien n’est plus difficile que d’obtenir cette reconnaissance positive dans la générosité car les valeurs sont multiples et souvent contradictoires et l’incarnation de ses valeurs suppose une compétition pour se (faire) distinguer : les relations de pouvoir(s), les expériences antérieures, les échecs peuvent engendrer un sentiment d’impuissance doublée de haine contre ceux qui mettent le sujet en danger de déréliction (abandon et mépris de soi). La violence n’est autre que l’effet d’un ressentiment et une attitude par laquelle ceux qui, dans une configuration symbolique et sociale donnée où ils se sentent méprisés, tentent de retourner illusoirement la situation en leur faveur, en humiliant, violentant, dominant à leur tour, par l’illusoire supériorité sur fond de crainte qu’elle engendre, afin de compenser l’angoisse narcissique de n’être plus estimable ; c’est pourquoi la violence est l’effet d’un jeu de rôle dans lequel chacun est prisonnier de l’image que lui renvoie le regard et les actes des autres ; mais toujours le violent dans sa violence se cherche des amis ou pour le moins des complices qui partagent sa haine, retournement de l’amour de soi, pour faire de cette violence contre les dominants un acte valorisant; les violents chassent en bande. La violence solitaire est folie paranoïaque ; à la frontière de l’inhumain. Mais l’inhumain, ici n’est pas l’animalité mais est l’expression d’un ratage (ou dysfonctionnement) des conditions de l’humanisation

Il n’y donc pas deux tendances, l’une égoïste et l’autre altruiste mais une seule : celle que Kant appelait dans un texte post-kantien : « l’insociable sociabilité ». Elle est l’amour de soi, bien ou mal vécu ; en cela la philosophie prétend nous donner ou nous faire découvrir par nous-mêmes quelques moyens rationnels pour mieux nous prémunir contre la passion de la violence en nous aidant à prendre conscience des conditions régulatrices et effectives de notre désir d’être heureux, inséparable de celui d’être plus autonomes ; moyens qui permettraient de mieux nous (re)connaître afin de mieux agir sur le monde et sur soi
Vivre selon la raison c’est promouvoir notre désir et notre puissance d’agir, dit Spinoza ; non pas dans l’illusion d’une liberté morale purement raisonnable dépersonnalisée et dépersonnalisante (Kant) ou d’une liberté métaphysique irrationnelle et impensable (Le libre-arbitre de Descartes selon Spinoza et Leibnitz) mais dans le sentiment de sa propre perfection (finie). Sans amour de soi intelligent et donc ouvert sur les autres pas d’autonomie mais impuissance, ressentiment et passion haineuse et délirante ; et pas de bonheur actif (créateur et créatif) sans autonomie. L’homme est un singe qui parle et qui (se) pense en relation avec la société des hommes et des valeurs et contre-valeurs symboliques qu’elle met en œuvre ; il prend conscience de sa valeur dans l’expression même de son désir d’être et de sa puissance d’agir, bien ou mal selon les circonstances et la capacité de maîtrise consciente et réflexive que lui confère la culture plus ou moins autocritique et libérale qu’il a reçue ; or c’est là le problème : comment éduquer les hommes à l’autonomie de penser et d’agir, et dans quelles conditions culturelles, politiques et sociales une telle éducation est-elle possible ?
L’âme est l’idée du corps (Spinoza) et de son (ses) désir(s) dans sa relation au(x) désir(s) et aux corps des autres, pas plus mais pas moins, et le savoir est la condition pour ne pas sombrer dans la tristesse, la mauvaise conscience d’une moralisation mortifère qui prétend nous libérer du désir de vivre, d’aimer et de jouir au nom de valeurs transcendantes et, ce qui va avec , du salut post-mortem. La double-face de cette morale n’est autre que la haine des hommes et de soi-même. La morale culpabilisante ne peut que susciter la violence réelle et/ou symbolique qu’elle prétend combattre.
 

                                                            Sylvain Reboul, le05/06/99



La violence et l'éducation.

Violence, religion, bonheur, éducation.

La violence est toujours la transgression d’une loi, d’un interdit ou d’un tabou : agresser physiquement ou moralement un être que l’on estime digne de respect, violer, commettre un inceste, blasphémer etc.. sont vécus comme des actes de violence qui mettent en danger les règles de fonctionnement des sociétés ; par contre tuer son ennemi armé en temps de guerre, user de la force publique contre un criminel, chasser pour se nourrir, sont des actes certes agressif mais justifiables et qui peuvent même être considérés comme des actes éthiques (devoir patriotique, courage, dévouement...). Un crime de guerre, n’est pas un acte de guerre ; il est violent car il viole le droit des gens : meurtres de civils désarmés, de prisonniers, viols et tortures ; de même tuer un animal de compagnie à qui l’homme peut s’identifier est considéré comme plus violent que de tuer un gibier destiné à l’étal du boucher, sauf pour ceux qui assimile tous les animaux à l’homme sous couvert du respect de la vie)
Confondre l’agressivité naturelle (la vie est un combat) avec la violence c’est fonder l’éthique sur une loi naturelle ; or on peut faire dire moralement ce que l’on veut à la nature et à ses lois : les nazis lui ont fait dire que les races humaines étaient inégales au nom de la sélection naturelle ; Le pape Jean-Paul II condamne la contraception et l’avortement au nom d’une loi naturelle et divine (la splendeur de la Vérité) qui lie la sexualité à la reproduction sanctifiée par le mariage. Les règles et lois éthiques ne sont ni spirituelles (connotation religieuse) ni biologiques ; elles sont culturelles et sociales : elles visent, alors mêmes qu’elles se réclament de Dieu ou de la nature, à réguler les comportements et les relations (de pouvoir) au sein des groupes en vue d’assurer l’intégration des individus, les conditions de leur cohésion par delà les contradictions qui les affectent et leur reproduction plus ou moins stable. Le problème aujourd’hui est que l’éthique est en crise car notre société libérale et démocratique a fait de l’instabilité et de conflit entre les intérêts et les valeurs, la condition de son fonctionnement normal, la crise est l’état « normal » des sociétés individualistes et libérales, leur régulation ne peut être que procédurière : la majorité décide jusqu'à la prochaine élection ; c’est dire si la question de la violence devient problématique : un avortement est-il un meurtre, un acte de délinquance n’est-il pas justifié par la violence sociale subie par le délinquant ? La police, lorsqu’elle utilise la force, est-elle au service de la justice ou d’un ordre social injuste etc.. ? Il ne peut plus y avoir de religion dominante monolithique qui prétende au nom de Dieu ou de la nature dire ce qui est violent ou non.

Dans ces conditions il faut comprendre que le bonheur religieux est par essence antilibéral car il vise à soumettre les désirs érotiques (ce qu’il y a de plus personnel dans l’expérience du plaisir) à une loi transcendante, naturelle et/ou divine. Cette soumission n’est pas simple refoulement mais détournement de la puissance du désir, que bien souvent la religion attise par les interdits et les tabous qu’elle impose, à ses fins de pouvoir sur les comportements, et sur les relations entre les individus ; vous citez vous-mêmes l’obligation de l’orgasme de l’épouse chez les juifs comme un devoir éthique ; il suffit de voir les films de W. Allen, un connaisseur, pour comprendre que cela conduit tout droit chez le rabbin ou le psychanalyste. D’autre part toute les religions interdisent le libre jeu des relations érotiques pour les soumettre à des finalités communautaristes supérieures : mariage, famille, patrie. Le tantrisme, qui est moins une religion qu’une sagesse, n’échappe pas à la règle : l’homme doit renoncer à l’orgasme pour, grâce à celui de la femme, s’approprier l’énergie de celle-ci sans perdre son énergie virile ! (reproduction des rapports de domination : l’homme fait jouir la femme pour maintenir son pouvoir sur elle). Le désir sexuel n’est pas un instinct animal car il lie indissociablement le biologique au symbolique, le naturel au culturel, au point que l’interdit peut devenir, dans les cas de répression-détournement les plus extrêmes, désirable, la violence, source de plaisir sadomasochiste (lire Sade, Freud, Bataille). Le puritanisme et plus généralement la culpabilisation du libre jeu des activités érotiques génèrent la pornographie, comme on le voit aux USA. ; le mépris du corps au nom d’une prétendue transcendance de l’esprit conduit à la violence sur soi (sports de compétition, peur de la sexualité et des femmes chez les hommes, par exemples) ou sur les autres.

Le problème est donc bien, comme pour Kant, dans une société qui est devenue libérale et individualiste (et souhaiter qu’elle ne le soit plus, c’est souhaiter une forme ou une autre de totalitarisme politique, moral ou religieux ; et ces distinctions ne sont que théoriques), celui de l’éducation libérale dont la finalité est non pas le liberté antilibérale, sauvage et sans loi mais l’autonomie régulée de l’individu dans la gestion de ses intérêts personnels et collectifs et de ses désirs érotiques (relation désirante et désirée au plaisirs et aux désirs d’autrui).
Pour faire vite, cette éducation doit être pluraliste, laïque et rationnelle fondée sur la logique et l’expérience réfléchie du plaisir et de la douleur, du malheur et du bonheur, dans nos relations à nous-mêmes et aux autres et à ces autres en soi-même que chacun porte en lui. Au rebours de celle préconisée par Fichte dans son « Discours à la nation allemande » qui voulait que le sujet ne puisse même plus, une fois éduqué, désirer violer la loi commune et nationaliste ! (encore mieux que les autres religions, la religion philosophique et nationale peut être une religion dépersonnalisée de la Raison, donc encore plus totalitaire ; chez Platon y compris). De telles conditions suffisent, non à régler le problème, mais à révoquer sans retours l’éducation monolithique, religieuse et communautariste qui, dans une société comme la notre ne peut qu’attiser le risque de violence généralisée.

Sylvain Reboul, le 16/06/99



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