Morale et éthique.

    Si bien vivre humainement c'est désirer le bonheur dans l'amour de soi qui exige l'amour ret/ou la reconnaissance des autres, l'amour de la vie n'est autre que le désir du désir, de sa puissance effective (et non seulement fantasmée) d'être et d'agir, en soi et chez les autres.

   Le refus de la souffrance comme sentiment d'impuissance et de mépris de soi et de toutes les formes idéologiques de valorisation aliénante de la souffrance, en cette vie, en vue d'une improbable vie post-mortem, est la condition de l'amour de la vie comme puissance d'être et d'agir. Ainsi cette valorisation perverse de la souffrance devient insupportable, voire scandaleuse aujourd'hui: en effet, plus la médecine, qui ne cherche rien d'autre qu'à prolonger, dans les meilleures conditions d'autonomie, la vie humaine, progresse, plus le désir de l'au-delà de la vie terrestre immanente régresse, plus s'éteint le désir de sacrifier (ou de renoncer à) son désir de vivre ici et maintenant, son amour de la vie et de soi à quelques hypothétiques salut ou perfection ou valeur transcendants.

  Le désir de perfection, de pureté moralisante, inséparable des idées de péché, de punition et de rédemption, se dénonce alors pour ce qu'il est: le désir d'en finir des déçus de la vie et des désespérés de l'impuissance humaine qui s'abandonnent à la toute puissance d'un Dieu infiniment supérieur; désir de mort comme l'appelait Nietzsche.
Le mépris des désirs charnels, au nom de la prétendue supériorité de l'esprit sur le corps (en dépit de dogme chrétien de l'incarnation) régressent alors au profit du libre usage de nos facultés indissociablement corporelles et spirituelles pour "bien désirer", ce qui est l'objet de l'éthique a-morale et pragmatique qui reste à construire.
    Le 31/08/01


La morale est définie par la croyance que les comportements humains doivent être régis, pour le plus grand bien des individus et de la société, par des obligations ou impératifs dont la portée est inconditionnelle et le fondement transcendant.
Toute société humaine tente d'attribuer aux normes générales collectives qu'elle produit cette autorité morale qui permet de modeler et de contrôler le fonctionnement du désir des individus à rechercher le bonheur comme contentement de soi (en se valorisant aux yeux des autres et aux leurs) par la soumission immédiatement consentie à ces valeurs morales supérieures. Cette soumission ne va pas sans perte et renoncement, voire sacrifice: perte de le satisfaction pulsionnelle, perte d'autonomie dans la décision, sacrifice de l'individualité à la collectivité. Cette perte qui confère à l'acte moral sa valeur de dépassement valorisant de soi est tout à fait conforme au mode de fonctionnement d'une société traditionnelle: celle-ci, en effet refuse l’initiative personnelle et la concurrence inter-individuelle ouverte pour préserver les rôles et les statuts qui supportent ses structures et la cohérence de leur fonctionnement, en les mettant en dehors de toute contestation possible. L'ordre et la reproduction de cet ordre social exige une morale transcendante indiscutable clairement établie dans ses obligations et ses interdits; la morale semble aller de soi et s'imposer à chacun comme un ensemble de lois divines et/ou naturelles. Ainsi, en voulant être ce qu'ils désirent être pour être heureux, les individus désirent la société telle qu'elle est, indéfiniment.

Mais lorsqu'aucune morale transcendante ne va de soi parce que la société fait de la contradiction plus ou moins régulée des intérêts, du changement, de la compétition, de l'innovation et du développement accéléré des désirs individuels et des moyens de les satisfaire, son mode normal de fonctionnement, la morale est en crise: nul ne sait plus quels sont ses devoirs indiscutables dès lors que son droit au bonheur (et à l'autonomie) est affirmé comme l'exigence suprême et que la peur de le sanction divine s'efface au profit des avantages et des inconvénients qu'il peut trouver ici-bas dans la mise en oeuvre stratégique de ce droit personnel. Cette crise produit deux effets:

1) la perte des références et du sens de la transcendance entraîne l'angoisse, chez chacun, devant cette tâche de devoir assumer seul la construction de son projet de vie sans le secours d'une instance de direction et de consolation ou de modèle monolithique indiscutable.
2) La vision cynique, qui consiste à affirmer que toute règle de comportement ne vaut que si elle contribue au bonheur et à la réussite individuels, dans tel ou tel cadre et contexte. Adaptabilité, opportunisme, rentabilité des actions pour l'emporter dans la concurrence en cette vie deviennent les seules normes de références efficaces. Car comme le disait déjà Descartes: Nul ne peut démontrer qu'il vaut mieux,  ici bas, être juste qu'heureux, s'il n'est pas convaincu de l'existence de dieu (juge suprème) et de la vie après la mort. En l'absence de Dieu, et cette absence est aujourd'hui politiquement irréversible dans un société pluraliste, laïque, voire, en son fondement, athée (Dieu ne dit plus ce qui est norme sociale collective) et qui a semble-t-il définitivement rompu avec toute forme de théocratie, il n'est pas irrationnel d'être égoïste. Il est au contraire rationnel de refuser toute morale transcendante du sacrifice individuel qui mettrait l'individu en danger dans la concurrence et la compétition en vue de la mise en oeuvre de son droit au  bonheur identifié à la liberté et à la réussite personnelle gratifiantes.

Le problème est que cette compétition ne fait pas que des gagnants  et qu'elle tend à aggraver l’écart entre ceux qui réussissent, car ils ont une position de pouvoir social sur les autres (fortune, culture, habitus valorisées et valorisantes, certitude de leur supériorité native dûment sanctionnée par les mécanisme scolaires "objectivants" de sélection apparemment égalitaires que sont les diplômes et concours ritualisés etc...) et ont les moyens de concentrer entre leurs mains les pouvoirs supplémentaires que cette réussite leur octroie et ceux qui échouent et sont condamnés à échouer, tellement la compétition s'affirme, d'emblée, inégale. Nous sommes là au noyau des contradictions violentes de la modernité:
Au contraire des sociétés traditionnelles fondées sur des droits inégalitaires et l'autorité transcendante de l'ordre hiérarchique divin (y compris les sociétés dites chrétiennes qui ont fait, pendant des siècles de l'intolérence religieuse et de la religion l'instrument du pouvoir des classes dominantes pour convaincre les dominés de la valeur sacrée de leur domination qu'ils subissent sous la promesse du salut post-mortem) , la société pluraliste et démocratique affirme l'égalité des chances entre tous, ici-bas (égalité qui était renvoyée par la religion après la mort) comme la source de la légitimité de la compétition en vue du bonheur individuel et, dans le même temps, elle détruit les conditions, sinon formelles, du moins réelles, de cette égalité des chances en creusant l'écart entre les gagneurs et les éternels perdants, ne laissant à ceux-ci que l'activité sportive et/ou musicale pour croire s'en sortir, quant ce n'est le trafic de drogue, le vol et la prostitution. (Il est vrai que celle-ci tend à se généraliser en une société dont toutes les valeurs deviennent marchandes ou sont récyclées en marchandises et que toutes les marchandises tendent à fonctionner comme des drogues douces; voir la pub et l'usage qu'elle fait des valeurs non-marchandes  de l'érotisme, de l'art, du sport, voire de la religion elle-même dont la commerce  devient le moyen et la fin etc..). Cette contradiction se généralise d'une manière explosive à l'échelon de la planète, à la faveur de la globalisation des échanges économiques, informationnels et humains. Elle prépare un monde où la violence interne et externe criminelle et/ou politiquement organisée risque de mettre en cause la survie et le fonctionnement du capitalisme lui-même à travers la mise en cause de la sécurité des flux de capitaux qui est indispensable à la réalisation du profit et à l'optimisation stratégique des investissements (On le voit aujourd'hui: les états, c'est à dire, les contribuables, par le biais du FMI et de la Banque mondiale,  prennent en charge le renflouement des économies maffieuses et la (dé)régularisation des conditions financières, économiques et sociales de la rentabilisation globale des capitaux). On ne voit pas comment le recours à la guerre technologique plus ou moins propre, sous la domination de super-puissances économiques et politiques qui ne représentent que 20% de la population humaine et qui s'approprient 80% des richesses mondiales au nom de la liberté universelle, pourra seul faire reculer ce risque de déstabilisation et de violence généralisées. Une nouvelle morale religieuse ou rationnelle transcendante pourrait-elle sauver le monde ("seul un Dieu, disait Heidegger, pourra nous sauver!")?

La réponse est non pour les raisons suivantes:

Nul ne peut aujourd'hui penser sans illusion dangereuse et totalitaire (voir le conservatisme moral et "chrétien" aux USA), recourir à la religion comme autorité suprême indiscutable: les religions tentent à se démultiplier au point de devenir des affaires commerciales concurrentes sur le marché des idéologie et à devenir des croyances syncrétiques à la disposition des individus pour gérer, à titre privé, leurs angoisses personnelles. La religion comme ciment idéologique impératif exige logiquement des institutions politiques théocratiques unifiées et unifiantes, ce qui n'est, pour réduire la violence, en un monde pluriel, ni possible, ni souhaitable. Un tel le remède serait pire que le mal, car il l'aggraverait.

La seule morale rationnelle qui nous est proposée, celle des droits universels des hommes n'a rien à voir avec une morale unificatrice: l'application de ces droits, fondés sur la liberté des individus et non la solidarité "automatique et allant de soi", fait de chacun le seul juge, en dernier ressort, de la définition de ses intérêts et valeurs personnels, économiques et sociaux. Croire que l'on pourrait, en l'absence de toute perspective de salut post-mortem assurée, convaincre les individus de subordonner leur droit au bonheur au devoir moral est tout autant irrationnel (injustifiable) que déraisonnable (elle entretiendrait, dans les faits, en réaction, le refus de toute règle de solidarité c'est-à-dire le cynisme égoïste). De plus, d'une part l'usage même des droits de l'homme suppose des conditions favorables qui n'existent pas dans les conditions de l'inégalité (Rousseau l'a démontré) et d'autre part leur application est toujours problématique car les droits en question ne sont pas homogènes, il s'opposent même souvent pour ne pas dire toujours (Voir mes textes sur les Droits de l'homme). Quant à la morale de Kant, j’aimerais qu’on m’explique, par exemple, comment le respect de l’homme m’impose de le considérer toujours comme fin de mon action tout en faisant de la loi morale, comme pure forme, la seule cause déterminante de cette dernière? Si cette fin qui met nécessairement en jeu la présence concrète de l’autre n’est pas la cause de mon action, ne devient-elle pas plutôt le moyen d’agir moralement et de faire mon devoir pour me respecter moi-même ? L'altruisme suppose que chacun soit aussi égoïste, à savoir qu'il ait des fins propres à faire valoir, ne serait-ce que son propre désir (et droit) d'être considéré et reconnu, en un mot respecté, dans sa personne sensible et raisonnable, en tant qu'individu particulier!
Ainsi toute morale qui se voudrait purement rationnelle ne peut prétendre à l'inconditionnalité: aucune règle ou norme ne peut valoir dans tous les contextes et situations : le droit de mentir devient le devoir du résistant à l'oppression; ne pas tenir ma promesse de me rendre à l'heure à un rendez-vous professionnel pour secourir des personnes en dangers devient une obligation, et nul autre que moi ne peut décider bien souvent quel choix je dois faire dans tel ou tel cas concret. Qui peut sans être ridicule prétendre démontrer rationnellement que, dans tous les cas, quelque soient les finalités et les circonstances, le clonage de l’homme, voire la manipulation de l’embryon humain, l’avortement, voire la contraception « artificielle » sont des atteintes à la dignité de l’homme, voire des crimes contre l’humanité ? En vérité les valeurs sont aussi diverses que les jeux sociaux dans lesquels elles prennent sens : les valeurs dans les jeux de l’amour ou de l’amitié ne peuvent être les mêmes que dans les jeux marchands même si la confiance se retrouve partout, le type et les motifs de la confiance sont souvent opposés et comme souvent les jeux se mêlent, les choix éthiques sont toujours difficile (ex : licencier des collaborateurs qui ne l’ont pas mérité pour préserver la compétitivité de l’entreprise etc..). Tout ces arguments a été développés de différentes manières par les plus grand philosophes (Hegel, Nietzsche, Bergson, pour ne pas parler des utilitaristes anglo-saxons) mais on continue à enseigner que Kant serait l’illustration réussie du rationalisme universaliste en Morale voire en Droit. S’agit-il de raison nécessaire ou de croyance transcendantes en des valeurs indiscutables dont la raison aurait pour mission de préserver de la relativité déjà accomplie dans le domaine des sciences, comme, très courageusement, Kant semble l’avouer lui-même ?

Alors que faire et que penser?

Je considère que, dans ces conditions, toute morale non libérale ou absolutiste se condamne elle-même à la tentation de la violence et/ou à l'impuissance face au risque de violence et d'oppression (voir la guerre humanitaire) par l'oubli de l'éthique personnelle toujours relativiste et de l'art politique qui, contrairement à la morale, visent à lier la justice (la réciprocité égalitaire) et le droit au bonheur ici-bas (qu'il ne faut pas confondre avec cette aspiration irrationnelle et indéfinissable qu'est la béatitude éternelle ou la félicité (die Gluckseligkeit dit Kant)), à articuler le souci de l'efficacité avec celui de la réduction de la violence et de l'oppression qui est le seul critères du mieux-vivre ici-bas réalisables.. Cette articulation suppose que l'on s'interroge sur la cohérence de nos valeurs et des situations vécues dans leurs possibilités divergentes d'évolution, sur les contradictions entre les facteurs interdépendants qui conditionnent ces situations pour en tirer le moins mauvais parti afin de réconcilier efficacement le possible et le souhaitable en des projets d'action qui aient quelques chances de réussir: une morale héroïque qui, en cela, nous condamnerait à l'échec ne peut pas, c'est le moins que l'on puisse dire, être généralisable. Seule une pensée libérale réaliste conséquente (régulée et régulatrice des désirs et des inégalités) peut fonder une action civique efficace.

S.Reboul, le 28/06/99


Quelques précisions sur l’éthique:

1) Celle-ci dans mon propos ne concerne que les hommes et leurs relations, c’est à dire la conscience que nous avons de ce qui nous fait soufffir psychologiquement (humiliation, domination, violence dite morale, la mort dans la mesure où elle est angoisse c’est à dire expérience consciente de notre finitude et de notre impuissance ou déréliction etc..). La douleur physique n’est pas nécessairement vécue comme une souffrance psychologique, elle ne l’est que lorsqu’elle "symbolise" notre impuissance humiliante. La douleur du sportif n’est pas ressentie comme une violence, sauf lorsqu’elle exprime sa défaite.

2) L’expérience de la violence, au sens ci-dessus, est première chez l’homme dans la mesure où il se sent toujours dès l’enfance à la merci des autres, donc impuissant face à l’adversité du monde et des autres, de leurs désirs etde la puissance désirante que les adultes exercent sur lui. l’expérience première de l’enfant est celle d’un rapport des forces qui lui est défavorable. La tendresse en ce sens ne peut au mieux que compenser cette angoisse première au pire ajouter à celle-ci en faisant de cette tendresse un enjeu de chantage plus ou moins inconscient ( si tu n’obéis pas je ne t’aime plus!). Chantage qui est au centre de tout processus éducatif et de socialisation proprement humain.

3) Il n’ y a d’interrogation possible sur le bien et le mal que parce que le mal est toujours déjà vécu comme premier et comme scandale, négateur de la possibilité même du désir de reconnaissance qui à mon sens (et selon Hegel) est le désir proprement humain par delà le besoin biologique (estime de soi, fierté, honneur, voire orgueil dans sa forme pathologique, etc..).: c’est dans l’expérience du mal que l’on se pose la question du moindre mal, voire du bien-vivre. Qui vit heureux n’a nul besoin d’exigence et encore moins de reflexion éthique.
Le 22/07/06


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