La réflexion rationnelle est l’ensemble des procédures de la pensée qui permettent de produire et de contrôler la validité de nos jugements selon les critères de la cohérence logique des propositions et de l’accord entre elles avec l’expérience quantitative ou qualitative universalisable et reproductible des hommes. Cette définition vaut pour tous les domaines de la pensée et de l’action. Le terme de raison renvoie à la substantification malheureuse de cette activité réflexive, dès lors qu’elle suscite l’idée fausse qu’elle serait une faculté métaphysique transcendante à cette activité et aux procédures qu’elle met en oeuvre. Le principe fondateur de la réflexion rationnelle est en effet le doute méthodique qui a pour objet toutes les croyances mais aussi ce qu’elle considère comme ses principes et ses méthodes d’examen propres. C’est dire que la raison raisonnante est non seulement critique, mais autocritique. C’est là sa fonction essentielle, et celle-ci est négative : ce que la pensée sceptique et scientifique a mis en évidence c’est que la pratique de la raison ne peut aboutir qu’a des énoncé plus ou moins valides sur fond de remise en question de toute vérité dogmatique présupposée ou produite.
Ainsi l’activité rationnelle évolue dans les
présupposés
heuristiques qui permettent de produire des connaissances ou des
jugement
pratiques généraux valides (ex : le principe du
déterminisme
ou de la symétrie des lois physiques), ses méthodes et
ses
modes d’approche et d’interprétation de l’expérience : La
raison a une histoire ; elle se construit en produisant le savoir
théorique
et pratique de l’expérience. Cette évolution nous
interdit
de croire que ce qui est admis comme la seule explication
théorique
ou programme d’action rationnels aujourd’hui, le sera
éternellement
et de croire qu’il est possible de définir une axiomatique
rationnelle
exhaustive qui épuiserait tous les sujets et autoriserait
à
juger irrationnels tout ce qui le déborde (ex : les nombres
«
irrationnels », les nombres complexes, le dualité
onde-corpuscule,
le relativité etc..).
L’histoire de la pensée rationnelle (voir celle des
géométries
non-euclidiennes) est dialectique : elle avance sous la contrainte des
contrariétés qui l’animent. L’activité rationnelle
doit, pour le rester, sans cesse se mettre en question, afin
d’élargir
à des champs nouveaux de l’expérience ses axiomes, ses
procédures
et ses paradigmes heuristiques en les transformant. Seules restent
invariables
les exigences formelles de la non contradiction des jugements entre eux
et des jugements avec l’expérience universalisable directe ou
indirecte
(par les conséquences).
Bref, la raison n’impose aucune autre contrainte que celle de la
cohérence
de la pensée et de l’action. Celle-ci est bien une condition
transcendantale
de la connaissance et de la pratique ; car elle est la condition de
possibilité
pour tenir un discours sensé sur le réel et l’action.
En cela la pensée rationnelle ne saurait être une
connaissance
absolue et une pensée absolue de l’absolu sans se contredire
elle-même
: raisonner c’est toujours relier et relativiser les objet sur lesquels
on raisonne d’un certain point de vue formellement cohérent,
dont
la validité reste à établir au regard de
l’expérience
universalisable. Cette relativité rationnelle, que Kant
après
Hume ont établi dans le domaine de la connaissance ; il est
possible
de l’étendre au domaine de l’action et de l’éthique. La
critique
de la raison (soi-disant) pure de la connaissance ne laisse pas la
place
à une morale rationnelle pure et absolue comme le pensait Kant
mais
ouvre aussi la voix à la relativisation
généralisée
de l’éthique. Ce que nous allons tenter de montrer.
1-De l'impossibilité d'une morale purement rationnelle
Remarquons pour commencer que le principe logique de la non-contradiction, seul axiome universel de la raison, est purement formel et qu’il ne peut s’appliquer que sur des objets identiques (réels ou de pensée) dans le même temps et sous les mêmes conditions. En cela le changement ou la contrariété ne sont pas irrationnels ; il ne faut pas confondre, en effet, contradiction et contrariété. Lorsque Kant affirme qu’il est rationnellement (formellement) contradictoire de mentir ou de trahir sa promesse, il n’évite pas cette confusion : celui qui ment veut bien être cru mais le fait qu’il y parvienne ou non dépend de son habileté à mentir et non de la logique et s’il est découvert c’est sous un autre rapport et/ou à un autre moment que son intention de mentir, sinon il ne pourrait tout simplement pas mentir. Celui qui trahit sa promesse après coup ne fait que changer de volonté ou de motifs, là encore, cela n’a rien à voir avec la logique puisque la logique ne connaît ni le temps ni le changement. Nous savons bien que la ruse est le moyen d’action le plus efficace pour parvenir à contourner des obstacles ou des oppositions humains or si mentir été logiquement contradictoire la ruse échouerait nécessairement. S’il y a contrariété et non pas contradiction dans le mensonge, alors celle-ci peut toujours être logiquement réduite par des pratiques techniques efficaces : propagande, manipulation désinformation etc... Les militaires le savent bien : l’usage de la violence elle-même peut être rationnel : il suffit d’être durablement le plus fort et/ou d’avoir les moyens d’échapper indéfiniment aux représailles.
Mais dira-t-on que les fins poursuivies, pour être
rationnelles,
doivent valoir universellement sans contradiction pour tous les hommes
? Là encore la confusion est patente car il n’est pas
logiquement
contradictoires d’être en concurrence avec les autres dans la
poursuite
de ses désirs égoïstes. Il y a là opposition
de désirs et celle-ci peut très bien être en fait
et
en droit universelle, à la fois logiquement non contradictoire
et
loi universelle de la vie et/ou du désir ; Dans une
société
hiérarchique au droit inégalitaire, la loi est à
la
fois universelle (elle est applicable à tous ) et
inégalitaire
(non réciproque).
En fait, l’universalité égalitaire du droit n’est qu’une
option pour faire coexister pacifiquement des hommes ; cette option
paraît
seulement plus efficace lorsque ceux-ci se considèrent
déjà
comme égaux par le fait d’une évolution historique qui
est
le résultat de la mondialisation des échanges marchands,
de la perte de l’esprit communautaire et traditionnel, et du risque de
violence autodestructrice universel que font courir les armements
modernes.
C’est l’expérience historique seule et la peur de la violence
extrême
et de la mort généralisée et
indifférenciée
qu’elle peut engendrer qui sont la source de l’universalisation
égalitaire
du droit et non pas la logique ou la raison prétendument
transcendantale.
Quant au respect de l’homme il n’est universel que parce qu’il a
été
décrété comme tel. Que signifie du reste ce
respect
sinon faire droit au droit au bonheur de chacun ; si autrui a des fins
propres c’est bien qu’il a des désirs propres. Un être
respectable
en tant qu’être purement raisonnable ne peut être pris
comme
fin mais comme simple moyen de faire son devoir moral. La raison sans
le
désir est impersonnelle, c’est à dire impropre à
définir
une autonomie personnelle, voire une finalité subjective
quelconque.
De toute façon le sentiment du respect des autres suppose
déjà
le sentiment du respect de soi-même et que chacun sache ce que
signifie
pour lui-même d’être humilié : s’il est un sentiment
universalisable pour rendre possible le respect réciproque ,
c’est
bien l’amour de soi ; il est le véritable fondement du
désir
d’être heureux, du désir de désirer, et cet amour
de
soi n’est pas logiquement contradictoire avec la solidarité
dès
lors que chacun peut faire l’expérience qu’il a besoin des
autres
pour s’estimer lui-même. Ainsi, on ne peut raisonner quelqu’un
dont
l’acte de violence le valorise auprès de ceux qui comptent
à
ses yeux pour se reconnaître comme valeur (avoir une bonne image
de soi = être heureux). Il convient dans ce cas de la ramener
à
la raison en lui faisant faire l’expérience pédagogique
de
l’humiliation dont il est alors l’objet dès lors qu’il s’est mal
comporté (à condition que cette humiliation
pédagogique
ne soit pas définitive).
Ainsi l’universel éthique passe par l’échange
gratifiant
et valorisant du plaisir (spirituel et corporel) de la reconnaissance
(cf
Hegel) ; même l’expérience du sacrifice peut être
gratifiante
pour celui qui est convaincu de bien agir en se sacrifiant à
Dieu
et/ou aux autres. Du reste Kant le savait qui faisait du bonheur un
devoir
moral indirect pour pratiquer l’universel et du mérite le
sentiment
moral par excellence sans voir (malgré La Rochefoucault) ; que
le
sentiment du mérite moral se confond avec celui du bonheur chez
celui qui a été dressé à le ressentir et
que
le sacrifice ou la souffrance désirés sont toujours le
signe
du désir narcissique qui en tire un bénéfice
secondaire
valorisant. Mais tout se passe comme s’il avait voulu
dénié
ce savoir pour mieux affirmer le pouvoir absolu (absurde comme tout
pouvoir
humain absolu) de la raison dans le domaine éthique afin de
sauver
la « religion morale » du naufrage irréversible de
la
théologie et de la métaphysique transcendante comme
connaissance
valide.
S’il est impossible à l’homme, être indissociablement
sensible et raisonnable, de vouloir ou désirer vivre sans
vouloir
ou désirer bien-vivre et si dans tous les cas de figure
bien-vivre
c’est vire heureux avec soi et les autres dans la reconnaissance et
l’estime
de soi, alors la morale n’est qu’une éthique du bonheur, comme
le
pensait tous les philosophes grecs et Spinoza. et comme Kant
lui-même
l’avoue implicitement en réintroduisant, par la bande, le
bonheur
comme un devoir moral nécessaire à la pratique de la
vertu
et la vertu comme la source de l’estime et du respect de soi.
Mais la question du bonheur renvoie en effet à la relativité des formes du désir d’être et compromet l’exigence d’universalité sur laquelle Kant prétendait fonder la morale et les impératifs catégoriques (absolus) du devoir, artificiellement opposé au désir, comme si l’on pouvait faire son devoir sans désirer le faire ! Comme si la raison avait une puissance d’action propre ! Si raison et désir sont indissociables comme l’est la forme et le contenu de la pensée en général de ce qui est ou doit être (cf. la critique hégelienne de Kant) il nous faut reconnaître que la raison est dans le domaine éthique encore plus que dans celui de la connaissance, car l’expérience y est irréductiblement subjective, confrontée au risque du chaos et du conflit des valeurs (guerre des Dieux), en tout cas à la pluralité des voix possibles en vue du bonheur. Affronter le problème de la relativité de toute éthique (y compris la morale kantienne) sans le nier, est la seule attitude raisonnable possible pour qui cherche à réduire les risques de violence (au moins psychologique) et d’aliénation ou de dépersonnalisation que fait courir toute prétention à se réclamer d’une morale absolue. Comment la réflexion rationnelle peut-elle assumer ce défis sans se perdre dans la contradiction et/ou laisser place à la croyance la plus irrationnelle (mystique et religieuse) pour penser l’éthique exige que nous examinions d’abord les causes de la diversité des éthiques possibles .
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2 Pluralisme éthique et rôle de la raison
1) Les valeurs.
Les valeurs sont des références idéales
régulatrices
produites et transmises par les sociétés ; humaines et
leurs
institutions idéologiques afin de modeler, canaliser et orienter
, les désirs des individus selon des codes qui les rendent aptes
à s’intégrer dans les relations de pouvoirs qu’elles
instituent,
et qui constituent l’ordre public et conditionnent le fonctionnement
des
rapports sociaux
mêmes celles qui prétendent à l’universalité
en raison (réciprocité égalitaire des droits et
des
devoirs) sont le plus souvent en conflit entre elles. Prenons les
valeurs
de nos sociétés démocratiques que sont la
liberté,
l’égalité et la fraternité. Elles sembles bien
valoir
pour tous dès lors qu’elles fondent les mêmes droits et
les
mêmes devoirs pour chacun sans considération de sexe ou de
statut social. Chacun est soumis aux mêmes lois, censées
garantir
ses droits fondamentaux, que les autres. Mais l’expérience
montre
tous les jours que la liberté a bien transformé les liens
traditionnels de solidarité mais qu’elle ne les a pas
remplacés
par une fraternité dans laquelle chacun mettrait sa personne au
service de tous les autres (ce qui d’ailleurs est impossible) ; au
contraire,
la liberté engendre plutôt l’individualisme que la fusion
communautaire et cela est non seulement une donnée de fait mais
tient à l’idée même de liberté individuelle
qui encourage les individus à poursuivre leurs propres fins
personnelles.
Quant à l’égalité des droit elle n’entraîne
aucune égalité des moyens d’exercer ces droits et
l’autonomie
de chacun s’investit alors dans une compétition permanente pour
s’approprier ses moyens (à mois d’instaurer
l’égalité
sociale et économique aux dépens des libertés !).
C’est dire que l’articulation et le contenu de ces valeurs est l’objet
d’un débat éthique et politique infini par nature : les
uns
et les autres, selon leurs intérêts propres,
défendront
telle conception de la justice (plus libérale ou plus sociale)
ou
telle autre, telle conception de la liberté (plus individuelle
ou
plus collective) ou telle autre etc.. Et aucun raisonnement
transcendantal
ne peut réduire ce dissensus radical qui anime toutes les
sociétés
démocratiques. C’est le jeu démocratique, lié aux
expériences concrètes des intérêts
fondées
sur la perception subjective de la violence, de la domination sociales
et de la reconnaissance personnelle qui décidera dans un sens ou
l’autre (ou après l’autre). Je peux préférer une
liberté
régulée socialement par l’état ou le droit
à
une liberté autorégulée ; mais la raison de ce
choix
n’est pas nécessaire : elle tient soit à ma peur de voir
la société basculer dans la violence du fait de
l’aggravation
des inégalités, soit à l’amour des plus faibles et
mon mépris des dominants, soit à tout cela à la
fois
; bref à mon expérience personnelle du bonheur et du
malheur
de vivre avec soi et les autres.
2) Les jeux
stratégiques
et leurs enjeux.
Les jeux sociaux et relationnels, surtout dans une société pluraliste (et donc libérale) qui a dissocié vie privée et vie publique, religion et politique, morale et droit, éthique et morale etc.. ne sont pas et ne peuvent plus être uniformes : ils ne mettent en œuvre ni les mêmes finalités, ni les mêmes valeurs et valorisations des désirs et des actes, ni les mêmes règles ou conventions, ni les mêmes stratégies d’action. On peut distinguer 5 types de jeux relationnels : 3 jeux apparemment positifs : Le jeu gagnant/gagnant, le jeu gagnant/perdant, le jeu donnant/donnant, et 2 jeux apparemment négatifs : le jeu perdant/gagnant et le jeu perdant/perdant.
2-1) Le jeu gagnant/gagnant.
C’est le jeu dans lequel tous les partenaires se sentent
indéfectiblement
solidaires dans leur désirs de gagner en commun ce qui peut
favoriser
leur désirs collectifs. La règle fondamentale de ce jeu
est
« tous pour un et un pour tous ». Le désir
d’être
de chacun se confond avec celui des autres ; le groupe fusionne en une
identité collective valorisante que chacun revendique comme
constitutive
de sa propre identité, en un effet de miroir narcissique
irrésistible.
L’identité et l’appartenance se confondent : chacun se valorise
par le fait même qu’il est reconnu comme appartenant au
même
groupe que ceux avec lesquels ils partagent les mêmes coutumes ou
modes de vie. L’autonomie individuelle se réduit à
exercer
son talent à se conformer le mieux possible aux exigences du
groupe
selon les formes codées valorisantes hégémoniques
qu’il impose.
Ce jeu est enthousiasmant, voire extatique, il met l’individu hors
de lui-même, en le dépossédant de l’angoisse
à
devoir choisir par lui-même, il le gratifie selon des rituels
symboliques
réguliers de reconnaissance positive et l’assure contre le
hasard
et l’adversité. Il implique souvent l’identification collective
à un chef charismatique qui incarne les valeurs du groupe (cf la
page sur les relations de pouvoirs). Il accroît le sentiment de
la
puissance de chacun par l’addition des forces physiques et symboliques.
Mais il implique une condition fondamentale : l’exclusion ou la mort
des
étrangers ou des déviants qui menaceraient
nécessairement,
s’ils étaient acceptés, le sentiment de valorisation
collective
du groupe : toute différence est une trahison. Ce jeu donc
sacrifie
l’universalité, nécessairement ouverte sur la
diversité
(dans les limites de la loi libérale qui exclue la violence
physique
ou psychologique), à l’identité fermée. Cette
haine
de l’étranger (intérieur ou extérieur mais
toujours
intériorisé) s’exprime dans des pratiques rituelles de
violences
sacrificielles contre des boucs-émissaires
désignés
pour ressouder l’unité du groupe et réduire la tentation
centrifuge et le sentiments de déréliction qu’elle
engendre.
Ce jeu impose des impératifs éthiques
catégoriques,
inconditionnels et donc nécessairement irrationnels (ce qui est
rationnel est toujours relatif et discutable) dont la puissance sur le
désir des individus est référée à
des
commandements divins indiscutables et sacrés.
Le jeu gagnant/gagnant est donc nécessairement violent car il
est communautariste et exclusif ; il est alors paradoxal que nombre de
philosophes aient revendiqué implicitement ce modèle de
jeu
pour définir l’idéal moral et politique commun (et donc
communautariste)
universel au nom de la raison (triomphante) républicaine
(néo-platonicienne)
et de la liberté (de se soumettre sans condition à la
raison
pure). Alors que philosopher c’est penser par soi-même sur fond
d’expériences
personnelles ratrionalisables. L’idée de volonté
générale
est à ce titre à remettre en question comme un danger
pour
la liberté (voir la page : critique de l’illusion politique et
la
critique que fait B.Constant de Rousseau dans ses écrits
politiques).
On peut mesurer là le poids de la tentation religieuse de
l’absolu
dans la pensée philosophique la plus éclairée et
la
plus éclairante !
Ce jeu domine encore souvent la vie familiale, religieuse et l’esprit
de bande néo-tribal malheureusement confondus avec la vie
sociale
et politique.
A ce jeu s’oppose le jeu gagnant/perdant, plus conforme à une
société pluraliste, individualiste et compétitive.
2-2) Le jeu gagnant/perdant.
Ce jeu exige de chacun qu’il se valorise dans son autonomie et sa
puissance
individuelle aux dépens des autres en une compétition
ouverte
et régulière, dans laquelle il peut faire montre de ses
talents
personnels et qualités propres. Son principe est que le meilleur
gagne et son enjeu est, pour chacun, de se distinguer dans un cadre
où
il contribue à créer de nouvelles normes et valeurs
valorisantes
sociales. Sa contrainte est double :
n toujours remettre son titre ou sa position en jeu en une
compétition
qui repose sur le principe formel de l’égalité des
chances.
n que nul ne soit éliminé ou ne se sente
définitivement
exclu du jeu.
Le modèle de ce jeu n’est pas la guerre comme on le croit
souvent
(celle-ci relève plutôt du modèle
précédent)
mais la compétition sportive et la concurrence capitaliste
supposée
pure et parfaite. Sur le plan éthique ce jeu vise à
mettre
le narcissisme égocentrique de chacun au service de la
satisfaction
de tous. Ce qui est autrement plus efficace que de tenter de rendre les
hommes capables de renoncer à leur égoïsme au nom de
valeurs transcendantes.
Mais ce modèle est utopique ; car il est sans cesse
affecté
par le jeu des rapports inégalitaires de pouvoir et donc il
engendre,
en opposition avec son principe d’égalité des chances,
l’accroissement
des inégalités réelles et donc des chances,
l’exclusion
des vaincus et le risque de tension sociales et politiques violentes.
Le
danger du capitalisme en cela n’est pas d’être trop
libéral,
mais pas assez ; c’est pourquoi il y a besoin d’un état de
droit,
y compris social, fort pour rétablir l’égalité des
chances et donc les conditions mêmes du libéralisme. C’est
ce que disent avec force et raison les libéraux
étatsuniens.
Le synthèse la plus raisonnable entre les deux jeux
précédents
semble être le jeu donnant/donnant.
2-3) Le jeu donnant/donnant.
Le jeu donnant/donnant est l’échange réciproque de biens
et de services dans lequel chacun est en droit d’exiger de recevoir
l’équivalent
de se qu’il donne (cf. la page sur l’argent et le libéralisme).
Il est universel en cela qu’il ne reconnaît aucun statut
particulier
et peut s’opèrer quelque soit la position sociale des uns et des
autres : il suffit d’avoir quelque chose à vendre ou à
donner
qui réponde au désir de l’autre partenaire. Et dans
l’échange
marchand n’importe qui peut être partenaire, à condition
qu’il
soit solvable, ce qui n’est pas un statut ou une identité mais
une
situation temporaire de fait. Le jeu est régulé par la
nécessité
de rendre l’échange possible par l’accord avec l’autre
(marchandage)
et donc de trouver un compromis mutuellement avantageux, il est
libéral
en cela qu’il contractuel et qu’il engage la libre décision de
chacun.
Il est donc par essence rationnel (réciproque, calculable et
prévisible)
et raisonnable (il oblige à l’accord pacifique et volontaire
mutuel).
Mais ce jeu réciproque et formellement égalitaire est
détourné et compromis par le la réalité des
rapports de forces économiques induits par la
propriété
privée des moyens de produire des richesses, par ailleurs
facteur
de dynamisme et d’efficacité économique dans les
conditions
de la concurrence : le marché du travail peut donner jour
à
des échanges déséquilibrés entre ceux qui
ont
les moyens d’acheter la force de travail et ceux qui doivent la vendre
pour survivre. Là encore la régulation
démocratique
est indispensable pour rééquilibrer les échanges
en
faveur des plus faibles et des moyens riches (redistribution par
l’impôt
et droits sociaux). Cette régulation est une condition de la
poursuite
à long terme du jeu. Précisons en effet que le jeu des
échanges
est le plus souvent à plus ou moins court terme, dès lors
qu’aucune obligation de fidélité, si ce n’est
intéressée
au jour le jour, n’impose que l’on échange indéfiniment
avec
le même partenaire. Le profit quantifiable est l’enjeu de
l’échange
et cela rend celui-ci rationalisable. Il opère donc une
synthèse
entre la solidarité (payante) et l’autonomie de décision.
Mais par le fait même de sa rationalité libérale il
tend progressivement à devenir le modèle de tous les
échanges
libéraux y compris les échanges qualitatifs amoureux ou
amicaux
; on peut le regretter mais il devient une norme d’évaluation
universelle
de la réciprocité nécessaire de tous les
échanges.
Cet extension progressive suscite des réactions indignés
de tous ceux qui veulent préserver les jeux traditionnels de la
domination irrationnels et sacrificiels que sont les jeux
perdant/gagnant
ou ce qui n’en qu’une variante extrême le jeu perdant/perdant.
2-4) Les jeux irrationnels perdant/gagnant
et perdant/perdant.
Ces jeux sont irrationnels car ils sont par nature pervers et ambigus.
Ce sont en effet des jeux dans lequel l’un des partenaire se donne le
rôle
de la victime pour mieux soumettre les autres à un chantage
affectif
permanent grâce au sentiment de culpabilité qu’il
entretient
vis-à-vis de par la mise en scène de sa souffrance
sacrificielle.
Ils sont hypocrites car il masquent derrière leur aspect
moralement
correct et, dans la forme extrême de ressentiment, qu’est le jeu
héroïque perdant/perdant (la compassion charitable), ils
affirment
insidieusement une volonté de pouvoir tyrannique sans conditions
ni limites. Ils entretiennent indéfiniment le malheur pour en
jouir
et exiger des autres d’être aimé à leur mesure
infinie.
Ils font cesser toute résistance en obligeant les autres
à
rembourser sans compter une dette qualitative inextinguible. « Si
tu veux être sauvé repens toi de la souffrance dont je tu
es coupable par le seul fait que tu es moins malheureux que moi et que
tu ne t’es pas sacrifié à moi ; souffre avec moi comme
preuve
salvatrice d’amour . »
Ces jeux sans fins sont donc profondément déraisonnables
et anti-libéraux par la complaisance vis-à-vis du malheur
qu’ils entretiennent et la domination qu’il instituent, et il est un
devoir
du philosophe et du moraliste (au sens français) d’en
dénoncer
l’hypocrisie larmoyante et les dangers pour le Bien-vivre de chacun.
L’appel
héroïque à l’échec vertueux et/ou à la
violence extrême pour faire cesser le mal, ce terrorisme moral de
la souffrance partagée, sont profondément
méprisantes
à l’égard du respect du droit au bonheur, à la
joie
créatrice et communicative qui peuvent seuls, en l’absence de
salut
post-mortem, justifier rationnellement la vie ici-bas et donner forme
à
l’exigence d’autonomie.
Ce pluralisme des valeurs et des jeux qu’elles sous-tendent entraîne à son tour le pluralisme et la flexibilité nécessaires des stratégies éthiques individuelles
3) les stratégies individuelles et l’écart entre le désiré et le possible.
Je serai bref sur ce point : la valse des éthiques et la
pluralité
des jeux sont une chance pour l’inventivité et la
créativité
généreuse personnelle et c’est cela l’autonomie :
être
en position de recréer sa vie en permanence en des jeux
multiples
et renouvelés. Etre l’artiste de sa vie en empruntant sans se
laisser
dominer par eux les valeurs et les symboles qui les expriment pour les
recombiner en des synthèses irréductibles aux
conformismes
stérilisants. Jouer de son propre désir en suscitant le
désir
des autres ; valoriser les désirs actifs et s’arracher à
la tentation des désirs passifs de soumission et d’abandon aux
rituels
sécurisants.
Mais toute stratégie se doit d’être efficace pour
être
heureuse et faire que chacun puisse se reconnaître positivement
dans
ce qu’il fait ; la règle de cette adaptation est de toujours
mettre
en cohérence les formes multiples de nos désirs actifs
avec
ce qui est réellement possible dans tel ou tel type de jeu dont
les enjeux et les contraintes sont déjà données
mais
peuvent toujours faire l’objet d’une action transformatrice visant
à
accroître l’initiative des individus. Ainsi la raison n’est rien
d’autre qu’une activité de mise en cohérente adaptative
de
nos actions au service de la promotion de notre désir de jouir
de
la vie en ce qu’elle a d’inventif. La raison sans le désir est
stérile
et le désir sans la raison est illusoire et impuissant à
transformer les formes de vie et le monde en un sens libérateur
des initiatives individuelles. La raison est responsable dès
lors
qu’elle cherche le compromis le plus efficace entre le souhaitable et
le
réel. L’absolu est la maladie mortelle du bonheur de vivre car
sa
visée compromet radicalement l’exigence d’adaptabilité de
l’humaine condition au monde dont les hommes sont indissociablement les
produits et les producteurs
Conclusion :
Pour bien vivre dans les sociétés libérales qui sont l’horizon indépassable de la modernité, nous n’avons plus besoin de morale transcendante et dogmatique, nous avons besoin d’une éthique régulatrice flexible de l’autonomie des individus appuyée sur une connaissance lucide et compréhensive par chacun des comportements et de la variation des formes du désir de puissance, non pour les condamner ainsi que nous l’ont enseigné Spinoza et Nietzsche, mais pour promouvoir les potentialités créatrices de l’exigence d’autonomie.
Sylvain Reboul, le 03/04/99.
DESIR ET RAISON: POUR UNE ETHIQUE DE LA JOIE
Deux grandes conceptions philosophiques de la vie s'opposent :
- celle qui considère que désir et raison non seulement
sont des ennemis irreductibles mais doivent l'être au
bénéfice
excusif de la seconde. Mener une vie purement raisonnable ,
réduire
le désir au besoin nécessaire, si ce n'est pas la joie,
c'est
la sérénité, au moins l'estime de soi.
- celle qui fait du désir l'essence de l'homme, la source de
sa créativité, par laquelle l'homme se reconnait comme
libre.
Mais il ne faut confondre le désir ni avec le besoin
biologiquement
déterminé ni avec la passion fantasmatique, aveugle et
destuctrice;
il est volonté consciente d'être, puissance d'agir. En
cela
il suppose la confrontation entre le réel et l'imaginaire, la
mise
à l'épreuve de l'imagination et sa mise en mouvement par
l'action, la création esthétique et la relation
érotique
au désir de l'autre. La raison est la "faculté" qui
permet
de prendre conscience des conditions universelles de la connaissance du
réel, de l'action possible, et des valeurs éthiques
nécessaires
à la réalisation du désir infini. Le bonheur
véritable
est promotion du désir d'être par la raison. Loin de
s'opposer
désir et raison doivent s'allier afin d'articuler
l'éthique,
l'esthétique et l'érotisme dans la joie; celle-ci n'est
pas
le plaisir extérieur, mais le plaisir intériorisé
où le sujet accède à la conscience de
lui-même
en tant que personne concrête par la médiation de son
initiative
propre dans le réel, de la conscience et du désir des
autres
à son égard.
l Ainsi le moralisme formel n'est ni possible, ni souhaitable. Dès lors qu'il prétend opposer le bien au bonheur, la raison au désir, il provoque nécessairement l'acceptation du malheur ici bas comme conséquence possible de l'action morale, sous le prétexte d'une hypothétique réconciliation post-mortem et, par là, la haine de la raison. A vouloir sacrifier le désir à la raison, on perd donc sur les deux tableaux: celui de la vertu et celui du bonheur. Le seul recours reste alors la religion:, le devoir religieux et la punition, par la souffrance acceptée, voire désirée ,dans l'espoir d'être sauvé par Dieu; encore faut-il y croire. Or aucune raison, ni théorique ni pratique, ne peut, à cet égard, être suffisament convaincante surtout au prix du renoncement à la joie comme but de la vie heureuse. Le moralisme de l'impératif catégorique est tellement contraire à la vie qu'il ne peut conduire qu'à la terreur intériorisée et à la culpabilisation généralisée du sujet, toujours coupable d' aimer la vie et de s'aimer soi-même en tant qu'être de désir. Le moralisme ne se soutient que par l'espérance eschatologique absurde d'un bonheur absolu post-mortem, bonheur absurde et inimaginable car sans désir, sans souffrance et donc sans plaisir, bref un bonheur insensible; le prétendu formalisme de la morale purement rationnelle, dont il est possible de montrer l'inconsistance (cf Hegel, Bergson, etc...),n'est que la rationalisation du sacrifice de soi, qu'exige Dieu et les chefs religieux et politiques, de l'homme,soit-disant voué par nature au péché.
Ni ange, ni bête, l'homme ne se soutient positivement que de sa fin propre: le bonheur ici bas toujours relatif, mélangé et temporaire; celui-ci est autre que le plaisir "animal", puisqu'il met en jeu, indissociablement, la conscience de soi du sujet (acteur de sa vie) comme concsience de sa dignité, qui suppose la reconnaissance mutuelle, conscience de son désir d'être et de sa puissance d'agir dans le jeu des relations aux autres qu'il convient de réguler selon des lois toujours discutables quant à leur contenu empirique, domaine d'application et hiérarchie des valeurs dans telle ou telle situation concrète; Ces lois ne doivent obéir qu'au au seul principe formel de la réciprocité des avantages, de l'initiative et du droit de chacun au bonheur.
S. REBOUL, le 22/03/96.