Beaucoup de philosophes ont tenu à propos du désir un
discours
négatif, en faisant de sa puissance incontrôlée,
l’ubris,
la cause du malheur des hommes. Le désir serait par nature
déraisonnable,
tourné vers le seul plaisir égoïste de l’individu,
à
l’exclusion de toute relation de respect et de solidarité
vis-à-vis
des autres. Il serait par définition violent et dominateur, ne
considérant
les autres que comme des obstacles à ou des moyens de la
satisfaction
qu’il vise. Pour être altruiste il faudrait donc limiter, voire
renoncer
autant que faire ce peut, à l’expression du désir comme
puissance
mauvaise en la subordonnant, de l’extérieur, à des
règles
de raison bonnes et altruistes en soi.
Je voudrais montrer que cette analyse est au moins partiale, car
à la prendre en toute rigueur,. elle condamne l’amour et le
désir réciproque
sans appel et les hommes à la pratique angélique (et donc
inhumaine)
de la vertu et du sacrifice de soi. Elle condamne alors tout possible
bonheur,
ici-bas, dès lors que celui-ci met nécessairement en jeu
le
désir de se faire plaisir.
Le désir est puissance, conatus, puissance d’agir et de penser le monde et soi-même comme condition de l’exister (être au monde) par et pour soi, il est recherche du bonheur dans la reconnaissance positive de soi. Or la résignation à la fatalité (où à la prétendue volonté divine) et au conformisme ambiant, le renoncement à l’autonomie, voire à la vie, est contradictoire avec le désir de philosopher c’est à dire de devenir plus sage, plus savant, plus ouvert sur les attitudes de vie rationalisables possibles et donc plus autonome et plus maître de soi. C’est donc que l’opposition entre le désir comme puissance affirmative de soi et le désir de philosopher ne semblent pas aussi opposés que nombres de philosophes le prétendent. Là où se noue la divergence entre les philosophes du bonheur et les moralistes, c’est sur la question de savoir si cette volonté de maîtrise (ou désir, pour moi, comme pour Spinoza, c’est fondamentalement la même chose, mais réservons ce débat pour une autre fois) est, en tant que telle, dangereuse ; ce qui serait en effet possible si on interprète le thème biblique de la chute comme l’effet d’une sortie de l’innocence due à la prétention à se déterminer soi-même ; ce qui rendrait la volonté de puissance du désir en effet contradictoire avec le recherche de l’amour authentiquement généreux et altruiste. Il y aurait ceux qui sont et deviennent capables de s’élever par eux-mêmes au dessus de leur désir (les saints et les sages) et les autres.
Or si l’on interprète la philosophie comme une entreprise de
libération
de la pensée et de la vie réservée à tout
homme
et femme capable de ressentir l’exigence profondément humaine
d’autonomie,
afin de sortir du malheur, de l’humiliation et la dépendance par
identification
servile à la puissance du chef et au conformisme ( voir mon
texte
sur les relations de pouvoirs) entretenue par les pouvoirs
idéologiques
et sociaux institués, on ne peut écarter le bonheur et la
puissance
du désir qui en est la condition comme motivation profonde de
cette
entreprise de libération et du désir de philosopher
qu’elle
implique.
Or si nous sommes d’accord avec cette nécessaire convergence
entre
le désir de philosopher pour se libérer et le
désir d’être
heureux, cela implique que la puissance de chacun reconnaisse la
puissance
d’autrui sans s’y soumettre ni la soumettre. Est-il possible que la
puissance
du désir soit, non pas nécessairement
égoïste
et dominatrice, mais aussi raisonnable et altruiste sans sortir de la
visée
du bonheur ? Qu’est-ce que cela veut dire ? et à quelle
condition
est-ce possible ?
A la condition que l’on refuse deux attitudes antagonistes,
symétriques et complémentaires, mortelles pour
l’autonomie:
1) Celle d’être piégé, dominé par la
demande
et le désir de l’autre dans l’oubli ou le renoncement à
son
propre désir de se reconnaître dans la mise en œuvre et en
scène
(la vie est aussi un théâtre) de ce désir. Cette
attitude
prétend bien écarter la tentation de dominer, mais elle
ne
fait qu’inverser les rôles et donc elle rend possible la
perpétuation
de cette domination. C’est ce qui me sépare de Levinas : on ne
peut
fonder l’autonomie sur l’abnégation, quelqu’en soit la
justification
éthique ou religieuse, mais sur la lutte pour la reconnaissance
(et
là je suis en accord avec Hegel). Mais plus profondément
et
d’une manière ambivalente le sacrifice, la compassion, le
renoncement
à soi en faveur de l’absolument Autre que Levinas
découvre
dans l’expérience du face à face peut aussi être
instrumentalisé
(plus ou moins consciemment) comme un moyen informel de pouvoir
d’influence,
par le chantage affectif et la culpabilité qu’il
génère
chez celui qui est l’objet de cette quasi-sacralisation.
Méfiance
: un non-pouvoir absolu peut toujours cacher son contraire,
occulte,
et tout aussi absolu.. Et là, un point de provocation : n’est-ce
pas
aussi la puissance symbolique du Christ d’affirmer sa faiblesse par son
sacrifice,
et de faire de chacun un coupable de ce sacrifice afin de payer par son
renoncement et son obéissance sa dette infinie (le
péché originel recyclé dans la mort du Christ) ?
L’amour qui nous est demandé n’est-il pas un commandement pour
nous faire pardonner notre faute : celle de désirer sans
permission, ni sacrement ?
2) Celle qui met la puissance au service de la domination (cf.
Calliclès
et Socrate, dans le même rêve de Platon : tyranniser
philosophiquement
!). elle refuse l’altérité et transforme l’autre en
instrument
indéfiniment manipulable ; or cet figure du désir est
voué
à l’échec de la toute puissance : celle-ci est une
illusion
qui ne peut qu’engendrer son contraire, la désillusion, la
désaffection
du désir d’être dans l’avoir et de la joie dans la crainte
de
la trahison et le délire de la persécution. La
paranoïa
provoque l’autodestruction du désir qui ne rencontre plus que
des
obstacles hostiles et mortifères pour s’affirmer sans aucune
chance
de rebondir et de s’enrichir dans et par l’expérience
intériorisée
du désir de l’autre qui seul peut préserver le
désir
de son asphyxie dans le rituel fétichiste du pouvoir formel. En
cela,
en effet, l’altérité est indissociable de l’affirmation
de
la puissance du désir comme force de création et source
de
joie et de bouleversement (cf. l’expérience érotique et
esthétique).
Donc, là dessus nous sommes d’accord sur l’objectif, mais par
sur
la moyen : pour désirer, il faut au moins être deux
puissances
qui se désirent l’une l’autre en une relation dialogique
mutuellement
enrichissante et indispensable pour que le désir reste ce qu’il
désire
: un dynamisme transformateur et producteur de soi. L’expérience
du
réel comme négation de la toute de puissance, comme
résistance
est la condition de l’affirmation de la puissance active et
créatrice.
(il n’y du reste pas d’obstacle sans une force qui se déploie et
y
prend sa mesure) ; une puissance absolue s’autodétruit
instantanément
(comme la liberté dès lors qu’elle cherche à
devenir
indépendance et non pas seulement autonomie relative cf. mon
texte
sur le site). Le désir est manque et production parce que
manque.
Le désir déploie sa puissance créatrice sur fond
du
manque à être et précisément dans le
relation
au désir autre de l’autre, irréductible à la
projection
fantasmatique qui dans la relation érotique, tend à
plaquer
une construction fantasmatique auto-érotique
prédéfinie
et donc à dégrader le jeu du désir en rituel
pornographique
(scénario répétitif et frustrant : rien ne se
passe
qu’un vidage dévalorisé et dévalorisant). Tout
désir
a besoin d’être provoqué par le désir de l’autre
pour
produire de la jouissance partagée, échangée
mutuellement,
valorisée et valorisante (Bonheur).
Cette analyse nous conduit à refuser toute position qui
voudrait inscrire la relation à l’autre dans la pureté
d’une attitude qui refuserait l’ambivalence et la relativité
problématique du sens du désir : possession ou
dépossession. Car c’est de
ce jeu des puissances et de leur combinaison que peuvent naître
un
dialogue érotique où chacun réalise son
désir en déréalisant les fantasmes obtus qui
l’accompagne et lui font
prétexte, donc en se dépossédant de ce qui
provoque la
routine destructrice du désir. De ce point de vue, il n’y a pas
de
pervers heureux pas plus que de drogué, si l’on définit
la
drogue comme ce qui fait plaisir hors tout activité dans le
réel, et par là, court-circuite la conscience du sujet
comme sujet actif de son désir . La drogue réduit le
sujet à l’impuissance et sa conscience au sentiment de sa
dépendance au produit ou procédé (besoin et non
plus désir ; cf. mon texte), parfois compensé par des
fantasmes de dé ou de trans réalité (autre
réalité
plus pleine) et de possession néo-mystico-religieuse collective
(transe)
ou individuelle (extase). Pour moi le grand danger de la passion
amoureuse
est le besoin de fusionner avec l’autre (ou avec Dieu) qui conduit
droit
à la dépendance torturée et jalouse, au sentiment
d’échec
et à la mort de toute relation ouverte et heureuse (et/ou chez
le
psy). L’amour est dialogue contractuel qualitatif de puissance à
puissance
dans lequel chacun engage la qualité de son être (donc non
quantifiable
au contraire du contrat commercial). Ne voir le désir de l’autre
que
comme un obstacle condamne à ne le voir que sous l’angle
négatif
de l’échec. Nul ne désire ne pas être
désiré
lorsqu’il aime (le désir est désir du désir de
l’autre)
; or à moins de penser que l’amour réciproque est
impossible,
le désir est donc fondamentalement relation positive au
désir
de l’autre. Si celui-ci n’est pas au rendez-vous, le désir
devient
sans objet réel ; deux attitudes sont alors possibles : celle de
la
perte du désir, du désamour (travail de deuil) et celle
de
son maintien dans la croyance imaginaire que l’amour de l’autre
reviendra,
donc dans la substitution de l’amour réel (dont l’épreuve
de
vérité est la relation sexuelle satisfaisante dans la
durée)
à l’amour imaginaire plus ou moins illusoire et obsessionnel .
Seul
Dieu n’est, par définition, qu’une croyance sans preuve
expérimentale
objective possible : il ne peut donc décevoir le désir
infini
qu’on lui porte : l’amour de dieu est une croyance que nulle
réalité ne peut contredire puisque toute sa
réalité est fantasmatique et réside dans ce
désir même et pour le coup ne rencontre aucune limite
extérieure et n’est menacé par aucune
contre-épreuve ; mais on ne fait pas réellement l’amour
avec Dieu (sauf peut-être certains mystiques
particulièrement imaginatifs !)
Ainsi le désir de l’autre est non seulement l’obstacle mais
surtout
la condition de la réalisation du désir amoureux. Et
c’est
parce qu’il est condition de réalisation qu’il peut en
être
l’obstacle. Rien ne garantit en effet la permanence de ce désir
qui
n’appartient pas à l’amant(e) et qu’il ne peut jamais affirmer,
sans
illusion, posséder ; cette insécurité fait que
beaucoup
se défendent contre le risque de l’humiliation qu’engendre le
désaccord
sexuel et/ou l’échec de l’amour réciproque, en
renonçant
à l’amour et à la réalisation du désir dans
la
durée (qui en est la seule (é)preuve de
vérité).
Mais que le désir de l’autre et de son désir soit
toujours
sous le coup de la menace de l’échec, dès lors que
l’amant(e)
en assume le risque, l’oblige à discipliner l’expression de son
désir
sous le forme d’un désir sans obligation immédiate de
réciprocité,
d’un désir qui s’exprime sans demande apparente, qui feint de
présenter
l’amour et ses signes comme des dons inconditionnels et gratuits. Par
là
le désir masque son objet pour mériter de l’obtenir par
la
seule puissance autonome de l’autre, laquelle du reste est la seule
preuve
authentique de la reconnaissance que désire l’amant(e), au
contraire
de celle que produit le désir de domination et le chantage (die
Erpressung) ouvert qu’il utilise à ses fins (voir Hegel).
Le désir n’est donc réalisable que par son
autorégulation dialogué avec l’expression du désir
de l’autre. D’où la nécessité de se parler et de
trouver un langage commun raisonnable
sensible et conceptualisable lorsqu’il y a risque d’échec de la
réciprocité
(et ce risque est toujours plus ou moins latent). Le désir
réussi
(et il n’y pas plus de désir d’échec que de désir
de
souffrir, sauf sous des formes pathologiques qui confirment la
règle).impose
à l’amour de se présenter comme don apparent de soi. La
puissance
du désir implique plus un pouvoir d’autorégulation sur
l’expression
de son propre désir qu’un pouvoir de domination sur l’autre. Le
désir
exige la compréhension de l’autre et non la dépossession,
sinon
apparente, de soi, son intériorisation en soi, en assumant le
risque
du manque d’amour, pour en faire le partenaire du dialogue de soi avec
soi
afin de mieux « ajuster » son désir fantasmatique
à
la réalité (autonome) du désir de l’autre.
La relation amoureuse est composition musicale dans laquelle chacun
cherche
à jouer sa partie en s’accordant avec et en improvisant son
rythme
et sa mélodie sur les expressions du désir du partenaire.
Je n’ai jamais pu prendre au sérieux l’affirmation de Lacan :
«
il n’y a pas de rapports sexuels » ; j’ai immédiatement
envie
d’ajouter : « parle pour toi !». Parler de rapport c’est
affirmer
que les puissances ne fusionnent pas et donc qu’elles n’abdiquent pas,
mais
qu’elles se stimulent mutuellement en s’autorégulant : une des
plus
belle illustration de cela nous est offerte par le Jazz ou la danse
contemporaine
improvisés.
Je n’ai jamais compris, non plus, comment Levinas pouvait faire l’amour
à
la femme qu’il aime dans le cadre de l’expérience
émotionnelle du visage qu’il décrit si bien, laquelle me
semble interdire de le
caresser pour se faire plaisir ! L’exaltation de cette attitude
d’infini respect
de l’autre dans le renoncement à soi m’a toujours paru une
variante
très sophistiquée de l’angélisme. Or qui veut
faire
l’ange...De plus je ne ressens aucun désir d’en devenir un :
quel
serait le sexe d’un ange ?..
Dans ces conditions j’opère une distinction claire entre la
philosophie dont la fonction est de raisonner, c’est à dire de
prendre conscience des limites, des conditions de possibilités,
de la relativité du jeu du désir pour le déprendre
des illusions d’absolu qui
le transforme en besoin et en dépendance extatique (autrement
être)
par rapport à la poésie qui inscrit le jeu du
désir
dans la créativité symbolique et la chair du langage et,
enfin
et surtout, de la pensée religieuse qui entretient le mirage
d’une
résolution des ambivalences du désir dans la parousie ou
la
félicité d’un bonheur sans manque et sans désir de
puissance.
: L’ultime fusion en Dieu de tous les hommes dans un amour
désincarné
ou incarné en un corps entièrement spiritualisé :
le
corps glorieux, en effet impuissant de sa toute puissance même.
C’est
pourquoi j’hésite à considérer Levinas comme un
philosophe
: sa pensée est plus apologétique et mystique, sous
couvert
de phénoménologie, que critique. Je me souviens
d’ailleurs
que Ricoeur lui faisait cette critique que la relation à l’autre
doit
pour être vécue dans sa richesse et sa
libéralité
s’inscrire dans l’exigence non de l’Absolu, mais de la
réciprocité.
S.Reboul, le30/06/99
Puissance de désir, progrès
technique
et régulation éthique
S'il est juste de considérer que le progrès (en terme d'efficacité et de puissance d'action) technique est et doit être soumis à l'éthique quant aux usages que l'on en fait, il convient de préciser que cet accroissement de puissance change notre hiérarchie et la définitions même des valeurs ethiques (ex: la contraception et les règles éthiques et/ou de droit qui régulent les relations sexuelles et leur sens entre les hommes et les femmes). Les hommes sont toujours et partout des êtres de désir (Spinoza) -désir de reconnaissance de soi et de puissance individuelle et collective sur leur environnement naturel et humain- et la maîrise de la puissance technique aux services de leur désir procéde de leurs expériences réfléchies (connaissance rationnelle) des effets de nuisance et de violence de cette puissance sur eux-mêmes et les autres (dans la mesure où ils leur paraissent liés). Il faut du reste ajouter que l'évolution éthique régulatrice positive (moindre violence et plus d'autonomie et de collaboration égalitaire et contractuelle consentie) suit ou accompagne et ne précède pas le progrès technique; ce qui veut dire que les hommes évoluent éthiquement dans l'expérience du malheur, voire de la catastrophe que risque d'entrainer telle ou telle puissance nouvelle et que cette évolution va toujours contre et/ou dans le sens de leur affaiblissement et de leur réinterprétation, les convictions morales de type religieux et métaphysiques prétendument éternelles.
Il a fallu la bombe d'Hiroschima pour, jusqu'à présent, nous éviter, dans le cadre d'une éthique régulatrice dissuasive rationnelle, une troisième guerre mondiale atomique (équilibre de la terreur). Reste les islamistes fanatiques, terroristes et suicidaires et autres intégristes; et là c'est une autre affaire car leur éthique religieuse les met hors toute régulation positive possible des techniques modernes.
S. Reboul, le 14/04/04