Voir l'échange sur ce texte avec
Monsieur
Pascal Doyelle: Ethique
et philosophie
et le double échange avec monsieur
Marc Lasserre: L"éthique,
Spinoza et nous
Quand on ne se sent pas bien dans son corps
(douleurs organiques) ou dans son esprit ( dépression,
angoisses,
obsessions…), on va chez le médecin qui est sensé
connaître
scientifiquement les causes de nos symptômes et traiter, voire
réduire
les souffrances qui en sont les conséquences. Le médecin
est reconnu comme détenant un savoir rationnel
(démontré
logiquement et prouvé expérimentalement) qui lui permet
de
découvrir de quoi nous souffrons, pourquoi nous souffrons et
quels
médicaments il convient de prendre et/ou quelles règles
de
vie il convient de suivre pour moins souffrir, guérir ou
éviter
la maladie. En matière de soins, la plupart d'entre nous
aujourd'hui
faisons plus confiance en la médecine dite scientifique que dans
une quelconque philosophie ou croyance ni démontrée, ni
démontrable
expérimentalement (ex : expérience en double aveugle)
pour
être traité efficacement. Or la médecine dite
scientifique
est une discipline normative : elle ne se contente pas de
décrire
les dysfonctionnements de notre corps et de notre esprit, elle
prétend
définir les moyens, les conditions et les règles de vie
pour
bien-vivre, c'est à dire pour souffrir le moins possible et
apprécier
les plaisirs de la vie ; voire elle prétend décider des
règles
d'hygiène de vie, y compris dans le cas de difficultés
relationnelles
(ne plus fumer, faire du sport, manger selon ses besoins, retrouver le
désir sexuel et se donner les moyens et acquérir les
techniques
afin de le mettre en œuvre d'une manière efficace…): elle se
transforme
alors en une éthique prétendument scientifique de la vie.
Ce faisant elle rassure les individus en leur faisant croire que toutes
les difficultés ou souffrances peuvent recevoir des solutions
techniques,
sans qu'ils ne se posent la question de savoir s'ils existent des
valeurs
universalisables qui déterminent le bien-vivre avec les
autres et avec soi (reconnaissance
réciproque)
qui, selon moi, définit le seul bonheur possible.
Mais la médecine ne s'occupe ni de politique, ni des relations de pouvoir dans la société, ni des valeurs comme, la justice, la solidarité et l'autonomie qui pourtant conditionnent cette relation positive aux autres et à soi. Pourrait-on, en généralisant, considérer que l'éthique globale des comportement humains pourrait faire l'objet d'une science normative plus complexe, car intégrant les aspect négligés par la médecine, mais tout aussi efficace qu'elle? Mais ne serait-ce pas là abdiquer devant l'autorité de ces médecins de l'âme et de la société, disposant du monopole de la connaissance du bien-vivre, que prétendrait être ces philosophes scientifiques, sur le modèle du philosophe-roi de Platon? Le bonheur n'est-il pas, au contraire, de l'ordre de l'expérience subjective individuelle mettant en jeu les désirs personnels, voire les passions de chacun, les plus contradictoires et les plus irrationnels ? Que répondre à un fumeur qui dit que le tabac le rend plus heureux ? Mais surtout comment concilier ces valeurs que son la liberté individuelle et la solidarité, la bien personnel et le bien commun etc.. par une interrogation purement technique? Une éthique scientifique est-elle rationnellement possible, ou n'est-ce qu'une illusion dangereuse pour la liberté elle-même qui est reconnue comme la valeur fondatrice de toutes les valeurs dans une sociétés qui se veut libérale et démocratique.
Une éthique est un ensemble des
valeurs
et des normes que les individus d'une collectivité
déterminée
doivent suivre pour vivre bien avec les autres et avec eux mêmes
(réduction de la violence, accroissement de la solidarité
et de l'autonomie ou initiative de chacun). Dans les
sociétés
modernes l'éthique implique que les individus aient, d'une part,
une idée générale du respect des hommes en tant
qu'êtres
universellement autonomes ou susceptible de le devenir, mais aussi,
d'autre
part, qu'ils s'entendent sur des normes conciliant des valeurs
contradictoires
: la liberté, l'égalité et la solidarité
dont
l'accord est toujours problématique ; ceci exige que chacun
fasse
la distinction entre ses plaisirs immédiats particuliers et le
bien
authentique, sinon véritable et, enfin que les hommes soient
capables
de cette autonomie minimale qui consiste à régler leurs
désirs
( la recherche du plaisir) selon des normes et des règles
conscientes.
L'éthique implique donc sinon le libre-arbitre, du moins la
capacité
de nous décider ( de nous déterminer) en connaissance de
causes entre plusieurs manières de satisfaire notre désir
vis-à-vis des autres (par exemple par la violence ou selon la
procédure
d'un contrat réciproque), dès lors que nous savons que
cette
manière est plus efficace à long terme (plus susceptible
de nous satisfaire durablement).
Dans ces conditions une éthique est
forcément relative à la situation subjective de chacun
dans
des groupes sociaux
déterminés; non seulement les
règles changent selon les cultures et les
sociétés,
de plus elles ne valent pas toujours dans tous les milieux d'une
même
société, mais surtout, chacun, dans une
société
qui reconnaît l'autonomie de jugement de chacun, est seul juge
des
avantages et des inconvénients pour lui et les autres de suivre
ou non telle ou telle règle (au risque d'être
sanctionné
s'il transgresse la loi). En cela l'éthique est
irréductible
à toute définition universelle de ce que serait le vrai
bien:
le bien, quel qu'il soit, ne s'apprécie que subjectivement : est
bon ce qui nous procure des satisfactions. Une chose (ou un
état)
n'est bonne que parce qu'on la désire et non l'inverse et
à
moins de supposer, contre l'expérience, universelle, que les
désirs
des hommes ne soient pas égoïstes, il faut bien se
résoudre
à reconnaître que l'éthique échappe à
toute définition scientifique objective: la science
connaît
ce qui est, l'éthique ce qui doit être pour que chacun
puisse
être satisfait dans son désir personnel sans violence
vis-à-vis
des autres, lequel ne peut se satisfaire que dans un contexte de
règles
et d'obligations collectives vis-à-vis desquels chacun doit
construire
une stratégie personnelle afin d'optimiser, dans des conditions
déterminées, sa satisfaction. Les sciences peuvent tout
au
plus nous donner des moyens de pouvoir et d'action objectivement
efficaces
sur ce qui est pour transformer la réalité dans le sens
de
nos désirs, mais elle ne peut nous démontrer
objectivement
une méthode de bonheur valant pour tous sans contradictions et
inconditionnellement.
l'éthique ne peut être scientifique et le prétendre
c'est confondre les jugements sur les faits avec ceux qui concernent
les
valeurs; c'est prétendre réduire la subjectivité
à
un fait universel objectivement connaissable; c'est ramener le
souhaitable
au réel et vider l'action humaine de toute possible autonomie
stratégique
au nom d'une vision impersonnelle (objective) du bien-vivre.
Cependant une éthique individuelle,
purement subjective, est une absurdité; Kant n'a pas tort
d'exiger
une morale
universellement valable, seule susceptible
de réduire le risque de violence physique et morale, et
d'accroître
la solidarité entre les individus également libres en
droits
et soumis à un droit universel; tout autre morale serait par
définition
violente et donc absurde et, en l'absence d'une autorité
transcendante
(divine) pour soumettre ceux d'en bas contre la promesse d'être
sauvés
après la mort, voué à l'échec; comme l' a
montré
Rousseau, le prétendu droit du plus fort ne fait pas droit pour
tous, en tout cas pas pour les dominés qui, dès lors,
auraient,
sinon le droit, du moins l'irrésistible désir de se
révolter
contre leurs oppresseurs. Mais cette éthique, fondatrice d'un
droit
collectif universel, ne peut non plus être dissociée du
droit
au bonheur, contrairement à ce que prétendait Kant, sans
s'affirmer comme inhumaine et sacrificielle et donc inefficace: qui
voudrait
sacrifier son bonheur à l'obéissance à une loi
rationnelle
impersonnelle? Qui peut être motivé à agir sans
désir
d'être heureux? Kant du reste est obligé de l'admettre:
l'homme
est un être sensible qui, tendu entre sa raison et ses
inclinations,
a besoin d'être heureux ou du moins pas trop malheureux pour
faire
son devoir.
Or il est possible de reprendre la
conclusion
kantienne sans son fondement métaphysique contraire à
l'expérience:
la
liberté purement raisonnable
(obéir
à la raison et non pas au désir). Une éthique
universelle
en droit, suppose une
connaissance de l'universel du désir
humain et des modes de régulation possibles pour le mettre en
œuvre
sans violence
selon des stratégies contractuelles
individualisées logiquement déterminables; cette
connaissance
pourrait être construite à l'articulation entre la
biologie
via les fondements génétiques des affects et
émotions
indispensables à le socialisation par le biais du langage et de
la culture , (donc) l'anthropologie, et la théorie des jeux.
Mais
aucune éthique ne peut valoir et fonctionner si elle ne tient
pas
compte de l'égocentrisme, source du sentiment valorisant
de
l'autonomie personnelle: nul ne peut être heureux tout seul sans
inscrire sa conscience de soi dans les relations aux autres de
reconnaissance
mutuellement satisfaisantes.
Une éthique comme science est-elle possible? Non car cette articulation entre des sciences aux méthodes et objets différents reste ouverte et problématique : il revient à une philosophie rationnelle d'établir les cadres du débat rendant possible la recherche des meilleures normes régulatrices collectives pour améliorer la qualité les relation humaines dans le sens d'une plus grande autonomie responsable , à un moment donné de l'évolution des savoirs biologiques et anthropologiques et dans un contexte historique donné. En cela l'éthique est comme la politique et la médecine non une science mais un art qui combine les savoirs d'origines scientifiques diverses pour les mettre au service et les exigences des désirs raisonnables des hommes dont la définition relève du dialogue de chacun avec les autres (ex :le médecin, le philosophe, le député…) et avec soi. Il est illusoire et dangereux pour l'autonomie de prétendre enfermer l'éthique, comme la médecine et la politique, dans le cadre d'une prétendue science objective des règles du bien-vivre et/ou de la justice, car les modalités de la recherche du bonheur se vivent et s'apprécient personnellement et ne s'imposent pas et que celles de ces conditions générales (droits universels et conditions économiques et sociales globales) relève du débat public. Ne confondons pas, en effet, l'éthique générale et l'éthique personnelle ; la première n'est autre que l'ensemble règles communes de droit individuels et sociaux qui permettent à chacun de rechercher son bonheur sans craindre les autres ; elle relève, en l'absence de toute solution purement technique, du choix politique d'un compromis toujours provisoire entre les valeurs fondamentales. La seconde est le recherche par chaque individu des meilleurs moyens (techniquement les plus efficaces) et de la meilleure stratégie, dans un contexte et des contraintes déterminées, pour réaliser son désir d'être heureux; Ce que Aristote définissait comme le convenable en tant que meilleur compromis possible entre le souhaitable et le possible afin de réaliser les désirs personnels de l'individu, sources de son autonomie personnelle. Si l'on veut rendre possible un droit au bonheur pour tous, il s'agit donc de mettre les sciences, le droit et la politique, ici comme ailleurs, au service des désirs légitimes (raisonnés et raisonnables) de chacun. Et non de soumettre ceux-ci à une quelconque conception du juste et du bien en soi, qu'elle soit scientifique et/ou philosophique.
S.Reboul, le 18/09/00