Dialogue entre Patrick (en rouge) participant au forum de l'Agora et Sylvain Reboul (en vert)
Dans ce message que vous intitulez "Pour une
éthique
pragmatique", vous défendez l'idée d'une éthique
qui
trouve sa source dans l'expérience humaine de soi à soi
,de
soi à autrui et de soi au monde, réfutant par là
toute
éthique (et celle de Kant au premier chef) qui chercherait
à
déterminer des principes universels sans prendre en
considération
la nature désirante de
l'homme. Je partage votre conception critique;
il me semble en effet nécessaire qu'une théorie
éthique
se doive de développer une conception réaliste,
c'est-à-dire
humainement réalisable, et qu'elle doive pour cela prendre en
considération
la nature humaine et les éléments qui la composent.
Un argument fort en faveur de cette perspective
me semble être le besoin qu'a une théorie éthique
d'inspirer
le désir de s'y conformer; et cette exigence que je pose pour
toute
théorie éthique implique qu'elle soit humainement
réalisable,
et que, par suite, elle repose sur une conception réaliste de la
nature humaine.
C'est la raison pour laquelle je souhaiterais
interroger ce que vous appelez l'éthique pragmatique, car
jusqu'à
présent, vous ne l'avez exposé que par la négation
de toute éthique non-pragmatique, et ce faisant j'espère
vous offrir l'occasion de préciser votre pensée.
Vous écrivez : " en éthique individuelle il convient de rechercher non l'absolu, mais le convenable, c'est à dire le meilleur compromis régulateur possible entre le l'universellement souhaitable dans tel ou tel contexte de désir et le réellement possible "
Je m'interroge tout d'abord sur votre concept
d' 'universellement souhaitable. En présupposant que vous visiez
une méthode de recherche de ce qui est souhaitable qui ne soit
pas
basée sur une détermination a priori de quelques "
souhaits
universels " (puisque c'est précisément ce que vous
critiquez),
je ne peux envisager cette recherche que sous un angle
méthodologique
empirique et inductif qui, en principe, pourrait aboutir à
une approximation de ce qui est universellement souhaitable. Mais cette
méthode de recherche soulève plusieurs questions, qui
trouvent
leur source dans la problématique du relativisme :
1) un relativisme historique (chaque
époque
a des valeurs différentes et donc des objets de souhait et de
désir
différents)
2) un relativisme culturel (chaque culture a
une " table " des valeurs différentes et donc des objets de
souhait
et de désir différents)
3) un relativisme individuel (chaque individu
à des valeurs différentes et donc des objets de souhait
et
de désir différents)
Pourtant, il semble que vous croyiez en un dénominateur commun à l'ensemble de ces valeurs variées et relatives. Est-ce vraiment le cas ? Si oui, comment justifier l'existence d'un tel dénominateur commun ? Et comment le déterminer ?
Vous parlez de contextes de désirs. Mais en réduisant la possibilité d'une attitude éthique au désir individuel de s'y employer, ne risquez-vous pas encore une fois de laisser l'éthique s'immerger dans les flots du relativisme ? Je partage votre croyance dans le besoin de rendre l'éthique plus proche de la nature désirante de l'homme, mais je me retiens de la réduire à ce désir.
En définissant le compromis à trouver comme étant ce qui se situe entre " l'universellement souhaitable dans tel ou tel contexte de désir et le réellement possible ", vous ne laissez une place à la dimension cognitive que dans l'ordre de l'étude des moyens possibles pour réaliser la fin souhaitée et désirée (cf. Hume). Mais, pourtant, nous pouvons juger de la valeur éthique d'une fin désirée ou souhaitée, et peut-être le devons-nous ? A nouveau, laisser la question des fins au " bon vouloir" de nos désirs et de nos souhaits me semble faire pencher une théorie éthique vers le relativisme.
Selon votre postulat méthodologique,
l'objet
de recherche d'une éthique pragmatique (le convenable) n'est pas
déterminable (à supposer qu'on y parvienne) une fois pour
toutes, car sa détermination dépend principalement des "
contextes de désir " dans lesquelles il pourrait se
révéler.
En ce sens, l'objet de l'éthique individuelle et les moyens de
le
réaliser ne semblent pas
pouvoir être codifiables, ne semblent pas
insérables dans l'expression d'un principe. Pourtant, vous
attribuez
à l'objet de la recherche éthique un rôle
régulateur
(" le meilleur compromis régulateur possible ") qui ne me semble
pouvoir être conféré que par un principe de
conduite.
Bien à vous
Patrick
De l'universalité du droit démocratique et de la diversité des éthiques du bonheur
Chaque formation sociale définit ses
normes
régulatrices en fonction de principes axiomatiques qui en tant
que
tels ne sont ni vrais, ni faux, ni justes, ni injustes; ils ne sont
appréciables,
validables et donc critiquables que par les effets de cohérence
ou d'incohérence qu'ils produisent dans telle ou telle la
formation
sociale et culturelle déterminée. Ces effets peuvent
générer,
dans telles ou telles conditions, de la violence ou de la
régulation,
de l'autonomie ou de la domination, de la solidarité et de la
compétition
constructive ou destructive et c'est par ces effets réels et les
pratiques qu'ils autorisent et non par leurs
valeurs intrinsèques qu'ils doivent
être
jugés.
Il est clair que dans ces conditions on ne
peut
comparer, ni hiérarchiser des principes régulateurs et
les
valeurs de formations sociales et culturelles différentes,
incompatibles
entre elles. La seule supériorité des valeurs
laïques
et démocratiques et des règles égalitaires
qu'elles
promeuvent, c'est qu'elles autorisent dans notre culture une adaptation
permanente du droit à l'évolution rapide des techniques
et
aux formes de vie relationnelles plus autonomes et plus ouvertes donc
plus
universelles qu'elles rendent possibles et nécessaires. En cela
le modèle démocratique est le seul qui aujourd'hui dans
un
monde ouvert et pluriel peut être universalisable sans
contradictions
autodestructrices (voir aussi la question des armes nucléaire et
autres, de la pollution qui concernent la survie de
l'humanité
tout entière). Cette supériorité n'est pas
métaphysique
mais historique. Là question est donc pour nous de savoir si
nous
voulons changer de type de société ou non: avancer dans
la
construction de la
démocratie mondiale pour la rendre plus
libérale et raisonnable ou reculer vers de formes pré
démocratique
de régulation inadaptées au monde moderne et donc
nécessairement
hyper violentes. Ce sont les conditions de la modernité qui,
à
mon sens, imposent comme seul choix rationnel, pour réguler les
relations intra et inter étatiques, un droit universel
(international)
de type techno-démocratique, laïque,
c'est à dire non religieux (non-transcendant et pragmatique) ;
lequel
commence déjà à se mettre en place dans ses
fondations
juridiques mais reste à construire et à mettre en oeuvre
dans des institutions disposant de l'autorité et de la
légitimité
nécessaires.
Enfin c’est à chacun dans ce cadre
libéral
de construire une, voire des éthiques régulatrices du
bonheur
toujours négociables selon les jeux sociaux et
stratégiques
dans lesquels il investit son désir d’être : jeux
économiques,
jeux sportifs, jeux politiques, jeux amoureux, jeux familiaux etc,
souvent
plus ou moins combinés et dont les valeurs, règles et
enjeux
diffèrent
profondément, voire s’opposent.. Ces
éthiques
sont pragmatiques en cela qu’elles peuvent faire intervenir la
théorie
des jeux en vue d’une optimisation des intérêts en jeux et
au vue de l’expérience du succès et de l’échec ;
en
cela, elles sont donc rationalisables. Mais les choix
stratégiques
relèvent du sujet dans la saisie du plaisir qu’il prend ou non
à
jouer ses différents
jeux et à y construire sa recherche du
bonheur,or cela ne peut faire l’objet d’une science quelconque.
Etant globalement d'accord avec ce que vous écrivez, je souhaiterais approfondir la question spécifique des manières par lesquelles il nous est possible de juger les codes moraux d'une culture différente.
Vous écrivez que nous pouvons juger les normes régulatrices d'une société à la lumière des effets réels et des pratiques que ces normes autorisent dans telle ou telle formation sociale et culturelle; ceci me semble être une manière intéressante de se décentrer pour pouvoir juger les codes moraux d'une culture différente de la nôtre sansle poids englobant des préjugés et des valeurs normatives induites par notre propre culture.
Toutefois, je me demande si le fait de juger un code moral auquel nous ne participons pas à la lumière de ces seuls effets ne réduit pas notre jugement à l' appréhension d'une caractéristique qui est insuffisante pour déterminer lavéritable portée morale de ce code moral.
Je vais me servir d'un
exemple
concret pour illustrer cela: les premiers explorateurs européens
qui débarquèrent
dans la baie de Hudson
rencontrèrent
des tribus qui considéraient comme une obligation le fait de
tuer
leurs parents
avant qu'ils ne deviennent
vieux et incapables de se prendre en charge eux-mêmes. A la
lumière
des seuls effets de
cette coutume, nous serions
probablement enclins à la juger criminelle. Mais peut-être
"tuer un parent âgé"
signifiait pour ces tribus
permettre à un parent d'accéder à une
contrée
heureuse réservée aux victimes de mort
violente (à la
condition
que cette mort ne soit occasionné que par un proche parent de la
victime).
Cette croyance tribale
selon
laquelle seuls les parents âgés victimes de mort violente
peuvent accéder à une
contrée heureuse est
inattaquable; elle est un de ces axiomes dont vous dites qu'ils ne sont
ni vrais ni faux.
Ainsi, juger cette norme
à
la lumière des effets qu'elle engendre semble mener à un
jugement négatif qui nous
pousse à extraire cette
norme du cadre de la moralité. Mais la juger à la
lumière
des croyances qui la portent et des
intentions qui la
président
semble induire une différence dans la nature du jugement que
nous
portons sur elle, et la
réintroduire dans le
cadre de la moralité (et non pas simplement "notre"
moralité,
car il est fort probable que "tuer
une personne", toutes choses
considérées étant égales, est une norme
inacceptable
dans n'importe quelle culture).
Evidemment, cette manière de voir entraîne une quantité de difficultés dont nous pourrons peut-être nous entretenir.
Il faut faire une
distinction,
en effet, entre le sens et la valeur d'une pratique dans sa culture et
celle qu'on lui
attribue de
l'extérieur.
La croyance dont vous parlez, laquelle justifie religieusement
l'euthanasie
des veillards par
leur proches, est comme toute
croyance indiscutable, dès lors qu'elle est
considérée
comme sacrée. Mais c'est
justement ce caractère
sacré qui pose problème dans un monde où les
frontières
culturelles (religieuses et non
religieuses) s'estompent et
où chacun peut juger en référence à
d'autres
cultures de la valeur des valeurs et des
normes de celle dont il est
issu. Dans un contexte pluraliste, la seule attitude convenable (au
sens
d'Aristote:à la
fois souhaitable et
réaliste
pour réduire le risque de violence et bien vivre ensemble) est
l'attitude
qui remet en
question le sacré au
nom de l'autonomie des individus et de leur droit à vivre dans
la
dignité, quel que soit leur
âge.
C'est dire que pour des
raisons
historiques, il n'est pas raisonnable de vouloir que se maintiennent
des
pratiques de
discriminations (ex: entre
les vieux et les jeunes, les hommes et les femmes, les maitres et les
esclaves
etc..)qui,
dans le monde pluraliste
d'aujourdhui
où plus personne ne peut, ni ne doit être enfermé
dans
sa culture, ne peuvent
être
interprétés,
y compris par les acteurs eux-mêmes (au moins potentiellement)
que
comme des actes de violence,
rationnellement injustifiables.
C'est pourquoi le
culturalisme
est erronné: il prétend bloquer l'évolution du
monde
et des individus en usant de
catégories
dépassées
par l'universalisation des normes de vie exigée par l'ouverture
universelle des frontières
économiques,
idéologiques
et politiques et l'évolution des techniques qui concernent
aujourd'hui
en mal (les armes
atomiques et
bactériologiques)
et en mieux( la médecine) l'espèce humaine toute
entière.
L'évolution technologique,
La mondialisation des
échanges
marchands et la mobilité planétaire des individus est
incompatible
avec le
maintien du sacré,
sauf à accepter l'extrême violence que ce maintien, en
dehors
du contexte de séparation des
cultures -aujourd'hui
impossible-,
ne manquerait pas d'entrainer.
On peut toujours
réver
d'un retour en arrière où d'un arrêt de la
mondialisation
des échanges; mais ce rève a toute
les chances de tourner au
pire: l'autodestruction par la guerre et la terreur technologiques de
l'espèce.
Le
développement du
libéralisme
critique (anti-dogmatique), culturel, politique (démocratie
pluraliste)
et pragmatique
me semble, dans le monde
actuel
et futur, la seule chance de notre survie.
1) Ce que met en jeu le
pouvoir
d'homogénéisation d'une mondialisation des
échanges
marchands est l'identité
collective d'un peuple
donné,
identité qui se base sur un systèmes de croyances et de
modes
de vie propre à ce
peuple et dans lequel le
sacré
peut être un élément constitutif.
2) Ce que défend la
démocratie laïque est le droit qu'a tout individu de se
construire
une identité personnelle sur la
base d'un système de
croyances et de modes de vie auquel il peut consentir librement (avec
les
limites que l'on
connaît).
3) Il existe sur cette
planète
certaines cultures dans lesquelles l'identité personnelle (qui
dans
ces cultures serait un
concept probablement
incompréhensible)
n'est atteignable QUE par l'identité collective.
La conjonction de 1,2 et 3 mène à:
4) Une démocratie
laïque
planétaire doit défendre le droit qu'a tout peuple ou
toute
culture de vivre en accord avec
les croyances et les modes
de vie (dont le sacré peut être un élément
constitutif)
qui constituent son identité
collective.
Non?
Dans un monde ouvert et
pluraliste
une culture de la violence ne peut prétendre s'imposer que par
la
violence sur
les siens et sur les autres
(voir le nazisme); il est faux de penser qu'un individu, aujourd'hui,
ne
peut construire son
identité qu'en se
soumettant
à des valeurs collectives traditionnelles, car ces valeurs sont
partout en crise (et c'est
tant mieux pour l'autonomie
personnelle): les luttes des femmes et des hommes (voir des enfants),
partout
dans le
monde, contre l'esclavage
qui leur est imposé en témoignent.
Nous avons donc le droit (
et même le devoir) de soutenir, par exemple,les luttes des femmes
contre l'excision,
celles contre le
système
des castes en Inde etc.. et d'approuver la prise en compte, partout
dans
le monde, des
droits des individus à
vivre dans la dignité et la reconnaissance de leur autonomie
personnelle.
Entre les talibans et nous,
il n'y a ni dialogue,ni tolérance possible; et cela tient
à
leur culture qui exclut le dialogue
par principe: On ne dialogue
pas avec le sacré: on s'y soumet sans condition!; ce qui est
vrai,
c'est que nous ne
pouvons nous substituer aux
afghans pour les libérer malgré eux. Et que notre soutien
ne doit pas autoriser un
quelconque domination.
Or la culture de la
liberté
de penser (la philosophie) n'est pas, en tant que telle, dominatrice:
sa
lutte contre
l'obscurantisme est un bien
pour tous les hommes, puisqu'elle n'exclut personne de la jouissance de
son égal droit
au bonheur. La philosophie
n'est pas une idéologie parmi d'autres: elle est une pratique de
libération critique
vis-à-vis des dogmes
de toute nature (penser par soi-même) qui réduisent notre
désir d'être, c'est à dire notre
autonomie et notre puissance
d'agir. En cela elle n'est pas plus occidentale qu'orientale; sauf
à
confondre la
géographie avec
l'histoire.
Je ne pense pas, contrairement
à certains sur ce forum, que l'on puisse et que l'on doive
exiger
des hommes d'être
des héros et des saints
en prétendant leur faire renoncer à leur
égoïsme
pour se sacrifier aux autres, sans y trouver
de satisfaction morale
personnelle;
car je ne prétends en être capable moi-même; et, de
plus, je vois pas aux nom
de quoi je renoncerais au
bonheur personnel (contentement intérieur) pour le bien
(bonheur)
d'autrui, car un tel
renoncement serait logiquement
non réversible et donc non universalisable, à moins d'en
faire la condition de mon
propre bonheur. Toute
religion,
d'ailleurs promet le bonheur et le salut, au moins dans le ciel, pour
inviter
les
fidèles à
l'altruisme.
Toute morale joue sur la culpabilité et l'évitement la
souffrance
morale (humiliation et
indignité) et de la
recherche de la dignité personnelle, voire de la
rédemption,
pour être efficace.
Ne pas être
désiré
par l'autre dans l'amour est une humiliation qui rend l'amour
impossible
(à moins de la
confondre avec la passion
romantique qui valorise l'échec au nom de la "belle" souffrance:
ce qui est désirable
dans l'échec et la
souffrance romantique c'est la posture artiste du poète et
l’œuvre
qu'il en fait) et cette humiliation
signifie que le désir
du désir de l'autre est toujours désir d'être
désiré
pour s'aimer soi-même (y trouver le sens de
son être). Ceci dit
l'amour a ses règles qui ne sont pas celles du commerce; l'amour
n'est pas la prostitution; la
réciprocité
est qualitative, durable et l'égoïsme y est altruiste en
cela
que l'échange se donne la forme de la gratuité
apparente du don
réciproque;
mais il reste toujours, à terme, conditionné par un
retour,
à moins de désirer souffrir
(masochisme romantique).
L'action morale n'est
jamais
désintéressée, car elle met toujours en jeu la
relation
consciente positive de soi à soi
(estime de soi,
dignité,
respect etc...): pouvoir garder la face ou se regarder dans la glace,
comme
on dit, est
toujours de l'ordre du bonheur
et du désir comme amour de soi qui n'implique pas
nécessairement
le mépris des
autres. C'est au contraire
celui qui se méprise et ne s'aime pas qui hait et méprise
les autres. Si l'on veut s'élever
moralement, cette
élévation
est indissociable de l'idée que l'on se fait de sa valeur et de
la jouissance que l'on
éprouve d'en être
capable. L'idée de bonne conscience et de mauvaise conscience
morale
implique donc
l'expérience du bonheur
et du malheur comme expression positive et négative de l'amour
de
soi.
Mais la morale n'est pas le
droit: qu'on le veuille ou non, notre société est
laïque,
individualiste, libérale et
pluraliste sur le plan moral
(voir les questions de l'avortement, des manipulations de l'embryon
humain,
et du
clonage thérapeutique).
Le droit doit pacifier les relations entre des individus et des groupes
QUI NE S'AIMENT
PAS et ne ressentent pas
l'obligation
de s'aimer car ils ont des intérêts différents,
voire
contradictoires (contrat,
compromis etc..). Exiger une
même morale de l'amour universel (conception transcendante
univoque
du Bien) pour
tous; c'est vouloir retrouver
la communauté (Die Gemeinschafft) contre la
société
(Die Gesellschafft), c'est vouloir
restaurer le rêve d'une
théocratie mondiale contre la démocratie ; celle-ci n'a
besoin
de rien d'autre que les droits
de l'homme et les
procédures
démocratiques du débats politiques, auxquelles il
convient
de former, en effet, les
citoyens dans un cadre public
(l’école de la république) ; pour le reste la
liberté
de culte et de morale personnelle
suffit (dans les limites du
droit : personne n’oblige une femme à avorter contre sa
conscience,
mais personne ne
doit obliger une femme
à
renoncer a se faire avorter, dès lors qu'elle en a le droit !).
Les seules
sociétés
communautaires possibles, aujourd’hui, dans le monde ouvert et
pluralistes
qui est le nôtre,
sont les sectes !
Patrick:
"je vois pas aux nom de
quoi
je renoncerais au bonheur personnel (contentement intérieur)
pour
le bien (bonheur)
d'autrui"
Alors, laissez-moi
retourner
la question. Au nom de quoi (AU-DELA du désir
égoïste)
renoncez-vous au bonheur
d'autrui pour votre propre
bonheur personnel?
Parce que je ne suis pas
pervers,
ainsi que l'immense majorité d'entre nous; quant aux pervers,
s'ils
ont du plaisir,
ils ne peuvent jamais
être
heureux; à moins de justifier leur plaisir pervers dans celui,
tout
aussi pervers, d'autrui
(sado-masochisme); et encore,
il faudrait qu'ils soient capables de sortir de leur implacable rituel
pour rencontrer
un minimum de
réciprocité,
ce qui exigerait qu'ils se dégagent de leur perversion
pornographique
pour accéder au
jeu érotique; ce qui
veut dire qu'ils soient guéris de leur perversion!
Voyez une autre de mes
réponses
sur le sujet sur ce forum et sur mon site le texte "amour et
sexualité".
Ne confondez pas amour
érotique
et pornographie et ne confondez pas bonheur et plaisir: il n'y a pas de
pervers
heureux: . Et
n'interprétez
pas ma position au travers de ces confusions que je tente justement de
dissiper; si vous
tenez à ces confusions
(qui ont une trop longue histoire religieuse et qui ont servi de
justification
à la répression de
la sexualité et du
corps et au mépris du désir d'être heureux
ici-bas),
pour justifier votre moralisme, c'est votre
problème, mais pas
le mien! La condamnation sans nuance de l'égoïsme est aussi
une condamnation de la liberté
individuelle: on peut faire
un usage altruiste de l'égoïsme: qui aime faire l'amour
sait
cela!
La perversion est une maladie mentale, elle se soigne non par la morale mais par la psychiatrie.
Patrick:
"L'action morale n'est
jamais
désintéressée, car elle met toujours en jeu la
relation
consciente positive de soi à soi
(estime de soi,
dignité,
respect etc...)"
Que l'action morale
s'accompagne
du respect et de l'estime de soi, je ne le conteste pas. De même,
je ne conteste
pas qu'il est probablement
nécessaire d'avoir du respect et de l'estime pour soi pour
pouvoir
agir moralement.
Mais la véritable
question
est de savoir si la raison ou la motivation qui me pousse à
l'action
morale est
simplement réductible
à ce respect et à cet estime, cad à un
intérêt
centré sur soi.
Qu'il existe des sentiments
altruistes comme la bienveillance, la compassion, la sympathie, la
générosité,
l'amitié
ou l'amour semblent indiquer
le contraire. Vous réduisez ces sentiments à des
intérêts
ultimement centrés sur soi, et
ce faisant, je pense que vous
perdez de vue la véritable nature de ces sentiments (comme
l'indique
votre message
ultérieur). Lorsque
l'on donne des sous à une personne nécessiteuse dans la
rue,
on peut être motivé par deux
facteurs: soit on lui donne
des sous pour pouvoir nous regarder dans la glace, soit on lui donne
des
sous par
compassion pour sa situation
malheureuse. La première motivation n'est pas, à mon
sens,
morale (même si elle l'est
de façade), la seconde
est morale. Cette différence n'est pas mince, elle est
fondamentale.
Lorsque vous prenez la
peine d'écouter une
personne qui est malheureuse, vous pouvez soit être motivé
par l'intérêt personnel que vous
avez à l'écouter
(intérêt qui consistera à pouvoir vous regarder
dans
la glace le soir venu) et la considérer comme
un moyen de parvenir à
vos fins, soit être motivé par une véritable
compassion
pour le malheur de cette personne
qui vous fera
considérer
cette personne comme étant une fin en soi. La QUALITE de votre
disposition
à l'écouter
sera tout-à-fait
différente
d'un cas à l'autre, et la personne qui vous parle le ressentira
certainement. Quant à
l'amour, il semble bien qu'il
ne vous ait jamais été donné la possibilité
de vivre sa merveilleuse pureté, toute
empreinte du désir
de faire du bien à l'autre, de manière inconditionnelle.
Enfin, je vous
réitère
mes questions: comment expliquez-vous le sacrifice d'un soldat pour
sauver
ses camarades,
ou le sacrifice d'une
mère
pour sauver son enfant?
Même Kant doutait de
la possibilité d'agir par devoir pour n'en faire qu'un
idéal
régulateur transcendantal (et non
pas transcendant) de la
raison.
Le liberté de renoncer au désir n'était chez lui
qu'un
postulat de la moralité, telle
qu'il la définissait
par l'impératif catégorique (qui me paraît une
fiction
inutile et dangereuse), et non un fait; mais il
ajoutait que le bonheur
était
un devoir indirect en vue de la moralité, car, dans le malheur,
l'homme ne peut que très
difficilement être
moral;
ce qui à mon sens relativise notre capacité à agir
réellement sans désir de bonheur. Que le
bonheur soit un moyen de la
moralité, soit; mais il ne peut l'être que s'il est aussi
sa fin sous la forme du devoir de
se respecter soi-même
dit Kant (qui précise que c'est la raison qui, dans ce cas, agit
sur la sensibilité et non
l'inverse ; ce qui, on
l'avouera,
est bien aventureux, car cela suppose une autonomie absolue de la
raison
par
rapport à la
sensibilité,
laquelle raison s'imposerait en dehors de tout contexte éducatif
et social de punitions et de
récompenses et de toute
expérience vécue mettant en jeu le désir de
chacun;
nous ne sommes pas des mécaniques
raisonnables, mais des hommes
de chair et de sang; (l'idée d'impératif
catégorique
me fait frémir!)
La morale du devoir de
Kant,
franchement, vous croyez à son efficacité pour changer
les
hommes d'aujourd'hui? Du
reste Kant disait que la
croyance
en Dieu était un postulat de la moralité pour que les
hommes
ne soient pas
désespérés
dans la pratique ici-bas du sacrifice moral de leur
égoïsme.
N'est-ce pas faire rentrer l'égoïsme par la
fenêtre alors qu'on
l'a chassé par la porte? N'est-ce pas avouer que sans religion
et
l'espérance eschatologique
post-mortem (imaginaire)
qu'elle
procure(même "dans les limites de la simple raison") il n'y a pas
de morale
possible du sacrifice du
désir
dont, je le répète, l'égoïsme peut être
bien orienté!
Ce pourquoi je ne suis ni
idéaliste
ni Kantien mais plutôt spinoziste.
voir sur mon site le texte
"Critique de la raison morale"
Le concept de 'compassion',
comme d'autres concepts du même genre, comme
'générosité',
'bienveillance', etc... me
semblent justement
posséder
l'avantage d'avoir une certaine "épaisseur", d'avoir un contenu
de sens et de
représentation qui
est facilement accessible par la plupart d'entre nous, et c'est pour
cette
raison que j'apprécie leur
utilisation.
Mais peut-être suis-je
là leurrer par ma propre appréhension de ces concepts;
c'est
ce que vous semblez
m'indiquer, en tout cas.
Quant au 'moi' substantiel,
c'est précisément pour saper ses fondements et donc les
fondements
de la théorie égoïste
que j'ai inauguré le
thème de l'identité personnelle. Mais je réalise
maintenant
que ma tentative qui se base sur une
théorie philosophique
anglo-saxonne est en train d'ouvrir une myriade de difficultés
qui
me pousse à m'empresser
d'en dévoiler le
contenu.
La compassion n'est pas une
souffrance morale et il n'est nul besoin d'aller chercher dans une
transcendance
quelconque l'explication du
simple fait que je puisse m'ouvrir au désir malheureux d'un
autre
afin de nous entendre
et nous comprendre en vue
d'un mieux être respectif: la reconnaissance et l'estime de soi
mutuelle,
composante
essentielle du bonheur en
tant qu'amour généreux de soi; encore une fois,
l'égoïsme
a deux expressions possibles:
l'amour exclusif de soi ou
l'amour altruiste de soi; c'est la différence que fait Rousseau,
dans le "Discours sur
l'inégalité"
entre l'amour de soi accompagné de la pitié naturelle
qu'il
considére comme indissociables et l'amour
propre, comme amour de soi
dégradé par l'inégalité sociale.
Il suffit de s'entendre sur les mots!
Ceci dit, je pense qu'un
égoïste
exclusif (haineux et envieux) se trompe, s'il croit trouver le bonheur.
Et que la
meilleure stratégie
du bonheur réside dans une générosité et
une
bienveillance réciproque (donc conditionnelle).
Est égoïste celui
qui reste bloqué dans son malheur car il l'entretient sans s'en
rendre compte, par un défaut de la
connaissance de son
désir
(de ce qui lui est vraiment utile dit Spinoza), produit par des
situations
d'impuissance
vitale ou de domination
humiliante
dont il ne connait pas les causes (cercle vicieux).