DIEU EST MORT, (A)DIEU LA MORALE; POUR UNE
ETHIQUE DU BONHEUR.
I) DIEU EST MORT.
Je partirai d'un simple constat : "Dieu est mort" pour tenter d'en
tirer
toutes les conséquences quant à la manière de
traiter
de la question du mal. Si vous me dites: "parle pour toi" je vous
répondrais:
"D'accord, mais cela me suffit pour affirmer et vous convaincre que
"l'idée
de Dieu" ne peut fonctionner que comme référence ou
espérance
privée et, qu'à moins de prétendre restaurer la
religion
d'état et un pouvoir théocratique, elle ne peut fonder le
lien social entre vous et moi." Par la laïcité nous sommes
définitivement sortis de la communauté pour entrer en
société.
Or si Dieu est politiquement mort, et s'il ne faut pas souhaiter qu'il
ressuscite, on ne doit pas en faire le fondement du droit; mon
hypothèse
est qu'il nous faut tenter de rechercher ce fondement, si cela est
possible,
dans la nécessaire régulation stratégique du lien
social, comme lien inter-subjectif de désirs, de plaisir et
d'intérêts.
Remarquons que si, entre vous et moi, Dieu est socialement mort, on ne peut admettre comme vérité commune que la nature dans son entier obéisse à une finalité, ni bonne, ni mauvaise; si l'espèce humaine doit disparaître, ce qui arrivera certainement un jour à en croire les astro-physiciens, la nature, en tant que telle, n'en sera pas affectée: elle s'en passera sans problème comme elle l'a déjà fait. Il n'y a donc aucun Bien dans la nature susceptible d'éclairer la conscience humaine; dans ces conditions le mal n'existe pas hors de l'expérience personnelle, c'est à dire individuelle, de la souffrance.
Qu'est-ce que souffrir? C'est être réduit à la
passivité
potentiellement mortifère; c'est subir la violence physique
et/ou
morale; le mal n'est que malheur vécu par des sujets; ce
vécu
est toujours relatif à Pierre, Paul ou Jacques. La question se
pose
alors de savoir s'il l'on a le droit, et au nom de quoi, d'interdire
à
Pierre de jouir, directement ou indirectement, de la souffrance qu'il
impose
à Paul. Si Dieu est mort, s'il n'y a aucun mal objectif, tout
est-il
permis?
II) LA MORALE EST BIEN MALADE.
La morale a traditionnellement pour rôle de prévenir le
risque de la violence en culpabilisant à priori le sujet
tenté
d'y avoir recours. La violence est physique et/ou psychologique; la
violence
physique porte atteinte au corps et le fait souffrir réellement
ou par anticipation (la menace) pour éliminer ou intimider dans
un but de domination; la violence psychologique porte atteinte à
la conscience de soi de la personne, à son désir de se
reconnaître
comme valeur dans son rapport à elle-même et aux autres;
elle
compromet par là le sentiment de sa dignité et de sa
liberté,
authentique ou illusoire, et son désir de bonheur (contentement
de soi par soi).
Le mal est expérience première, le bien est ce qui est
désirable pour ne pas mourir et souffrir de soi, corps et
pensée
indissociables. La cause du mal psychologique est toujours l'homme, la
relation consciente et de conscience de l'homme à l'homme;
celle-ci,
en effet, met forcément en jeu la relation valorisée et
valorisante
de la conscience de soi avec la conscience des autres. Les hommes
sont-ils
donc responsables du mal? si oui sont-ils coupables?
Si la cause du mal d'un homme est un autre homme, ce qui est toujours le cas dans la violence psychologique, cela signifie que ce mal est désirable et source directe ou indirecte de plaisir, voire de bonheur pour celui qui en est la cause; il désire faire souffrir pour être heureux en s'aimant lui-même. Le mal est alors tout à la fois la conséquence et la condition de son amour-propre, donc du son bien. Comment, et au nom de quoi, combattre le risque de violence, pourquoi et comment se mettre du côté de la victime?
Pourquoi? La théorie des jeux, après Hobbes, nous l'apprend: pour la seule raison commune (en l'absence de Dieu) rationnellement déterminable que nous avons un temps indéfini à vivre ensemble. Notre vie dépend toujours de nos relations intersubjectives futures et nous ne pouvons pas savoir si une victoire aujourd'hui contre l'autre ne sera pas la condition de notre mort ou de notre malheur physique ou psychologique prochains; c'est ce que veut dire Rousseau lorsqu'il affirme que rien ne peut raisonnablement nous dissuader de commettre un crime à distance contre des millions de chinois, si tel est notre intérêt à court terme, sachant que, ni la police ici ni les chinois là-bas, ne pourront jamais rien sur nous. Dans un monde ou les hommes croient pouvoir considérer certains autres comme des étrangers définitifs ou bien si des individus prétendent répondre par la violence à une agression subie pour avertir les autres qu'ils ont intérêt à coopérer, le meurtre n'est pas un crime! On ne peut condamner socialement et rationnellement la violence qu'au nom de l'intérêt des individus à long terme, que celui-ci soit érotique, économique, politique ou psychologique; dans un monde mondialisé ou globalisé où les hommes disposent d'armes susceptibles de détruire sans distinction l'humanité toute entière pseudo forts et soi-disant faibles confondus, la condamnation universelle de la violence privée pour traiter les conflits est stratégiquement la condition du bien-vivre mutuel physique et psychologique. Précisons que, selon la raison et selon moi, l'idée de bien commun n'a guère de sens puisque les désirs sont multiples et forcément contradictoires: le bonheur est toujours une affaire privée, voire intime à plusieurs mais jamais à tous.
Quelle morale pour
gérer
la violence?
Comment, combattre le risque de la violence mutuelle généralisée et indifférenciée? Que faire des violents actuels et potentiels? Nous connaissons philosophiquement deux possibilités:
- Soit opposer la raison pure et universelle (ou prétendue
telle)
à la faculté de désirer nécessairement
exclusive,
car égoïste (à un ou à plusieurs);
- Soit opposer le désir réglé au désir
déréglé.
La première fait de l'obligation morale un devoir purement
moral,
car purement raisonnable, et donc désintéressé,
absolu
et catégorique. La liberté métaphysique est la
condition
de possibilité postulée de la moralité. La
liberté
métaphysique est définie sur deux plans indissociables:
- Sur le plan pratique, être libre c'est être capable pour
la raison de résister au désir sensible au nom du respect
de la loi morale universelle, nécessaire et quasi-naturelle.
- Sur le plan théorique, c'est disposer d'un pouvoir de
libre-arbitre
absolu et transcendantal de choisir entre obéir à la
raison
ou obéir au désir.
En cela le sujet humain est nécessairement responsable, car
il peut et doit toujours répondre de ses actes en tant qu'il en
est la cause première. Et lorsque l'acte est violent le sujet
est
toujours coupable et punissable en proportion de son crime (par la
peine
capitale s'il s'agit d'un meurtre; voir Rousseau ou Kant). Cette
culpabilité
est même exigée par le respect qu'on et qu'il se doit;
elle
est affaire de dignité car elle reconnait la liberté
absolue
de la personne: le criminel pour se reconnaître lui-même
comme
libre doit vouloir et pouvoir être jugé et puni. Traiter
la
violence c'est chercher des coupables pour les punir.
Mais cette position "moraliste" ne vaut que par la valeur que l'on
accorde à la croyance métaphysique et donc
indémontrable
au libre-arbitre; Or il est possible de montrer que cette croyance est
non seulement a-rationnelle mais aussi irrationnelle; elle implique, en
effet, comme l'ont montré Spinoza et Leibnitz, l'idée
d'une
cause sans cause, ou, ce qui revient au même, l'idée d'une
volonté qui devrait se vouloir elle-même à l'infini
pour agir. Cause donc parfaitement arbitraire et qui, comme le serpent,
s'étouffe en se mordant la queue. Mais, dira-t-on, même
irrationnelle,
cette croyance serait bénéfique si elle permet
réduire
le risque de violence universelle; après tout, certaines
illusions,
religieuses ou philosophiques, peuvent être
bénéfiques.
Qu'en est-il de la croyance au libre-arbitre?
Son "utilité pratique" est problématique; Que pouvons nous constater de ces effets, à l'usage? Il est facile de constater que psychologiquement, et seul cela compte ici:
1) La raison faussement substancialisée est impuissante face au désir et à la passion, sinon cela se saurait et il y aurait beau temps que l'état, la police, l'armée auraient disparus. On voit bien qu'elle ne dispose d'aucune force propre;
2) Le sacrifice moral n'est possible que si le sujet y investit, sous la pression du conformisme moral, son désir d'être, de se reconnaître et de se faire reconnaître comme valeur (désir d'être heureux dans le sacrifice moral; être en paix avec sa conscience)
3) La culpabilité intériorisée et faussement libre est une tristesse et un déchirement qui provoque chez le sujet l'impuissance angélique et/ou le terrorisme moral vengeur.
4) Ce faisant, elle fait de la régulation du désir une répression incessante, épuisante et insupportable qui ne peut que provoquer ce qu'elle prétend réduire: la démoralisation et le cynisme. Il est bien connu que le puritanisme induit la pornographie anti-érotique la plus violente.
Il convient alors, pour limiter la violence, d'opposer le
désir
au désir; mais quel désir contre quel désir?
III) POUR UNE ETHIQUE DU BONHEUR.
Le désir fondamental de chaque être, que l'on peut dire
naturel, car inscrit dans sa finalité et complexion biologiques
particulières est le désir de persévérer
dans
son être en développant sa puissance d'agir; En ce qui
concerne
l'acteur humain, cette puissance est indissociablement biologique,
économique,
sociale, politique, érotique et symbolique (cf: Raisons
pratiques
de P. Bourdieu). Cette complexité est la source de
contradictions
qui peuvent conduire un homme à désirer la mort par un
amour
illusionné de la vie; Mais ce désir d'être doit
pouvoir
s'exprimer selon un forme positive contre une forme négative.
Quelle forme négative? Celle de la satisfaction narcissique
immédiate aux dépens des autres qui,
nécessairement
se retourne à moyen et à long terme en tristesse
impuissante.
et en défaite destructrice.
Le désir qui s'inscrit dans une stratégie gagnant/gagnant
doit s'imposer contre celui qui joue un jeu à somme nulle. Un
tel
désir (gagnant/gagnant) est contraire à toute
règle
sacrificielle; il implique des règles de
réciprocité
(donnant/donnant) comme le démontre Axelrod et la théorie
des jeux. Vouloir se sacrifier, c'est toujours, au bout du compte,
faire
le jeu des violents. Il ne reste plus alors qu'a compter sur leur
conversion
divine pour combattre la violence subie.
A quelles conditions le calcul stratégique positif peut-il être adopté? A quelles conditions le sujet est-il responsable de ses choix? Et s'il l'est, est-il forcément coupable du mauvais choix?
Ces conditions de l'autonomie ( et non pas de l'indépendance)
sont objectives et subjectives:
1) Objectives.
La stratégie gagnant/gagnant n'est possible que
- si elle s'inscrit dans un contexte socio-juridique dont les
règles
de fonctionnement excluent l'exclusion et l'inégalité en
droit comme mode de régulation des contradictions sociales;
- si ces règles visent à favoriser et à
accroître
la mutualisation des intérêts dans la perspective du long
terme. en cherchant à réduire les
inégalités
réelles qui risquent de remettre en cause le principe même
de la réciprocité des échanges.
- si les coups futurs du jeu stratégique avec les mêmes
partenaires réels ou potentiels promettent plus et/ou sont plus
risqués, objectivement, que les coups joués ici et
maintenant.
Dans un monde où la stratégie hégémonique
des acteurs sociaux s'inscrit dans un jeu à somme nulle à
court terme ( gagnant/perdant), alors la stratégie
gagnant/gagnant
est inapplicable car elle fait nécessairement le jeu de la
stratégie
gagnant/perdant. Toute tentative de coopérer, dans ces
conditions,
transforme le coopérant en exploité et fait le jeu de
l'exploiteur
et de l'exploitation. C'est dire que l'efficacité et la
pertinence
des règles que les sujets imposent à leurs désirs
dépendent toujours de la stratégie des autres.
La morale de conviction, qui fonctionne par impératifs
catégoriques
absolus, est irrationnelle: dans la plupart des cas réels, sa
rigidité
favorise la non réciprocité du jeu gagnant/perdant
qu'elle
prétend combattre.
- Enfin et surtout, La formation consciente des individus aux
règles
non sacrificielles de la réciprocité (donnant/donnant)
doit
devenir une mission centrale de l'éducation
institutionnalisée
(l'école) et du droit positif. Il faut apprendre aux enfants et
aux adultes non seulement à coopérer, mais aussi à
s'unir et à se battre pour cela, selon des règles de
droit,
contre les "égoïstes inconscients": la conscience de la
réciprocité,
en effet, se forge par l'échec subi dans un jeu à somme
nulle
dont on a été reconnu objectivement responsable. Une
telle
éducation de la liberté doit s'interdire toute
exploitation
de la culpabilité intériorisée. Elle doit
promouvoir
un nouveau concept de la laïcité, fondé, non pas sur
la neutralisation des intérêts et des différences
de
désirs, mais sur des règles rationnelles du débat
critique; règles nécessaires pour définir des
compromis
mutuellement avantageux aux individus, considérés comme
susceptibles
de se libérer de toute allégeance communautariste.
2) Subjectives;
Le sujet n'est subjectivement responsable que:
- s'il a consciemment intériorisé les règles
sociales
de la réciprocité, et les jeux stratégiques qui en
découlent.
- S'il anticipe suffisamment les conséquences de ses actes dans
telle ou telle situation, ce qui implique l'acquisition des moyens
rationnels
d'analyse, scientifiquement opératoires, de la
réalité.
- S'il philosophe (encore faut-il qu'il ait été
éduqué
pour cela); c'est à dire qu'il s'interroge sur la valeur
rationnelle
des valeurs et des règles éthiques indispensables
à
la mutualisation des désirs et intérets.
On peut et on doit tirer de cette analyse les conséquences suivantes:
- les fautes ne sont, le plus souvent, que des erreurs,
imposées
par un certain contexte objectif et subjectif (stratégique);
- le sujet n'est pas et ne doit pas être considéré
à priori comme subjectivement responsable des erreurs commises;
-le système des conditions de l'acte doit être
analysé
avant toute imputation personnelle: logique(s) des rapports, jeu(x) de
rôle etc...;
- les sanctions individuelles doivent être
considérées
comme des instruments pédagogiques de prise de conscience des
règles;
- les règles subjectives doivent être compatible avec
la logique de fonctionnement du système des conditions
objectives.
- il convient de transformer ce système pour, en le
transformant,
changer les hommes.
CONCLUSION.
La liberté n'est ni donnée, ni naturelle: elle
réside
dans la prise de conscience et la mise en oeuvre des conditions
formelles
et réelles de la réalisation des conditions objectives et
subjectives de la mutualisation de nos désirs: elle est
libération
en acte.
Je cherche en vain quels avantages entraînent, pour le
bien-vivre,
les croyances illusoires en l'existence d'un "mal-en-soi"et du
libre-arbitre
arbitraire. La morale, purement morale, n'est, en soi-même, que
la
perpétuation de la terreur religieuse par la mauvaise
conscience;
or , celle-ci, fondée sur l'angoisse, ne peut être qu'un
obstacle
à la lucidité régulatrice des désirs et
à
la conversion des passions en désirs actifs. La
culpabilité
morale, la sentiment du péché n'est qu'une tristesse, et
lorsqu'elle s'exprime vers l'autre, elle alimente la haine et la
vengeance
et fabrique des boucs-émmissaires. On a donc, à mon sens,
tout à gagner à substituer le regret au remords, la
réflexion
lucide à la honte secrète.
Pour la paix, comme pour l'amour, le calcul des plaisirs, physiques
et psychologiques indissociablement, vaut mieux que la passion morale.
Aujourd'hui il est temps de démystifier le sens du
péché
au profit de l'éthique du bonheur, pour que ce monde
désenchanté
soit cohabitable.
SYLVAIN REBOUL, le 22/11/94.