Je publie dans ces pages, avec l'accord de leurs auteurs, toutes les remarques, commentaires et critiques qu'ont suscités et que suscitent mes textes. (S.Reboul)
Dans cette page:
Dialogues avec Jacques Bonniot
sur
le
libéralisme, la raison et la religion.
Dialogue avec Jean-Pierre Lalloz
sur
l'enseignement
de la philosophie et la démocratie.
Dialogue avec Carole
sur le désir, le bonheur, la morale, l'esthétique, la
transcendance, le sacré...
Espace
dialogue, suite; cliquez ici.
Dialogue entre Sylvain
Reboul
et Monsieur Claude Rochet sur le PACS
Contribution de Pierre
Haffner
(Moscou) sur la guerre humanitaire en Yougoslavie
A propos de la Raison et le bonheur (Critique de la raison morale)
"Merci et bravo pour la communication de ton site philo. Je t'ai
lu
avec attention. Je trouve toujours les mêmes divergences entre
nous
: je refuse devoir dans l'instrumentation de la raison par le
désir
ou le désir de bonheur son emploi normal, "suprême" dirait
Kant : pour moi, il constitue un dévoiement de la raison ; je
crois
bien au contraire que la raison est la faculté de nous
interroger
sur ce que nous désirons, et sur la part d'illusion de
recèlent
toujours ces désirs. (cf. Schopenhauer). Je pense comme Kant que
la raison est la faculté des fins, sinon ce n'est jamais que
l'entendement
qui est pensé, et non la raison.
Je ne sais pas très bien ce que cela veut dire que "le corps
pense et se pense", mais je concède bien volontiers qu'on ne
sait
guère plus ce que veut dire le fait que "la conscience
pense"..."
A propos de "Argent et libéralisme":
Salut Sylvain,
J’ai lu ton texte sur le libéralisme. Tu y définis
plus
ta position actuelle que tu ne reviens sur ton parcours ou ton
évolution.
Comme toi, je suis plus « libéral » politiquement
parlant
qu’économiquement parlant. Le libéralisme politique
paraît
maintenant une évidence admise (ce qui ne dispense pas de
chercher
à la fonder, ou d'en chercher les fondements) et être
presque
"victime" de son succès : il n'est plus une option politique
possible
dès lors que plus personne ou presque ne défend
plus
autre chose. En revanche, la prise en compte de la
réalité
du marché me semble devoir s'accompagner d'autre chose :
l'exigence
de justice sociale, l'analyse des effets pervers induits par le
libéralisme
économique et les moyens de les prévenir ou d'y
remédier.
(En ce sens, je me sens beaucoup plus proche de Rawls que d'Hayek par
exemple).
Ce qui m'étonne plus, c'est l'absence - apparemment - de
réflexion
sur ce qui s'est passé, sur comment on a pu "croire" au
marxisme,
et du coup légitimer toutes les atrocités commises en son
nom. Comme pour Heidegger, son aveuglement politique me semble le
symptôme d'une faille terrible dans sa pensée,
éblouissante
par ailleurs. Pour moi, je pense avoir été
préservé
de la fascination pour le marxisme d'abord par mon âge (je venais
quand même un peu tard, le gros de la vague était
passé
même si le prestige d'un Sartre restait grand à la fin des
années 70), mais surtout par des préoccupations
religieuses
: l'idée d'un homme autoproduisant son existence m'a toujours
paru
un délire mégalomaniaque (Heidegger y voit une
époque
de l'histoire de la métaphysique : lecture brillante de Marx
à
la fin de la
Lettre sur l'humanisme ) : le statut de "créature" remettait
un peu les choses à leur place et m'évitait de
délirer.
L'idée que l'individu n'était que le produit de sa
condition sociale me semblait également aberrante, le contraire
étant évident (Ricoeur parle d'un entrecroisement
d'appartenances
et d'allégeances composant l'identité
problématique
de la personne : appartenances familiales, sociales,
linguistiques,
culturelles, religieuses...) L'idée que l'Etat ou le Parti ait
tous
les droits sur l'individu m'a aussi toujours semblé
délirante
et criminelle : point par lequel nazisme et communisme
s'équivalent
dans l'horreur. Arendt a très bien montré (dans Le
concept
d'histoire que le Christianisme introduisait l'idée qu'outre le
fait d'être le citoyen de l'Etat, l'individu avait par ailleurs
un
destin singulier, une "âme éternelle", un rapport à
Dieu (les 2 Cités, les 2 royaumes... C'était le principal
grief de Celse dans "Contre les chrériens" : à ses yeux,
jamais un chrétien ne pourrait être un citoyen loyal de
l'Etat.)
et donc une possibilité de résistance au pouvoir
politique,
une légitimité à déclarer illégitime
une demande de l'Etat (comme sacrifier aux empereurs comme à des
Dieux : donc désacralisation du pouvoir politique par
introduction
d'un autre "Ordre" au sens de Pascal : il ne faut obéir à
l'Etat que lorsqu'il reste dans son "Ordre", c'est-à-dire
s'occupe
de ce qui relève effectivement de sa
sphère de pouvoir (essentiellement la souveraineté vers
l'extérieur et le maintien de la paix civile à
l'intérieur.)
H. Arendt montre aussi brillamment que c'en est fait de toute liberté dès lors qu'est abolie (comme l'abolit le marxisme) toute frontière entre espace public et espace privé (les chinois et les cubains sont encore emprisonnés pour leurs poèmes, leur sexualité...) L'idée que le "Parti" soit infaillible (comme la Volonté générale qui ne peut errer selon Rousseau...) m'a aussi toujours semblé délirante. Je crois que le fait de situer l'infaillibilité ou la toute puissance à sa vraie place (en Dieu) permet ou du moins aide à désacraliser et à démasquer tous les imposteurs qui prétendent usurper sa place (le Roi, l'Etat, le Parti, ou aujourd'hui le Marché, la mondialisation, le "nouvel ordre international, etc.)
Donc je me demande : qu'est-ce qui a fait défaut pour
t'empêcher
(et toute ta génération d'intellectuels, ou peu s'en
faut;
quelques uns ont sauvé l'honneur, comme Merleau-Ponty,
Léo
Strauss, Arendt, Aron et bien peu d'autres...) d'adhérer
activement
à de telles idées liberticides, à s'aveugler
à
ce point sur le parallèle (qu'Arendt exagère un peu
à
mon avis, dans Le système totalitaire, livre un peu trop
systématique
à mon goût. Elle affaiblit sa position à force de
vouloir
trop prouver. Mais quelle lucidité quand même quand on
voit
les dates !!) entre nazisme et communisme. Et je
m'inquiète
aussi de te voir adhérer au "tout marché" après
avoir
adhéré au "tout politique"... Pourquoi diable vouloir
réduire
l'homme à une seule dimension (celle des échanges) ou
vouloir
tout expliquer à partir d'un seul principe ou d'une seule grille
: n'est-ce pas cela qui est ... totalitaire ? Moi, je dirais en gros
(pour
faire court) que pour comprendre les conduites humaines (si c'est bien
ça qu'on veut comprendre), il faut recourir au moins à 3
registres de motivations : les intérêts, les passions, les
croyances. Ces 3 mobiles peuvent être en conflit partiel ou
total,
ou en "synergie". Faire l'impasse sur l'un des trois, c'est s'interdire
de comprendre les comportements humains, donc le réel, notre
réel.
Plaidoyer pour une philosophie complexe, ou plurielle... aussi complexe
que le réel lui-même, et c'est bien
pourquoi la philosophie me passionne, plus que les
mathématiques,
la physique ou la biologie...
Philosophiquement tien,
Jacques.
A propos de la religion et du libéralisme:
Bonjour Sylvain,
Merci pour ta lettre. Je ne crois pas bien sûr que Dieu ait été la seule parade possible à la fascination totalitaire, et pourtant force nous est d'admettre que bien peu d'intellectuels de notre siècle en ont été totalement indemnes. Roger Garaudy détient le triste record d'avoir successivement voire simultanément adhéré (apparemment naturellement et de bonne foi) à toutes les horreurs du siècle : stalinisme le plus aveuglé, catholicisme dans sa version globalisante et totalisante, écologie dans sa version dure (en voir la critique dans Le Nouvel Ordre écologique de L. Ferry), maintenant intégrisme islamiste fortement teinté d'antisémitisme + révisionnisme et négationnisme (son livre sur "Les mythes fondateurs de la politique israélienne", interdit en France je crois, est en vitrine dans toutes les librairies de Rabat, dont je reviens, et paraît-il dans tout le monde arabe.) Quelle cohérence dans tout cela, sinon la persistance dans l'aveuglement, l'absence de tout recul critique et de toute démarche ... philosophique ! Si l'on accepte l'idée nietzschéenne de la "mort de Dieu", il faut voir aussitôt que si "Dieu" est mort, la place n'a pas été supprimée et demeure vacante (Heidegger). Les candidats se bousculent au portillon : la science, le "Parti", le "nouvel ordre mondial", les sectes, l'attirance pour le bouddhisme (Comte-Sponville...). Nietzsche quant à lui voulait installer le "Surhomme" à cette place, ou du moins s'assurer que cette place reste bien vacante (d'où son souci de déboulonner toutes les "idoles", c'est-à-dire tous les substituts de Dieu, pour que puisse un jour advenir le Surhomme.) Accepter l'idée de la mort de Dieu, c'est admettre que le Dieu "Premier moteur", le Dieu "Raison suffisante", le Dieu "consolateur", le Dieu "source des valeurs morales" et "garant de l'harmonie du devoir et du bonheur" (Kant) n'étaient qu'autant d'idoles, c'est-à-dire autant de constructions humaines (Cf. Jean-Luc Marion, Dieu sans l'Etre ; cf. Par delà le bien et le mal § 53 ). Cela appelle au minimum à une extrême vigilance pour que de moindres (et surtout plus destructrices) "idoles" ne viennent pas occuper le terrain... Cf. chez Nietzsche, la crainte que l'humanité en vienne à adorer "la pierre, la bêtise, la pesanteur, le néant..." (Par delà le bien et le mal § 55) ce qui a bien été le cas dans les systèmes totalitaires "décervelant" les individus.
Bien sûr je ne crois pas en Dieu pour apaiser mes craintes, angoisses ou souffrances... (ce serait faire de Dieu une nouvelle idole, avec un rôle bien précis). L'âge venant, j'ai d'ailleurs de moins en moins de certitudes mais n'en suis pas moins habité par des questions toujours plus pressantes, qui, à mon sens, aiguillonnent la pensée philosophique. Quelqu'un qui croirait en Dieu sans que cela redouble (loin d'alléger) le poids de ses questions ou de ses doutes serait, à mon sens, un bien piètre croyant (cf. Kierkegaard). Seulement l'on ne peut faire l'expérience du doute que pour autant que l'on croit à quelque chose. Ne pas croire ce que croit son voisin, ce n'est pas et n'a jamais été douter. Le doute est un travail de la foi sur elle-même, la foi est la condition de possibilité du doute (loin que la foi "sauve" du doute ou en soit le contraire ou l'alternative, seule elle le rend possible.)
En tant que philosophe et aussi longtemps que je parle en philosophe, je crois qu'il ne faut pas, pour des raisons de méthode, faire intervenir Dieu (c'est la position de Thévenaz, de Ricoeur... une position tout à fait classique pour un protestant.) Sauf peut-être à titre de limite ou de frontière, pour rendre visible une des frontières de la philosophie (comme elle en a une autre avec les sciences humaines, avec la science en général, avec l'histoire, avec la politique...)
La vraie question derrière tout
ça,
à mon avis est : peut-on désacraliser,
"désabsolutiser"
ce qui se présente comme (prétend) absolu et
sacré,
sans référence, fût-elle négative ou
hypothétique,
("simple idée régulatrice" dirait Kant), à un
absolu
ou une transcendance ? Thévenaz dit que seule l'émergence
du Christianisme a pu désabsolutiser la foi dans la raison, la
confiance
des grecs dans le Logos ; elle a, écrit-il,
"déniaisé"
la philosophie. Autre chose pouvait-elle le faire? A quoi pouvons-nous
avoir recours aujourd'hui ? Ce qui me préoccupe, c'est que j'ai
l'impression que ton actuelle adhésion au "Marché" est
tout
aussi absolue que ta lointaine adhésion au marxisme. Peut-on
critiquer
le Marché? Au nom de quoi ? Et si non, quelle est la tâche
du philosophe ? Se prosterner et dire "oui et amen" au Marché
Cf.
Mon texte sur "Tout s'achète-t-il ?" où je m'efforce de
nous
"dés-hypnotiser" (tâche peut-être impossible) de
notre
croyance mercantile en l'argent comme médiateur universel, qui
nivelle
tout si tout est étalonnable en termes de valeur
monétaire).
Cf. aussi mon texte sur "Qu'est-ce que Dieu ne peut pas ?", où
je
montre que ce qui manque à Voltaire pour être vraiment
pessimiste
ou plutôt tragique, c'est précisément le sentiment
de la toute-puissance divine. Le vrai philosophe tragique, c'est
Leibniz,
qui dit que bien que Dieu puisse tout, bien que notre monde soit "le
meilleur
des mondes possibles (affirmation de la réalité comme le
souhaiterait Nietzsche), le mal existe malgré tout bel et bien,
le tremblement de terre de Lisbonne a bel et bien lieu... Auquel
des deux philosophes, de Voltaire ou de Leibniz, le tremblement de
terre
de Lisbonne, ou aujourd'hui le génocide nazi donne-t-il le plus
à penser, pose-t-il le plus problème? A Leibniz bien
sûr,
ou à Hans Jonas (voir son admirable livre : Le concept de Dieu
après
Auschwitz, Rivages/Poche). Le plus pessimiste des deux n'est pas celui
qu'on croit ; le "pessimisme" de Voltaire manque de profondeur
tragique.
Il ne peut pas prendre la mesure du mal parce qu'il ne dispose d'aucune
instance (fût-elle régulatrice encore une fois) à
quoi
le référer. Et aujourd'hui, que faire de la misère
et de l'injustice ? Peut-on supporter le discours du libéralisme
qui prétend (discours idéologique et auto-justificateur
s'il
en est), que c'est par plus de marché que l'on va parvenir
à
réguler les déséquilibres entre le nord et le Sud,
entre pauvres et riches ? Notre tâche de philosophe n'est-elle
pas
de dénoncer ce discours comme une imposture (ou bien se
réduit-elle
à bêler avec le troupeau?) tout en prenant la mesure de la
réalité du marché : c'est cette position qui est
difficile
à tenir, presque impossible, mais c'est je crois celle d'un John
Rawls (Théorie de la Justice, Seuil) par exemple, une de mes
références
en ce moment sur ces questions...
L'as-tu lu ?
Amicalement, Jacques.
P.S. : J'ai oublié, significativement peut-être, ce
qui
est pour moi l'essentiel : question de Dieu ou pas, la philosophie ne
peut
pas faire l'économie de se voir confrontée à des
questions
indécidables (ce qui ne veut pas dire irrationnelles), comme
Gödel
a montré que c'était le cas même en
mathématiques
formalisées et axiomatisées, Wittgenstein en logique.
Cela
veut dire qu'il reste des options philosophiques à prendre,
qu'on
peut assumer en tant qu'options, c'est-à-dire sans les poser
comme
"vérités" : c'est le cas bien sûr de Nietzsche, qui
va jusqu'au bout de cette logique. Mais le cas aussi de Hans Jonas, qui
formule une sorte de "mythe"(donc rompt la continuité d'un
enchaînement
rationnel, à l'instar de Platon) pour faire place à
l'irruption
de l'événement, du contingent, de l'histoire, et
singulièrement
de ce double événement qui marque le XXème
siècle
qu'est la Shoah/Hiroshima, et pour en tirer toutes les
conséquences
éthiques et politiques : que Dieu existe ou non, en un sens cela
ne change absolument rien du point de vue de notre
responsabilité
face à l'avenir puisque nous savons "expérimentalement"
si
l'on peut dire que rien ni personne n'arrêtera l'humanité
si elle entreprend de s'autodétruire et de détruire toute
vie sur la terre. D'où sa conclusion dans Le Principe
responsabilité:
la responsabilité qui était confiée à Dieu
dans la théologie traditionnelle échoit désormais
à l'homme et à l'homme seul. De l'homme seul
dépend
que la création soit un "succès" ou un échec,
l'aventure
de la vie une embardée échouant lamentablement ou une
étape
dans l'avènement d'êtres raisonnables capables de prendre
leur destin en mains et de devenir les responsables et les
"gérants"
de leur environnement (et non ses prédateurs), gérants
comptables
de leurs faits et gestes devant les générations à
venir...
Cordialement,
Jacques.
Message expédié par:
M.Bahr
24640
Schmalfeld - Allemagne
Courrier électronique:m.bahr@t-online.de Pour
écrire à M.Barh
9-4-1999 Pour
consulter le site de M.Bahr (allemand et anglais)
Cher Monsieur,
Après la lecture d'une page de votre 'Rasoir philosophique',
page consacrée à la liberté et l'autonomie: je
vous
signale une application possible et sans doute inattendue de vos
idées.
Dans certains "laender" allemands, on est en train de réformer
les écoles. L'un des objectifs: l'autonomie des écoles.
Celles-ci
sont appelées à se doter d'un 'programme', de
définir
leur autonomie etc.
Dans les débats en cours, la réflexion philosophique
cède le pas aux formules "pragmatiques", proches de la fameuse
"communication"
des entreprises.
Voir à ce sujet la
page:http://home.t-online.de/m.bahr/homepage.htm
- en
allemand et anglais.
L'autonomie de l'école, serait-elle encore une fausse
piste ?
Philosophiquement,
M.Bahr
Cher Monsieur,
Dans le cadre de l'hommage à Friedrich August von Hayek (né le 8-5-1899) à l'Université de Freiburg im Breisgau,le 6 mai 1999, l'éminent James M. Buchanan aurait fait une conférence sur "The sense of Community in Hayekian Moral Order".Hayek comme d'autres chefs de file du libéralisme moderne aurait négligé la réciprocité du marché et de certaines règles, de valeurs morales reconnues comme un bien public, indispensable au bon fonctionnement d'une véritable communauté.
Cordialement,
M.Bahr
Site de Monsieur Jean-Pierre Lalloz
Question de Sylvain Reboul:
La contrainte des examens et concours n'est-elle pas, sous leur forme actuelle, contraire au développement chez nos étudiant du désir de penser par eux-mêmes?
Cher collègue,
Merci de votre message. Nous partageons les mêmes
préoccupations.
Je suis comme vous confronté au même problème: s'il
m'arrive parfois de pouvoir construire des concepts dans mon
enseignement
au lieu de bachoter ou de servir du Descartes et du Kant, c'est
uniquement
parce que je travaille dans une classe qui n'a pas de sanction
immédiate
à la fin de l'année, une hypokhagne. Mais j'ai aussi une
autre classe qui donne immédiatement sur un concours, et
là,
pas question de penser : il faut des résultats socialement
acceptables.
Quand j'enseignais en Terminale, je résolvais la question d'une
très mauvaise manière, bien qu'une autre ait
été
encore pire, à mon avis : je me limitais aux
meilleurs élèves, ceux qui avaient conscience que des
questions se posent. Les autres, les neuf dixièmes en fait,
trouvaient
que tout cela n'était que bavardage. D'ailleurs c'est conforme
à
notre tradition : les historiens nous apprennent que les philosophes
grecs
les plus installés dans notre savoir étaient en
réalité
la risée de leurs concitoyens. Pourquoi faudrait-il croire en un
progrès, quand la question est finalement existentielle ?
Je me limite toujours aux meilleurs élèves,
même
en ce moment dans ma classe : les cours que je leur donne (et dont les
textes sont sur mon site pour les 2 premiers trimestres)
n'intéressent
qu'une petite minorité, parce que les autres ont
décidé
d'avoir une existence socialement brillante, c'est-à-dire
triviale.
Car ce n'est pas le fameux "handicap socio-culturel" qui me semble
l'obstacle
à notre enseignement : c'est le conformisme épais de la
majorité
des élèves. Et je crois que nous ne les respecterions pas
en en faisant des aliénés : je pose en principe que tout
le monde est responsable de ses actes, même si leur raisons
échappent
presque toujours. Autrement dit le mépris de la
philosophie
n'est pas une erreur que nous pourrions rectifier : c'est une attitude
morale, irréductible comme telle, dont nous devons prendre acte
et tirer les conséquences.
Donc, concrètement, je ne travaille que pour les
élèves
qui s'intéressent, et je ne veux pas le bien des autres contre
leur
volonté.
Voilà tout ce que je peux dire pour répondre à votre message : je n'ai pas de théorie mais seulement une petite pratique qui donne parfois des résultats en termes de philosophie c'est-à-dire de construction de nouveaux concepts. C'est le seul critère qui compte, quand on parle de philosophie, et je m'estime satisfait comme prof quand cette construction a pu se faire avec l'aide de deux ou trois élèves.
Mais si les élèves intéressants ont droit à des cours intéressants, les élèves triviaux ont droit de réussir les examens qu'ils préparent et qui les mèneront là où ils méritent d'aller. Je sais bien que c'est presque toujours incompatible, et qu'il n'y a que de mauvaises mesures... Dans la pratique, on va tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, c'est sûr...
Bon, cela dit, notre métier n'est ni sacerdoce ni
militantisme
! Donc travaillons d'abord pour nous, et nos élèves en
profiteront
par surcroît. En fait, c'est ma vraie position...
Je ne sais pas si ces remarques plutôt au ras des
pâquerettes
pourront vous être d'une quelconque utilité. En tout cas,
c'est déjà un témoignage de solidarité.
Amicalement, Jean-Pierre Lalloz
________________________________________
Réponse de Sylvain reboul
Bonjour et merci de votre réponse éclair,
Je suis d'accord avec vous: la pensée philosophique exige
un
décentrage par rapport aux enjeux de carrière et aux
ambitions
sociales et, dans les conditions des examens et des concours ce
décentrage
est presque impossible; mais les "ados" ou adultes qui nous sont
"confiés"
ne sont pas aussi socialement et intellectuellement
prédéterminés
que vous
semblez le dire: beaucoup se cherchent; il n'ont pas encore de projet
de carrière défini, et ils sont plongé dans un tel
chaos d'influences contradictoires et de références
idéologiques
qu'ils ont besoin d'y voir plus clair; or la philo leur donne une
chance
de percevoir les enjeux intellectuels et existenciels des
contrariétés
de leur vie et de la vie humaine en général pour
devenir
plus autonomes et plus actifs.
Ce désir (mieux vivre en étant plus autonome) est
spontané
dans toute situation de crise, et l'adolescence est par
définition
un âge critique.Encore faut-il que ce désir ne rencontre
pas
la contrainte de la rentabilité sociale à trop court
terme,
ce qu'impose (et avec quelle violence, voir terreur!) l'examen terminal
doublement aveugle (double
anonymat) et sans appel qui ne tient aucun compte des efforts et du
parcours intellectuel personnel des candidats.
Le bac, pour ne prendre que cet exemple, en effet crucial, est tout
juste bon et de moins en moins, à selectionner les
"crétins
diplomés" dont la société croit encore avoir
besoin
pour fonctionner sans trop de turbulences. Bachotage et conditionnement
de la pensée en sont les attributs nécessaires.
Un témoignage significatif: J'enseigne la philosophie
depuis
10 ans à des futurs ingénieurs; or ils participent
activement
à notre effort commun de conceptualisation critique, alors
même
que mes collègues spécialistes se plaignent de leur refus
de la réflexion théoriques et de leur propention à
rechercher des outils intellectuels préfabriqués et des
recettes
pour analyser et croire résoudre les problèmes
professionnels
qu'ils rencontrent ou vont rencontrer. Il est vraissemblable qu'ils
voient
dans le jeu décalé (conceptuel et critique) du prof de
philo
une exigence de
pensée qui obéit à un désir plus profond:
celui de comprendre la signification des attitudes de vie possibles, y
compris dans la vie des entreprises. Ils expriment du reste leur regret
de n'avoir pris cette exigence au sérieux lors de leur
année
de terminale ("nous n'étions pas assez murs!")
Enfin, à moins de faire de la philosophie, une
pensée
réservée à une élite sans effet sur les
formes
de la vie ordinaire, politique et sociale,il m'apparait
nécessaire
d'en inscrire l'enseignement dans la perspective de
développement
de la démocratie dont l'idéal paradoxal est de fonder la
légitimité de l'autorité politique sur la
conscience
"autonome" des citoyens. (ce à quoi, en effet, Platon ne croyait
pas au contraire, peut-être, de Socrate). C'est peut-être
là
la finalité
essentielle de l'école républicaine et
démocratique.
je vais me plonger dans la lecture de vos textes et sans doute poursuivre le dialogue sur d'autres thèmes plus...philosophiques! Car vous avez raison: enseigner la philosophie c'est en faire et manifester le plaisir de sa pratique.
Amicalement, S.Reboul.
_______________________________________
Réponse de Jean-Pierre Lalloz
Merci de votre réponse.
Je ne suis pas sur que la philosphie soit une condition de la
démocratie
: les pays européens (sans parler des autres !) qui n'ont pas de
cours de philosophie pour la quasi-totalité d'une classe
d'âge,
comme c'est le cas chez nous, ne me
semblent pas moins démocratiques que le nôtre...
En fait, je ne crois pas du tout à l'idée de
conscience
critique. Déjà que c'est exclusif de la pensée,
puisqu'on
ne peut pas inventer en étant lucide mais seulement en
étant
aveugle à ce qu'on fait... Pour moi qui ai une partie de mes
origines
intellectuelles dans la psychanalyse, conscience critique renvoie assez
typiquement à la figure de l'obsessionnel (et certes, nous le
sommes
en grande partie, nous les profs de philo), c'est-à-dire du
sujet
qui essaie de boucher la
faille de la division de soi non pas avec de la certitude, comme le
paranoïaque,mais avec de la conscience.
A mon avis la philosophie n'est pas une conscience (ni par conséquent son enseignement le désir de la développer chez les autres), mais l'activitéd'inventer et de construire des concepts. On pourrait justifier cela d'une manière théorique, mais cela nous emmènerait trop loin et de toute façon ce ne pourrait être qu'une rationalisation après coup.
Politiquement je me sens tout à fait solidaire de ce que
vous
dites, mais philosophiquement, si je dois faire un petit effort de
pensée,
je ne le donc suis pas. Mais quand il s'agit du métier, c'est
uniquement
le premier aspect qui
compte.
Amicalement,
Jean-Pierre Lalloz
http://perso.easynet.fr/~lalloz
_______________________________________
Question-commentaire de Sylvain Reboul:
Merci et bonjour,
Ce que vous dites à propos de la philosophie qui "appartiendrait au destin de l'Europe", ne ma semble pas si éloigné que cela de la question de la démocratie et de son risque inhérent: la démagogie. C'est pourqoi la philo qu'il ne faut pas confondre avec son enseignement institutionnel qui en est un détournement socialement utilitaire etnormalisateur, me parait être ce par quoi l'idée même de démocratie libérale et individualiste (qui implique l'altruisme comme sa condition d'authenticité) est possible.
D'où ma thèse: la philosophie doit être partout dans la démocratie lorsque (et si) celle-ci est (veut être) vivante et pas seulement dans son enseignement; par conséquent il convient d'en faire partager ledésir actif; comment alors détourner l'institution elle-même pour faire que l'enseignement de la philo soit autant que faire ce peut philosophique. Les démocraties occidentales n'ont pas toutes besoin d'un enseignement de la philo (à la mode française) mais elles ont toutes besoin de philo pour éclairer, voir provoquer, les débats indispensables à la mise en oeuvre de choix inventifs et raisonnés, et elle le font plus ou moins sans le savoir; mais le savoir n'est pas plus mal si l'on veut que le débat public ne tourne pas trop vite au ron-ron idéologique et à la manipulation des sentiments réactifs.
A propos du désir actif justement (de penser, d'aimer, de créer etc..), ne conviendrait-il pas de le distinguer de la passion passive (cf Spinoza) pour définir et opposer deux conceptions du bonheur. La première ne pourrait-elle pas convenir pour faire du bonheur une question et un enjeu philosophique et existenciel fondamental (voir Aristote, Descartes et Spinoza) qu'on l'appelle joie ou souverain Bien? Faut-il pousser la philosophie vers la destinée tragique du héros solitaire cultivant son étrangeté et condamné à jouïr de sa singularité créatrice et de la souffrance (an bord de la paranoïa) que cette attitude provoque? Après tout si les artistes comme vous le dites n'ont pas besoin de philosopher pour créer; mais pour vivre comme créateurs, quelques uns que je connais ne s'y refusent pas.
Amicalement, S.Reboul.
_____________________________________
Réponse de Jean-Pierre Lalloz:
Bonjour,
Je trouve vos thèses stimulantes et, réflexivement, je ne peux que vous approuver. Mais justement, la difficulté est là, entre nous : le statut de la réflexion, finalement.
Les principes de chacun échappent à la
possibilité
de la discussion, en ce sens que chacun a, de son point de vue,
absolument
raison par rapport à l'autre (et s'en rend compte quand il
accepte
honnêtement de se mettre à sa place). Il me
semble même que cette irréductibilité est un des
traits qui permettent de reconnaître les philosophes. Prenez
l'exemple
de Hobbes et Descartes : il est indubitable que chacun, de son point de
vue, a raison... C'est pourquoi l'idée de discussion
philosophique
me paraît une contradiction dans les termes. Ce qui n'est pas du
tout, je crois, nier l'universalité de la raison, mais bien au
contraire,
souligner la nécessité qu'on l'entende en fin de compte
d'une
manière
non abstraite : au-delà de la pure nécessité
représentative,
la raison est décision quant à la vérité
(et
donc forcément génialité c'est-à-dire
universalité
singulière, au sens où il y a des gens qui sont par
exemple
cartésiens, kantiens, etc.).
Le même argument concerne évidemment le contenu de
ce qui
nous préoccupe. Ainsi la question du bonheur qui paraît
vous
préoccuper n'a-t-elle pas de sens pour moi. Ce qui ne signifie
surtout
pas que je méprise les positions différentes de la mienne
(ce qui impliquerait d'abord de mépriser les penseurs que vous
citez
) mais seulement que cette question ne se pose que de manière
négative
dans les a priori implicites et explicites concernant la
vérité,
à partir desquels je
travaille.
Ces a priori (par exemple l'idée
d'extériorité
au savoir et par conséquent d'étrangeté radicale
à
soi) excluent qu'on "cultive" son étrangeté, parce
qu'alors
il s'agirait d'une étrangeté idéale, donc d'un
exotisme
(comme celui
qui ferait par exemple de l'inconscient une sorte de pythie), tout
le contraire d'une étrangeté réelle
c'est-à-dire
inventive.
On ne peut pas jouir de sa singularité créatrice,
me semble-t-il,
parce que la "création", si l'on garde ce mot, est
précisément
étrangère... Si on voulait se donner une telle
jouissance,
ce serait simplement de la complaisance et de la
frime - lesquelles sont très faciles à reconnaître
à ceci qu'elles ne produisent rien.
Mais je vous accorde très volontiers qu'une
réflexion
est ensuite possible, ainsi qu'on le voit chez de nombreux artistes, en
effet. Mais alors le terrain devient miné pour moi, parce
qu'à
vous accorder ainsi la possibilité de mettre
en avant la réflexion qui est lucide et qui vise à
produire
un savoir légitime, je serai d'accord avec tout ce que vous
direz,
une fois que j'aurai fait le travail nécessaire à en
reconnaître
les articulations.
C'est vrai que cette position, qui vient non pas du romantisme
mais
d'un travail sur la notion d'un sujet de l'inconscient comme seul sujet
possible pour la pensée (laquelle est dès lors aveugle et
sans finalité - ce qui va à l'encontre
de toute "éthique de la discussion"), est intenable
politiquement,
là où il s'agit de confronter son avis à celui des
autres en vue non pas peut-être d'un bien commun (nous sommes
heureusement
débarrassés de cet idéal, il me semble)
mais en tout cas d'un "vivre ensemble". J'en ai conscience. Et c'est
pourquoi je disais, contrairement aux arguments réflexifs que
vous
rappelez très bien et qui sont irrécusables comme tels,
que
la philosophie n'était pas nécessaire à la
démocratie.
Mais l'idée de la philosophie, oui, en tout cas : Deleuze dit
que
grâce à elle, on a dans le public l'idée qu'on ne
peut
pas dire n'importe quoi.
C'est quelque chose, ça, politiquement...
Amicalement, Jean-Pierre Lalloz
A propos du désir, de l'éthique, de l'esthétique et du bonheur.
Carole
alias
la fillosophe, professeur de philosophie.
Site
de la fillosophe Carole.
Pour
écrire à Carole
________________________________
Carole:
Cher raseur,
pas de doute que sur le fond on semble assez d'accord...
Mais, moi, je préfère insister sur le fait que c'est
la raison elle-même, et elle seule, qui peut nous permettre de la
désacraliser (je lui reste en fait sacrément
attachée,
sans doute pas très raisonnablement en effet). C'est que le
désir
de vivre et d'être heureux me laisse fondamentalement assez
perplexe
(ça doit être parce que je suis une fille)...
Sourire fillosophique.
__________________________
Sylvain:
Chère fillosophe, bonjour,
Massacrer la raison?, Non, mais désacraliser la Déesse
Raison, rien n'est plus urgent; il convient dans nos
sociétés
pluralistes de faire la critique de l'attitude phiosophique qui a
consisté
à récupérer la
transcendance religieuse au service de la politique et de la repression
du désir de vivre et d'être heureux, sous couvert de
vérité
métaphysique ou d'impératifs catégoriques de
l'action
bonne. En effet aucun principe
n'est rationnellement indiscutable (sauf ceux qui sont formellement
faux, c'est à dire contradictoires ou confus) et le savoir
c'est renoncer à la prétention à définir
des
dogmes sociaux ou soi-disant républicains qui permettent de
faire
l'économie de l'autonomie des individus et du débat
démocratique.
Le raison est critique où elle ne sert qu'à
justifier
l'oppression, elle ne peut énoncer de dogmes sans se trahir
elle-même
(si ce n'est les 2 principes de la logique formelle et le
nécessaire
recours à la sanction du réel, c'est à dire
à
l'expérience universalisable pour tester la valeur de nos
affirmations).
C'est irrationnel et déraisonnable de croire que le pouvoir de
la
raison est absolu,; Kant l'avait dit en ce qui concerne la
connaissance,
moi je prétends que cela est juste et bénéfique de
l'établir dans tous les domaines de la pensée et de
l'action;
c'est, après d'autres, ce que je tente modestement de faire et
il
me semble, à vous lire, que votre projet n'est pas très
éloigné
du mien. Mais peut-être vous ai-je mal comprise; c'est l'habitude
chez les
philosophes et surtout chez les professeurs de philo qui doivent
enseigner
un savoir qui n'en est pas vraiment un au sens positif du terme mais
plutôt
une pratique libératrice de la pensée.
L'autocritique de la raison ne peut se faire sans le constat
qu'elle
ne peut rien décider sans évaluation rationnelle des
avantages
et des inconvéniants de ses présupposés et de ses
conséquences dans l'action.
Or pour cela elle doit réfléchir sur le sens et les
effets
de nos désirs, sur nous-mêmes et sur les autres qui ont
toujours
partie liée avec eux; une action sans désir (de bonheur)
est une action dont nous refusons de reconnaître les motifs pour
ne pas avoir à les évaluer et sous prétexte de
moralité,
être assurés que nous avons forcément raison, ce
qui
nous donne du même coup bonne conscience et ce qui est aussi une
manière de se croire heureux (à mon avis illusoire).
Le recours à la raison qui dispenserait des assurances pratiques
absolues semble bien être l'expression de notre besoin de
certitude,
de notre besoin d'un Dieu qui nous dispense de réfléchir
pous bien (mieux) vivre.
En quoi le fait d'être une fille doit-il rendre difficile
une
réflexion sur le bonheur et ses conditions rationnelles et
raisonnables
de possibilité? Les filles sont-elles destinées à
souffrir pour enfanter? Et donc à se sacrifier pour l'autre
(enfant,
famille, mari etc..?) Mais ce sacrifice n'est-il pas la condition pour
que la femme se croit
heureuse c'est à dire, et c'est la même chose, digne de
l'être, d'être reconnue et valorisée, en tant que
femmes?
Je suis frappé par le refus de certaines femmes de recourir
à
la péridurale. La souffrance salvatrice
et heureuse telle me semble être le visée profonde du
désir moral de dévouement ou d'abnégation que l'on
attribut aux femmes; Je fais l'hypothèse qu'il s'agit là
de l'effet d'un conditionnement symbolique et social pour maintenir les
filles là où leur est assignée leur place: "au
foyer"
et pour qu'elles ne revendiquent pas le droit d'être heureuse
pour
elles-mêmes, c'est à dire le pouvoir de décider des
formes de leur bonheur dans la cité des hommes, à part
égale.
Amicalement, Sylvain
_______________________________
Carole:
Cher raisonneur,
merci d'aider ma raison à moi à entrevoir contre quoi
elle se (dé)bat [le ring remplit donc bien son office].
Au fond, ce qui la gêne n'est pas tant d'être ainsi
asservie
au désir polymorphe (quoique son orgueil en prenne
évidemment
un sale coup, mais, bon, ça, ça ne lui fait pas de mal),
que de se retrouver du même coup promue
au rang d'experte censée se mêler de tout, et même
-- et surtout -- des questions de désir et de puissance et de
bonheur
(là, c'est sa modestie qui en prend un coup, et ça, c'est
très mauvais pour elle). C'est qu'elle
croyait avoir été contrainte d'admettre que, justement,
ce sensualissime domaine la dépassait carrément (et
était
toute fière d'avoir presque réussi à humblement
accepter
cette sienne limite). Par exemple, je me demande si ce ne serait pas
quand
nous nous sentons et impuissants et pourtant dignes d'estime, que nous
sommes le plus terriblement malheureux... Parce que oui,
là-dessus
pas de doute, la raison
peut nous offrir d'immenses jubilations, en particulier la confortante
estime de soi ; mais elle le sait bien que ça ne suffit pas
(même
si c'est pour elle impérativement nécessaire),
qu'être
dignes du bonheur ne veut
pas dire être heureux, et qu'elle est totalement impuissante
à nous le faire rencontrer, ce heur si bon, parce qu'il doit
forcément
venir d'ailleurs, de l'étranger salement incompréhensible
et donc indésirable, de l'Autre quoi.
L'autonomie du bonheur, voilà bien ce qui lui semble le comble
du péché d'orgueil. Espérance (et sans doute
même
foi et, qui sait, charité), elle sent bien que c'est tout ce qui
lui reste... [Et Kant aussi, et Kant
surtout, me semble-t-il.]
Non ?
Sourire presque kantien [pas de chance].
La fillosophe
___________________________________
Sylvain:
Le bonheur et la philosophie.
Réfléchir sur le bonheur, le souverain bien, le
bien-vivre,
est une des mission de la philosophie depuis ses origines et
disqualifier
cette question et cette notion comme non-philosophique, pour n’en faire
qu’une
idée de l’imagination exclusive de toute réflexion
rationnelle,
c’est considérer que la philosophie commence et finit avec le
kantisme,
ce qui repose sur une double erreur: erreur sur le pouvoir
illimité
de la raison, erreur sur l’idée de bonheur comme idéal du
désir raisonné et raisonnable. Double erreur qui,
peut-être,
en recouvre une troisième , celle de considérer que Kant
était kantien comme Marx marxiste (mais je ne rentrerai pas ici
dans ce débat, qui a rapport avec un certain enseignement
institutionnel
et politiquement orienté de la philosophie ; disons, pour faire
court, que ce qui m’intéresse chez un philosophe, c’est ce qui
fait
qu’il n’est pas réductible à l’idéologie qu’on lui
a fait dans le dos à d’autre fins que d’ouvrir la
réflexion
sur l’expérience de la vie ).
Erreur sur la pouvoir de la raison : La raison n’est active que
si elle
est capable de décider et d’agir en vue du Bien ; or le bien
n’existe
pas en soi, il existe pour soi (et les autres éventuellement) en
cela
que l’individu y trouve une satisfaction personnelle c’est à
dire réponse à son désir ; ainsi même le
moraliste
se fait un point d’honneur de résister à la tentation du
plaisir pour faire son devoir et sans cette fierté , cette bonne
conscience, qui lui assure son bonheur (contentement intérieur,
réduction de la culpabilité etc..), sa raison serait
proprement
impuissante à résister aux tentations
dévalorisantes
(cf Spinoza). Le sacrifice (apparent) de soi est toujours l’expression
d’un désir d’autovalorisation travaillé (rationnellement
ou non) de
l’intérieur par des valeurs autovalorisantes (rationnelles et/ou
religieuses). C’est tellement vrai que, souvent, le moraliste
s’autorise
de la valeur qu’il s’attribue pour dévaloriser les autres, les
juger
et les condamner. C’est en quoi ma position est en effet
libérale
et non moraliste (mais éthique) ; je considère que c’est
à chacun de décider, dans les limites mais aussi les
conditions
d’exercice régulatrices de ce droit (au bonheur) indispensables
à la relation du désir de chacun au désir des
autres,
ce qui vaut pour lui dans la poursuite de son droit au bonheur ; cela
n’exclut
pas la réflexion mais l’exige (voir plus loin). Pour être
moral, par exemple, il faut désirer l’être, c’est à
dire se désirer comme être moral et en tirer
l’estime
de soi qui est la
condition du bonheur comme contentement de soi. D’où l’erreur
sur l’idée de bonheur.
L’erreur classique sur l’idéal du bonheur est de le
confondre
avec la somme des plaisirs sans distinction (là, franchement,
Kant,
pour les besoins de sa moulinette moralisante, exagère ; il
connaît
mieux que moi
Aristote et Descartes, sinon Spinoza). Or une simple interrogation
(et la simplicité de l’interrogation en philosophie est une
qualité
quant elle va, avec l’insolence qu’elle requiert, droit au fondement)
suffit
à
spécifier le bonheur comme non réductible au plaisir
et non exclusif de la souffrance : Quand est-ce que nous nous sentons
universellement
malheureux ? Quand nous nous sentons impuissants et méprisables.
Preuve en est que l’on ne renonce à la vie «
volontairement
» ou qu’on accepte ou désire
mourir que pour deux motifs :
- Soit parce que la mort et le sacrifice désirés nous
élèvent dans le
sentiment de notre valeur ( grande âme, liberté, courage,
pureté, reconnaissance de la beauté transcendante, quasi
divine, surhumaine de l’acte suprême qui peut nous rendre, au
moins
symboliquement, immortels
etc..(la gloire héroïque)
- Soit parce que la vie n’est plus supportable, non pas par
manque
de plaisirs « extérieurs », ni par l’effet de
souffrances
subies mais parce que nous nous sentons incapables de les surmonter en
vue d’inscrire dans
notre vie un projet valorisant. Lorsque nous sentons abandonnés
des hommes et des dieux.
C’est dire que les plaisirs « extérieurs »
(qu’on
a tort de dire matériels car ils sont toujours porteurs de
valeurs
symboliques et sociales codées) ne contribuent au bonheur que si
les objets et les
procédés qui les provoquent sont significatifs (à
tort ou à raison) de la valeur du sujet et de «
l’accroissement
de sa perfection et de sa puissance d’agir » sur le monde et sur
soi comme disait Spinoza., Quant aux souffrances elles peuvent
être
salvatrices (c’est pas un chrétien qui peut me dire le contraire
!), dès lors qu’elles apparaissent au sujet comme «
sublimantes
». Un sportif n’est jamais heureux que d’avoir
vaincu (mais non pas éliminer) sa souffrance physique et
psychologique
(pensons à la routine et à la discipline de
l’entraînement)
pour l’emporter sur les autres et sur lui-même ; une mère
que d’avoir enfanté
dans la douleur (là, je m’expose !), un lauréat que de
s’être sacrifié et d’avoir sacrifié tous ses
plaisirs
à un examen ou concours réputé difficile etc...
A contrario, certains plaisirs ne rendent heureux que le temps
d’oublier
le mépris et l’impuissance dont on se sent accablé : Ce
sont
tous les plaisirs passifs qu’il faut distinguer des joies actives (et
des
joie
passives qui nous engagent à l’activité) (Spinoza) qui
sont autant de drogues, chimiques, audiovisuelles, religieuses, les
machines
à faire rêver sans efforts, ni créativité.
Mais
cet instant d’oubli est toujours
suivi d’un sentiment d’inanité et de l’humiliation
provoquée
par la dépendance (tous les fumeurs qui ne se regardent pas
fumer
à travers les images valorisantes de la Pub et qui savent qu’ils
se dégradent
comprendront). Il n’y a pas de drogués heureux, et il ne s’agit
pas d’une interprétation, mais d’un constat clinique universel !
Le désir de drogue est un besoin dégradé et
dégradant,
signe de l’impuissance de
l’individu à s’affirmer par ses oeuvres (et souvent le
drogué
tente de justifier sa consommation en prétendant qu’elle le rend
plus créatif en levant ses inhibitions)
De même l’égoïste heureux n’est pas heureux parce
qu’il est indifférent aux autres et qu’il ne pense qu’à
lui,
mais parce qu’il croit qu’il peut réduire son sentiment de
frustration,
de déréliction (ressentiment, dit
Nietzsche), en rendant les autres malheureux. Il cherche à
réduire
son malheur en contribuant au malheur des autres et en se valorisant
par
cette contribution. (l’indifférence n’est qu’une ruse et un
masque).
Or ce bonheur ne dure qu’autant que l’illusion d’être le
meilleur,
le plus fort et le plus indifférent perdure ; ce qui n’est et ne
peut être durable : la solitude de l’égoïste le
condamne
à l’échec, sauf à se faire admirer et craindre en
permanence par l’exercice de la domination (à laquelle les
victimes
peuvent être consentantes). mais ne risque-t-il pas de
n’être
alors qu’une image : celle que les autres lui renvoient, image qui ne
lui
appartient plus et donc dans laquelle il ne peut plus se
reconnaître
? Disons que tout délire de grandeur a tendance à
entraîner un délire de la persécution et donc le
malheur. C’est pourquoi il existe des bonheurs illusoires, des paradis
artificiels et que la question des conditions du bonheur authentique
peut
être l’objet d’une réflexion philosophique (rationnelle).
Allons plus loin : qui ne trouve et ne cherche pas le bonheur, parmi
nous,
lorsqu’il philosophe, ne serait-ce que celui de philosopher ?
Kant, nous le savons, reconnaissait le bonheur comme un devoir
moral
au moins indirect, pour deux raisons :
La première, parce que même malheureux, on n’a pas le
droit de renoncer à la vie, car se serait renoncer à la
moralité
(au devoir), et la seconde parce qu’il est impossible d’être
moral
si l’on est (trop) malheureux. Sans doute, mais n’est pas, après
avoir chassé l’idéal du bonheur par la porte, le faire,
en
douce, rentrer par la fenêtre pour le reconnaître comme la
puissance active de nos actions, y compris morales ? N’est pas par
là
que Kant échappe, pour notre plus grand bonheur de le lire, au
kantisme
et à une certaine image de lui-même?
À plus, amicalement, le raseur
S.Reboul
__________________________________
Carole:
Puissance, puissance, c'est bien un concept de gros macho
ça
!
Ils m'étonneront toujours, ces virils apologues du désir
qui ne supporten pas la simple idée qu'on puisse avoir un faible
pour... Et d'où le sortent-ils donc, ces grands
libérateurs,
cet impératif bizarroïque selon
lequel il ne faudrait surtout pas défaillir ? Parce que,
d'accord,
on y peut plein de choses, et c'est essentiel de le savoir -- et de le
faire savoir. Mais, ce qu'il me semble, à moi, c'est que,
tant qu'on se contente de pouvoir, on est bien tristement seul... Et
d'ailleurs, pourquoi ça ferait trop pour aujourd'hui ? Rapport
aux
chats à fouetter, ou encore à ce bizarroïque
impératif
?
Sourire.
Carole
Carole:
> Par exemple, je me demande si ce ne serait pas quand nous nous
sentons
et
> impuissants et pourtant dignes d'estime, que nous sommes le plus
> terriblement malheureux... Parce que oui, là-dessus pas de
doute, la raison
> peut nous offrir d'immenses jubilations, en particulier la
confortante
> estime de soi ; mais elle le sait bien que ça ne suffit pas
(même si c'est
> pour elle impérativement nécessaire), qu'être
dignes du bonheur ne veut
> pas dire être heureux, et qu'elle est totalement impuissante
à nous le faire
> rencontrer, ce heur si bon, parce qu'il doit forcément
venir
d'ailleurs, de
> l'étranger salement incompréhensible et donc
indésirable,
de l'Autre quoi.
Sylvain:
être impuissant et pourtant digne d'être heureux?
Mais qu'est une dignité impuissante, sinon toujours sur le
monde,
du moins sur soi? La dignité consiste avant tout à
ne pas croire qu'on n'y peut rien!
Comme me disait un vieux boulanger de mon village après
un long
séjour à l'hopital pour un cancer: tant qu'on peut se
torcher
le cul, on est encore quelqu'un; quand on ne peut plus, il n'y a plus
qu'à
tirer le
rideau.
Quand à l'autre, son désir n'est pas garanti et il
est
vrai que le désir est désir du désir de l'autre
comme
condition du désir de son propre désir (volonté de
puissance?); mais après tout l'amour, le désir, vivent
et se développent de ce risque permanent de la perte de l'autre;
c'est pourquoi le bonheur n'est pas ce que l'on croit: une
sinécure.
Il est un dynamisme vital soutendu par la mort; c'est ce que Socrate
(trahi
comme
souvent par ce pisse-froid de Platon) fait semblant de ne pas
comprendre
dans la position de Calliclès: le bonheur ne réside pas
dans
le plaisir, en tant que tel, dans la récompense qui n'en est que
le témoignage, mais
dans le désir lui-même qui se fait objet/sujet de
lui-même
soit par la relation de domination au désir des autres en un jeu
de rôle où le dominant comme le dominé croient y
trouver
leur compte (jouissance de la
politique; même chez les mieux intentionnés), soit dans
l'amour réciproque, plus risqué, mais plus
créatif,
l'art ou la philosophie, qui, quand elle ne verse pas dans le moralisme
para-religieux, nous assure au moins ce sentiment que notre vie nous
appartient
un peu plus dès lors que nous la pensons pour ce qu'elle est: un
travail éthique sur soi-même pour mieux se
reconnaître
dans ce que l'on fait pour soi et les autres...
Autre chose mais qui a un rapport avec une certaine manipulation
de
l'histoire de la philosophie dans le sens du moralisme soi-disant
républicain:
notre enseignement de la philo fait l'impasse sur les moralistes et
les
philosophes des lumières sensualistes français, au profit
de Kant; je demande seulement que l'on accepte qu'il y ait
débat.
(Voir la liste des auteurs pour le Bac)
________________________________
Carole:
Cher nomade,
d'accord, je me suis fait plus bête que je ne suis, et j'avoue
que je le sais, que la puissance peut être plus subtile que
simplement
dominatrice.
N'empêche que... il semble de plus en plus clair qu'on n'est
finalement pas d'accord du tout.
Parce que tout ça me semble bien psycho-hygiénique :
aimer la vie, mordre dedans à pleines dents bien blanches,
être
prêt à se battre etc., la grande forme, quoi ! Une vraie
pub
pour Gym Center et Hollywood chouine gomme réunis (je sais,
j'exagère
légèrement). Évidemment, qu'il vaut mieux
être
riche et en bonne santé que pauvre et malade... Mais cela
suffit-il
vraiment ? Aimer la vie, pourquoi ? Se battre, pour gagner quoi ? Tout
ça ne manque-t-il pas cruellement de sens et ne risque-t-il pas
d'engendrer un "à quoi bon ?" impuissant définitif ? Et
les
pauvres maladifs, endeuillés, dépressifs, drogués
(j'ai bien vu que, ceux-là, vous ne les portiez pas dans votre
estime),
on en fait quoi alors ? On les accable, parce que, quand
même, ça ne se fait pas de se complaire ainsi dans le
malheur ? On les enfonce jusqu'au bout, qu'ils en finissent enfin ? Pas
sûr du tout que ce soient la morale et la religion qui
culpabilisent
le plus...
Enfin, le marrant, c'est que tout ça m'a donné l'envie
d'écrire une petite pensée sur Dieu. Parce que c'est pas
parce qu'il est tout puissant qu'il faut le jalouser comme ça.
Sourire.
Carole
________________________________
Sylvain:
Bonjour Carole,
Je suis heureux que notre dialogue puisse reprendre sur des bases plus «saines », c’est à dire en évitant les attaques ad hominem,particulièrement déplacées dans la situation, car elles ne pourraient être que des projections fantasmatiques (si tant est que ce genre d’attaques n’en soient pas toujours)
Je ne me reconnaissais pas dans la caricature du macho
philosophe de
service car la totalité de mes textes exprime de la façon
la plus nette mon refus de la domination, comme mode
privilégié
et a fortiori unique
du désir. Je suis libéral (de gauche « ? »)
et je suis très sensible à la question de la
libération
des femme, à commencer par celles qui mesont proches (mon
épouse
et ma fille que j’ai aidé dans l’expression de
leur désir d’apprendre et d’assumer des responsabilités
économiques et sociales), dont je fais une question politique
centrale.
(voir mon texteà ce sujet sur mon site). D’autre part, je suis
conscient
du fait que
l’histoire de la philosophie témoigne d’une misogynie qui a
partie lié avec l’usage du concept et de la raison comme d’un
instrument
de maîtrise, pour ne pas dire de pouvoir (la philosophie trouve
une
de ses
origine, déniée, dans la sophistique et Socrate est aussi
un sophiste, ne parlons pas de Platon). Voir les élucubrations
(pour
nous aujourd’hui) d’Aristote, de Spinoza, de Hegel etc.. sur la
question
; il y a peu de femmes philosophes, et les rares spécimens que
l’histoire
retient sont souvent mésestimées (par exemple notre
Simone
nationale a écrit des textes sur la morale qui valent largement
ceux de Sartre).
C’est pourquoi aussi je trouvais intéressant que l’on puisse
dialoguer, car votre site témoigne de la question de la femme
dans
la philo par son style qui lie les concepts et l’expérience
sensible
la plus concrète
(les images animées) dans l’incertitude du sens et la modestie
apparente du propos (avez-vous remarqué que la plupart des
sites,
à commencer sur le ring, sont masculins ?).
Sur le fond de la position que vous avez énoncée dans votre dernier message, je voudrais préciser, à la hache, ce sur quoi, à mon avis, nous sommes d’accord et ce qui me paraît au cœur de nos divergences ; accord et désaccord ne me semblent pas exactement là où vous les situez vous-même et si le dialogue philosophique a un intérêt c’est moins pournous unir sur des analyses ou prise de positions communes (ce qui, pour moi n’a pas beaucoup de sens philosophique, à moins de confondre philosophie et idéologie) que sur les tenants et aboutissants de nos désaccords, étant entendu que ces désaccords doivent être intériorisés par chacun comme base de son propre dialogue intérieur (ce qui s’appelle proprement penser selon Platon).
Je crois que nous sommes d’accord sur l’idée que la
puissance,
le conatus, est l’expression du désir affirmatif d’agir et de
penser
le monde et soi-même comme condition de l’exister (être au
monde). La résignation à la fatalité (où
à
la prétendue volonté divine) et au conformisme ambiant,
le
renoncement à l’autonomie, voire à la vie, est
contradictoire
avec le désir de philosopher c’est à dire de devenir plus
sage, plus savant, plus ouvert sur les attitudes de vie rationalisables
possibles et donc plus autonome et plus maître de soi. Là
où nous divergeons c’est sur la question de savoir si cette
volonté
de maîtrise (ou désir, pour moi, comme pour Spinoza, c’est
fondamentalement la même chose, mais réservons ce
débat
pour une autre fois) est, en tant que
telle, dangereuse ; ce qui serait en effet possible si on
interprète
le thème biblique de la chute comme l’effet d’une sortie de
l’innocence
due à la prétention à se déterminer
soi-même
; ce qui rendrait cette volonté de maîtrise en effet
contradictoire
avec le recherche de l’amour-compassion envers les plus faibles. Il y
aurait
ceux qui sont et deviennent capables de s’élever par
eux-mêmes
et les autres. En cela la philosophie (classique), ne serait qu’un
moyen
de plus d’affirmer une puissance tournée contre les faibles
soumis
à la dépendance de l’opinion et/ou de leurs passions et
en
tant que tel exclu du bonheur (sentiment
d’autosuffisance générée par l’activité
conforme à la vertu donc par la pensée philosophique). Il
y a dans la pensée philosophique un immense orgueil que Platon
résume
en disant que les philosophes ont une âme d’or
et qu’à ce titre ils ont vocation à commander les autres
pour leur bien commun véritable. Mais on peut aussi
interpréter
la philosophie comme une entreprise de libération de la
pensée
et de la vie réservée à tout
homme et femme capable de ressentir l’exigence profondément
humaine d’autonomie, afin de sortir du malheur, de l’humiliation et la
dépendance par identification servile à la puissance du
chef
( voir mon
texte sur les relations de pouvoirs) entretenue par les pouvoirs
idéologiques
et sociaux institués.
Toute idéologie dominante refuse le principe même du
penser
par soi-même pour inscrire les individus dans le cercle vicieux
de
la dépendance salvatrice collective sous l’autorité,
unifiante
et réductrice des
différences, des maîtres à penser (Kant : «
Qu’est-ce que les lumières») qui prétendent, et
souvent
y parviennent, diriger les consciences et les comportements en
valorisant
l’attitude de consentement intériorisé
de la dépendance par rapport à celle de la mise en
question.
Or et c’est là, à mon sens, que nous divergeons, si je
choisis
la deuxième position (libératrice) à
l’égard
de la philosophie, cela implique que la
puissance de chacun reconnaisse la puissance d’autrui sans s’y
soumettre
ni la soumettre. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Cela veut dire qu’il faut refuser deux attitudes antagonistes,
symétriques
et complémentaires, mortelles pour l’autonomie :
1) Celle d’être piégé, dominé par
la demande et le désir de l’autre dans l’oubli ou le renoncement
à son propre désir de se reconnaître dans la mise
en
œuvre et en scène (la vie est aussi un théâtre) de
ce désir.
Cette attitude prétend bien écarter la tentation de
dominer,
mais elle ne fait qu’inverser les rôles et donc elle rend
possible
la perpétuation de cette domination. C’est ce qui me
sépare
de Levinas : on ne peut
fonder l’autonomie sur l’abnégation, quelqu’en soit la
justification
éthique ou religieuse, mais sur la lutte pour la reconnaissance
(et là je suis en accord avec Hegel). Mais plus
profondément
et d’une manière ambivalente le sacrifice, la compassion, le
renoncement
à soi en faveur de l’absolument Autre que Levinas
découvre
dans l’expérience du face à face peut aussi être
instrumentalisé
(plus ou moins consciemment) comme un moyen informel de pouvoir
d’influence,
par le chantage affectif et la culpabilité qu’il
génère
chez celui qui est l’objet de cette quasi-sacralisation.
Méfiance
: un non-pouvoir absolu peut toujours cacher son contraire,
occulte,
et tout aussi absolu.. Et là, un point de provocation : n’est-ce
pas aussi la puissance symbolique du Christ
d’affirmer sa faiblesse par son sacrifice, et de faire de chacun
un coupable de ce sacrifice afin de payer par son renoncement et son
obéissance
sa dette infinie (le péché originel recyclé dans
la
mort du Christ) ? L’amour qui nous est demandé n’est-il pas un
commandement
pour nous faire pardonner notre faute : celle de désirer sans
permission,
ni sacrement ?
2) Celle qui met la puissance au service de la domination (cf.
Calliclès et Socrate, dans le même rêve de Platon :
tyranniser philosophiquement !). elle refuse l’altérité
et
transforme l’autre en instrument indéfiniment manipulable ; or
cet
figure du désir est voué à l’échec de la
toute
puissance : celle-ci est une illusion qui ne peut qu’engendrer son
contraire,
la désillusion, la désaffection du désir
d’être
dans l’avoir et de la joie dans la crainte de la trahison et le
délire
de la persécution. La paranoïa provoque l’autodestruction
du
désir qui ne rencontre plus que des obstacles hostiles et
mortifères
pour s’affirmer sans aucune chance de rebondir et de s’enrichir dans et
par l’expérience intériorisée du désir de
l’autre
qui seul peut préserver le désir de son asphyxie dans le
rituel fétichiste du pouvoir formel. En cela, en effet,
l’altérité
est indissociable de l’affirmation de la puissance du désir
comme
force de création et source de joie et de bouleversement (cf.
l’expérience
érotique et esthétique). Donc, là dessus nous
sommes
d’accord sur l’objectif, mais par sur la moyen : pour désirer,
il
faut au moins être deux puissances qui se désirent l’une
l’autre
en une relation dialogique mutuellement enrichissante et indispensable
pour que le désir reste ce qu’il désire : un dynamisme
transformateur et producteur de soi. L’expérience du réel
comme négation de la toute de puissance, comme résistance
est la condition de l’affirmation de la puissance active et
créatrice.
(il n’y du reste pas d’obstacle sans une force qui se déploie et
y prend sa mesure) ; une puissance absolue s’autodétruit
instantanément
(comme la liberté dès lors qu’elle cherche à
devenir
indépendance et non pas seulement
autonomie relative cf. mon texte sur le site). Le désir est
manque et production parce que manque. Le désir déploie
sa
puissance créatrice sur fond du manque à être et
précisément
dans le relation au désir autre de
l’autre, irréductible à la projection fantasmatique qui
dans la relation érotique, tend à plaquer une
construction
fantasmatique auto-érotique prédéfinie et donc
à
dégrader le jeu du désir en rituel pornographique
(scénario répétitif et frustrant : rien ne se
passe qu’un vidage dévalorisé et dévalorisant).
Tout
désir a besoin d’être provoqué par le désir
de l’autre pour produire de la jouissance partagée,
échangée
mutuellement, valorisée et valorisante (Bonheur).
Cette analyse me conduit à refuser toute position qui
voudrait
inscrire la relation à l’autre dans la pureté d’une
attitude
qui refuserait l’ambivalence et la relativité
problématique
du sens du désir : possession ou dépossession. Car c’est
de ce jeu des puissances et de leur combinaison que peuvent
naître
un dialogue érotique où chacun réalise son
désir
en déréalisant les fantasmes obtus qui l’accompagne et
lui
font prétexte, donc en se dépossédant de ce qui
provoque
la routine destructrice du désir. De ce point de vue, il n’y a
pas
de pervers heureux pas plus que de drogué, si l’on
définit
la drogue comme ce qui fait plaisir hors tout activité dans le
réel,
et par là, court-circuite la conscience du sujet comme sujet
actif
de son désir . La drogue réduit
le sujet à l’impuissance et sa conscience au sentiment de sa
dépendance au produit ou procédé (besoin et non
plus
désir ; cf. mon texte), parfois compensé par des
fantasmes
de dé ou de trans réalité (autre
réalité
plus pleine) et de possession néo-mystico-religieuse collective
(transe) ou individuelle (extase). Pour moi le grand danger de la
passion
amoureuse est le besoin de fusionner avec l’autre (ou avec Dieu) qui
conduit
droit à la dépendance torturée et jalouse, au
sentiment
d’échec et à la mort de toute relation ouverte et
heureuse
(et/ou chez le psy). L’amour est dialogue contractuel qualitatif de
puissance
à puissance dans lequel chacun engage la qualité de son
être
(donc non quantifiable au contraire du contrat commercial). Ne voir le
désir de
l’autre que comme un obstacle condamne à ne le voir que sous
l’angle négatif de l’échec. Nul ne désire ne pas
être
désiré lorsqu’il aime (le désir est désir
du
désir de l’autre) ; or à moins de penser que l’amour
réciproque est impossible, le désir est donc
fondamentalement
relation positive au désir de l’autre. Si celui-ci n’est pas au
rendez-vous, le désir devient sans objet réel ; deux
attitudes
sont alors possibles : celle de la perte du désir, du
désamour
(travail de deuil) et celle de son maintien dans la croyance imaginaire
que l’amour de l’autre reviendra, donc dans la substitution de l’amour
réel (dont l’épreuve de vérité est la
relation
sexuelle satisfaisante dans la durée) à l’amour
imaginaire
plus ou moins illusoire et obsessionnel . Seul Dieu n’est, par
définition,
qu’une croyance sans preuve expérimentale objective possible :
il
ne peut donc décevoir le désir infini qu’on lui porte :
l’amour
de dieu est une croyance que nulle réalité ne peut
contredire
puisque toute sa réalité est fantasmatique et
réside
dans ce désir même et pour le coup ne rencontre aucune
limite
extérieure et n’est menacépar aucune
contre-épreuve
; mais on ne fait pas réellement l’amour avec
Dieu (sauf peut-être certains mystiques particulièrement
imaginatifs !)
Ainsi le désir de l’autre est non seulement l’obstacle mais
surtout la condition de la réalisation du désir amoureux.
Et c’est parce qu’il est condition de réalisation qu’il peut en
être l’obstacle. Rien ne garantit
en effet la permanence de ce désir qui n’appartient pas à
l’amant(e) et qu’il ne peut jamais affirmer, sans illusion,
posséder
; cette insécurité fait que beaucoup se défendent
contre le risque de l’humiliation qu’engendre le désaccord
sexuel
et/ou l’échec de l’amour réciproque, en renonçant
à l’amour et à la réalisation du désir dans
la durée (qui en est la seule (é)preuve de
vérité).
Mais que le désir de l’autre et de son désir soit
toujours
sous le coup de la menace de l’échec, dès lors que
l’amant(e)
en assume le risque, l’oblige à discipliner l’expression de son
désir sous le forme d’un désir sans obligation
immédiate
de réciprocité, d’un désir qui s’exprime sans
demande
apparente, qui feint de présenter l’amour et ses signes comme
des
dons inconditionnels et gratuits. Par là le désir masque
son objet pour mériter de l’obtenir par la seule puissance
autonome
de l’autre, laquelle du reste est la seule preuve authentique de la
reconnaissance
que désire l’amant(e), au contraire de celle que produit le
désir de domination et le chantage (die Erpressung) ouvert qu’il
utilise à ses fins (voir Hegel).
Le désir n’est donc réalisable que par son
autorégulation
dialogué avec l’expression du désir de l’autre.
D’où
la nécessité de se parler et de trouver un langage commun
raisonnable sensible et conceptualisable lorsqu’il y a risque
d’échec
de la réciprocité (et ce risque est toujours plus ou
moins
latent). Le désir réussi (et il n’y pas plus de
désir
d’échec que de désir de souffrir, sauf sous des formes
pathologiques
qui confirment la règle).impose à l’amour de se
présenter
comme don apparent de soi. La puissance du désir implique plus
un
pouvoir d’autorégulation sur l’expression de son propre
désir
qu’un pouvoir de domination sur l’autre. Le désir exige la
compréhension
de l’autre et non la dépossession, sinon apparente, de soi, son
intériorisation en soi, en assumant le risque du manque d’amour,
pour en faire le partenaire du dialogue de soi avec soi afin de mieux
«
ajuster» son désir fantasmatique à la
réalité
(autonome) du désir de l’autre.
La relation amoureuse est composition musicale dans laquelle chacun
cherche à jouer sa partie en s’accordant avec et en improvisant
son rythme et sa mélodie sur les expressions du désir du
partenaire.
Je n’ai jamais pu prendre au sérieux l’affirmation de Lacan
: « il n’y a pas de rapports sexuels » ; j’ai
immédiatement
envie d’ajouter : « parle pour toi !». Parler de rapport
c’est
affirmer que les puissances ne
fusionnent pas et donc qu’elles n’abdiquent pas, mais qu’elles se
stimulent
mutuellement en s’autorégulant : une des plus belle illustration
de cela nous est offerte par le Jazz ou la danse contemporaine
improvisés.
Je n’ai jamais compris, non plus, comment Levinas pouvait faire l’amour
à la femme qu’il aime dans le cadre de l’expérience
émotionnelle
du visage qu’il décrit si bien, laquelle me semble interdire de
le caresser
pour se faire plaisir ! L’exaltation de cette attitude d’infini respect
de l’autre dans le renoncement à soi m’a toujours paru une
variante
trèssophistiquée de l’angélisme. Or qui veut faire
l’ange...De plus je ne ressens aucun désir d’en devenir un :
quel
serait le sexe d’un ange ?..
Dans ces conditions j’opère une distinction claire entre
la philosophie
dont la fonction est de raisonner, c’est à dire de prendre
conscience
des limites, des conditions de possibilités, de la
relativité
du jeu du désir pour le déprendre des illusions d’absolu
qui le transforme en besoin et en dépendance extatique
(autrement
être) par rapport à la poésie qui inscrit le jeu du
désir dans la créativité symbolique et la chair du
langage et, enfin et surtout, de la pensée religieuse qui
entretient
le mirage d’une résolution des ambivalences du désir dans
la
parousie ou la félicité d’un bonheur sans manque et sans
désir de puissance. : L’ultime fusion en Dieu de tous les hommes
dans un amour désincarné ou incarné en un corps
entièrement
spiritualisé : le corps glorieux, en effet impuissant de sa
toute
puissance même. C’est pourquoi j’hésite à
considérer
Levinas comme un philosophe : sa pensée est plus
apologétique
et mystique, sous couvert de phénoménologie, que
critique.
Je me souviens d’ailleurs que Ricoeur lui faisait cette critique que
la relation à l’autre doit pour être vécue dans sa
richesse et sa libéralité s’inscrire dans l’exigence non
de l’Absolu, mais de la réciprocité.
Amicalement, Sylvain
_________________________________
Carole:
Même si ce n'est plus drôle du tout
présenté
comme ça, on dirait bien qu'on est assez profondément
d'accord...
C'est vrai que la philo est bien misogyne et orgueilleuse, mais en
fait ça m'amuse plutôt de papillonner au milieu de tous
ces
hommes (voire surhommes !) en jouant à la taonne
(évidemment
parfois un peu lourde, comme vous avez pu le remarquer...).
Mais, ce que je me demande vraiment, c'est juste si la volonté
de maîtrise (ou désir) ne nous ferait pas passer à
côté de, voire des, choses essentielles, en nous refermant
peureusement sur nous-mêmes. En fait, ce doit être sur la
notion
de désir qu'on n'est pas d'accord. Moi, il me semble qu'il peut
se passer quelque chose au-delà du désir, même si,
bien sûr, tout commence toujours par lui, ça j'aurais du
mal
à en douter. Et, bien
évidemment, je ne pense pas qu'il s'agisse de renoncer au sien
, et donc à soi, pour s'en remettre à celui de l'autre,
et
donc à l'autre (et je ne crois pas non plus que ce soit ce que
Levinas
veuille dire), ce qui, en
effet, ne permet nullement de passer à autre chose, et
certainement
pas d'être deux. Et encore moins de fusionner. Et pas non plus
seulement
de rencontrer des obstacles à son désir ; plutôt de
rencontrer ce qu'on
n'aurait jamais su désirer, l'indésirable qui va bien
au-delà de tout ce qu'on pouvait désirer (qui en effet
"déréalise
tous les fantasmes obtus" qui vont avec le désir, mais pas
simplement
en le réalisant, en offrant en plus tout autre chose --
peut-être
s'agit-il juste de la réalité, qui dépasse
forcément
largement la réalisation du désir ?).
Mais le problème, c'est que je ne sais justement pas trop de
quoi il s'agit, si ce n'est d'une ouverture à une
altérité
difficilement dicible car sans doute inconceptualisable (puisque que
fondamentalement
elle nous échappe).
Ca pourrait bien avoir quelque rapport avec l'expérience
esthétique...
Donc, peut-être, comme mon copain Levinas, ne suis-je
déjà
plus en train de philosopher ? Et, pire encore, peut-être ne
suis-je
jamais qu'en train de prendre mes désirs pour une
réalité
?
Evidemment, que j'ai plein de doutes...
Sourire.
Carole
____________________________
Sylvain:
Esthétique et philosophie.
L'expérience esthétique est irréductible au
formes
conceptuelles de la pensée qui prétendent imposer un
ordre
et un sens à la richesse chaotique, polysémique,
ambivalente
de l'imaginaire. C’est pourquoi
Platon voulaient chasser les poètes hors de la cité :
il les accusait de valoriser les passions irrationnelles et violentes
aux
dépens du souci du Bien commun raisonnable. L’ami de la sagesse
doit se détourner de la
séduction trouble qu’exercent les artistes sur un public
complaisant
envers l’ubris et sa démesure.
Mais cet ostracisme renvoie à une conception de l’art qui
comprend
l’expression des passions qu’il simule au premier degrés et est
aveugle à la portée libératrice et
réflexive
que provoque leur représentation esthétique ; or l’art
est
d’abord une catharsis, comme l’avait remarqué Aristote, qui, au
contraire de Platon, ne pensait pas que l’on puisse écarter la
sensibilité
pour accéder à la connaissance du monde et de soi, c’est
à dire à la sagesse mais qu’il fallait la discipliner, ce
à quoi l’art s’emploie par la mise en scène et en formes
symboliques élaborées du chaos émotionnel. Ainsi
par
ce rappel de la complexité de l’expérience humaine de ses
contradictions et du caractère équivoque des
significations
et valeurs qu’elle met en oeuvre, l’art oblige la
réflexion philosophique à remettre en chantier ses
catégories
les mieux établies et les représentations du réel
et de l’existence humaine les plus rassurantes car trop souvent
transformées
par la philosophie et son
exploitation idéologique en stéréotypes
fonctionnels
simplificateurs ; la philosophie a trop souvent succombé
à
la tentation, que beaucoup de philosophes ont cru à tort
raisonnable,
de délivrer une vérité unique et
définitive sur le sens et la valeur de l’existence humaine afin
de poser les conditions prétendument universelles et
rationnelles
univoques qu’il convient à chacun de s’imposer pour bien-vivre.
L’art et l’expérience esthétiques rappellent la
philosophie
au souci du « connais-toi toi-même » auquel aucune
grille
conceptuelle uniformisante voire unifiée, ne peut
répondre.
Mais cette remise en cause, produite par l’expérience
esthétique,
de la rationalisation modélisée et critique de
l’expérience
humaine qu’opère la réflexion philosophique en soumettant
les énoncés au contrôle critique de la logique du
vrai
et du faux, de la définition rigoureuse des concepts et de
l’enchaînement
démonstratif des propositions, comporte elle aussi un risque :
celui
de confondre nos désirs et la réalité, la croyance
et le savoir, la vérité et l’illusion et de donner jour
à
de nouvelles illusions tout aussi rassurantes te/ou exaltantes:
celles que les mythes et les religions entretiennent en imposant un
sens univoque aux émotions qu'ils suscitent afin de soumettre
l'affectivité
individuelle à l'autorité ecclésiale qui dispose
du
monopole du sens pour mieux contrôler les consciences. L'art
sacré
est ambivalent en cela qu'il ouvre à la dérive du sens,
à
la recherche indéfini de la profondeur bouleversante de
l'expérience
subjective, mais en même temps, sa mise à disposition, son
interprétation, en canonise les formes symboliques
(icônes)
pour en faire le support édifiant d'une histoire sainte qui
utilise
l’émotion esthétique pour inscrire dans le désir
des
valeurs comportementales indiscutables (idolatrie). Cela vaut aussi
pour l'université et les musées (sauf Beaubourg?) qui
tendent
à récupérer l’art, en en faisant l’objet d’un
culte
destiné à soumettre l'imaginaire
individuel à l'autorité incontestable du sacré
(collectif).
Dans ces conditions, la philosophie, comme entreprise de remise
en cause
des illusions idéologiques externes et internes et de
libération
de la pensée, a, me semble-t-il, vis-à-vis de
l’expérience
esthétique et de
l’approche des oeuvres d’art, un double rôle à jouer :
- Inviter à suspendre le codage préétabli
des interprétations pour tenter de conceptualiser, la
complexité,
l’ambiguïté, et la richesse polysémique de
l'expérience
humaine dont l’art témoigne sous la forme d’une provocation
délibérée
des stéréotypes symboliques et formels.
- Remettre en question les catégories, le plus souvent morales
et religieuses et/ou politiques qui opère la clôture de
l'imaginaire
et lever l'obstacle de la sacralisation précodée de
l'expérience
esthétique.
Mais, en aval, cette désacralisation philosophique de
l'expérience
et de la création esthétiques (ne serait-ce que pour en
faire
l’affaire de tous) doit préparer une rupture conceptuelle
rationalisée
par rapport à tout usage instrumental de notre relation aux
autres,
afin de restaurer le lien polymorphe entre le désir de chacun et
l'ouverture sur la richesse de l'expérience autonome et
bouleversante
d'autrui; ouverture qui rend possible et nécessaire le dialogue
des corps animées comme condition de la créativité
du désir. Pour faire court, l'esthétique doit nous rendre
disponible à un érotisme qui soit libéré de
la pornographie (et cette libération peut passer par
l'esthétisation
de cette dernière): la philosophie de l'art est
libératrice
en cela qu'elle nous ouvre au jeu infini des relations
émouvantes
possibles aux formes d'expression du désir des autres pour nous
arracher aux stéréotypes fantasmatiques qui les
transforment
en instruments utiles et/ou en poupées masturbatoires. Elle n'a
pas une valeur de connaissance objective mais de propédeutique
éthique.
Elle rend possible, non une morale purement raisonnable et
débarrassée
du désir comme motivation, comme le pensait Kant (mais, à
mon sens, "la Critique du jugement" vient partiellement remettre en
question
cette position moraliste), mais une érotique
autorégulée
du désir. Je dis souvent à mes élèves et
étudiants
que la meilleure
éducation sexuelle (hétéro ou homo, peu importe,
car le différence sexuelle joue dans tous les cas...en chacun
dans
le meilleur des cas), c'est l'art qui nous l'offre. La
philosophie
ne produit jamais aucun jugement déterminant et le croire est
l'illusion
philosophique majeure, mais elle invente des jugements
réfléchissants
qui favorisent l'inventivité de la vie et du désir
d'être
heureux, dans toutes leurs dimensions: connaissance, pratique,
érotique.
Quand elle est authentique, c'est à dire qu'elle se
débarrasse
de la tentation de l'idéal religieux d'une vérité
unique et absolue (et donc forcément réductrice de la
complexité
de la vie et du réel), la réflexion philosophique
accroît
leur puissance d'être et d'agir et donc de la forme la plus
authentique
du bonheur en ce monde : se reconnaître dans ce que l’on pense et
fait par soi-même.
Sylvain Reboul, le 01/06/99.
___________________________________
Carole:
Cher ami raseur,
Incroyable, mais il semble qu'on soit presque carrément
d'accord
sur l'expérience esthétique. Mise à part, bien
sûr,
cette histoire de désir auquel on n'accorde toujours pas la
même
place, parce qu'il me semble que,
dans cette expérience-là en particulier, il est justement
vraiment dépassé. Et le fait que, évidemment,
"conceptualiser
la complexité, le neuf, l'ambigu et la richesse
polysémique
de l'expérience sensible" me paraît bien orgueilleux et
vain
s'il s'agit de s'ouvrir à elle : qu'on cherche à y mettre
un peu d'ordre en la modélisant diversement, d'accord, c'est
même
absolument nécessaire, mais je ne pense toujours pas que c'est
comme
ça qu'on saisira la moindre once de qu'elle est...
Mais que l'expérience esthétique prépare à
la morale, ça oui, j'adhère totalement, et même
à
une morale qui ne serait pas purement raisonnable, mais
véritable
ouverture à l'autre avec toute la sensualité que
ça
implique.
En revanche, là où je coince une fois de plus, c'est
quant à la place du désir : parce que, justement, il me
semble
que c'est bien, comme le disait Kant, à une sensibilité
détachée
du désir (même si elle en part sans doute toujours)
qu'elle
pourrait ouvrir, et que c'est en cela qu'elle est
particulièrement troublante et essentielle.
Néanmoins -- mais là je réagis surtout à
la version d'hier, car celle d'aujourd'hui est bien plus
modérée
de ce point de vue -- pourquoi vous obstiner ainsi à vouloir
tout
désacraliser ? C'est quand même étonnant, cet
acharnement... Qu'est-ce qu'ils vous ont donc fait de si grave, tous
les sacralisateurs ? Tout devrait-il être purement profane ? Rien
d'intouchable ? Mais au nom de quoi, vraiment ? Ou bien s'agit-il
simplement
de
désacraliser l'art, ce qui semble en effet fondé ? Non
pas que je tienne particulièrement à la notion de
sacré
-- quoique, il faudrait que je prenne le temps d'y
réfléchir
--, mais on dirait bien que c'est encore cette
fameuse puissance qui pointe son nez dominateur...
____________________________
Sylvain:
Bonjour Carole,
Mon rapport au sacré et mon hostilité à son « égard » tient à trois raisons qui justifient mon engagement en faveur de la pensée philosophique et critique.
1) Raison personnelle :
Je n’ai reçu aucune éducation religieuse et je ne peux
admettre que l’on prétende m’imposer des vérités
ou
des valeurs transcendantes et les comportements de soumission qu’elles
produisent au motif que d’autres les considèrent comme
sacrés,
c’est à dire intouchables et indiscutables. De quel droit
raisonnable
voudrait-on que je renonce à critiquer les croyances qui,
à
tort ou à raison, ma paraissent non ou mal fondées
(et c’est à moi de me justifier), sinon par le fait de la peur
et
du conformisme ? Or c’est deux motifs sont pour moi deux facteurs
d’oppression
insupportable quant à l’idée que je me fais du bonheur
(voir
plus loin). Le sacré est toujours l’objet d’une
révélation
directe (expérience mystique) ou indirecte (transmission
culturelle)
vécue comme transcendante et qui, de ce fait, contredit
l’exigence
d’être et de penser par moi-même, c’est à dire
l’exigence
d’autonomie, laquelle me paraît être aujourd’hui dans une
société
pluraliste, démocratique et qui a fait du changement son mode
normal
d’existence et de pérennité, l’exigence éthique
fondamentale,
au point que même ses adversaires, chez nous, ne peuvent
dénoncer
le libéralisme politique et sa conséquence : chacun doit
chercher par lui-même sa voie pour être heureux sans
ingérence
extérieure sauf celle qui vise à garantir cette recherche
pour tous. Ce qui implique que, si vous cherchez le bonheur dans
l’expérience
du sacré, ce qui est votre droit,, cela ne peut-être que
le
sacré pour vous et donc sans autorité transcendante que
celle
que vous lui accordez sur et par vous-même. Le sacré
personnel
n’est plus socialement sacré et n’a plus à
prétendre
l’être pour les autres : la religion ne doit plus être
reconnue
comme un instrument organisé légitime de pouvoir sur les
consciences. Le sacré devient à la disposition de chacun,
ce qui est proprement reconnaître un droit à la
profanation,
ou plutôt un droit à refuser la distinction entre le
profane
et le sacré en refusant tout pouvoir d’imposer cette distinction
comme devant valoir pour les autres. La raison, quant à elle, ne
peut fabriquer du sacré sans se contredire elle-même dans
son exigence critique : mêmes les droits de l’homme se discutent
et se relativisent au regard de leurs conditions, de leurs usages et de
leurs conséquences expérimentales (voir sur mon site). Ce
qui m’amène à la raison politique de ma méfiance
vis-à-vis
du sacré.
2) Raison politique.
Nos sociétés se reconnaissent comme démocratique
dans leur respect des droits de l’homme et du citoyens, c’est à
dire fondent la légitimité des lois et des
décisions
non pas seulement sur la décision majoritaire mais sur le
respect
garanti de ces droits, c’est à dire des libertés
fondamentales
de penser et d’agir par soi-même. Ceci implique que les
décisions
politiques, les lois etc.. doivent être justifiées en
raison
pour une majorité de citoyens qui ne partagent pas les
mêmes
convictions religieuses ou philosophiques au regard de ce qui peut
être
mutuellement avantageux ou favorable à leur droit
universalisable
(sans violence) au bonheur personnel (que je n’appelle pas le bien
commun
qui pour moi est une croyance communautariste illusoire dans nos
sociétés
pluralistes et dangereuse car potentiellement totalitaire). La
libéralisation
de l’avortement, par exemple, n’en fait pas une obligation contraire
aux
convictions de ceux ou celles qui, au nom de leur foi, s’y refusent,
mais
inscrit dans la loi une liberté supplémentaire qui peut
valoir
pour toutes les femmes, croyantes ou non ; à elles d’en
décider
et non pas au prêtre, au juge ou au médecin. La
décision
du clonage de l’embryon humain doit être apprécié
non
pas parce qu’il transgresserait une quelconque loi divine (qui n’existe
pas pour les bouddhistes ou les athées par exemple ), mais parce
qu’il met en danger les fondements rationnels (universalisables) de nos
sociétés libérales ; ce qui reste à prouver
au cas par cas (thérapeutique, procréatif etc..) et
justifie
d’un débat public ouvert à tous ceux qui font usage de
leur
raison, quelque soient leurs convictions personnelles suprarationnelles
qui n’ont pas à valoir comme motif public de leur
décision
politique.
L’invocation au sacré, plus ou moins insidieusement,
prétend
soumettre le profane (le politique à une vérité
(splendide
!) supérieure à l’homme et au citoyen, indiscutable et
à
laquelle il convient de se soumettre sans condition (c’est à
dire
aveuglement) Le recours au sacré tend logiquement, dans
une
société pluraliste, à produire du fanatisme et de
la violence religieuse et/ou (infra) politique, à soumettre la
démocratie
à la théocratie, la politique à la religion. Le
sacré
en politique est par nature un trouble à l’ordre public
démocratique
et (donc) laïc. Ce qui me conduit à la raison philosophique
car la philosophie est née de ce constat que la
démocratie
et la sophistique rationalisée qui l’accompagne
nécessairement
et qu’il est temps de réhabiliter sont incompatibles avec la
théocratie
ou règne du sacré en politique..
3) Raison philosophique
Le pensée philosophique et critique est née de l’exigence
de se comprendre et de se mettre d’accord pour vivre selon des
règles
communes universalisables par delà les convictions religieuses
en
crise (dès lors que leur prétention à
l’hégémonie
est contestée ou (auto)destructrice). La philosophie est
née
d’une crise du sacré et de la nécessité de penser,
sinon résoudre, les conflits selon des catégories
profanes
universalisables afin de trouver des compromis mutuellement
satisfaisants
en vue de poser les conditions politiques et juridiques (voir
économique
et sociales) d’une paix civile durable (exigence aujourd’hui
étendue
à la planète entière !). Cette réflexion
passe
nécessairement par une phase sceptique, c’est à dire par
une mise en doute radicale de toutes les croyances et parmi elles de
celle
qui commande toutes les illusions violentes : celle de la
vérité
ou de la valeur absolues d’énoncés ou de commandements
considérés
comme intangibles et divins (à l’exclusion de
présupposés
contraires). C’est sous cette exigence philosophique de questionnement
critique, que le sacré lui-même s’est, dans la culture
occidentale,
ouvert à la liberté d’interprétation qui l’a
progressivement
désacralisé pour permettre la constitution de
l’état
de droit profane et démocratique. Donc le recours au
sacré
est philosophiquement une régression de la pensée vers un
pensée anti-libérale et pré-philosophique
(disparue,
sauf sous le forme d’une nostalgie impuissante pseudo-critique de la
modernité)
que nul ne peut aujourd’hui invoquer sans faire courir le risque de
mettre
en cause les fondements mêmes de notre culture,
esthétique,
éthique, scientifique et politique et sans autre effet que de
légitimer
des pratiques totalitaires. Que la modernité soit conflictuelle
est une évidence d’autant qu’elle trouve sa vitalité et
son
essor dans le conflit qu’il lui faut aujourd’hui tenter de gérer
pacifiquement pas le recours à la logique et à
l’expérience
universalisable des hommes, toutes races, sexes et traditions
religieuses
et nationales confondues, si l’on veut réduire le risque de
l’extermination
(atomique, écologique, biologique ou autre)
généralisée.
Mon rapport au désir de vivre et de trouver le bonheur et mon refus de le voir sacrifié sur l’autel de la moralité pure.
Le désir en tant qu’il est désir du désir
(de l’autre
et de soi) n’est pas condamné à la tentation violente,
possessive
et/ou dominatrice , sauf sous l’effet et comme condition de son
échec
(cercle vicieux de la haine et de l’égoïsme exclusif).
Quiconque
a fait comme moi l’expérience de la dépression suicidaire
(entre 13 et 15 ans, je devais surveiller mon père pour qu’il ne
mette pas fin à ses jours et éventuellement aux
nôtres)
sait que le désir de vivre est indissociable de celui de se
reconnaître
et de s’aimer à travers ses projets et les autres (ou Dieu ?).
Le
désir de vivre heureux ici-bas est indissociable du désir
de se valoriser en inscrivant un idéal du moi (corps et esprit)
dans les relations au monde et aux autres. Cet idéal fait
nécessairement
appel à des valeurs justifiables (ce qui ne veut pas dire
conformistes),
c’est à dire devant valoir pour les autres selon certains
critères
religieux, politiques ou philosophiques considérés,
à
tort ou à raison, comme universalisables. Le désir
articule,
lorsqu’il se réalise dans des conditions relationnelles et
politiques
ou érotiques favorables, le particulier et l’universel, le corps
et l’esprit (c’est d’ailleurs un des avantage du dogme chrétien
de l’incarnation que de refuser de les séparer ; dogme
malheureusement
trahi et perverti par l’église, machine historique de pouvoir
religieux
et politique, dont les vrais fondateurs, comme chacun sait, sont St
Paul
et Constantin et non le Christ). L’expérience heureuse est donc
ouverture à autrui, elle intègre dans les cas le plus
favorable,
le bien-être corporel et le conscience éthique de soi et
des
autres.
Refuser le désir (d’être heureux) comme fondement
expérimental
(non-métaphysique) de l’éthique, c’est opposer la raison
à l’expérience, le corps et l’esprit, l’universel et le
particulier
en un conflit mortifère « intraitable » et inhumain,
en tout cas contraire à la raison et à
l’expérience
(voir médecine psychosomatique et somaticopsychique). (La morale
de Kant est de son aveu même suprahumaine, voire inhumaine). La
seule
ressource de cette position moraliste inhumaine et déraisonnable
est de justifier le renoncement au bonheur dans la perspective du salut
post-mortem, donc d’un bonheur sans désir ni souffrance, absolu
et inimaginable. (Qu’ai-je à espérer demande Kant ?
réponse
: le seule réconciliation possible grâce à Dieu :
la
mort et la béatitude ou félicité éternelle,
à condition de l’avoir méritée en nous soumettant
à l’impératif moral du devoir purement raisonnable qui
exige
que nous refusions de prendre le désir d’être heureux
comme
motif de nos actions). Le salut renvoie donc au sacré, qu’il
soit
religieux ou rationalisé (illusoirement), et le sacré au
sacrifice de soi à Dieu et aux autres, position proprement
intenable
pour un non-croyant et de plus hypocrite (ce que n’exclut pas Kant
lui-même,
grand lecteur de La Rochefoucault).
A mon sens, entre le sacrifice de soi et le bonheur, il faut choisir le bonheur comme fondement de l’éthique car même le sacrifice est une forme paradoxale, ambivalente, du désir d’être heureux : celle de se valoriser par la souffrance sacrificielle comme punition salvatrice de la faute originelle (le péché) : désirer être heureux par et pour soi-même (ce qui inclut aussi des relations ouvertes et généreuses et non exclusivement possessives aux autres et donc une éthique du bonheur).
Votre site, en tout cas, ne témoigne pas de votre vocation pour le sacrifice, si tant est que vous éprouviez le sentiment du péché (à distinguer donc de la faute éthique), ce pour quoi je l’apprécie.
Amicalement, le raseur de service, Sylvain
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Carole
Cher ami sacrilège,
non, en effet, la raison ne peut fabriquer du sacré, ce serait
bien totalement contradictoire ; mais peut-être peut-elle
simplement
en découvrir... Si, indéniablement, elle est capable de
construire
plein de choses (de concepts), mais n'est-elle pas censée aussi
(surtout ?) être à même de découvrir,
d'ouvrir
à autre chose que ce dont elle est elle-même auteur ?
D'ailleurs, si philosopher c'est essentiellement douter, cela
n'implique-t-il
pas qu'au moins on se demande s'il n'y aurait pas du sacré ? Au
nom de quoi pourrait-on affirmer que c'est une question
"régressive"
? Comment prétendre être sûr de quoi que ce soit
quant
à cette question-là ? Le "progrès", est-ce
d'être
convaincu que rien n'échappe à la raison comme vous
semblez
le sous-entendre, ou que rien n'échappe au doute ? Et, si rien
n'échappe
au doute, cela ne laisse-t-il pas nécessairement une place
irréductible
à la croyance (non pas qu'il s'agisse de croire en n'importe
quoi,
évidemment) ? Et serait-ce parce qu'il y aurait du sacré
que cela impliquerait nécessairement que le profane y est soumis
? Et qu'il faudrait se sacrifier à lui ? Au contraire, le
sacré,
ou au moins le transcendant, ne pourrait-il pas nous intimer de nous
réaliser,
d'exister pleinement, bien plus radicalement que le désir
d'être
heureux ? En tout cas, à mon humble avis, la morale de Kant n'a
jamais été une morale du sacrifice de soi, même si
elle est indéniablement dure. S'efforcer d'agir de
manière
désintéressée ne veut aucunement dire se
sacrifier,
juste tenter d'être autre chose que seulement désir (mais
je sais bien que c'est là que vous bloquez). "Agis de telle
sorte
que tu ne traites jamais l'humanité, aussi bien dans ta propre
personne
que dans celle d'autrui, seulement comme un moyen, mais toujours en
même
temps comme une fin". Kant le reconnaît bien que, de toutes
façons,
autrui sera un moyen de satisfaire mon désir et que donc je
profiterai
de lui d'une manière ou d'une autre (pas le moindre sacrifice
là-dedans),
mais ce qu'il exige, c'est qu'il ne soit pas que ça, qu'il ne
soit
pas avant tout ça. Et, du même coup, que moi-même ne
sois pas qu'un désir, sachant que bien sûr j'en suis de
toutes façons un ; que mon désir d'être heureux ne
soit pas motif de mon action, sachant que bien sûr il est
toujours
là et qu'il ne s'agit pas d'y renoncer, juste de le
différer.
Il s'agit d'être autre chose, d'agir autrement, non pas de se
sacrifier...
Sinon, bravo et merci pour la publication de notre correspondance.
Bonnes vacances à vous (je pars).
Sourire.
Carole
À suivre...(peut-être)