Entre "Jacques Laporte en vert, Jacques Bonnioten rouge, et Sylvain Reboul en orange
Jacques Laporte:
Pour Heidegger, la différence
ontologique
sépare l'être de tout étant, y compris
l'étant
suprême : Dieu.
Dès lors, la philosophie chrétienne
est un "cercle carré" et la métaphysique qui confond Dieu
et l'Être dans une onto-théo-logie doit être
critiquée.
La théologie n'est qu'une science
positive
à qui revient de s'occuper de cet étant là. Fut-il
suprême.
A la philosophie la question de l'Être.
Cette position radicale et arrogante se fonde sur un soi-disant "oubli" de la question de l'être, par la pensée métaphysique, durant toute son histoire, immédiatement après Platon et Aristote, "sondern bei allem Interesse für "Metaphysick" in Vergessenheit gekommmen ist". D'où la tâche : "einer Destruktion des Geschichte der Ontologie" (cf. 1, p 19 et 21.
Ainsi, dans sa lecture d'Aristote, l'être est abordé comme fondation des étants, puis il en vient à être nommé Dieu. D'oubli en oubli, la pensée de l'être passe à l'onto-théo-logie, à la science qui a pour objet les étants, pour aboutir à la technique triomphante, via la "volonté de puissance". "La fin de la métaphysique, la crise du monde technique, qui aboutit à la mort de Dieu, est en réalité le prolongement de l'onto-théo-logie" (2)
Cette pensée radicale est une réduction historique qu'il serait facile de "déconstruire". Heidegger ignore effectivement la pensée médiévale et notamment Thomas D'aquin qui situe l'Acte d'Etre au-dessus de tous les étants et le distingue radicalement de l'" ens commune". Mais ce n'est pas mon sujet.
Elle mène son auteur à la sortie de la foi chrétienne présenté comme le cinquième phénomène essentiel des temps modernes : "le dépouillement des dieux" (Entgötterung). Pas au point d'entrer dans l'athéisme grossier toutefois, puisque ce terme est à comprendre comme "la vacance par rapport à Dieu et aux dieux". Responsable de cette vacance : le christianisme, lui-même. (3, Die Zeit des Weltbildes, p 100 trad. française).
D'ailleurs cet "Entgötterung" n'exclut pas la "religiosité" : "c'est plutôt avec lui seulement que le rapport aux dieux se mue en religieux .Quand les choses en viennent là, les dieux disparaissent" (3, op. cit p101).
Alors Dieu est-il mort ? Non, car "si Dieu (au sens chrétien) a quitté sa place dans le monde suprasensible, cette place quoique vide, demeure" ("Nietzsche Wort "Gott ist tot"" 3, p. 271)
C'est l'époque du "défaut de
dieu".
Entre "le "ne plus" des dieux enfuis et le "pas
encore" du dieu à venir".
Faut-il le chercher à partir de
l'être-au-monde
? Pour arriver à une conception de la "causa sui" ..."devant
laquelle
l'homme ne peut ni prier, ni tomber à genoux, ....ni danser"(4).
Mais quoi alors ? Comment penser ce
dépassement
?
Réponse : le sacré (Das
Heilige).
"L'essence du sacré ne se laisse penser qu'à partir de la
vérité de l'être".
Un pas de plus..... : comment penser le
sacré
?
Réponse : Hölderlin, poète
allemand et plus particulièrement le poème "Comme un jour
de fête" car nommer le sacré est le fait du poète.
"Das Heilige sei mein Wort". Le sacré, parole du poète
est
l'ouverture originaire du monde.
Le sacré est l'origine, le coeur du monde. La Nature. Le sacré est même au dessus des dieux ......"über die Göter des Abends und Orients". Je souligne mais cite verbatim sans traduire. Über die Göter des Orients. (5)
Les dieux du soir sont ceux de la chute et
ceux
de l'Orient, ceux de la révélation.
Les dieux des religions anciennes sont
régionaux.
Seul le sacré est universel : "domaine de toutes les
régions"
(Bereich aller Berirke).
Pourquoi des poètes en temps de détresse ?
"Avec la venue et le sacrifice du Christ a commencé, pour l'expérience historiale de Hölderlin, la fin du jour des dieux. C'est la tombée du soir. Depuis que les trois alliés substantiels, Héraclès, Dionysos et Christ ont quitté le monde, le soir de cet âge décline vers la nuit". (3, Wozu Dichter).
Mais alors derechef : pourquoi des poètes ?
"Les poètes sont ceux des mortels qui, chantant gravement le dieu du vin, ressentent la trace des dieux enfuis, restent sur cette trace, et tracent ainsi aux mortels, leurs frères, le chemin du revirement" (Wozu Dichter p.327)
Et jusqu'au soir de sa vie, le philosophe attendra : "Seul un Dieu peut nous sauver ..." (entretien au Spiegel 1966-1976). Dieu ou dieux à venir.
J'ai du mal à ne pas qualifier tout ceci de néo-paganisme. A moins qu'il me manque une étape et qu'un concept -par moi compris dans un sens vulgaire - dissimule un sens secret.
Une chose est claire, parce qu'elle est un manque flagrant qu'il suffit de constater.
Absence de l'Autre dans cette philosophie. Pas d'éthique pas de morale sinon des valeurs. Le sujet humain est isolé face à son angoisse et à sa mort. Absence désolante du visage de l'autre.
Néo-paganisme cette vision de fin de l'Histoire, de mort de Dieu, d'un au-delà de la métaphysique où se dissoudraient les espérances anciennes, mais se préparerait l'autre commencement libre de toute métaphysique (6)
"La voilà donc l'éternelle
séduction
du paganisme, par-delà l'infantilisme de l'idolâtrie,
depuis
longtemps surmonté.
Le sacré filtrant à travers le
monde" (7)
Jacques Laporte
------------------------------------
(1) Sein und Zeit, Edtion Max Niemeyer ; la traduction
française,
chez Gallimard, est illisible,
(2) E. Lévinas, Cours en Sorbonne 7/11/1975, in "Dieu, la mort
et le temps",
(3) Holzwege : pagination de la traduction française de
Brokmeier,
(4) Identität und Differenz, in Question I, p. 306,
(5) Erläuterungen zu Höldelins Dichtung, p. 66,
(6) Une analyse plus fine distinguerait la période de
l'engagement
volontariste (auto-affirmation du sujet) et la période de
quiétisme,
pure méditation solitaire, sans dialogue ("Conceptions du
Monde"),
(7) E. Lévinas, Difficile Liberté, p. 325.
J'ai lu avec attention cette lecture et cette
critique de Heidegger s'agissant de la question de Dieu, critique
d'inspiration
lévinassienne. L'ouvrage de référence sur
ces
questions (même s'il commence à dater un peu) est
l'ouvrage
collectif Heidegger et la question de Dieu, Grasset 1980.
Beaucoup de choses sont exactes dans ce fulgurant
raccourci de la pensée de Heidegger. Une au moins est inexacte :
"La théologie n'est qu'une science positive à qui revient
de s'occuper de cet étant là [Dieu]". Heidegger
écrit
au contraire (ou plutôt a dit, dans une conférence
prononcée
à la faculté de théologie [de Tübingen sauf
erreur])
en 1927, donc texte
contemporain d'Etre et Temps, que la
théologie
parlait de tout sauf de Dieu. "Dieu" n'est pas un positum (un fait, un
donné), dont pourrait se saisir une quelconque science positive,
fût-elle théologique. Pour Heidegger, l'objet propre de la
théologie est "l'être chrétien",
l'élucidation
du mode d'être, de vie et de pensée caractéristique
de la chrétienté. Quand Heidegger écrit de
Kierkegaard
qu'il n'est pas un philosophe mais un penseur chrétien (et,
ajoute-t-il,
pas n'importe lequel, mais le seul qui soit à la hauteur de son
époque), c'est à ce partage-là qu'il fait
allusion.
(Le texte est paru en français en 1966 dans une traduction du
Père
Régnier sous le titre "Phénoménologie et
théologie".)
Oui, la place demeure, même après la "mort de Dieu", même chez Nietzsche, et c'est bien ce qui risque de continuer à obstruer notre chemin vers la compréhension de la question du sens de l'être (Cf. les premières pages d'Introduction à la métaphysique.)
On ne peut pas dire qu'Heidegger ignore
purement
et simplement la pensée médiévale. Il a fait sa
thèse
sur un texte qu'on attribuait à l'époque à Duns
Scott
: le Traité des catégories. Dans "Le Principe de raison",
il commente longuement la formule d'Angélius Silésius :
"La
rose est sans pourquoi, fleurit parce qu'elle fleurit..."
Il s'est par ailleurs confronté à
une objection qui lui a été opposée :
l'ontothéologie
ne sombrerait pas dans l'oubli de l'être chez saint Thomas
d'Aquin,
dans la mesure où st Thomas écrit "Deus est suum esse",
"Dieu
est son être même", et partant, St Thomas ne penserait pas
Dieu comme un étant, fut-il suprême, mais l'identifierait
à l'être lui-même (les créatures ont
l'être, existent, Dieu seul est
l'être.).
Heidegger récuse bien entendu cette lecture de St-Thomas et
maintient
que toute la pensée médiévale est prise dans
l'ontothéologie,
c'est-à-dire est dominée par l'oubli de la question de
l'être.
Manque-t-il une étape ? A mon avis, oui
: celle du divin. Le divin est une dimension de l'humain, une des
possibilités
de l'être humain mortel. "Dieu", c'est le divin pensé
comme
un étant, sur le modèle d'un étant, c'est le divin
chosifié, réifié, substantialisé. La
pensée
de Heidegger rétrocède de Dieu (ou des dieux) au divin
puis
au sacré. Plus ancien que le dieu ou
les dieux se tient le divin.
Il me semble déceler une ambiguïté dans le terme "attendre" : "le philosophe attendra". Attendre chez Heidegger ne signifie aucunement ne rien faire, attendre est au contraire l'agir le plus haut (Maïtre Eckhart n'aurait pas renié cette formule...) Attendre, c'est ménager un chemin par où puisse un jour refaire jour l'advenue du divin. C'est ce que Heidegger appelle encore "méditer" = penser sans être rivé à l'étant et à l'efficacité technique. C'est ménager une place à une pensée autre que celle commandée par les impératifs de la science et de la technique.
Absence de l'Autre ? C'est la critique la plus
directement "lévinassienne". Je ne pense pas que l'on puisse
être
aussi radical. Heidegger pose à plusieurs reprises la question
du
"Mitsein" dans Etre et temps, de l'être-avec. (§§ 9,
25-27)
Cf. Le commentaire que j'en fais dans l'ouvrage
collectif Autrui, Bréal 1999 p.180-183. Je m'efforce d'y montrer
que l'être-avec est absolument originaire, co-originel à
l'existence
du Dasein lui-même, que le Dasein est "d'emblée et de
prime
abord" (comme dirait Heidegger) avec les autres ; que l'être-avec
ne surmonte aucun solisisme antérieur, qu'il n'a pas à
être
constitué (contrairement à Husserl,
Méditations cartésiennes 5), et que par conséquent
la solitude n'est pas l'absence de "Mitsein" mais un mode
déficient
de "l'être-avec".
Reste que certes, le Mitsein heideggerien n'a
rien à voir avec l'ouverture au visage de l'Autre
chez Lévinas... Il n'y a
certainement
pas "d'éthique des valeurs" chez Heidegger. C'est un des points
les plus
frappants des distances qu'il prend par rapport
à Nietzsche : "Penser en termes de valeurs est le plus grand
blasphème
à l'égard de l'être." (mais on retrouve
peut-être,
autrement, une thématique nietzschéenne : celle de
l'innocence
du devenir...)
Un néopaganisme ? C'est en tout cas
incontestablement
une lecture possible, inquiétante, de cette thématique
chez
Heidegger. La seule lecture possible ? Voilà qui resterait
à
examiner.
Cordialement,
Jacques Bonniot.
Bonjour Jacques Bonniot,
Merci, pour votre texte très
pénétrant
sur le sujet qui m'occupe.
Je numérote vos paragraphes, pour
plus de clarté :
1 - Beaucoup de choses ...
2 - Oui, la place demeure ...
3 - On ne peut pas dire ...
4 - Manque-t-il une étape
5 - Il me semble déceler ...
6 – Absence de l'Autre ...
7 – Un néo paganisme ...
Sur le point 2 nous sommes d'accord.
Le point 7 est l'objet de ma recherche
actuelle. Jamais Lévinas n'a finalement renié son
engagement
heideggérien du temps
de Davos et Fribourg. Et pourtant, son
œuvre est une pensée critique depuis le début. Dans le
texte
"De l'évasion" (écrit
en 1935) se trouve ébauchée
une description de l'enchaînement, de l'enracinement au sol, mode
d'exister spécifique, "être
rivé".
Cette description peut être
reliée
avec un de mes textes préférés de 1961 qui envoie
Heidegger et Gagarine (sic) dans le
ciel, défend la technique "moins
dangereuse que les esprits du Lieu", et s'élève contre un
paganisme très tôt pressenti. Ce
"courant prestigieux de la pensée
occidentale …. retrouve le monde et avec lui, une enfance
pelotonnée
mystérieusement
dans le Lieu". "Le mystère des
choses est la source de toute cruauté à l'égard
des
hommes". (Difficile liberté p. 325).
Cher Lévinas …..
Sur le point 5, je trouve sensible la
définition
de l'attente comme méditation, comme préparation de la
venue
pressentie ou
annoncée. Le journaliste du Spiegel
fait d'ailleurs bien son métier :
Q : Croyez-vous que nous puissions penser ce dieu de manière à ce qu'il vienne ?
R : Nous ne pouvons pas le faire venir par la pensée. Nous pouvons au mieux éveiller une disponibilité pour l'attendre.
Préparer, éclaircir le domaine de la venue, penser l'essence du divin ?
Dans un autre type de pensée, tout ceci pourrait être nommé : prophétisme eschatologique !
Sur votre sixième paragraphe, je
vais me reporter à votre "Autrui" que je ne connais pas. Vous
avez
raison de noter que
le Mitdasein heideggérien (et le
fürsorge p. 122 SnZ dont le pouvoir être n'est pas là
pour ôter le "souci" à l'autre, mais
proprement pour le lui restituer "als
solche zurückgeben" ) n'a rien à voir avec le visage de
l'autre,
chez Lévinas, "porteur
immédiat du message du Sinaï
: tu ne tueras pas ", selon la belle phrase de Ricœur .
Sur le point 3, je campe sur ma
position,
jusqu'à démonstration du contraire (que je ne trouve pas
chez Heidegger – mais
le "reste à lire", par moi, est
considérable). Le thème de la confusion entre
l'être
et Dieu embrasse deux mille ans
d'Histoire de la pensée. Ce
débat
tourne vite à la bataille position contre position. Je dirai
modestement
que, dans ma
lecture de Thomas d'Aquin, de Pseudo-Denys
(sans parler de ceux que je connais moins, par exemple Bonaventure), je
ne rencontre pas cette confusion entre
l'être et l'Etre suprême. J'y vois toujours l'Etre
au-delà
de l'être.
Heidegger renouvelle totalement le
problème
de l'être, bien entendu, mais je trouve arrogant ce procès
de l'oubli. Un point
est avéré, à mon
sens. Si oubli il y a, il n'est que régional. "Toute la
philosophie
occidentale est du platonisme" lit-on dans
le Nietzsche II p.171 trad. fr. Mais
l'Orient
a suivi d'autres chemins et, en fait d'oubli, Heidegger passe à
côté du "massif
hébraïque" comme le souffle
le même Ricœur (in Heidegger et la question de Dieu) : sa dette
impensée.
Enfin, j'en viens au point 1. Ma formule emporte-pièce est lue par un expert !
Il faut avoir le courage de le reconnaître : les phrases lapidaires sont souvent destinées à lapider.
Je fais donc amende honorable et
reconnais
qu'il s'agit là d'une formulation imprécise de mon
interprétation
(probablement
imprécise d'ailleurs) et non d'une
citation.
Je connais bien sûr le texte
"Phänomenologie
und Theologie" de 1927 (c'est, pour moi, un texte fondateur, comme celui
de la conférence "Le concept de
temps" de 1924, dans lequel on peut lire : "La théologie traite
du Dasein dans son être
devant Dieu. Dieu lui-même n'a pas
besoin de théologie, son existence n'est pas fondée par
la
foi "). J'ai arpenté
également (aussi
profondément
que mon Allemand me l'a permis) le cours de 1920-1921, in GA 60.
Pour l'auteur du texte de 1927 et
à
ce moment-là (fin de la période Marbourg, amitié
avec
Bultmann), le positum de la
théologie est la
"christianité",
l'advenir préchrétien, "avec le crucifié". Bref
l'existence
de la foi en Jésus alors que cette
dernière est attente de
l'immédiateté
du Royaume de Dieu, dans l'inquiétude constante d'une vie pour
laquelle
"gibt es
keine Sicherheit" (GA 60, p. 105).
Je laisse de côté (dans ce
message) les points intéressants sur le caractère
préchrétien,
avant le paulinisme, dans la
fraîcheur de l'origine du
kérygme
et sur la définition de christianité.
Sur la question générale
d'une théologie générale (non-chrétienne),
je note que Heidegger en reconnaît l'importance : "La
question de savoir si la théologie
en général est une science est le problème le plus
central, mais elle doit être écartée ici"
(PT p. 15, GA 9) ; Quel est alors son
positum ?
C'est bien Heidegger qui parle de
l'Etant
suprême, par exemple, dans le Nietzsche II p.359. Dès
lors,
il existe bien une
science positive, selon sa propre
définition,
qui a pour positum cet étant là.
De surcroît, si le positum de la
théologie chrétienne est "l'existence en l'attente du
Royaume
de Dieu", il est intéressant de
se demander concrètement de quoi
va s'occuper cette science, si elle ne traite pas de Dieu.
Car le dieu de la christianité
n'est
pas pure extériorité. Il est intervenu dans l'Histoire et
sa Passion est celle d'un
Homme-Dieu crucifié, par les hommes
et pour leur salut. Dès lors et de mon point de vue, la
théologie
chrétienne traite,
bien évidement, de l'attente
eschatologique,
de la messianité, de la justification et de l'universalisme des
voies du salut. Elle
traite de la folie de la croix du Christ
contre la sagesse des hommes. Sagesse contre sagesse, folie contre
folie.
Tout se passe comme si, pour Heidegger,
cette science positive ne pouvait tout de même pas s'occuper de
la
question de
Dieu. Comme si Dieu était tout
de même au-delà de l'ontique. C'est ce qu'il semble
découvrir
dans le texte "Constitution
théo-onto-logique de la
métaphysique"
où il écrit : "la pensée sans Dieu, qui se sent
contrainte
d'abandonner le Dieu des
philosophes, le Dieu comme causa sui,
est peut-être plus prêt du Dieu divin" (ID trad. fr p. 306).
Il redécouvre, selon moi, qu'il
lui faut faire cohabiter deux types de transcendance celle de
l'être-au-monde,
pour lequel
"rien n'est décidé quant
à un possible être pour Dieu - Sein zu Gott" (texte de
1929)
et la transcendance divine.
Un nœud dans la pensée de Heidegger qui nous ramène au divin et à votre point 4.
Car "l'essence du sacré ne se
laisse
penser qu'à partir de la vérité de l'être.
L'essence
de la divinité ne se laisse penser
qu'à partir de l'essence du
sacré
". (BuH).
Encore merci, pour votre lecture attentive. Bien cordialement.
Jacques Laporte
Cher Monsieur,
Merci pour votre message, sa courtoisie, sa
finesse.
Puis-je simplement vous demander de formuler
ainsi (pour faciliter la compréhension) la première
phrase
de ce que vous appelez mon "point 5" : "Je crois déceler, etc."
Pourriez vous me donner connaissance de l'adresse
de votre site ? Votre texte m'avait été
envoyé dans ma boîte aux lettres
par un collègue commun, Sylvain Reboul. (qui connaît mon
intérêt pour Heidegger, mais aussi
pour la théologie...)
Je connais également le texte de
Lévinas
sur "Heidegger et Gagarine !", et comprends (et partage en partie)
l'inquiétude
de Lévinas face à ce qui pourrait bien ressembler
à
un nouveau paganisme (cf. aussi le développement de certaines
tendances
de la "nouvelle droite" en France il y a quelques temps...)
Je pense que le texte de l'interview au Spiegel
ne peut en aucun cas être considéré comme un texte
fondamental, un texte où Heidegger travaille philosophiquement
parlant,
c'est plutôt un texte d'"auto"- vulgarisation adapté au
public
supposé du Spiegel... Donc je pense qu'une lecture qui se
baserait
sur ce texte pour analyser ou critiquer la pensée de Heidegger
s'en
trouverait extrêment fragilisée. Mais ce thème du
dieu
à venir n'intervient pas par hasard, et pas que là :
c'est
un thème central des Beiträge, toujours pas traduites en
français
à ma connaissance. J'ai eu une longue discussion sur ce sujet
avec
Sylvain Reboul, discussion qui figure sur son site. ("Heidegger,
les sciences et les techniques")
La question de l'eschatologie est en soi
intéressante.
Elle se pose déjà à propos de la
phénoménologie
de Husserl. Vous connaissez bien sûr le livre Présence et
eschatologie dans la pensée de Martin Heidegger (Ysabel de
Andia,
Université de Lille III Editions universitaires, 1975). A mon
avis,
évoquer l'eschatologie n'a rien d'infâmant et ne
discrédite
pas pour autant la pensée de Heidegger
: je demande à voir, je réclame un droit d'inventaire.
L'intervention de l'eschatologie est bien
sûr
liée à la critique de la métaphysique de la
présence
(critique qui me semble décisive, à mon sens un des
acquis
de Sein und Zeit, où Heidegger montre que le postulat implicite
: "est réel ce qui est là sous la forme de la
présence-subistante
de la chose" est le grand présupposé de la
métaphysique,
qui amène à penser toute chose (y compris Dieu et la
conscience)
sur le modèle de la "chose", et maqnue par là le mode
d'être
spécifique du Dasein, et empêche peut être que soit
simplement posée la question du temps. Dans un autre contexte
philosophique,
Bergson parlerait de primat accordéà l'espace, de "temps
spatialisé" qui interdit de penser la durée de la
conscience
elle-même, la conscience comme durée. Mais le lien
à
Kierkegaard est aussi très fort, et sûrement pour
Heidegger
philosophiquement plus déterminant. L'essentiel se joue dans Le
concept d'Angoisse, et je ne peux que regretter que nous n'ayons
toujours
pas, en français tout du
moins, les cours que Heidegger a consacrés
à Kierkegaard. (J'ai aussi abordé ces questions dans "Le
Temps", ouvrage collectif, Bréal 1996).
Mais l'intervention de l'echatologie est aussi
liée à la question de l'histoire de l'être, de
l'historialité
de l'être pensée comme destin (Schicksal) ce qui n'a rien
de mystique ou de mystérieux comme vous le savez, mais
désigne
seulement l'être comme ce qui nous est envoyé,
destiné
: comme ce qui vient à notre rencontre. C'est pourquoi je crains
qu'il n'y ait pas grand chose à attendre d'une "réponse"
à Heidegger qui rappellerait l'infinie transcendance divine, le
fait que la divinité transcende tous les contraires et toutes
les
choses finies, tous les étants. Heidegger insiste au contraire
sur
la finitude de l'être, sur son historialité (l'être
n'est ni une personne, ni infinie, ni éternel, il ne
possède
aucun des "attributs" traditionnels de la divinité dans la
théologie
classique).
Tout à fait d'accord sur la dette
impensée
de Heidegger vis-à-vis du judaïsme : il y a là une
unilatéralité
massive, une grande désinvolture, pour ne pas dire plus. J'ai
retenu
une formule, elle aussi lapidaire, de Paul Ricoeur : un pas en
arrière,
d'accord (vers les grecs, les présocratiques), mais pourquoi pas
deux (jusqu'au prophétisme hébreu, où il y aurait
quelque chose à penser, quelque chose d'entièrement
étranger
à la métaphysique et à son histoire).
Vous connaissez bien sûr la formule de
Heidegger : "Si je devais un jour écrire une théologie -
et je suis souvent tenté d'en écrire une - le mot
"être"
n'y figurerait pas." (1951 ; cité par Derrida, De l'esprit,
Galilée
p.13) S'il faut voir là plus qu'une boutade (et je le crois :
Heidegger
n'était pas vraiment un petit plaisantin), il faut y voir l'aveu
que quelque chose de
décisif est resté en retrait, en
réserve : cette théologie possible, Heidegger ne l'a pas
écrite, et ne l'écrira pas.
Quant au : "le mot "être" n'y figurerait
pas", ce crois qu'on ne peut le comprendre que comme signifiant : une
telle
"pensée", une telle "théologie", ne devrait rien à
la Grèce et à la pensée grecque (contrairement
à
toute la théologie médiévale, donc contrairement
à
tout ce que nous avons appris à appeller "théologie"),
où
s'enracinerait-elle alors (car il est impensable
chez Heidegger qu'elle naisse
spontanément,
de rien ! ) Une telle pensée s'inscrirait en dehors de la
métaphysique
et de son histoire - en marge dirait Derrida - elle ne serait pas
confrontée
à la tâche de "sortir de la métaphysique",
puisqu'elle
se situerait d'emblée ailleurs. Quand Heidegger évoque la
possibilité d'écrire lui-même une théologie,
je pense que l'on ne doit pas consiédérer qu'une telle
théologie
serait une "science" au sens des canons modernes et de la
définition
de ce qui est scientifique. Pour Heidegger, la science moderne
appartient
de part en part à la métaphysique, elle en est
irrévocablement
prisonnière, et donc cette "théologie" absente serait,
comme
le "Post-scriptum" de Kierkegaard, résolument non scientifique.
(Je fais ici référence au Post-Scriptum définitif
et non scientifique aux miettes philosophiques de Kierkegaard). Si la
théologie
envisagée par Heidegger n'est pas une science, quel est son
positum,
a-t-elle un positum et a-t-elle à en avoir un ?
Je vais risquer ici une réponse, tout
à
fait hypothétique. Je pense qu'à la lumière de ce
que Heidegger appelle le "Quadriparti" (das Geviert) dans "Bâtir
habiter penser", in Essais et conférences, Tel Gallimard), on
peut
imaginer que cette improbable théologie s'attacherait à
penser
l'être du dieu ou des dieux dans l'horizon du divin, en tant que
les dieux habitent le monde et même contribuent à la
constituer
avec les hommes, les mortels (et ici, il faut bien donner raison
à
Lévinas : on estbien en plein "paganisme", pour autant qu'une
telle
formule ait un sens pour Heidegger...) Voici donc
l'hypothèse
que je risque : une théologie heideggerienne s'attacherait
à
élucider le mode d'être des dieux dans l'horizon du divin,
"comme" Etre et temps s'attache à
élucider
le mode d'être et les existentiaux fondamentaux du Dasein dans
l'horizon
de l'être et du temps. Hypothèse hardie : qu'en
pensez-vous
? Cela nous repose entout cas la question du rapport à
l'héritage
grec : que savons nous du commerce entre les divins et les mortels pour
constituer l'unité d'un monde, mis à part les
présocratiques,
mis
à part le choeur d'Antigone, mis à
part Hölderlin et tout ce qu'il doit à la Grèce,
tout
ce en quoi il est et pense grec ?
Je pense que pour la détermination de
l'objet de la théologie comme "christianité", "fait
d'être
chrétien", le rapport à Kierkegaard, et en particulier au
dernier Kierkegaard, celui de L'instant, est au moins aussi
décisif
que l'amitié avec Bultmann. Heidegger a donné des cours
sur
Kierkegaard, on l'imagine mal en donner sur Bultmann !
Je suis sensible à ce que vous appelez
"le procès de l'oubli". Toutefois il ne faut pas oublier qu'il
ne
s'agit pas d'un simple procès (du moins au sens juridique du mot
: il s'agit peut-être d'un procès/processus au sens
ontologique)
: il appartient à l'essence même de l'être de se
dérober
et de se faire oublier au profit des étants, de se "tenir en
retrait"
comme la nature
"aime à se cacher, à se retirer"
(Héraclite § 123, GF p.81 ; Conche § 69 p.253). Donc
l'oubli
n'est pas le fait d'une simple inattention de la part des hommes, et ne
sera pas non plus surmonté par un quelconque "regain
d'attention".
Cet "oubli" est lui-même plein de sens et lourd d'enseignements
sur
ce qu'est -ou n'est pas - l'être. L'oubli n'est bien sûr
pas
à penser
comme contraire de la mémoire mais
à
partir du rapport voilement/dévoilement, aléthéia,
vérité. Jusqu'à un certain point, on pourrait dire
que l'être est son oubli même. Ce avec quoi est aux prises
Sein und Zeit, puis l'oeuvre ultérieure de Heidegger, c'est
"l'oubli
de l'oubli", l'oubli de cet oubli fondateur qui est la condition de
l'entrée
dans la métaphysique et qui porte
toute l'histoire de la métaphysique. Pas
plus que Heidegger ne pense qu'il s'agit simplement d'en finir avec la
métaphysique, de "sortir de la métaphysique", pas plus il
ne pense qu'il ne s'agit de mettre fin à un funeste et
accidentel
oubli. Il s'agit tout au contraire de mettre en pleine lumière
cet
oubli, à savoir celui de la différence entre l'être
et les étants.
Ceci m'amène tout droit au dernier
point
: faut-il accorder à Heidegger sa "lecture de la tradition
médiévale",
disons de la tradition allant de l'Antiquité tardive
jusqu'à
Descartes ? Bref, faut-il lui donner crédit de ce qu'il appelle
l'onto-théo-logie ?
Je suis comme vous sensible à toutes les
formules qui soulignent l'infinie transcendance divine "essence
suressentielle"
dit le Pseudo-Denys, sur le fait que "Deus est suum esse", les formules
abonderaient, mais je crains que tout cela ne nous avance guère
en direction de ce que Heidegger appelle "l'être". L'être
tel
que le pense Heidegger n'est pas le créateur des étants,
il ne se tient pas à l'égard des choses (des
"créatures")
et du monde en général (de la "création") dans un
rapport de création. Pour Heidegger, seul un étant peut
créer
un autre étant, c'est-à-dire en être la cause. Or
comment
contester à Heidegger que toute la tradition chrétienne,
toutes tendances confondues, pense Dieu comme le "créateur" de
la
"création" ? Si Dieu est créateur, alors il est la cause
du monde, il explique le "pourquoi" de l'existence du monde, et il est
donc, dans cette perspective, à mettre sur le même plan
que
le monde lui-même. Si Dieu est en ce sens, reste à
déterminer
sa guise d'être, à en faire une analytique comme Heidegger
s'attache à une analytique du Dasein dans Sein und Zeit, si du
moins
un chemin nous est ouvert pour penser et disposer d'une
pré-compréhension
de ce que peut bien signifier pour Dieu le fait d'"être", sachant
qu'à la différence du Dasein, il ne s'agit nullement ici
de faire l'analytique de cet être que nous sommes à chaque
fois nous-mêmes.
J'espère n'avoir pas été
trop long dans ces quelques réflexions.
Bien cordialement,
Merci pour cette occasion de dialogue. Jacques Bonniot.
Pour un athée endurci comme moi qui
refuse
l'hypothèque sur la vie qu'est, pour moi, le salut
post-mortem
et qui considère que l'absolu et la perfection sont la
mort,
en cela qu'ils expriment le refus du désir raisonné
comme puissance (autonome et déterminée) d'être et
d'agir (ce qui est la même chose), (voir, sur mon site, mon
dernier texte, très désinvolte, (Doute
et philosophie ) votre échange est
passionnant,
il me permet de voir en direct le tourment d'une pensée qui
refuse
de renoncer à l'espérance et à la foi religieuses
en un monde investi par l'horizontalité de la relation
marchande,
où elles n'ont plus de place
publique ni de code symbolique légitimes.
Mais sans crainte de m'immiscer, je vois une
troisième posture poindre dans votre débat: celle de Spinoza.
Quid du rapport entre nature naturante et nature naturée?
Substance,
attributs et modes? Immanentisme non finaliste et paganisme (dont on
l'a
accusé à tort); Dieu sans religion = Nature, dont nous
sommes
sans reserve en tant qu'étants, c'est à dire modes finis
immanents de l'être.
Amicalement, Sylvain.
Bonsoir !
Dieu sans religion = Nature ? Comment ne pas
craindre que la nature ne soit alors une nouvelle idole, un masque ou
une
métamorphose de "Dieu", une de ces idoles qui se bousculent pour
occuper la place laissée vacante par l'annonce de la "mort de
Dieu"
?
Comment faire l'économie d'une
déconstruction
de l'idée de nature, ou au moins d'une généalogie
de cette idée, pour voir de quelles states elle s'est
constituée
? C'est ce qu'entreprend à sa manière, dans sa
perspective,
Clément Rosset dans L'anti-nature. L'oeuvre de Sade
témoigne
d'une parfaite lucidité quant au risque que, sous couvert de
"nature",
on nous réintroduise les mêmes lois, les mêmes
normes,
les mêmes principes qui règnaient hier sous couvert de
"religion".
(cf. ma notice sur Sade dans l'Alphabac philo, Albin Michel 2000). On
n'en
aura pas fini de sitôt avec les avatars du sacré, ou,
comme
dit Nietzsche, il nous faudra payer longtemps pour le fait d'avoir
été
chrétiens pendant 2000 ans.
L'absence de "place publique ou de code
symbolique
légitime" me semblent évidemment une chance, une chance
inouïe,
inespérée. Une chance que les enjeux parasites soient
écartés,
que ce soit bien à la société et à l'Etat,
non à la vie future, que l'on demande des comptes quant à
l'injustice et à l'oppression sur cette terre, et que le rapport
au divin comme le rapport au
politique soient libérés vers leur
propre nature par la dissolution de leur liaison contre nature !
De toute façon, nous ne serons pas
dispensés
de penser le rapport de la nature et du monde (cf. Etre et Temps §
19-21) et le fait qu'empiriquement, nous soyons dans la nature, ou que
nous soyons partie de la nature (pas un empire dans un empire !)
n'éclaircit
en rien ce que cela signifie pour nous d'être par ailleurs, et
contrairement
à toutes les autres parties de cette même
nature, au monde.
De la même façon, je pense que la
mort n'est rien, ou que son vrai nom est l'ineffectivité comme
dit
si bien Hegel : seul est mon rapport à ma mort en tant que je
l'attends,
l'espère, la redoute, m'y rapporte et m'y rapporte d'un savoir
qui
n'est pas empirique, et qui n'est pas non plus un simple savoir.
Que nous soyons athées ou non n'a pas
grand
chose à faire, à mon avis, avec la question. Heidegger
dit
qu'on n'a pas fait un pas dans la compréhension de Nietzsche
quand
on l'a qualifié de "philosophe athée" (et au contraire,
sans
doute part-on ainsi sur une fausse piste qui ne nous amènera
jamais
à penser ce qu'a de propre la philosophie de Nietzsche). Que nous
soyons athées ou non ne change pas d'un
iota ce que nos avons à penser, ce qui nous échoit comme
tâche en tant qu'hommes d'abord, philosophes ensuite.
Et par exemple, ce que cela peut bien vouloir
dire de se savoir mortels en l'absence de dieux immortels, dans la
déréliction
et les cieux vides qui sont la condition de la modernité. Les
Anciens,
contrairement aux animaux, se savaient mortels parce que seuls ils
faisaient
face aux dieux immortels. Que devient ce savoir de la mort, que
contient-il,
en quoi sort-il transformé
de la disparition du divin ?
Modes finis immanents de l'être
peut-être,
mais seuls "bergers de l'être" en tant que, doués de
langage,
nous posons poser la question de l'être et de l'être de ce
qui est, nous pouvons maintenir ouverte cette question ou l'oublier,
nous
en détourner. En cela, nous ne sommes pas seulemnt des
étants
finis parmi d'autres, comme les autres, mais le seul en qui ce soit
"à
chaque fois de l'être même qu'il
y aille", quoique nous fassions, quoi que nous disions.
Cordialement, Jacques.
Bonjour,
cette formule de berger de l'être, me
parait
pour le moins ambiguë; elle me rappelle le dialogue
platonicien
de la République: Le berger nourrit-il ses moutons pour
lui-même
et/ou ses maitres ou clients qui vont les dévorer ou pour
les moutons quitte à les vendre ensuite, mais alors il change de
métier; de berger il devient marchand et/ou mercenaire (voir ma
référence sur le règne de la logique marchande qui
fait des hyper-marchés les vrais temples de la modernité)
L'être a-t-il
besoin d'être gardé et nourri?
Faut-il
l'engraisser? Mais dans quel(s) but(s) et pour qui?
Si la nature naturante, chez Spinoza est sans
finalité, on ne peut la transformer en idole; au contraire,
chacun
est sans recours transcendant pour mettre en oeuvre son conatus
propre,
c'est à dire sans finalité autre que celle de la
libre
nécessité de son désir raisonné naturel
d'être
et d'agir (ce qui lui est vraiment utile).
Il me semble, par contre, que l'on
peut
interpréter la formule de Heidegger comme un appel à se
soumettre
à une finalité occulte et transcendante, disparue dans la
transformation du langage qu'a opéré la
métaphysique
rationnelle depuis Platon (et plus encore Aristote); or cet appel
est
paradoxal pour un philosophe qui parle de de l'oubli de l'être,
non
comme un oubli dont les hommes seraient responsables, mais comme
un retrait destinal de l'être lui-même. Nostalgie
d'un
monde
prérationnel et non utlitaire qui ne peut
justement pas revenir?
Que peut valoir et produire, aujourd'hui
précisément,
cette nostalgie dans l'oubli de l'être? L'oubli de cet oubli
n'est-il
pas ce qui rend possible le monde moderne? C'est à dire le monde
où l'homme n'est plus un berger mais un producteur, un marchand,
un scientifique et/ou technicien, un individu voyant et
défendant
son droit au bonheur personnel beaucoup plus dans et par l'action et la
relation aux autres (reconnaisance réciproque et désir du
désir de soi et des autres) que dans et par la contemplation
autosuffisante
de et dans un rapport à l'être supposé
éternel (voir "l'éthique à Nicomaque"). La seule
fécondité de cette nostalgie
réside,
à mon avis, dans son effet poétique; mais ne confondons
pas
les genres: toute poésie n'est pas contemplative et le
rôle
principal de la philosophie n'est pas de produire des effets
poétiques
mais une critique rationnelle de l'illusion. Quant à la critique
de l'illusion rationaliste, en ce qu'elle a tendance à oublier
les
ambivalences du désir; donc sa réalité, laissons
là
aux poètes et aux artistes, ce en quoi ils surpassent les
philosophes.
Ceci dit ceux-ci ont sans doute le devoir de rappeller, au travers
(entre
autre) d'une interrogation de l'art, qu'il y a toujours un
au-delà
de la raison raisonnée: le réel (subjectif et objectif);
et que ce rappel porte l'exigence d'une autocritique raisonnée
et
raisonnante de la raison (voir Hegel)
Amicalement, Sylvain.
Justice posthume? les Spinoza ne meurent pas (Lévinas in "Le Cas Spinoza").
Et le pur cristal de leur pensée
fascine.
Hélas, penser le divin sans la transcendance, la
séparation
ne mène qu'à l'échec. Comme si le divin, le
sacré
devaient céder le pas à une catégorie peu
invoquée:
la sainteté, le saint (kadosh), littéralement le
séparé.
"De sorte que l'inscription du nom même de Dieu, serait
l'inscription
originaire de la différence" (Jacques
Rolland).
Et il en va de Baruch Spinoza comme de tous les faiseurs de systèmes (ce qui n'est pas le cas de l'analyse existentiale d'un Heidegger, cela dit en passant) : le pur cristal de la pensée présente des failles.
Spinoza propose une doctrine, un
"intellectualisme
géométrisant" (Revel) reposant sur l'acte
créateur
d'un Etre non pas premier chronologiquement et transcendant mais
premier
logiquement, ontologiquement, à partir de qui
essence et existence vont s'ordonner.
La qualité essentielle n'est pas la transcendance du divin, mais son "immanence" et ce Dieu immanent n'est autre que la Nature (Substance) unique et totalement infinie.
Pour faire court:
- la totalité de l'Etre c'est la Substance
infiniment infinie,
- tous ses aspects possibles sont en nombre
infini
et chacun d'eux est infini. L'attribut est un de ces aspects, infini
dans
son "genre",
- le mode fini est la modalité
particulière
selon laquelle cet attribut est donné.
Au point 3 échec et mat: Comment
l'attribut
infini peut-il produire une modalité finie? comment
déduire
les modes finis à partir de la Substance?
N'était-ce qu'un subterfuge pour
éluder
la contradiction centrale inhérente au monisme: la distance
infinie
entre l'infini et le fini ?
Car de tout temps et de nos jours, "la théologie sans Dieu, fait vibrer religieusement les âmes incrédules" (EL).
Bien cordialement,
JL
----
Je reviendrai sur le thème du Berger de
l'Etre, me contentant d'y entendre,
pour ce soir, le cri du Psalmiste: "L'Eternel
est mon berger, je ne
manquerai de rien."
Quelques remarques à propos de Spinoza:
Le rapport de l'infini au fini peut être
vu de deux manières
- soit comme un infini en puissance, qui inclut
donc le fini dans un processus de production, de progression ou de
réduction
(ou de régression des causes et des effets) à l'infini.
- soit comme un infini en acte qui obéit
à des lois propres (le transfini ou la substance infiniment
infini;
ex: l'infini infiniment
infini des nombres réels qui inclut
l'infini
des nombre pairs et celui
des nombres impairs) et qui subsume le fini selon
des lois déterminées; ex: les mathématiques
cantoriennes.
Ce problème est celui du continu et je
ne vois pas en quoi l'affirmation de la transcendance ontologique
infinie
de l'infini sur le fini résoud mieux le problème des
rapports
entre infini et fini que l'affirmation de la compatibilité
logique
et opératoire entre les trois propositions
mathématiques
suivantes:
1) Une ligne est un ensemble de points.
2) Une ligne comprend une infinité de
points
3) Cette ligne peut être un segment fini.
Enfin poser l'infini comme réellement existant dans la séparation ontologique par rapport au fini, signifie autre chose que le poser comme formellement en acte et/ou en puissance dans un rapport logiquement et expérimentalement déterminable au fini. Croyez-vous que "le fiat" divin soit plus pensable que le continu en mathématique ou lepassage à la limite en physique (calcul infinitésimal)?
La position de Spinoza quant au rapport entre l'infini et le fini ne me semble pas réductible à l'idée de création (ex nihilo), même immanente, du fini par l'infini mais me semble plus proche de l'idée de production et/ou d'expression. L'infini produit le fini et s'exprime dans les modes finis (dont nous sommes) comme dans les attribus infinis et l'unicité de la substance infiniment infinie signifie rien d'autre à mon sens que la nature naturante (ou si l'on veut l'être) s'autoproduit à l'infini dans l'immanence des phénomènes (nature naturée dont chaque élément est partie prenante de la nature naturante, expression produite et productrice des phénomènes) sans avoir besoin d'une cause extérieure pour être (exister réellement). Bref, il n'y a une difficulté apparente que parce que l'on interprète la position de Spinoza dans un langage semi-religieux qu'il a lui même parfois utilisé pour le détourner de son sens religieux.
Mais je suis d'accord pour admettre que la
question
de fond est celui de l'espérance dans le salut post-mortem par
la
grâce (et/ou de la foi en un) d'un Dieu infiniment transcendant
et
tout puissant (Vérité du coeur et non de l'intelligence
selon
Pascal); ce que justement refuse Spinoza qui y voit l'expression d'une
passion, c'est à dire d'un désir accompagné de
méconnaissance
des causes naturelles (physiques, biologiques, psychologiques,
sociales,
culturelles et historiques) qui le déterminent. Ce qui met
en difficulté aujourd'hui les religions c'est
l'accès
très relatif et progressif aux conditions réelles et
rationnelles ( scientifiques, techniques et
politiques...)
de possibilité de la puissance du désir en tant que que
puissance
active d'être et d'agir du corps (cerveau) et de son expression
dans
l'esprit; ce que la philosophie française des
Lumières
(Diderot, Condorcet..) avait anticipé., après Spinoza (et
Descartes et son projet de traite(ment) "quasi-médical" des
passions).
Amicalement, S.Reboul
Jacques Bonniot:
Bonjour,
Je n'ai pas encore répondu au
message
du mardi 5 de Jacques Laporte, qui m'obligera/rait à me plonger
plus profondément dans la réflexion que je n'en ai le
temps
dans l'immédiat. De plus, à part SuZ, j'ai très
peu
travaillé Heidegger directement dans le texte (allemand), et
aurais
donc pas mal de choses à vérifier avant de m'avancer.
Pour répondre en quelques mots au
message
de Sylvain du 10 décembre : je crois qu'il ne faut pas se
focaliser
sur la formule isolée de "berger de l'être". L'usage qu'en
fait Sloterdijk (lire le
"Débat sur les manipulations de l'embryon humain et
l'éthique")
par exemple me semble exécrable, et consiste en un contresens
(probablement)
intentionnel. Le contexte renvoie à l'homme comme à
l'étant
qui dispose du langage, et donc qui est qu'il le veuille ou non le
"gardien"
de l'être, il abrite, fût-ce au sein du plus profond oubli,
l'élément du langage qui est celui par lequel la question
du sens de l'être peut être posée. Même quand
il ne pense plus du tout ontologiquement, quand il ne "questionne plus
ce qui mérite d'être questionné" (pour pasticher
Heidegger),
il conserve dans toutes ses phrases, ou pourrait y mettre, ce petit mot
"est", que bien sûr il ne pense plus, qu'il réduit
à
sa plus simple expression de simple copule, voire dans la logique qu'il
mésinterprète en terme de simple
opérateur logique ; reste que c'est par
là qu'il tient encore à la question de l'être, et
que
l'homme, parce qu'il parle et tant qu'il parle, est (seul) "cet
étant
dans lequel il y va de l'être même."
L'oubli de l'oubli, condition de notre
modernité
? Bien sûr ! Comment dire plus clairement que nous ne penserons
jamais
notre modernité sans poser explicitement la question de cet
oubli
de l'oubli de la différence ontologique, ou, dans un autre
langage,
psychanalytique celui-là, tant que nous ne poserons pas
clairement
la question de ce qui a dû être refoulé pour
que puisse advenir notre modernité ? A
ceci près que Heidegger (et Nietzsche avant lui) diraient que ce
refoulement commence déjà avec Platon, et ne fait que
s'approfondir
avec la reprise dans le cadre de la théologie chrétienne
de la thématique, des concepts et questions de la
métaphysique
antique.
L'absence de finalité chez Spinoza ne
me
semble pas, et de loin, suffire à écarter le spectre
d'une
nature-idole, substitut du divin. Si l'on admet que la place de Dieu
demeure
chez Nietzsche, bien que vacante, comment ne pas admettre à plus
forte raison qu'elle demeure chez Spinoza ? Et là, comment
soutenir
qu'elle est vide, vacante ? Spinoza appartient bien de
part en part à l'histoire de la
métaphysique,
en ce qu'il détermine, lui aussi, ce que c'est, de
l'intérieur
de sa philosophie que d'"être" : "être, c'est
désirer
d'être", l'être est conatus, tendance, désir, une
étape
vers la volonté de puissance et la volonté de
volonté
comme fond de toutes choses.
Un sentiment confus me gagne à te lire,
Sylvain : il me semble que ce qui manque, là où nos
démarches divergent, ce n'est pas tant au niveau de Heidegger
que
d'abord au niveau de Husserl. Tu me sembles philosopher comme si la
phénoménologie
n'était pas passée par là.
Quand tu parles par exemple de "désir
raisonné naturel", je ne sais pas de quoi tu parles : pour moi,
c'est comme d'un cercle qui, outre qu'il serait carré, serait en
plus éliptique... Quelque chose de tel qu'un "désir
raisonné
naturel" nous est-il donné, ou bien s'agit-il là d'une
pure
construction de concepts ? Et dans cette dernière
hypothèse,
en quoi contribue-t-elle à
clarifier l'expérience que nous faisons
de nous-même, de notre rapport aux autres et au monde ?
Cordialement,
JB.
Bonjour aux deux Jacques,
Ce qui, fait problème c'est justement la question du sens de l'être: en quoi cette question a-t-elle un sens pour qui n'est pas croyant en un sens de l'être et pour qui ne l'a jamais vraiment été et ne veut pas le devenir? La formule "Dieu est mort" n'a aucun sens "réaliste" pour moi, car je n'ai jamais cru à son existence réelle, elle ne peut que signifier ceci: "Dieu comme fantasme dominant de la culture est socialement et politiquement mort". Pour voir du refoulé dans l'oubli de l'oubli de l'être, il faut croire que nous avons été personnellement mystique! Ce qui n'est pas faux: nous avons tous été pris, étant enfants, par la magie du langage, c'est à dire que nous avons un temps confondu les choses, en tant qu'elles existent hors de nous, avec les mots, l'être réellement existant avec le langage, ce qui le rendait capable donc par lui-même d'agir et/ou de protéger l'être et de dévoiler son sens . Or il n'y de sens que par le langgage et le sens de l'être n'est jamais que le sens que produit la langage dans son usage magique. Nous avons tous une nostalgie de la magie du langage par laquelle se dévoilerait le sens profond des choses; mais l'histoire de la rationalité nous a appris que les choses, ce par quoi elles sont réelles, se dérobent à la fonction magicienne du langage, si ce n'est par effet placebo (psychologique bien réel). La pensée rationnelle s'est affirmée progressivement comme puissance critique de la pensée magique et de ses succédanés et c'est par là qu'elle a changé notre rapport subjectif au monde pour agir réellement sur lui et mettre en oeuvre la puissance du désir, en effet sans lois extérieures transcendantes (mais lois immanentes) naturelles et/ou divines. De ce point de vue, rien en dehors de la subjectivité des hommes et de l'usage qu'ils font plus ou moins magique (projectif de leur désir et angoisse) de langage, n'a de sens; seul le désir médié par le langage produit du sens; c'est pourquoi je ne suis pas husserlien: je ne pense pas que l'on puisse aller aux choses mêmes; cette position ma parait acritique et profondément naïve: il convient de s'interroger sur les jeux du langage et les procédure de validation mis en oeuvre, pour appréhender le monde d'une manière plus ou moins subjective ou objective. Nous sommes au coeur du débat entre la pensée herméneutique (qui prend au sérieux le langage religieux ou métaphysique dans sa prétention à la vérité) et une pensée critique, voire autocritique, qui est profondément sceptique.
Il n'y a pas qu'un seul usage possible du langage: l'usage rationnel n'est pas l'usage poétique. C'est à les distinguer qu'il faut s'employer pour comprendre notre expérience. Le premier concerne l'expérience objective, le second l'expérience subjective. Chacun est légitime dans son domaine, la confusion philosophique qui vise à attribuer une fonction de vérité au langage mystico-magique est profondément religieuse et ne peut être admise que par un croyant qui pense la vérité comme révélation (en cela Pascal et Jacques Laporte ont raison contre Heidegger).
Le désir raisonné est naturel pour Spinoza, en cela que l'homme est supposé capable par sa nature de penser son désir comme déterminé rationnellement et qu'il peut et doit le connaitre dans ses causes objectives pour surmonter la passion, elle même naturelle qu'est la tristesse ou la fausse joie (passive), afin d'accéder à une joie active. L'homme est puissance et la pensée rationnelle est critique des illusions que génère son impuissance actuelle.
S.Reboul:
Boujour,
De quel être parlons-nous quand nous
l’invoquons
?
De l’être suprême, Dieu
créateur
du monde et sauveur des hommes ? Du Christ ressuscité ?
Je sais ce que ce dieu peut signifier pour les
croyants (Pascal), mais je suis convaincu qu’il n’existe pas ; car il
répond
trop bien au désir des croyants -l’espérance
paradisiaque-
pour exister réellement (définition de l’illusion :
croire réel ou réalisable ce qui n’est qu’objet
fallacieux
du désir). Le paradis ne m’attire en rien ; le bonheur
(béatitude)
qu’il nous promet me fait même horreur : la perspective d’une vie
sans désir ni souffrance m’ennuie à mourir...
...De l’être (existence) de l’étant, sans définition, ni sans finalité, ni pourquoi ? Mais qu’ai-je à faire de cet X, de ce vide, sinon broder verbalement sur la mort et l’angoisse comme fondements de notre existence ? Suis-je, pour autant, mieux armé pour affronté la peur de la mort de ceux que j’aime ?
La seule manière de vivre activement sa
vie, dans la conscience de la mort, réside dans mon
désir,
toujours déterminé d’être, mon « étant
» ; il se construit, non par rapport à «
l’être
des étants » mais par la vie et la relation physique et
psychologique
aux autres, bien concrets dans leur « étant » ;
c’est
à dire leur désir.
En cela il est nature car rien, hors de
l’expérience
par le corps, le cerveau et l’esprit, du plaisir et de la douleur dans
la relation à l’autre et à soi, ne peut servir au
bonheur.
Je n’ai nul besoin d’un Dieu pour aimer les autres et le monde, sauf
à
me croire impuissant. Et si cela arrive, alors la mort me sera une
délivrance.
C’est, pour moi, la leçon d’Epicure.
Amicalement, Sylvain.
Jacques Bonniot:
Bonsoir,
Je ne sais comment dire, le plus simplement du
monde, que la question de l'être n'a strictement rien de
mystique,
qu'elle n'entretient strictement aucun rapport avec la question de Dieu
(à ceci près que la question de Dieu est la question
cardinale
qui est toujours venue oblitérer la question de l'être
pour
empêcher à la fois de la poser et de la penser) ; qu'elle
consiste tout
simplement à refuser de faire l'impasse
sur cette question très simple : que signifie "être",
exister
? Que voulons-nous dire lorsque nous prononçons, dans la vie de
tous les jours, ce petit mot : "est" ? Comment expliquer que demander
une
définition
de "l'être", c'est se tromper de question
: c'est déjà penser l'être comme une chose, comme
un
étant ; c'est ne pas comprendre que c'est au sens de ce petit
mot
"est" qu'est suspendue la signification de toute définition (par
exemple : "un Etat est" ceci ou cela...) Que rejeter la question de
l'être,
c'est donc renoncer à se poser la question : que faisons nous
quand
nous définissons quoi que ce soit, chaque fois que nous posons
une
définition ? ; chaque fois que la science définit
une
chose comme "étant" ceci ou cela ; bref, que c'est
déserter
notre tâche de penseurs.
En un sens, la question : que signifie le mot
"est" a toujours été, et est depuis toujours la seule et
unique question de la philosophie ; et même plus
généralement
de toute pensée, qui présuppose toujours cette question
chaque
fois qu'elle ne la pose pas explicitement. Mais en un sens seulement,
puisque
la philosophie s'est aussi depuis toujours (depuis Platon au moins)
méprise
sur le sens de cette question, s'est aventurée dans la
métaphysique,
c'est-à-dire s'est méprise sur sa question fondamentale
en
l'interprétant comme une question métaphysique, se
mettant
alors en quête d'un démiurge (le Timée de Platon)
d'une
"cause du monde", d'un "premier moteur" (Aristote), d'un étant
suprême
(st Thomas d'Aquin), etc. Et chaque
philosophie proposant, justement, à chaque
fois une "définition", sa propre définition de ce que
c'est
qu'être (être, c'est être en acte ou en puissance,
c'est
passer de la puissance à l'acte ; c'est être
créateur
ou créature ; être, c'est être une substance
pensante
ou une substance étendue ; être, c'est percevoir ou
être
perçu, être, c'est désirer persévérer
dans son être ; l'être,
c'est l'effectivité, c'est l'unité
de la chose et de son concept ; l'être est en son fond
volonté
de puissance, c'est-à-dire volonté de volonté ;
être,
c'est produire par son travail les conditions de la reconduction de sa
propre existence, etc.) Chaque philosophe y va de sa définition
de l'être, oubliant que, précisément, cette
question
a quelque chose d'unique, qu'elle n'est
nullement susceptible de venir s'éteindre
dans une définition puisqu'elle les porte toutes, puisque
c'est la seule question qui interroge assez radicalement pour poser la
question : "qu'est-ce que définir ?" Sur quelle
précompréhension
de ce petit mot "est" fait-il fond toute définition quelle
qu'elle
soit (scientifique, théologique, philosophique, etc.) ? Donc
rien
de
moins mystique, rien de plus concret, que cette
petite question que Heidegger tente vainement,
désespérement,
de faire sortir de l'oubli ; que cette question dont il fait remarquer
quesubrepticement on la suppose toujours déjà
résolue
chaque fois qu'on déploie un discours sur un objet, sur un
positum
(que ce discours soit philosophique, scientifique, psychologique,
théologique,
politique ou autre). Il y a quelque chose d'agaçant ou
d'entêtant
dans l'entêtement, précisément, de Heidegger
à
nous ramener toujours à cette même question, qui n'est en
attente d'aucune réponse, mais que méditer consiste
à ne pas oublier chaque fois que nous sommes confrontés
(ou
que nous déployons nous-mêmes) un discours construit
faisant
fond sur cette question, c'est-à-dire faisant comme si elle
était
résolue, comme si nous étions en état de lui
apporter
une réponse.
(Cette question a pour seul mérite de
maintenir ouverte la possibilité de la méditation,
c'est-à-dire
d'une pensée humaine qui ne soit pas rigoureusement
subordonnée
aux impératifs de l'agir politique, du faire technique ou de
l'expliquer
sur le mode scientifique).
Comprendre que répondre "Dieu", ou "l'homme", ou "la matière", ou "l'histoire", ne ferait que nous reconduire plus sûrement encore à cette même question, c'est accepter de ne pas se fermer à ce qu'a de fondamentalement étonnant le fait que le monde "soit", que les autres "soient", que je "sois". La seule chose qui soit, par impossible, plus étonnante encore, c'est que nous soyons parvenus à ne plus la ressentir comme étonnante, c'est-à-dire à la fois merveilleuse, mystérieuse et inquiétante, comme dit le choeur d'Antigone à propos de l'homme (dainon). Penser, c'est ne pas oublier, lorsque nous vivons, lorsque nous raisonnons, lorsque nous travaillons, que nous faisons fond sur ce dont nous serions bien incapables de "rendre raison" (selon la formule de Leibniz interrogée par Heidegger), et faire constamment fond sur ce dont nous ne pouvons jamais ultimement rendre raison, c'est peut-être cela en quoi consiste pour l'homme le fait d'exister.
Alors effectivement, cette question ne "sert" à rien, elle ne nous avance à rien, mais peut-être ne s'agit-il pas d'avancer, mais simplement d'exister en tant qu'hommes mortels, c'est-à-dire n'étant pas aveugles (comme les animaux), et refusant de s'aveugler (par les discours idéologiques de tout poil) sur ce que signifie, pour nous, vivre et mourir.
S.Reboul:
Je ne confonds pas Dieu et l'être,
la théologie et l'ontologie; mais je pense que cette question de
l'être, ce qui fait
que les choses existent, ne se pose que
parce que l'on refuse d'admettre que les étants sont par les
étants
et que leur être se
confond avec leur manifestation
phénoménale;
Cette question ne se pose que pour qui refuse le monde au profit de la
tentation d'un arrière monde; je me demande si
l'être
n'est pas autre chose qu'un mirage que le langage nous fait prendre
pour
une réalité en soi; a moins qu'il ne s'agisse de
l'être
du langage lui-même, ou une projection du sujet de la parole.
L'empirisme est aussi une philosophie et l'ontologie est une forme de pensée dont il est légitime de se demander ce qu'elle produit comme connaissance et valeur pour mieux vivre. La pensée ne vaut que comme activité et, en effet je me méfie de toute contemplation ou méditation qui ne créerait aucun effet, ne serait-ce qu'esthétique (ce que j'accorde tout à fait à Heidegger). Quant aux effets éthiques et politiques de la pensée de Heidegger, il sont pour le moins problématiques; or on doit aussi juger un arbre à ses fruits! Tu ne peux exclure à volonté hors de la philosophie qui n'est pas en accord avec la conception que tu en as! Platon s'y ait déjà essayé; avec l'échec que tu sais: toute l'histoire de la philosohie en découle.
Aristote a échoué dans cette
tentative
de penser l'être en tant qu'être (et le reconnaît) et
son échec est à mon sens significatif du non-sens de la
question,
à moins de rammener l'être à l'étant
suprême;
c'est dire que la confusion entre ontologie et théologie n'est
pas
sans motif profond.
Nous divergeons en effet sur la question de
savoir:
qu'est-ce que penser; mais je trouve bien présomptueux et
dangereux d'affirmer que seul Heidegger (et toi) pense, à
l'exclusion
de toutes les autres penseurs et philosophes et que la seule question
philosophique
soit celle de l'être de l'étant: Si je te suis,, Aristote,
Descartes, Spinoza, Kant sans parler de Nietzsche ne pensent pas
(vraiment).
La philosophie est faite du conflit entre des manières de
pensée
et des problématiques irréconciliables, et c'est tant
mieux
pour elle et la liberté de penser...
Jacques Bonniot:
Bien sûr, la pensée ontologique
(mieux vaudrait dire le questionnement ontologique) n'est qu'une forme
de pensée parmi d'autres, pas la seule possible (loin s'en faut
! Le difficile est peut-être précisément de la
préserver
comme possible), mais peut-être la seule qui permette de poser la
question du statut de toutes les autres. Qui pose aujourd'hui la
question
du statut et
de la valeur du discours scientifique, par
exemple
? Or sans cette question, la science sombre malgré elle dans le
dogmatisme.
Oui, on peut être empiriste : la
pensée
empiriste permet-elle de rendre compte d'elle-même ? (Tu sais
tous
les problèmes soulevés par Kant) Or ne le devrait-elle
pas,
logiquement, si tout n'était qu'empirie,
précisément
? L'empirisme, n'est-ce pas la croyance, (fort naïve, et incapable
de rendre compte d'elle-même) que le sens est donné, avec
ou dans les choses, à
même les choses, donc qu'il n'y a pas
à
le produire, et que l'entendement humain (voire la sensibilité)
sont de simples caisses enregistreuses du réel/donné
(pléonasme
pour la pensée empiriste). Or quand pense-t-elle la donation ?
Seule
la phénoménologie se le donne pour tâche. Donc
toute
pensée empiriste requiert une phénoménologie.
CQFD.
S.R: D'accord
l'empirisme
ne se suffit pas; mais cela ne veut pas dire qu'il ne soit pas
nécessaire,
dès lors qu'il s'agit d'expérimentation
scientifique
rationalisée (non sensible) reproductible (quantitative et non
qualitative).
La pratique scientifique passe par la construction de
modèles
théorique rationnels hypothétiques; ce qui n'est pas une
donation de sens, au sens phénoménologique. La science,
du
point de vue de la production des connaissances, se détourne de
la question du sens comme d'une question stérile et
stérilisante.
Tout un versant de la pensée de
Heidegger
ne laisse pas de m'inquiéter, je n'en fais pas mystère.
Je
ne sais pas s'il y a des "effets éthiques" (lui dirait que non,
mais qu'il s'efforce de remonter de l'éthique à la
question
de l'éthos
(= approximativement "de sa manière
d'être")
de l'homme) ; quant à ses effets politiques, tu te doutes bien
que
je ne lui emboîte pas le pas sur ce terrain là. La
question
du "glissement" de Heidegger vers une posture politique contre
laquelle une partie de sa pensée au moins
aurait dû le mettre en garde reste pour moi béante et
douloureuse.
SR: À trop penser à l'être,
on en vient à oublier les êtres de chair, de sang et
à
leur désir d'être heureux!
Je ne m'assimile pas à Heidegger,
n'étant
ni assez orgueilleux, ni assez modeste pour ça. Il ne s'agit pas
de dire que ni Hegel, ni Nietzsche etc. n'ont pensé, mais de
dire
qu'ils n'ont tous pensé que dans le sens de la
métaphysique,
pris dedans. C'est pourquoi l'exemple d'Aristote n'est guère
probant
: posant la question de l'être toujours dans le sens de la
métaphysique
(à
laquelle il donne même son nom), pas
étonnant
qu'il ne retombe jamais que sur ... des étants (suprêmes
ou
autres).
Effectivement, tout à fait d'accord :
le lien entre ontologie et théologie n'a rien de fortuit, et
repose
sur des motifs profonds. C'est bien pourquoi il faut penser et l'une,
et
l'autre, pour bien penser leur distinction.
Donc bien sûr, tous ces philosophes ont
pensé, mais ils ont pensé dans le sens de la
métaphysique,
à la fois en direction de la métaphysique et de
manière
métaphysique, tout comme la science pense toujours d'une
manière
bien particulière, qui n'est pas exempte de
présupposés
que l'on peut relever, faire apparaître.... à condition de
se risquer à penser autrement.
Cordialement, JB.
S.R: le seul présupposé des
sciences
et des techniques est que ça marche, et il en vaut bien d'autres
Des scientifiques qui ne seraient jamais
confrontés
à un mode de pensée autre seraient dans
l'incapacité
de percevoir ce qui constitue les traits spécifiques de leur
mode
de pensée. C'est à un tel écart que nous appelle
Heidegger
à l'endroit de la pensée métaphysique, prolongeant
d'ailleurs en grande partie un geste déjà initié
par
Nietzsche : Nietzsche a sans doute plus que tous entrepris de
"déniaiser"
les philosophes.
Certes, l'histoire de l'être telle que
la retrace (ou reconstitue) Heidegger peut sembler réductrice,
et
certes aucun des philosophes qu'il cite ne s'en tient à ce qu'il
en retient. N'empêche que cela met sacrément les choses en
perspective, et permet de percevoir une continuité là
où
l'on pouvait croire ne voir que conflits, un "Kampfplatz" dit Kant.
Comme dit Heidegger dans la Lettre sur
l'humanisme,
"prendre le contrepied d'une affirmation métaphysique revient
à
formuler une autre affirmation métaphysique". Par exemple,
comment
ne pas voir que l'opposition éculée
"idéalisme/matérialisme"
revient à adopter deux positions opposées quant à
ce qui "est" véritablement en dernier ressort (la
pensée ou la matière), et que par
conséquent le matérialisme le plus intransigeant ne nous
fait nullement sortir de la métaphysique mais y occupe une
position
possible ? Donc il y a bien conflit, mais les dés sont
pipés
: on ne peut d'avance occuper qu'une posture métaphysique
possible
!
S.R: Posture métaphysique? C'est une
question
de définition: est pour moi métaphysique toute
proposition
qui tente de rendre compte d'une "réalité" (?)
inexpérimentable,
ni directement, ni dans ses conséquences (et donc
irréfutable
et non-validable). Il est vrai que les sciences admettent des
propositions
qui ne sont pas expérimentales (déterminisme strict ou
statistique,
continuisme/discontinisme etc..) mais ce ne sont que des règles
heuristique dont la valeur se mesurent à leur effets sur la
production
de modèles théoriques dont les connaisances
expérimentales
ont besoin à tel ou tel moment de leur développement.
Jacques Laporte:
Bonjour et merci à tous deux pour la qualité de cet échange d'idées.
1) Du thème pastoral du "berger de l'Etre" ….
Je ne peux qu'approuver la bonne lecture que
fait
Jacques Bonniot d'un des meilleurs textes de Heidegger : la Lettre sur
l'humanisme (1946) notamment lorsqu'il souligne
que l'homme, parce qu'il parle et tant qu'il parle, est (seul) "cet
étant
dans lequel il y va de l'être même."
Car "la pensée ne porte au langage, dans son dire, que la parole
inexprimée de l'Etre"
(Heidegger met une majuscule au mot Etre, dans
ce texte) (1).
Et plus loin, dans l'éclaircie, ou plutôt s'éclaircissant, "l'Etre vient au langage".
L'auteur de la lettre s'étonne: "ce qui
a de surprenant dans cette pensée, est sa simplicité et
c'est
ce qui nous éloigne d'elle" !
En fait, "la pensée est attentive à
l'éclaircie de l'Etre, lorsqu'elle insère son dire de
l'Etre
dans le langage".
Difficile à comprendre ? En fait, il faut méditer chaque élément.
L'Etre : qu'est-ce que l'Etre ?
L'Etre est Ce qu'IL est. Ou plutôt "Il
y a" être ; ça donne être (Es gibt Sein).
L'Etre, bien sûr n'est pas l'étant.
Ce n'est pas Dieu, ni le fondement du monde.
L'Etre est plus éloigné que tout
étant et cependant plus près de l'homme que chaque
étant
"L'être est le Transcendant pur et simple".
L'Etre est une fulgurance ; c'est un éclair. Il se présente à nous sans que nous ne puissions retenir sa présence.
L'Etre pour pouvoir ad-venir se soustrait et son retrait est l'origine de l'oubli de l'être (2).
Mais alors qu'est-ce que l'homme ?
"L'homme est un vivant qui possède le
langage"
et le langage "est la maison de l'Etre, en laquelle l'homme habite et
de
la
sorte y ek-siste, en appartenant à la
vérité de l'Etre, sur laquelle il veille" ; je souligne
et
comprends mieux que s'il n'est pas
le seigneur des étants : "l'homme est
le berger de l'être".
Ainsi, l'homme hérite du berger la
pauvreté
et probablement l'humilité, mais gagne au change la
dignité
d'être "appelé par
l'Etre lui-même à la sauvegarde
de sa vérité".
Et le mouton découvert, Cher Sylvain
Reboul,
est de belle espèce : la vérité
a-lètéia,
a privatif devant la lèthè, l'oubli. ;
voilement de l'oubli : dévoilement.
Pour les Grecs, nous dit Heidegger, de
Parménide
à Héraclite, l'alètéia fait apparition avec
le logos : qui plus radicalement
que parler, veut dire : laisser entrer en
présence.
Les premiers Grecs avaient pressenti l'essence privative de la
vérité
comme
voilement.
Mais, enfin que faut-il entendre par vérité de l'Etre ?
Il appartient à la vérité de l'Etre de se voiler et de voiler son voilement. "La dissimulation de ce qui est dissimulé appartient à l'essence originaire de la vérité" (3).
Entendre vérité comme justesse
d'un
énoncé n'a aucun sens. La vérité est
"état
de non retrait". Vérité veut dire "clairière de
l'être" (Lichtung - le français
ne fait pas sonner Licht - la lumière) et "cette
clairière
elle-même est l'Etre".
Que dire de plus sur cette essence de la vérité qui est vérité de l'essence ?
A la limite du contresens existentialiste,
ceci
: "L'essence de la vérité repose dans la liberté".
La liberté se découvre "comme
ce qui laisse être l'étant" (4).
La liberté est l'état dévoilé de
l'étant.
Et la dignité du berger est de prendre en garde son état dévoilé.
2) …. Au visage de l'Autre
"De l'être (existence) de l'étant, sans définition, ni sans finalité, ni pourquoi ?
Mais qu'ai-je à faire de cet X, de ce
vide,
sinon broder verbalement sur la mort et l'angoisse comme fondements de
notre
existence ?"
Je partage cette interrogation avec Sylvain.
Comment, en effet, accepter la neutralité
éthique de "l'il y a", du "Es gibt Sein" ?
J'ai trouvé personnellement, il y a
maintenant
longtemps, chez E. Lévinas, une pensée construisant
à
partir de Heidegger en
s'en évadant ; reconnaissant cependant
que "grâce à Heidegger, notre oreille s'éduqua
à
entendre l'être dans sa résonance
verbale, sonorité inouïe et
inoubliable"
(5).
On ne peut plus penser en pré-heideggériens!
Mais comment sortir, comment s'évader
de
"l'horreur de l'il y a" et comment "laisser signifier des
significations
d'au-delà de
la différence ontologique" (6) ?
L'œuvre de Lévinas est emplie du
thème
de l'évasion comme "dé-neutralisation éthique de
l'il
y a dans l'intrigue de
l'autrement qu'être" Non pas être
autrement, mais pour "passer à l'Autre de l'Etre" (7).
"C'est en tant que prochain que l'homme est accessible. En tant que visage" (8).
Et dans ce face-à-face, la
vérité
de l'être est de l'ordre éthique. Cet Autre est Dieu en sa
transcendance et c'est Sa trace
que l'on voit sur le visage d'autrui.
A partir de cette évasion, se
développe
également une pensée d'un "Dieu non contaminé par
l'être", non pas comme l'Etant
suprême des étants, mais comme
au-delà
de l'être, au-delà de l'essance ; "il faudrait dire de
Dieu
qu'il autrement qu'est",
dans la mesure où "il m'ordonne comme
Serviteur d'Autrui, qu'il désigne comme mon prochain" (7)
(Sur ces thèmes, je renvoie à
"De
l'Evasion" de Lévinas ainsi qu'au magnifique commentaire de J.
Rolland
cf. 7)
------------------
1.Heidegger,
Lettre sur l'humanisme, in Question III, Gallimard,
2."Il n'est d'autre être que celui
qui se retire au profit de l'étant ; et il n'est dans la Bible
d'autre
Dieu que caché".
Marlène Zarader, "La
Dette Impensée" p. 148. Le rapprochement avec la pensée
kabbaliste
(Tsim-Tsoum) de
Louria est saisissant.
De même que le
rapprochement
de la différence ontologique, l'abîme qui sépare
l'être
et l'étant, rien qui n'est pas rien
(Chaos sacré de
Hölderlin)
avec ce qui devient dans la Kabbale, le néant déployant
sa
présence, en Dieu lui-même,
l'En Sof, l'infini, "racine
de toutes les racines" ibid p.146
3.Heidegger, Temps et Etre, in Question
IV,
4.Heidegger, l'essence de la
Vérité,
in Question I,
5.Lévinas, Noms propres,
6.JL Marion, in Lévinas :
l'éthique
comme philosophie première,
7.Commentaire de J. Rolland, in EL De
l'Evasion, Livre de poche, Biblo Essais,
8.Lévinas, L'ontologie est-elle
fondamentale, in Entre Nous, Livre de poche, Biblo Essais.
Sylvain Reboul:
À mon avis entre le Christ et l'
Être
de Heidegger, il faut choisir. Mais on peut aussi choisir ni l'un ni
l'autre,
c'est mon cas.
Le problème avec Lévinas, c'est
que je ne vois pas quelle place il fait à l'érotisme ,
c'est
à dire à la réciprocité des désirs
dans
leur dimension sexuelle. Or , pour moi la sexualité est au coeur
des relations à l'autre; en ce sens je suis freudien; je ne
comprend
pas du reste pourquoi un chrétien ne voit pas dans la
sexualité
ce qui devrait lui crèver les yeux: l'incarnation. je trouve
profondément
méprisant, voire obscène, le culte de la
virginité,
de même que le mépris du corps et de ses désirs. Le
puritanisme engendre nécessairement la pornographie.
Bonsoir Sylvain et Jacques,
Dans une première époque de sa
pensée,
"Heidegger nous dit que l'Etre et Dieu ne sont pas identiques" de
même
que Foi et
Pensée.
La Dieu de la Bible et l'Etre Grec (et l'Etre hedeggérien) ne sauraient être confondus.
Dans une deuxième époque, il
distingue
clairement le Dieu de la révélation
(judéo-chrétienne),
celui des philosophes (causa
sui) et leur oppose une troisième voie,
celle du dieu à venir.
Le dernier dieu (Der Letze Gott) annoncé,
dans les Contributions à la philosophie (1936-38) doit
sauvegarder
la divinité de
Dieu "Gotthafte des Gottes") face aux
théismes
de tout genre (mono - pan - a - théismes).
Quel est le rapport entre ce Dieu de " l'Ereignis
poétique" (Ricoeur) et l'Etre de Sein und Zeit ?
Il y a là également un vrai
problème.
Un nœud ou un tournant dans sa pensée.
Evidemment, dans ce deuxième contexte,
il faut choisir !
Et entre les dieux néo païens
chantés
par Hölderlin et le Dieu de la révélation
mosaïque,
le choix de Lévinas est clair.
J'annonce la couleur, le mien aussi. Difficile
liberté.
Quant à l'Eros, pardon Cher Sylvain,
mais
le reproche est injuste. Je me permets de vous renvoyer à
"Totalité
et Infini",
maître ouvrage, thèse de Doctorat,
où Lévinas développe une très sensible
phénoménologie
de l'éros (p. 284 à 318 -
édition Livre de poche) que je ne sais
résumer mais dont on peut débattre lorsque vous le
souhaiterez.
"Dans la caresse, rapport encore, par un
côté
sensible, le corps déjà se dénude de sa forme
même,
pour s'offrir comme
nudité érotique. Dans le charnel
de la tendresse, le corps quitte le statut de l'étant" (op. cit
.289)
Bonne nuit,
Très cordialement.
Le Christ et l'être heideggerien ne font
certes pas bon ménage (du moins pas aisément) mais entre
les deux, il y a une dissymétrie fondamentale : le Christ
appelle
en effet un "choix" une prise de position radicale et
étrangère
à la philosophie (ce que développe admirablement
Kierkegaard),
je ne vois pas en revanche en quoi l'Être heideggerien pourrait
bien
faire
l'objet de quelque chose comme un "choix". Cela
supposerait de poser sérieusement la question du nihilisme :
peut-on
opter pour le "rien", et n'est-ce pas de toute façon en faisant
fond sur l'être (ne serait-ce que le mien, ou l'existence du
monde
chez Dostoïevski : dans Les frères Karamazov et Les
possédés)
que je pourrais nourrir l'illusion d'opter pour le "rien" ? Même
le suicide est un grand acte affirmateur, c'est bien connu.
Détrompe
toi, il y a de très belles choses sur l'érotisme chez
Levinas
: "Totalité et Infini" en particulier contient les plus belles
pages
que je connaisse sur la caresse (du "ne rien saisir" à "saisir
le
rien"), la jouissance ; mais l'érotisme, surtout pas relation de
réciprocité, quelle horreur ! La séduction
à
la rigueur, qui peut être prise dans un jeu de miroirs (pas
forcément
déplaisante, mais fondamentalement leurrante...) Si Levinas a
quelque
chose à dire sur l'érotisme (et il a quelque chose
à
en dire) c'est bien qu'il n'est pas en tout cas réciproque,
qu'il
se situe d'emblée hors ou au delà de toute
réciprocité,
et même en deçà de toute problématique de la
réciprocité (où l'ouverture à l'autre est
oblitérée
par la quête de soi.)
Il y a bien longtemps que je pense qu'un des
apports
majeurs du Christianisme, sur le plan anthropologique et bien plus que
cela, ontologique, est bien la promotion fondamentale du corps,
méconnu
par la philosophie grecque, et que la pensée
médiévale
se caractérise (à quelques exceptions près) par
une
rechute générale dans l'abaissement du corps d'origine
platonicienne, manquant radicalement la
nouveauté
inouïe du statut du corps dans le christianisme. Heureusement, je
ne me sens pas tout à fait seul à penser cela (voir par
exemple
H. Arendt, M. Henry Philosophie et phénoménologie du
corps,
et plus récemment Incarnation, une phénoménologie
de la chair (Seuil 2000), Claude Bruaire Philosophie du corps (Seuil)
etc.)
L'histoire du "mépris chrétien
ou de l'abaissement chrétien du corps" (formule de Sartre dans
Les
Mots) est vraiment éculée et ne s'y raccrochent
désespérément
que ceux qui se refusent assidûment et avec une constance qui ne
se dément pas à lire les textes. Seulement
attention
: le corps ne se réduit pas plus à la sexualité
que
celle ci ne se réduit au corps ! Si tu te réclames de
Freud,
tu aurais pu quand même en retenir cela (mais qui se trouve
déjà
au coeur du Nouveau Testament). La sexualité relève au
moins
autant du "psychisme" ou de l'âme que du corps, ou plutôt,
elle est un bon angle d'attaque pour montrer à quel point ce
dualisme
est peu pertinent et infidèle à notre vécu. C'est
bien là d'élucidations phénoménologiques
que
nous avons besoin : quel est notre vécu de notre corps propre ?
Dans la sexualité, nous sommes solidairement (âme et
corps),
ce qui veut
dire que ces 2 concepts sont insuffisants ou
du moins ne doivent jamais être pensés l'un sans l'autre.
Bonjour,
C'est bien là que nous divergeons: je
ne comprends pas une relation en vue du bonheur qui ne soit pas
réciproque;
c'est à dire, qui ne mette pas en jeu la relation
érotique
au désir et au plaisir de l'autre comme constitutif de mon
propre
désir et du plaisir éprouvé dans la reconnaisance
et l'amour réciproque. L'amour de soi n'est pas une mauvaise
chose;
tout dépend l'usage que nous en faisons. S'aimer soi (à
ne
pas confondre avec le narcissisme exclusif) par l'amour de l'autre est,
à mon sens la seule manière satisfaisante de
s'aimer.
C'est l'absence de cette réciprocité qui est à mon
sens soit perverse soit hypocrite, en tout cas liberticide: soit dans
le
sadisme, soit dans le masochisme. Si je n'ai aucun désir, ni
exigence
propre ou si je refuse ceux de l'autre, alors commence la domination
(allégeance
sacrificielle). Le jeu du désir est un conflit plaisant à
condition que l'on s'efforce de le transformer en dialogue du corps et
de l'esprit. Renoncer au risque de la violence en prétendant
l'éradiquer
du désir est d'un angélisme désexualisant; c'est
renoncer
à la puissance, y compris généreuse, du
désir.
Eros et Thanatos sont indissociables et c'est en les mettant en
scène
dans l'improvisation dialogué que l'on peut faire que le second
soit au service du premier. Bref l'érotisme que je soutiens est
celui du Jazz et non de la musique classique (église et rituel).
L'amour de l'autre à pour condition et
pour fin l'amour de soi, c'est à dire le bonheur et
réciproquement
et il n'est qu'une éthique régulatrice du désir:
celle
qui rend possible cette réciprocité gagnant/gagnant. Si
transcendance
il y a dans la relation de réciprocité, elle horizontale
et non verticale; c'est à cette condition qu'elle
n'est
ni sacrificielle, ni religieuse.
Tout à fait d'accord pour dire que
l'opposition
entre le corps et l'esprit est une saloperie méprisante et
méprisable,
mais tu ne peux nier qu'elle a joué un rôle central
dans le christianisme historique pour convaincre les hommes de
supporter
la souffrance ici-bas (vallée de larmes) en vue du salut
post-mortem.
Le pape n'est pas encore mort, qui ne cesse de rappeller des
siècles
d'enseignement de l'église catholique en ce sens!
Quid de la virginité et du culte marial?
À mon sens, une énorme obscénité
tourné
contre le femme qui ne peut être pure que fécondée
par le saint-esprit ou dans le cadre sans plaisir du sacrement
sacrificiel
du mariage. Ce mépris du corps, ceci dit, pouvait s'expliquer
(et
non se justifier) dans les conditions où la souffrance
était
permanente, sans moyens réels de la
combattre; ce qui n'est plus aujourd'hui, et
il faut s'en féliciter, tout à fait le cas.
Amicalement, Sylvain.
Bonjour et merci à tous deux pour la qualité de cet échange d'idées.
1) Du thème pastoral du "berger de l'Etre" ….
Je ne peux qu'approuver la bonne lecture que
fait
Jacques Bonniot d'un des meilleurs textes de Heidegger : la Lettre sur
l'humanisme (1946) notamment lorsqu'il souligne
que l'homme, parce qu'il parle et tant qu'il parle, est (seul) "cet
étant
dans lequel il y va de l'être même."
Car "la pensée ne porte au langage, dans son dire, que la parole
inexprimée de l'Etre"
(Heidegger met une majuscule au mot Etre, dans
ce texte) (1).
Et plus loin, dans l'éclaircie, ou plutôt s'éclaircissant, "l'Etre vient au langage".
L'auteur de la lettre s'étonne: "ce qui
a de surprenant dans cette pensée, est sa simplicité et
c'est
ce qui nous éloigne d'elle" !
En fait, "la pensée est attentive à
l'éclaircie de l'Etre, lorsqu'elle insère son dire de
l'Etre
dans le langage".
Difficile à comprendre ? En fait, il faut méditer chaque élément.
L'Etre : qu'est-ce que l'Etre ?
L'Etre est Ce qu'IL est. Ou plutôt "Il
y a" être ; ça donne être (Es gibt Sein).
L'Etre, bien sûr n'est pas l'étant.
Ce n'est pas Dieu, ni le fondement du monde.
L'Etre est plus éloigné que tout
étant et cependant plus près de l'homme que chaque
étant
"L'être est le Transcendant pur et simple".
L'Etre est une fulgurance ; c'est un éclair. Il se présente à nous sans que nous ne puissions retenir sa présence.
L'Etre pour pouvoir ad-venir se soustrait et son retrait est l'origine de l'oubli de l'être (2).
Mais alors qu'est-ce que l'homme ?
"L'homme est un vivant qui possède le
langage"
et le langage "est la maison de l'Etre, en laquelle l'homme habite et
de
la
sorte y ek-siste, en appartenant à la
vérité de l'Etre, sur laquelle il veille" ; je souligne
et
comprends mieux que s'il n'est pas
le seigneur des étants : "l'homme est
le berger de l'être".
Ainsi, l'homme hérite du berger la
pauvreté
et probablement l'humilité, mais gagne au change la
dignité
d'être "appelé par
l'Etre lui-même à la sauvegarde
de sa vérité".
Et le mouton découvert, Cher Sylvain
Reboul,
est de belle espèce : la vérité
a-lètéia,
a privatif devant la lèthè, l'oubli. ;
voilement de l'oubli : dévoilement.
Pour les Grecs, nous dit Heidegger, de
Parménide
à Héraclite, l'alètéia fait apparition avec
le logos : qui plus radicalement
que parler, veut dire : laisser entrer en
présence.
Les premiers Grecs avaient pressenti l'essence privative de la
vérité
comme
voilement.
Mais, enfin que faut-il entendre par vérité de l'Etre ?
Il appartient à la vérité
de l'Etre de se voiler et de voiler son voilement. "La dissimulation de
ce qui est dissimulé appartient à
l'essence originaire de la vérité"
(3).
Entendre vérité comme justesse
d'un
énoncé n'a aucun sens. La vérité est
"état
de non retrait". Vérité veut dire "clairière de
l'être" (Lichtung - le français
ne fait pas sonner Licht - la lumière) et "cette
clairière
elle-même est l'Etre".
Que dire de plus sur cette essence de la vérité qui est vérité de l'essence ?
A la limite du contresens existentialiste,
ceci
: "L'essence de la vérité repose dans la liberté".
La liberté se découvre "comme
ce qui laisse être l'étant" (4).
La liberté est l'état dévoilé de
l'étant.
Et la dignité du berger est de prendre en garde son état dévoilé.
2) …. Au visage de l'Autre
"De l'être (existence) de l'étant, sans définition, ni sans finalité, ni pourquoi ?
Mais qu'ai-je à faire de cet X, de ce
vide,
sinon broder verbalement sur la mort et l'angoisse comme fondements de
notre
existence ?"
Je partage cette interrogation avec Sylvain.
Comment, en effet, accepter la neutralité
éthique de "l'il y a", du "Es gibt Sein" ?
J'ai trouvé personnellement, il y a
maintenant
longtemps, chez E. Lévinas, une pensée construisant
à
partir de Heidegger en
s'en évadant ; reconnaissant cependant
que "grâce à Heidegger, notre oreille s'éduqua
à
entendre l'être dans sa résonance
verbale, sonorité inouïe et
inoubliable"
(5).
On ne peut plus penser en pré-heideggériens!
Mais comment sortir, comment s'évader
de
"l'horreur de l'il y a" et comment "laisser signifier des
significations
d'au-delà de
la différence ontologique" (6) ?
L'œuvre de Lévinas est emplie du
thème
de l'évasion comme "dé-neutralisation éthique de
l'il
y a dans l'intrigue de
l'autrement qu'être" Non pas être
autrement, mais pour "passer à l'Autre de l'Etre" (7).
"C'est en tant que prochain que l'homme est accessible. En tant que visage" (8).
Et dans ce face-à-face, la
vérité
de l'être est de l'ordre éthique. "Cet Autre est Dieu en
sa
transcendance et c'est sa trace
que l'on voit sur le visage d'autrui." (cf. 2,
je souligne )
A partir de cette évasion, se
développe
également une pensée d'un "Dieu non contaminé par
l'être", non pas comme l'Etant
suprême des étants, mais comme
au-delà
de l'être, au-delà de l'essance ; "il faudrait dire de
Dieu
qu'il autrement qu'est",
dans la mesure où "il m'ordonne comme
Serviteur d'Autrui, qu'il désigne comme mon prochain" (7)
(Sur ces thèmes, je renvoie à "De l'Evasion" de Lévinas ainsi qu'au magnifique commentaire de J. Rolland cf. 7)
------------------
1.Heidegger, Lettre sur l'humanisme, in Question III,
Gallimard,
2."Il n'est d'autre être que celui qui se retire au profit
de l'étant ; et il n'est dans la Bible d'autre Dieu que
caché".
Marlène Zarader, "La Dette Impensée"
p. 148. Le rapprochement avec la pensée kabbaliste (Tsim-Tsoum)
de
Louria est saisissant.
De même que le rapprochement de la
différence
ontologique, l'abîme qui sépare l'être et
l'étant,
rien qui n'est pas rien
(Chaos sacré de Hölderlin) avec ce qui
devient dans la Kabbale, le néant déployant sa
présence,
en Dieu lui-même,
l'En Sof, l'infini, "racine de toutes les racines"
ibid p.146
3.Heidegger, Temps et Etre, in Question IV,
4.Heidegger, l'essence de la Vérité, in Question
I,
5.Lévinas, Noms propres,
6.JL Marion, in Lévinas : l'éthique comme
philosophie
première,
7.Commentaire de J. Rolland, in EL De l'Evasion, Livre de poche,
Biblo Essais,
8.Lévinas, L'ontologie est-elle fondamentale, in Entre
Nous, Livre de poche, Biblo Essais.
Jacques Bonniot:
Bonjour,
Je vois que nous nous rejoignons, Jacques Laporte
et moi-même, sur l'importance de la pensée de
l'érotisme
chez Levinas, tout particulièrement dans Totalité et
Infini.
Seriez-vous d'accord avec moi pour dire que la
non-réciprocité
est une caractéristique majeure de cette érotique,
peut-être
un apport majeur de Levinas ? Je risque une hypothèse : chez G.
Bataille non plus, l'érotisme n'est jamais
réciprocité,
mais cette non-réciprocité n'est jamais
thématisée,
posée
comme telle, il la met en oeuvre sans jamais
tenter d'en rendre compte. (S.R: Paul
Ricoeur
critique quelque part cette non réciprocité en disant
qu'elle
ne peut permettre une régulation du désir dans
l'autonomie
de chacun; ce qui est une exigence de la modernité; l'exemple de
Bataille, chez lequel le thème de la dépense n'est jamais
éloigné de celui de la mort désirée, de
l'autre
et de soi, , est là particulièrement illustratif de mon
propos.
Y aurait-il un effet de miroir inversé entre Levinas et
Bataille;
tout les deux pris dans la dimension liberticide et mortifère du
sacré, donc dans le refus de la modernité: celle du
conflit
et du dialogue? Je rappelle que pour s'aimer il faut être deux;
c'est
dire que ni l'un, ni l'autre ne doit renoncer à soi)
Sur la périodisation de Heidegger, je
serais
assez d'accord, et d'accord pour parler d'une troisième
période,
donc d'un deuxième "tournant".
Par ailleurs, mon choix est sans doute moins
clair que le vôtre. Non que je sois tellement séduit par
ce
"dieu à venir" (je pense qu'il faudrait en français
mettre
l'initiale en minuscule, le problème ne se posant pas en
allemand,
car ce dieu à venir ne saurait à aucun moment être
pensé comme un retour ou une résurrection du Dieu
judéo-chrétien
dont Nietzsche a annoncé
la mort (même si la portée de sa
parole va bien au delà naturellement : c'est la mort de toute
"valeur
suprême" quelle qu'elle soit qui est en jeu, naturellement, cette
valeur suprême se trouvant simplement être, en occident,
"Dieu".)
Mais je suis en revanche sensible à la
critique formulée par Heidegger de la notion
éculée
de la soi-disant "sécularisation" du monde moderne. Il fait
cette
remarque, fort judicieuse : pour qu'il y ait sécularisation, il
faut d'abord qu'il y ait un "siècle", c'est-à-dire un
monde
profane, qui soit ouvert. Or ce n'est pas par une simple mise
à
distance de la tradition chrétienne par
les sociétés occidentales qu'un
tel monde peut être ouvert. De plus, la question se pose de
savoir
si la notion de "profane" a un sens hors de la référence
à tout sacré, autrement dit s'il peut encore exister
quelque
chose comme un "siècle" en l'absence d'un "monde
régulier",
d'un sacré. C'est la même question que celle que j'ai
précédemment
posée : peut-il y avoir encore
des mortels - et en quel sens ? - là
où
il n'y a plus d'immortels ? Et nous revoilà devant la question
abyssale
du "paganisme" de la pensée heideggerienne... (S.R:
S'il n'y a plus de profanation, il n'y a plus de mal
métaphysique,
mais il n'y a que de la souffrance et du malheur dont il faut se
prémunir
en régulant nos désirs; en se retirant le sacré
nous
laisse autonome dans la gestion de nos désirs pour nous donner
de
la joie)
Cordialement, J. B.
Sylvain Reboul, j'espère que tu t'en
sors,
de tous ces messages croisés. Il faut faire basculer ton site en
3 dimensions. C'est ça aussi, les possibilités
d'internet...
Jacques Bonniot:
Bonjour Sylvain,
Sur la question de la non
réciprocité,
je reste sur ma position. Si tu dis qu'il faut d'abord s'aimer
soi-même
pour pouvoir aimer l'autre, alors l'amour de soi est la condition
ontologique
de l'ouverture à l'autre, et on est d'emblée sorti de la
problématique de la réciprocité (qui est à
mon avis un piège, une transposition non pensée, non
assumée,
des échanges marchands contractuels : là est le vrai lieu
de la réciprocité, et à moins de penser (comme
Kant)
le mariage comme un contrat...). S.R: Je
pense
le mariage comme un institution contractuelle publique: il a des
conditions
et des clauses qui peuvent du reste varier (
hétérosexualité,
non-inceste, fidélité, vie commune, autorité
partagée
ou non sur les enfants, entraide réciproque, séparation
ou
communauté des biens etc.); quant à l'amour, c'est autre
chose, il est toujours demande d'amour: caresser pour être
caressé et être caressé pour caresser; il n'y a pas
d'antériorité chronologique; mais effort de
simultanéité/alternance;
ceci dit le conflit surgit toujours et c'est tant mieux car, sans lui,
s'éteindrait le désir. Cette réciprocité
est
latente, non quantifiée comme dans l'acte commercial et surtout
elle n'opère pas forcément au coup par coup; mais
faire
l'amour avec qui ne répond pas, désirer qui ne
désire
pas est pour le moins mal vécu comme un échec et/ou une
humiliation
réciproque. Là encore pas d'angélisme
chrétien
ou autre; le moi n'a rien de haïssable, tout dépend ce que
l'on en fait: l'amour ou la guerre; sachant que les deux ne sont jamais
très loins et qu'il vaut mieux le savoir pour bien faire. En
amour
comme ailleurs, la lucidité vaut mieux que le moralisme.
Je te fais remarquer que c'est Sartre, qui dans
l'Etre et le Néant est pris de part en part dans la
problématique
de la réciprocité ou de la non réciprocité,
et non pas du tout Levinas dans Totalité et Infini, qui bute sur
les questions du sadisme et du masochisme, dont il a bien du mal
à
se dépêtrer. (S.R: en effet
le
sado-masochisme est une tentation permanente liée au risque de
l'échec
de la réciprocité; le savoir est une condition pour
refuser
la violence, non pas le conflit, au profit du dialogue)
Je n'avais pas réagi sur la question de
la virginité, parce qu'en bon protestant je ne me sens
guère
concerné. Le nouveau Testament parle ouvertement des
frères
de Jésus, dont l'apôtre Jacques qui a semble-t-il
joué
un rôe considérable dans l'église primitive (des
théories
récentes en font une sorte d'anti-Paul, il serait l'apôtre
que Paul aurait supplanté, infléchissant
le christianisme dans une voie différente,
les Actes des apôtres portent quelques traces de ces querelles...
) Le catholicisme est une des seules religions (sinon la seule ?)
à
exiger le célibat des prêtres.(Je me rappelle mes
élèves
musulmans qui me faisaient répéter et ne parvenaient ni
à
y croire, ni à comprendre quel sens cela pouvait bien avoir
!)
Il n'y a à l'évidence aucun fondement scripturaire ou
venant
de l'église primitive : Pierre, censé être le
premier
pape (illusion rétrospective), était marié, comme
nombre d'évêques. Le célibat n'est imposé ni
dans l'orthodoxie, ni dans l'anglicanisme, ni dans aucune branche de
protestantisme
(où pourtant a priori on rencontre de tout...) Je crois qu'on
connaît
assez bien les raisons historiques de cette interdiction tardive
(mettre
un terme aux scandales liés aux prêtres et à leur
vie
conjugale tumultueuse...) Les circonstances ayant changé,
pourquoi
sinon par inertie se raccrocher à ce célibat des
prêtres,
qui n'a de fondement sérieux si scripturaire, ni
théologique.
Je pense bien sûr que le pape se trompe
lourdement de croisade quand il part en guerre contre le
préservatif,
ce qui est, dans le contexte actuel, porter une bien lourde
responsabilité...
Mais ce n'est guère à moi qu'il convient de poser la
question,
ce pourquoi je m'étais abstenu d'y répondre....
Cordialement, Jacques.
S.R: Le puritanisme n'est pas plus catholique
que protestant: le désir de contrôler, d'endiguer la
sexualité
pour mieux l'exploiter est un élément essentiel du
pouvoir
sur les consciences et les vies; voir Michel Foucault. Le mariage
religieux
est aussi un mode de gestion de la sexualité!
J'aimerais avoir votre avis sur l'influence de Kierkegaard chez Heidegger.
Cher Monsieur,
Je reçois votre question et la fais
mienne.
Mais comment y répondre sérieusement, qui pourrait
prétendre
le faire, en
l'absence d'une pièce maîtresse
du dossier : les cours professés par Heidegger sur Kierkegaard ?
Il est clair que les "notions" (terme impropre)
d'angoisse, de souci, de possible, même de "résolution
devançante",
ont une
provenance kierkegaardienne plus que
husserlienne.
L'importance même de la Stimmung (de la tonalité
affective)
est très
certainement une dette de Heidegger envers
Kierkegaard.
Que dire de plus sans risquer de se tromper ?
Je me plonge dans le Kierkegaard de Jean Wahl
(Hachette 1998). Les pp.69-95 sont consacrées aux rapports
Kierkegaard/Heidegger. Ce texte date de 1933.
Je plaide donc pour un coup de chapeau pour les intuitions
fécondes,
et
pour une indulgence pour les erreurs
d'appréciation
ou d'interprétation. Je lis p.72 : "Le domaine du "on" n'est
autre
que le
domaine du péché". Il est
évident
qu'un tel parallèle, voire une telle assimilation, est abusive.
Il ne fait aucun doute que
Heidegger pense l'"échéance"
(Martineau
; "déchéance" chez Corbin ; je n'ai pas la traduction
Vézin)
(Verfallenheit) du
Dasein d'une façon qui n'a rien à
voir avec un quelconque péché originel, avec une faute,
avec
une origine plus "parfaite"
dont l'homme aurait déchu pour tomber
dans l'inauthenticité. (Etre et Temps § 38).
Il y a longtemps que ceux qui lisent Heidegger
ont tordu le cou à de tels contresens. Heidegger ne peut pas
penser
l'échéance de manière
ontique,
puisqu'il la pense précisément comme le fait de traiter
comme
simplement ontique ce qui est
de droit et dans sa vérité
ontologique.
(Seriez-vous d'accord avec cette assertion ?) Heidegger ne pense pas
l'échéance
de
manière ontique, donc pas de
manière
ontothéologique, donc pas de manière théologique
(fût-ce
pour ajouter qu'il s'agit
d'une théologie "laïcisée",
sécularisée, reprise philosophiquement, formules qui
n'ont
de sens que pour ceux qui refusent de
penser).
Donc la Verfallenheit n'a rien voir avec le
péché
originel augustinien par exemple, ou pour mieux dire la Verfallenheit
est
la condition ontologique de
phénomènes
qui peuvent être retracés, décrits,
interprétés
en termes ontiques-théologiques, tels
que le "péché originel" par
exemple.
Voilà, d'après moi, qui est sûr pour qui lit
Heidegger.
Hypothèse hardie en revanche, et pour
revenir
à votre question primitive concernant le rapport entre
Kierkegaard
et
Heidegger : Kierkegaard lui-même, dans
le Concept d'Angoisse, d'une autre manière (que Heid.) et dans
un
langage qui
reste celui de la théologie, (donc qui
reste inadéquat ou impropre au jugement de Heidegger),
n'excèderait-il
pas lui-aussi,
déjà, une approche augustinienne
de la notion de péché originel ?
Quand il dit que dans l'angoisse, la
liberté
n'achoppe que sur elle-même, c'est-à-dire n'est
entravée
que par le fait qu'elle est
pure liberté, que par l'absence de toute
entrave ; quand il dit que la liberté n'est pas la
possibilité
du bien et du mal, mais ce
qui pose le possible comme tel, la
catégorie
du possible ; qui rend possible à l'homme l'apprentissage de
l'infini
précisément
dans la mesure où le possible n'est pas
le possible de ceci ou de cela (de pécher ou de ne pas
pécher
par exemple) ; quand
il dit enfin que ce n'est que par le
péché
que le péché fait à chaque fois son entrée
dans le monde ; que le péché n'est pas
seulement accumulation quantitave-historique
mais qu'il pose la qualité du péché, que c'est par
un saut qualitatif que le
péché fait à chaque fois
son entrée dans le monde, Kierkegaard ne pense-t-il pas
déjà
de façon existentiale ou
pré-existentiale (que je distingue
exprès
et à la suite de Heidegger de l'existentiel) ?
N'est-il pas l'annonciateur de Heidegger bien
plus authentiquement que de Sartre ? Ne manifeste-t-il pas la fameuse
précompréhension, dont j'admets
volontiers que seul Heidegger nous apprendra à entendre comme
pré-compréhension
en
attente de son élucidation ontologique
? (Je m'efforce de ne pas trop prêter à Kierkegaard, de ne
pas aller plus loin,
emporté par mon élan, que ce que
les textes nous permettent de dire...)
Et c'est maintenant moi qui aimerais bien avoir votre sentiment sur ces questions...
Jacques Bonniot.
Jacques Laporte
Merci Jacques Bonniot pour votre
intéressant
point de vue. Je connais assez mal l'œuvre de Jean Wahl à
l'exception
du
cours de 46, sur le GA 27, Introduction à
la philosophie, édité récemment et qui constitue
un
exposé très pédagogique de la
pensée de Heidegger.
Je repars, comme vous, de la "dictature" du On.
"Le domaine du "on" n'est autre que le domaine
du péché". Il est évident qu'un tel
parallèle,
voire une telle >assimilation,
est abusive. Il ne fait aucun doute que Heidegger
pense l'"échéance" (Martineau ; "déchéance"
chez >Corbin ; je n'ai pas la
traduction Vézin) (Verfallenheit) du
Dasein
d'une façon qui n'a rien à voir avec un >quelconque
péché
originel, avec une
faute, avec une origine plus "parfaite" dont
l'homme aurait déchu pour tomber >dans
l'inauthenticité.
(Etre et Temps § 38).
1) L'analyse existentiale de l'Angoisse (SuZ §40)
La réponse à la question qui ?
pour
le Dasein au quotidien est le On-même (Das Man-Selbst), le neutre
à partir de quoi le
Dasein, doit se définir. Heidegger reprend
de Husserl via Brentano la distinction entre le mode propre,
authentique
et le
mode impropre, inauthentique. Le plus
fréquemment,
le Dasein est sur le mode impropre, la manière d'être du
On.
On, rien
ni personne. On pense, on dit ….On se disperse
dans le On.
Et c'est cette modalité quotidienne qui
est nommée "déchéance" (Verfallen), terme qui
exprime
la préoccupation du Dasein
dans le monde (Verfallen in der "Welt") ; les
guillemets sont de Heidegger et indiquent le sens mondain,
l'étantité.
Il n'y a pas
"chute" d'un état plus originel : il
s'agit
d'un existential.
Le Dasein est jeté devant ses
possibilités
et il en est une qui est la fuite devant la possibilité
d'être
soi même en propre. De
façon existentielle le Dasein se fuit,
mais de façon existentiale il est devant ses possibles, il est
encore
confronté à lui-même:
"dans ce devant quoi il fuit, Dasein en vient
à courir après lui-même (SuZ p184). Or fuir devant
un étant constitue la peur,
mais fuir devant soi-même, pour le Dasein,
constitue l'angoisse.
Nous sommes d'accords sur ce point.
Dans sa note de la page 190 de SuZ (la
pagination
originale est reproduite dans Martineau, je crois), Heidegger paye la
dette à l'égard de Kierkegaard,
reconnu comme celui qui "est allé le plus loin, dans l'analyse
du
phénomène d'angoisse,
également [ainsi que Luther] dans le
contexte
théologique d'une exposition "psychologique" du problème
du péché originel.
Cf. Concept de l'Angoisse".
Or, pour Heidegger, ce "contexte
théologique"
reste sur le plan existentiel et ne réussit pas à
s'élever
au plan existential. Car
ce qui angoisse n'a rien de mondain ; il ne
s'agit
d'aucun étant présent sous la main (Zuhandenes). Je
traduis
ici le §40 p. 186. "Im Wovor der Angst wird das "Nichts ist es und
nirgends" : A quoi l'angoisse se rapporte-t-elle
? Au Rien et au Nulle part".
C'est l'angoisse existentiale qui ouvre le Dasein
au monde. L'angoisse est cette disposition définie comme
"identité
existentiale de l'ouvrir et de ce qui est ouvert"
(p. 188). Le Dasein est jeté devant ses possibilités et
l'angoisse
ne se rapporte
pas à telle ou telle d'entre elles.
L'angoisse existentiale se rapporte toujours
aux possibilités les plus propres du Dasein (das Sein zum
eigensten
Seinkönnen)
c'est-à-dire son "être-libre"
(Freisein),
sa possibilité de choisir et de se saisir lui-même.
"L'angoisse amène le Dasein devant son
être-libre-pour (Freisein für - propensio in),
l'authenticité
de son être comme
possibilité, ce qu'il est toujours
déjà.
Liberté du Dasein devant ses possibles" (SuZ p 188 second
§,
peu souvent cité dans
les analyses et pourtant tellement explicite).
Voilà ce que je lis et comprends de
Heidegger.
Mais peut-on poursuive l'analyse et dire ainsi que vous en faite
l'hypothèse
que Kierkegaard lui-même, "dans le Concept
d'Angoisse, dans un langage qui reste celui de la théologie, ,
n'excèderait-il
pas lui aussi, déjà, une approche
augustinienne de la notion de péché originel ?"
Certes, je peux vous suivre lorsque vous
écrivez,
très justement, que Kierkegaard annonce Heidegger (ou plus)
"quand
il dit
que dans l'angoisse, la liberté n'achoppe
que sur elle-même (je souligne), c'est-à-dire n'est
entravée
que par le fait
qu'elle est pure liberté, que par
l'absence
de toute entrave ; quand il dit que la liberté n'est pas la
possibilité
du bien et du
mal, mais ce qui pose le possible comme tel,
la catégorie du possible".
2) Le péché originel
J'avoue, par contre, avoir du mal à
penser
que l'ontologie puisse avoir quelque chose à dire sur la
catégorie
du "péché" par
rapport à la faute. Or le premier chapitre
de "Concept de l'angoisse" se nomme "L'angoisse, condition
préalable
du péché
originel …" ; ne sommes nous pas de plein pied
dans le thème de la "faute d'Adam, la chute …" dès la
première
phrase du
chapitre 1 ? Chez Heidegger, par contre, nous
trouvons la catégorie de la faute (Schuld) dont l'analyse
existentiale
est faite au § 58. L'être-en-faute (Schuldigsein) est en
dette.
Non qu'il ait manqué à une loi religieuse ou morale
(péché),
car cela ne peut se dire que dans l'ordre ontique des choses.
Mais Heidegger concède que cette
négativité
constitue la condition existentiale du possible de toute faute ontique.
"L'être-en-faute n'est pas simplement une
qualité durable ou quelque chose de constamment et objectivement
présent, mais
la possibilité existentielle
(existenzielle
Möglichkeit) d'être, authentiquement ou non, en faute" (p.
306
2ème phrase).
Cette modalité possible elle-même
est existentielle, alors que la négativité, la condition
est ontologique.
La note de la page 306 est très
explicite
: "L'analyse existentiale ne prouve rien, contre ou pour, la
possibilité
du péché
(beweist weder etwas für noch gegen die
Möglichkeit der Sünde)".
Tout péché (plan ontique) trouve
donc son origine dans ce fond de "culpabilité" potentielle du
Dasein
(plan ontologique), qui
n'est pas cependant culpabilité originelle.
Ainsi à votre question pertinente :
"Kierkegaard
ne pense-t-il pas déjà de façon existentiale ou
pré-existentiale
(que je
distingue exprès et à la suite
de Heidegger de l'existentiel) ?", je crois pouvoir répondre
oui,
en ce qui concerne l'angoisse
mais dans le sens "pré-existential" ou
plutôt pour partie seulement de façon existentiale, ce que
vous voyez bien en écrivant :
" ….dans l'angoisse, la liberté n'achoppe
que sur elle-même ….etc".
Quant au péché, je dois dire que
je ne me souvenais pas avoir lu, dans "Le Concept de l'angoisse",
quelque
chose qui
puisse fonder votre assertion "La Verfallenheit
n'a rien voir avec le péché originel, mais, pour mieux
dire
la Verfallenheit
est la condition ontologique de
phénomènes
qui peuvent être retracés, décrits,
interprétés
en termes ontiques-théologiques,
tels que le "péché originel".
Or, il se peut bien que vous ayez raison
puisque
- replongeant dans ce texte et dès le chapitre premier -
Kierkegaard
dégage le concept de peccabilité
qui ressemble fort à la potentialité du
péché.
Je vous demande donc un peu de temps
d'étude
pour retravailler ce point (j'avoue être plus familier de
Heidegger
que de
Kierkegaard). En tout cas, merci pour la piste.
Je m'arrête ici pour aujourd'hui, sauf
à
noter qu'il faudrait prendre en compte les différences de vues
entre
la scolastique et le
protestantisme. Chez Ricoeur ("La symbolique
du mal") on retrouve le thème suivant lequel le mal ne s'aurait
être expliqué
par un héritage ou par un chute originelle
(je cite de mémoire, je n'ai plus le livre sous la main), mais
lorsqu'un
individu
pèche, le mal comme potentiel serait
déjà
là. J'ajoute (mais peut-être est-ce une idée
de Ricoeur), que le Serpent de la Genèse me semble
représenter
symboliquemen ce "déjà là" qui se présente
devant la Liberté de l'homme (ou de la femme, pour être
très
précis), sous la forme de la tentation, et cherche à
s'actualiser.
Bien cordialement à vous, en vous souhaitant de bonnes fêtes de fin d'année.
Jacques Laporte.
-----------------------
28/12 JL à JB et SR (ce texte est une version toilettée)
Bonjour Jacques,
Je réponds seulement à votre
message
du 18/12 et vous prie de m'en excuser. Une semaine de congés va
me permettre de
rattraper mon retard !
1) Sur la "non réciprocité" de l'éros chez Levinas "
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime …." Air d'opéra bien connu.
Poser la question de la
réciprocité
chez Lévinas me gêne un peu, car toute l'œuvre du
philosophe
est parcourue par l'idée
d'une relation asymétrique entre le Moi
et l'Autre conditionné par lui, une relation inter-subjective
où
le Moi est capable de
"dés-intér-essement", ce qui
renvoie
à l'esse et à l'intér-esse.
Autrement dit, dans cette
non-in-différence
(remarquer la double négation), le Je est différent du Je
égoïste lorsqu'il est
questionné par Autrui. Cette
subjectivité
assujettie à l'autre, Levinas la trouve, à l'origine,
dans
le "hineni" biblique, le "me
voici", que répond Abraham à Dieu.
La réciprocité, le
donnant-donnant,
quasi économique (synallagmatique) se trouve transformé
en
un rapport où le sujet, de
retour sur lui-même, dépasse son
égoïsme dans un mouvement de transcendance éthique
vers
l'être aimé.
"La volupté ne vise pas Autrui, mais sa
volupté, amour de l'amour de l'Autre". Car "l'Autre, en la
volupté,
est Moi séparé de
moi".
La volupté n'est pas en référence à l'amour donné et à l'amour reçu. Elle n'est pas une réciprocité réflexive.
Non, "Amour de l'amour", "elle est droite comme une conscience spontanée".
Totalité & Infini p. 297
Voir cependant, comment cette section B sur l'éros précède ne section C intitulée : la fécondité !
2) Sur la sécularisation
Peu de commentaires directs sur votre texte qui éclaire un peu plus le paganisme abyssal de la pensée Heidegger.
En guise d'en-tête à son article
"Sécularisation et Faim" (in Cahier de L'Herne), Levinas cite
Bergson
: "La mystique appelle
la mécanique".
Je vous donne à lire également
ce
texte admirable (dans le même article) : "Pour que le savoir
sorte
effectivement de
l'étonnement …, pour que la transcendance
de l'idolâtrie se réduisît à la
sérénité
du savoir, pour que l'être advînt en tant
qu'être, il fallait aussi que la
lumière
du ciel éclairât la ruse et l'industrie des hommes".
Bien cordialement,
JL
PS : l'opposition des catégories
"séculier"
et "régulier" éclairent le monde moderne, mais seules les
catégories du "sacré" et
du "saint" (kadosch, c'est-à-dire
séparé)
permettent de penser le "paganisme" de Heidegger. J'y reviendrai. Et
peut-être
permettront-elles d'expliquer pourquoi le plus
grand philosophe du siècle fut un nazi.