Bonheur et politique 

Dialogue avec Christophe Lamoure  Professeur de philosophie à Bayonne (64).
Résidence Jouanetote; 16, rue J. Larrebat, 64600 ANGLET
S.Reboul en vert et Christophe Lamoure en rouge


 

S. Reboul:
D'un côté, faire du bonheur le but de la politique est un danger dans la mesure où le bonheur se vit dans la relation privée se soi avec soi.
Or confier à la politique et au pouvoir de l'état de faire le bonheur des citoyens, c'est lui attribuer le rôle quasi-divin de Providence, à la fois séducteur et dominateur; c'est donc introduire le risque totalitaire en politique (soumission liberticide de la vie personnelle à la vie publique et politique)

D'un autre côté, le droit universel au bonheur de chacun, doit être promu et garanti par la politique, dans le sens où les lois doivent permettre à chacun de construire un projet de vie dans lequel il puisse se reconnaître, s'estimer et être estimé par les autres (ce qui est indissociable).

Synthèse:
Si le bonheur c'est être content de soi, il est une affaire intime et privée au sens où c'est à chacun de la construire, dans des relations positives aux autres et à lui-même (estime, voire amour de soi et de ceux qui y contribuent); encore faut-il que les relations entre les intérêts, les désirs et de pouvoir soient régulées dans le sens de la réciprocité ce qui suppose des conditions générales, juridiques et économiques rendant possible cette réciprocité; le rôle de l'état démocratique est non pas faire le bonheur des citoyens mais faire en sorte que tous les citoyens puissent, sous condition qu'il respecte
celui des autres, faire valoir leur droit à construire leur bonheur dans la reconnaissance de soi et des autres (amour, dignité).
Voir
Spinoza: "L'éthique" et "Le traité politique"
Hegel, "Phénoménologie de l'Esprit" et 'Les principes de la philosophie
du droit"


Christophe Lamoure:
La notion de droit au bonheur me surprend : le bonheur n'est pas un droit, il ne saurait etre garanti par une quelconque
législation. Reste que le pouvoir politique s'il ne peut garantir le droit au bonheur peut par contre (sinon il bascule en
effet dans l'abus de pouvoir) garantir pour chacun la liberté de rechercher le bonheur sous la forme qui lui convient.
Et encore, il faut préciser : l'Etat ne peut tolérer certaines aspirations au bonheur qui engendrent des pratiques ou
reposent sur des preceptes contraires aux principes de la vie sociale (voir par exemple le cas des sectes). Autrement dit
la quete du bonheur doit prendre une forme telle qu'elle n'entre pas en contradiction avec les principes qui règlent la vie
commune, règles dont l'Etat est le garant. C'est un premier aspect. Il est important dans la mesure où il indique que le
bonheur s'inscrivant dans un espace social et politique défini se trouve encadré à l'intérieur de certaines limites qu'il ne
saurait transgresser sauf à basculer dans le hors-la-loi. Le bonheur doit-il se conformer aux règles du jeu politique?
Est-ce une concession ou bien une condition de possibilité du bonheur?
A partir du moment où la quete du bonheur n'est pas dissociable de la question de la liberté, elle recouvre
nécessairement une dimension politique. Etre heureux, c'est etre heureux au sein ou hors de la Polis, de la cité. Il me
semble qu'il est illusoire de penser que l'on peut trouver son bonheur dans la sphère du privé, de l'intime comme si elle
echappait à l'ordre politique ; sauf à considérer que celle-ci jouit d'une sorte de statut d'extra-territorialité, qu'elle
n'entretient aucun rapport avec la sphère politique. Je crois au contraire que ce partage du privé et du public (sous
quelque forme qu'il se présente selon l'époque et le lieu) est un partage éminemment politique.
Considérer le privé comme un ilot au sein duquel on retrouverait une innocence, où l'on serait comme délié des
contraintes et des limites de la vie sociale, un espace en suspens au-dessus du social où la quete du bonheur, affaire
individuelle, prendrait tout son sens, c'est choisir un point de vue (est-ce vraiment un choix? N'est-ce pas plutot le
résultat d'une situation où l'on a désinvesti toute attente, toute ambition par rapport au politique?) qui fait la part belle à
l'illusion. Le bonheur n'est pas comme les pantoufles qui attendent chez soi et que l'on enfile une fois rentré et soustrait
aux troubles de la vie sociale et des relations avec les autres. Il est cet état durable, constant de contentement dont parle
Kant. Ou alors on parle d'autre chose : la tranquillité, l'apaisement, le divertissement, l'authenticité (une fois tombé le
masque social)...
Bref, je crois que le bonheur est une question sociale qui engage mes relations aux autres et la construction d'un espace
poltique défini. Non que le bonheur soit l'affaire exclusive du politique mais que le bonheur est une affaire politique. Je
vais vite et bien sur tout cela exigerait d'autres développements mais je compte sur vos réflexions pour aller plus loin.
Je terminerais en disant que c'est peut-etre tout le sens de l'utopie que de faire du bonheur un enjeu politique et tout le
sens d'une absence d'ambition et de consistance politiques que d'en faire une affaire privée (choix politique qui conduit
à vider la politique de sa signification propre en abandonnant le devenir de la société aux jeux de l'économique dans la
mesure exacte où l'on se refuse à considérer que l'action politique est orientée vers un but défini. Si la politique est
simple gestion des affaires publiques alors l'économique devient maitre. Sinon la politique doit s'affronter à la question
du bonheur). Il y a certes des utopies meutrières qui prétendent faire le bonheur des hommes malgré eux et en usant de
tous les moyens mais il y a place pour une autre démarche utopique : celle qui affirme que le projet politique a une
finalité (premier aspect, à mes yeux décisif et aujourd'hui abandonné) et que cette finalité est la construction d'un espace politique où les hommes soient heureux.


S. Reboul:
Je reprendrais votre conclusion poue ajouter que les cadres politiques doivent être tels qu'ils ne mettent pas en jeu une
conception collective déterminée du bonheur qu'ils imposeraient aux individus, que ce soit sous la loi majoritaire, ou
autrement. S'ils est juste de dire que les relations politiques libérales et égalitaires sont une conditions du bonheur, elle
ne suffisent pas pour faire le bonheur qui doit, dans ses modalités concrètes, forcément privée (voire intimes) être
l'affaire des individus dans leurs relations personnelles aux autres et à eux-mêmes. Ne confondons pas la politique (le
droit au bonheur pour tous) et le vécu concret du bonheur par chacun (son projet de vie).
Quant au droit au bonheur personnel, il s'agit de la seule visée politique formelle possible en droit libéral, sauf à le
soumettre à des conditions de contenu. Mais il est entendu que ce droit doit être universel et donc régulé par des lois
valant pour tous, pour être un juste droit, cohérent avec les conditions de la démocratie. Cela ne réduit pas le bonheur à
l'économie, même libérale (soi-disant libérale), car le relation heureuse aux autres n'est pas réductible aux seuls
échanges économiques et sociaux plus ou moins contraints (lois du marché); heureusement..; (ex: l'amour)
L'utopie en politique est d'essence religieuse et donc, à mon avis, anti-libérale, puisqu'elle prétend convertir les
individus à une conception collective et impérative du bonheur. Une politique démocratique est donc, selon moi
forcément réaliste. En cela il convient de se débarrasser de la tentation utopique pour être démocrate.  


Christophe Lamoure:
Avez-vous remarqué que je ne dis pas que le politique doit nous imposer une conception définie du bonheur mais qu'il
doit faire du bonheur des hommes l'horizon de son action, le but de sa démarche. Il ne saurait prétendre savoir ce qu'est
le bonheur mais il doit, à mon sens, en faire son souci, si vous voulez. Vous reprenez votre expression de droit au
bonheur qui selon moi n'a strictement aucun sens, elle est vide de sens. Vous voulez peut-etre dire que chacun a le droit
de chercher le bonheur, ce qui est déjà autre chose, mais qui reste tout autant indéterminé et dans cette mesure sans
intéret. Si pour moi le bonheur réside dans la consommation de drogues, le problème se pose et peut etre débattu, non
sous la forme d'un improbable droit au bonheur mais dans le cadre de la législation sur les drogues. Vous utilisez la
notion de bonheur de façon si indéterminée que votre discours reste purement formel et vous empeche d'appréhender et
de comprendre quelle est cette question politique du bonheur. Or le bonheur, la quete du bonheur prend toujours une
forme déterminée telle qu'elle ne peut etre pensée independamment de la question des libertés qui nécessairement
l'enracine dans l'ordre politique. Non seulement le politique doit assurer un certain nombre de libertés individuelles
fondamentales, ce sur quoi nous sommes d'accords, mais il doit s'interroger sur le sens de son action. Et cette action, y
compris dans ses modalités les plus humbles, n'a de sens et de légitimité qu'à poursuivre le bonheur des hommes. Ou
alors on réduit la politique à une simple gestion des affaires publiques (ce qu'elle doit faire , c'est entendu) dont la
finalité est que ça fonctionne, que la machine sociale continue de tourner. Je pense que cela revient à réduire la fin aux
moyens, c'est confondre la fin et les moyens. C'est ce qui se passe aujourd'hui et c'est ce qui est en train d'atomiser les
individus et de désintégrer toutes les raisons qui faisaient que l'on vit ensemble.
Autre point : si, les individus pensent de plus en plus le bonheur en termes économiques parce qu'ils ne peuvent plus le
penser en termes politiques. Faisons une analyse de vocabulaire : le politique parle lui-meme comme un economiste et
l'économique (par le biais des médias, de la publicité...) nous entretient sans cesse du bonheur. L'économique a fait du
bonheur son affaire (à tous les sens du terme). Ce bonheur intime, privé que vous évoquez est en fait indexé sur
l'économique et la consommation. La marchandise est associée à un indice de bonheur, et le bonheur suit les variations
de la courbe de l'acquisition.
Enfin sur l'utopie. J'avais pris garde de préciser le sens que je donnais à cette notion en la distinguant des utopies
totalitaires mais vous n'en tenez pas compte. Il s'agit pourtant d'autre chose. La démocratie dont vous défendez la valeur
a d'abord vécu comme utopie.


S. Reboul:
1) La question du droit au bonheur est au centre de la conception libérale et empiriste de la politique; La notion de souci ne me semble pas plus claire car vous écrivez à juste titre que la politique ne doit pas imposer et j'ajouterais, ni même
présupposer, une conception collective et déterminée du bonheur, car cela nous renverrait à l'idée anti-libérale d'un
bonheur communautaire obligatoire. Voir la différence introduite pas Max Weber, entre die Gemeinschaft (communauté) et die Gesellschaft (société) "Economie et société" T1. Enfin, si on ne fait pas du bonheur un droit, ne risque t-on pas
d'en faire un devoir? De toute manière si les individus sentent qu'ils ne peuvent pas être heureux par eux et pour
eux-mêmes ensemble, il refuserons la politique, et il n'aurons pas tort, à moins de préférer le sacrifice, c'est à dire une
conception sacrificielle du bonheur; ce qui me semble aujourd'hui rigoureusement impossible, à moins que n'apparaisse une nouvelle religion hégémonique et forcément intolérante.

2) Le droit au bonheur est le droit à construire "son" bonheur; je pense l'avoir écrit.

3) Y a-til des drogués heureux? Vaste débat (voir Ollivenstein). Pour moi le bonheur n'est pas le plaisir mais réside
dans la reconnaissance positive de soi (estime de soi) et passe par une régulation des droits réciproques du désir
comme désir du désir des autres en tant qu'ils sont sujets (et non pas seulement objet) de désir et se décline en désir de
possession, de domination (conflit), d'admiration , d'amour (voir Hegel); (être et apparence, pouvoir et avoir, amour et
réciprocité); être heureux c'est sentir en soi sa puissance d'être et d'agir en vue de et par ce qui nous est réellement utile: une relation amicale, voire amoureuse et libérale (autonome) aux autres et à soi. (Spinoza)

Ceci dit, si le drogué se sent heureux, c'est son affaire: aucune repression politique ne le libérera, contre sa passion, de
la dépendance. Il faut compter sur sa souffrance pour l'aider à se tirer lui-même d'affaire. Un problème de santé
publique ne se traite pas en prison! Par contre il est de la responsabilité des parents et de l'école, dans une société qui
se prétend libérale, d'éduquer à l'autonomie, c'est à dire à la prise de conscience critique des formes de la dépendance
et de leurs effets objectifs et subjectifs négatifs (destructeurs et douloureux) et cela vaut autant pour la religion, la
publicité et le tabac que pour l'alcool, le cannabis, l'estasie et l'héroïne. Si la philosophie et son enseignement peuvent y contribuer, qu'ils le fassent ouvertement; c'est du reste, à mes yeux, le seule justification de mon (notre) activité professionnelle, cohérente avec les présupposés fondateurs du libéralisme politique: éduquer les jeunes gens à la réflexion critique, condition de l'autonomie de penser et d'agir, en vue du mieux vivre avec les autres et avec soi.

4) La machine sociale (très mauvais terme: une société est le contraire d'une machine) doit tourner pour la plus grande
autonomie de chacun dans la construction de son projet de vie en société libérale (ce qui condamne le soi-disant
libéralisme économique inégalitariste)

5) Quelles sont les raisons (je préfère motifs) collectives pour vivre ensemble aujourd'hui? La religion, la nation, la morale traditionnelle transcendante; sont-ce nécessairement de bonnes raisons? sinon c'est bien à chacun de savoir qu'elles sont ses bonnes raisons de travailler pour les autres, de les aimer ou pas; compte tenu que le respect et le droit s'impose pour vivre ensemble sans se faire violence! Si vous dites qu'il ne s'agit que de gestion, je ne trouve pas cela déraisonnable; en tout cas moins que les lendemains qui chantent et qui déchantent. Gérer l'autonomie réciproque et conflictuelle des individus au mieux de leur recherche du bonheur ne me semble pas une mauvaise définition d'une bonne politique réaliste et efficace, c'est à dire désenchantée. Mais, du reste, si vous vouliez excercer une responsabilité politique pour y trouver votre bonheur (ce qui en est une condition nécessaire, n'en déplaise à Platon), pourriez-vous aujourd'hui, dans nos démocraties pluralistes et nos sociétés capitalistes, faire autrement?

6) Le bonheur, même, pour ceux qui le pensent (à tort) en termes économiques, n'est jamais économique, mais toujours
sous une forme ou autre érotique et autoérotique (même et surtout l'extase mystique). Quant au bonheur politique:
méfiance! (voir plus haut). Dans le vie économique se jouent des rapports de pouvoirs et de séduction qui transcendent les intérêts économiques, prétendument rationnels et comptables. Quant à la pub, les gens la détournent toujours et s'en servent à leur guise: vous savez la pub pour moi est moins aliénante que la religion et/ou la morale traditionnelle du péché. Pour moi le bonheur par la consommation n'a de sens qu'en tant que la consommation est un des modes d'expression de soi; et si l'on peut discuter de l'authenticité de telle ou telle forme, cela ne concerne pas la politique mais la philosophie, qui, malgré Platon, et en accord avec Kant, doit renoncer à exercer le pouvoir politique. 



 

Christophe Lamoure:
Je ne voudrais pas prolonger indéfiniment cette discussion mais peut-etre brièvement souligner ce qui est en jeu et ce qui fait l'objet de notre désaccord, au-delà de la simple question du bonheur et de son lieu d'élection (le champ politique ou l'espace privé). Votre réponse est remarquable par sa  cohérence mais elle me semble mal situer le problème ou plutot le considérer d'un point de vue qui ne permet pas de lui donner sa véritable dimension.
 Vous envisagez la société, me parait-il, d'un point de vue strictement fonctionnel et formel. Cela est légitime mais réducteur. La société n'est pas simplement un cadre à l'intérieur duquel des individus souverains pensent et agissent librement dans le respect du droit grace auquel la violence est mise hors jeu. Elle est aussi un espace symbolique ; d'abord  et avant tout dans la mesure où non seulement elle est mais aussi elle est pour elle-meme, elle est objet de représentation pour elle-meme et c'est dans cette meme mesure qu'elle est un espace de sens. Il y a donc un  imaginaire social et je tiens que c'est par cet imaginaire que les individus d'une meme société tiennent ensemble et tiennent à rester ensemble. Dans cet espace, la question du bonheur occupe une place essentielle. Je ne reviens pas ici sur les raisons pour lesquelles cette dimension politique du bonheur me parait telle.
D'autre part, la représentation réductrice que vous proposez de la société  va de pair avec une sorte d'absolutisation de l'individu ("à chacun de savoir quelles sont ses bonnes raisons de travailler pour les autres, de les aimer ou pas", "son projet de vie", "son bonheur" écrivez-vous). Tout ne se réduit pas à la dimension et à la perspective de l'individu : il n'est ni la source ni la fin de tout ce qui est. Il participe d'une réalité qui le dépasse, le façonne et qui continue d'exister après lui. Autrement dit, l'individu participe d'une société qui est un projet (un pro-jet), d'une société qui est une utopie (qu'elle le clame ou qu'elle le tue). Le danger n'est pas qu'une société se définisse  par une utopie (toutes sont en vue d'une utopie) mais qu'une société se proclame utopie réalisée.



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