S. Reboul:
D'un côté, faire du bonheur le but
de la politique est un danger dans la mesure où le bonheur se
vit
dans la relation privée se soi avec soi.
Or confier à la politique et au pouvoir
de l'état de faire le bonheur des citoyens, c'est lui attribuer
le rôle quasi-divin de Providence, à la fois
séducteur
et dominateur; c'est donc introduire le risque totalitaire en politique
(soumission liberticide de la vie personnelle à la vie publique
et politique)
D'un autre côté, le droit universel au bonheur de chacun, doit être promu et garanti par la politique, dans le sens où les lois doivent permettre à chacun de construire un projet de vie dans lequel il puisse se reconnaître, s'estimer et être estimé par les autres (ce qui est indissociable).
Synthèse:
Si le bonheur c'est être content de soi,
il est une affaire intime et privée au sens où c'est
à
chacun de la construire, dans des relations positives aux autres et
à
lui-même (estime, voire amour de soi et de ceux qui y
contribuent);
encore faut-il que les relations entre les intérêts, les
désirs
et de pouvoir soient régulées dans le sens de la
réciprocité
ce qui suppose des conditions générales, juridiques et
économiques
rendant possible cette réciprocité; le rôle de
l'état
démocratique est non pas faire le bonheur des citoyens mais
faire
en sorte que tous les citoyens puissent, sous condition qu'il respecte
celui des autres, faire valoir leur droit
à
construire leur bonheur dans la reconnaissance de soi et des autres
(amour,
dignité).
Voir
Spinoza: "L'éthique" et "Le traité
politique"
Hegel, "Phénoménologie de l'Esprit"
et 'Les principes de la philosophie
du droit"
Christophe Lamoure:
La notion de droit au bonheur me surprend : le
bonheur n'est pas un droit, il ne saurait etre garanti par une
quelconque
législation. Reste que le pouvoir
politique
s'il ne peut garantir le droit au bonheur peut par contre (sinon il
bascule
en
effet dans l'abus de pouvoir) garantir pour
chacun
la liberté de rechercher le bonheur sous la forme qui lui
convient.
Et encore, il faut préciser : l'Etat ne
peut tolérer certaines aspirations au bonheur qui engendrent des
pratiques ou
reposent sur des preceptes contraires aux
principes
de la vie sociale (voir par exemple le cas des sectes). Autrement dit
la quete du bonheur doit prendre une forme telle
qu'elle n'entre pas en contradiction avec les principes qui
règlent
la vie
commune, règles dont l'Etat est le garant.
C'est un premier aspect. Il est important dans la mesure où il
indique
que le
bonheur s'inscrivant dans un espace social et
politique défini se trouve encadré à
l'intérieur
de certaines limites qu'il ne
saurait transgresser sauf à basculer dans
le hors-la-loi. Le bonheur doit-il se conformer aux règles du
jeu
politique?
Est-ce une concession ou bien une condition de
possibilité du bonheur?
A partir du moment où la quete du bonheur
n'est pas dissociable de la question de la liberté, elle recouvre
nécessairement une dimension politique.
Etre heureux, c'est etre heureux au sein ou hors de la Polis, de la
cité.
Il me
semble qu'il est illusoire de penser que l'on
peut trouver son bonheur dans la sphère du privé, de
l'intime
comme si elle
echappait à l'ordre politique ; sauf
à
considérer que celle-ci jouit d'une sorte de statut
d'extra-territorialité,
qu'elle
n'entretient aucun rapport avec la sphère
politique. Je crois au contraire que ce partage du privé et du
public
(sous
quelque forme qu'il se présente selon
l'époque et le lieu) est un partage éminemment politique.
Considérer le privé comme un ilot
au sein duquel on retrouverait une innocence, où l'on serait
comme
délié des
contraintes et des limites de la vie sociale,
un espace en suspens au-dessus du social où la quete du bonheur,
affaire
individuelle, prendrait tout son sens, c'est
choisir un point de vue (est-ce vraiment un choix? N'est-ce pas plutot
le
résultat d'une situation où l'on
a désinvesti toute attente, toute ambition par rapport au
politique?)
qui fait la part belle à
l'illusion. Le bonheur n'est pas comme les
pantoufles
qui attendent chez soi et que l'on enfile une fois rentré et
soustrait
aux troubles de la vie sociale et des relations
avec les autres. Il est cet état durable, constant de
contentement
dont parle
Kant. Ou alors on parle d'autre chose : la
tranquillité,
l'apaisement, le divertissement, l'authenticité (une fois
tombé
le
masque social)...
Bref, je crois que le bonheur est une question
sociale qui engage mes relations aux autres et la construction d'un
espace
poltique défini. Non que le bonheur soit
l'affaire exclusive du politique mais que le bonheur est une affaire
politique.
Je
vais vite et bien sur tout cela exigerait
d'autres
développements mais je compte sur vos réflexions pour
aller
plus loin.
Je terminerais en disant que c'est peut-etre
tout le sens de l'utopie que de faire du bonheur un enjeu politique et
tout le
sens d'une absence d'ambition et de consistance
politiques que d'en faire une affaire privée (choix politique
qui
conduit
à vider la politique de sa signification
propre en abandonnant le devenir de la société aux jeux
de
l'économique dans la
mesure exacte où l'on se refuse à
considérer que l'action politique est orientée vers un
but
défini. Si la politique est
simple gestion des affaires publiques alors
l'économique
devient maitre. Sinon la politique doit s'affronter à la question
du bonheur). Il y a certes des utopies
meutrières
qui prétendent faire le bonheur des hommes malgré eux et
en usant de
tous les moyens mais il y a place pour une autre
démarche utopique : celle qui affirme que le projet politique a
une
finalité (premier aspect, à mes
yeux décisif et aujourd'hui abandonné) et que cette
finalité
est la construction d'un espace politique où les hommes soient
heureux.
S. Reboul:
Je reprendrais votre conclusion poue ajouter
que les cadres politiques doivent être tels qu'ils ne mettent pas
en jeu une
conception collective déterminée
du bonheur qu'ils imposeraient aux individus, que ce soit sous la loi
majoritaire,
ou
autrement. S'ils est juste de dire que les
relations
politiques libérales et égalitaires sont une conditions
du
bonheur, elle
ne suffisent pas pour faire le bonheur qui doit,
dans ses modalités concrètes, forcément
privée
(voire intimes) être
l'affaire des individus dans leurs relations
personnelles aux autres et à eux-mêmes. Ne confondons pas
la politique (le
droit au bonheur pour tous) et le vécu
concret du bonheur par chacun (son projet de vie).
Quant au droit au bonheur personnel, il s'agit
de la seule visée politique formelle possible en droit
libéral,
sauf à le
soumettre à des conditions de contenu.
Mais il est entendu que ce droit doit être universel et donc
régulé
par des lois
valant pour tous, pour être un juste droit,
cohérent avec les conditions de la démocratie. Cela ne
réduit
pas le bonheur à
l'économie, même libérale
(soi-disant libérale), car le relation heureuse aux autres n'est
pas réductible aux seuls
échanges économiques et sociaux
plus ou moins contraints (lois du marché); heureusement..; (ex:
l'amour)
L'utopie en politique est d'essence religieuse
et donc, à mon avis, anti-libérale, puisqu'elle
prétend
convertir les
individus à une conception collective
et impérative du bonheur. Une politique démocratique est
donc, selon moi
forcément réaliste. En cela il
convient de se débarrasser de la tentation utopique pour
être
démocrate.
Christophe Lamoure:
Avez-vous remarqué que je ne dis pas que
le politique doit nous imposer une conception définie du bonheur
mais qu'il
doit faire du bonheur des hommes l'horizon de
son action, le but de sa démarche. Il ne saurait
prétendre
savoir ce qu'est
le bonheur mais il doit, à mon sens, en
faire son souci, si vous voulez. Vous reprenez votre expression de
droit
au
bonheur qui selon moi n'a strictement aucun sens,
elle est vide de sens. Vous voulez peut-etre dire que chacun a le droit
de chercher le bonheur, ce qui est
déjà
autre chose, mais qui reste tout autant indéterminé et
dans
cette mesure sans
intéret. Si pour moi le bonheur
réside
dans la consommation de drogues, le problème se pose et peut
etre
débattu, non
sous la forme d'un improbable droit au bonheur
mais dans le cadre de la législation sur les drogues. Vous
utilisez
la
notion de bonheur de façon si
indéterminée
que votre discours reste purement formel et vous empeche
d'appréhender
et
de comprendre quelle est cette question politique
du bonheur. Or le bonheur, la quete du bonheur prend toujours une
forme déterminée telle qu'elle
ne peut etre pensée independamment de la question des
libertés
qui nécessairement
l'enracine dans l'ordre politique. Non seulement
le politique doit assurer un certain nombre de libertés
individuelles
fondamentales, ce sur quoi nous sommes d'accords,
mais il doit s'interroger sur le sens de son action. Et cette action, y
compris dans ses modalités les plus
humbles,
n'a de sens et de légitimité qu'à poursuivre le
bonheur
des hommes. Ou
alors on réduit la politique à
une simple gestion des affaires publiques (ce qu'elle doit faire ,
c'est
entendu) dont la
finalité est que ça fonctionne,
que la machine sociale continue de tourner. Je pense que cela revient
à
réduire la fin aux
moyens, c'est confondre la fin et les moyens.
C'est ce qui se passe aujourd'hui et c'est ce qui est en train
d'atomiser
les
individus et de désintégrer toutes
les raisons qui faisaient que l'on vit ensemble.
Autre point : si, les individus pensent de plus
en plus le bonheur en termes économiques parce qu'ils ne peuvent
plus le
penser en termes politiques. Faisons une analyse
de vocabulaire : le politique parle lui-meme comme un economiste et
l'économique (par le biais des
médias,
de la publicité...) nous entretient sans cesse du bonheur.
L'économique
a fait du
bonheur son affaire (à tous les sens du
terme). Ce bonheur intime, privé que vous évoquez est en
fait indexé sur
l'économique et la consommation. La
marchandise
est associée à un indice de bonheur, et le bonheur suit
les
variations
de la courbe de l'acquisition.
Enfin sur l'utopie. J'avais pris garde de
préciser
le sens que je donnais à cette notion en la distinguant des
utopies
totalitaires mais vous n'en tenez pas compte.
Il s'agit pourtant d'autre chose. La démocratie dont vous
défendez
la valeur
a d'abord vécu comme utopie.
S. Reboul:
1) La question du droit au bonheur est au centre
de la conception libérale et empiriste de la politique; La
notion
de souci ne me semble pas plus claire car vous écrivez à
juste titre que la politique ne doit pas imposer et j'ajouterais, ni
même
présupposer, une conception collective
et déterminée du bonheur, car cela nous renverrait
à
l'idée anti-libérale d'un
bonheur communautaire obligatoire. Voir la
différence
introduite pas Max Weber, entre die Gemeinschaft (communauté) et
die Gesellschaft (société) "Economie et
société"
T1. Enfin, si on ne fait pas du bonheur un droit, ne risque t-on pas
d'en faire un devoir? De toute manière
si les individus sentent qu'ils ne peuvent pas être heureux par
eux
et pour
eux-mêmes ensemble, il refuserons la
politique,
et il n'aurons pas tort, à moins de préférer le
sacrifice,
c'est à dire une
conception sacrificielle du bonheur; ce qui me
semble aujourd'hui rigoureusement impossible, à moins que
n'apparaisse
une nouvelle religion hégémonique et forcément
intolérante.
2) Le droit au bonheur est le droit à construire "son" bonheur; je pense l'avoir écrit.
3) Y a-til des drogués heureux? Vaste
débat
(voir Ollivenstein). Pour moi le bonheur n'est pas le plaisir mais
réside
dans la reconnaissance positive de soi (estime
de soi) et passe par une régulation des droits
réciproques
du désir
comme désir du désir des autres
en tant qu'ils sont sujets (et non pas seulement objet) de désir
et se décline en désir de
possession, de domination (conflit), d'admiration
, d'amour (voir Hegel); (être et apparence, pouvoir et avoir,
amour
et
réciprocité); être heureux
c'est sentir en soi sa puissance d'être et d'agir en vue de et
par
ce qui nous est réellement utile: une relation amicale, voire
amoureuse
et libérale (autonome) aux autres et à soi. (Spinoza)
Ceci dit, si le drogué se sent heureux,
c'est son affaire: aucune repression politique ne le libérera,
contre
sa passion, de
la dépendance. Il faut compter sur sa
souffrance pour l'aider à se tirer lui-même d'affaire. Un
problème de santé
publique ne se traite pas en prison! Par contre
il est de la responsabilité des parents et de l'école,
dans
une société qui
se prétend libérale,
d'éduquer
à l'autonomie, c'est à dire à la prise de
conscience
critique des formes de la dépendance
et de leurs effets objectifs et subjectifs
négatifs
(destructeurs et douloureux) et cela vaut autant pour la religion, la
publicité et le tabac que pour l'alcool,
le cannabis, l'estasie et l'héroïne. Si la philosophie et
son
enseignement peuvent y contribuer, qu'ils le fassent ouvertement; c'est
du reste, à mes yeux, le seule justification de mon (notre)
activité
professionnelle, cohérente avec les présupposés
fondateurs
du libéralisme politique: éduquer les jeunes gens
à
la réflexion critique, condition de l'autonomie de penser et
d'agir,
en vue du mieux vivre avec les autres et avec soi.
4) La machine sociale (très mauvais
terme:
une société est le contraire d'une machine) doit tourner
pour la plus grande
autonomie de chacun dans la construction de son
projet de vie en société libérale (ce qui condamne
le soi-disant
libéralisme économique
inégalitariste)
5) Quelles sont les raisons (je préfère motifs) collectives pour vivre ensemble aujourd'hui? La religion, la nation, la morale traditionnelle transcendante; sont-ce nécessairement de bonnes raisons? sinon c'est bien à chacun de savoir qu'elles sont ses bonnes raisons de travailler pour les autres, de les aimer ou pas; compte tenu que le respect et le droit s'impose pour vivre ensemble sans se faire violence! Si vous dites qu'il ne s'agit que de gestion, je ne trouve pas cela déraisonnable; en tout cas moins que les lendemains qui chantent et qui déchantent. Gérer l'autonomie réciproque et conflictuelle des individus au mieux de leur recherche du bonheur ne me semble pas une mauvaise définition d'une bonne politique réaliste et efficace, c'est à dire désenchantée. Mais, du reste, si vous vouliez excercer une responsabilité politique pour y trouver votre bonheur (ce qui en est une condition nécessaire, n'en déplaise à Platon), pourriez-vous aujourd'hui, dans nos démocraties pluralistes et nos sociétés capitalistes, faire autrement?
6) Le bonheur, même, pour ceux qui le
pensent
(à tort) en termes économiques, n'est jamais
économique,
mais toujours
sous une forme ou autre érotique et
autoérotique
(même et surtout l'extase mystique). Quant au bonheur politique:
méfiance! (voir plus haut). Dans le vie
économique se jouent des rapports de pouvoirs et de
séduction
qui transcendent les intérêts économiques,
prétendument
rationnels et comptables. Quant à la pub, les gens la
détournent
toujours et s'en servent à leur guise: vous savez la pub pour
moi
est moins aliénante que la religion et/ou la morale
traditionnelle
du péché. Pour moi le bonheur par la consommation n'a de
sens qu'en tant que la consommation est un des modes d'expression de
soi;
et si l'on peut discuter de l'authenticité de telle ou telle
forme,
cela ne concerne pas la politique mais la philosophie, qui,
malgré
Platon, et en accord avec Kant, doit renoncer à exercer le
pouvoir
politique.
Christophe Lamoure:
Je ne voudrais pas prolonger indéfiniment
cette discussion mais peut-etre brièvement souligner ce qui est
en jeu et ce qui fait l'objet de notre désaccord, au-delà
de la simple question du bonheur et de son lieu d'élection (le
champ
politique ou l'espace privé). Votre réponse est
remarquable
par sa cohérence mais elle me semble mal situer le
problème
ou plutot le considérer d'un point de vue qui ne permet pas de
lui
donner sa véritable dimension.
Vous envisagez la société,
me parait-il, d'un point de vue strictement fonctionnel et formel. Cela
est légitime mais réducteur. La société
n'est
pas simplement un cadre à l'intérieur duquel des
individus
souverains pensent et agissent librement dans le respect du droit grace
auquel la violence est mise hors jeu. Elle est aussi un espace
symbolique
; d'abord et avant tout dans la mesure où non seulement
elle
est mais aussi elle est pour elle-meme, elle est objet de
représentation
pour elle-meme et c'est dans cette meme mesure qu'elle est un espace de
sens. Il y a donc un imaginaire social et je tiens que c'est par
cet imaginaire que les individus d'une meme société
tiennent
ensemble et tiennent à rester ensemble. Dans cet espace, la
question
du bonheur occupe une place essentielle. Je ne reviens pas ici sur les
raisons pour lesquelles cette dimension politique du bonheur me parait
telle.
D'autre part, la représentation
réductrice
que vous proposez de la société va de pair avec une
sorte d'absolutisation de l'individu ("à chacun de savoir
quelles
sont ses bonnes raisons de travailler pour les autres, de les aimer ou
pas", "son projet de vie", "son bonheur" écrivez-vous). Tout ne
se réduit pas à la dimension et à la perspective
de
l'individu : il n'est ni la source ni la fin de tout ce qui est. Il
participe
d'une réalité qui le dépasse, le façonne et
qui continue d'exister après lui. Autrement dit, l'individu
participe
d'une société qui est un projet (un pro-jet), d'une
société
qui est une utopie (qu'elle le clame ou qu'elle le tue). Le danger
n'est
pas qu'une société se définisse par une
utopie
(toutes sont en vue d'une utopie) mais qu'une société se
proclame utopie réalisée.