Relations de pouvoirs et jeux du désir

POUVOIR ET VIE DES ORGANISATIONS.

Une organisation n’est pas seulement un système de relations entre des individus ou des groupes qui collaborent entre eux, en vue de la réalisation de fins communes; elle organise logiquement les actions en hiérarchisant et en délimitant les fonctions de chacun afin que ces relations soient prévisibles et les plus efficaces possible. Elle réduit au maximum les coûts de transaction en formalisant les postes et les interfaces afin que chacun sache ce qu’il a à faire, et avec qui et sans les délais imposés par les hésitations d’une recherche ouverte.

Pour cela elle doit délimiter un espace interne mettant en jeu une structure de pouvoir stable et reconnue par tous selon une hiérarchie formalisée; chacun doit savoir à qui il doit commander et obéir, il est acteur d’un rôle dont les attributions, les prérogatives et leurs limites sont définies par ses supérieurs selon la position qu’il occupe et les responsabilités qu’il exerce dans le système. Il peut jouer plus ou moins bien, utiliser plus ou moins efficacement les moyens qu’il a pour interpréter ce rôle; mais l’avant-projet du scénario, sinon la pièce, est déjà écrit. Les contraintes et les règles du jeu en conditionnent les buts, les comportements des acteurs et l’évaluation des prestations, quel que soit le niveau hiérarchique.

Une organisation a comme premier but sa propre reproduction qui implique sa transformation, car les contraintes de son environnement changent; elle doit maintenir, reproduire et transformer les conditions internes et externes de sa propre reproduction pour s’adapter à ces changements. Ce qu’elle perd en robustesse et en prévisibilité, elle le gagne en flexibilité et vis-versa; cette tension est une constante de la vie des organisations et sa gestion est une des attributions essentielles de ceux qui ont la charge de la piloter, c’est-à-dire le pouvoir formel.

Le pouvoir formel a trois fonctions :
1) Décider des règles de fonctionnement et des objectifs de l’organisation à plus ou moins long terme pour la conserver, l’adapter et la développer ; planifier leur mise en œuvre (direction stratégique).
2) Organiser et gérer les moyens et les ressources ; particulièrement les corrélations entre les opérations et les activités humaines faisant système avec les techniques (management et gestion).
3) Contrôler et sanctionner la conformité des activités et de leurs résultats avec les consignes afférents aux objectifs (contrôle et sanction).

Ces fonctions sont nécessairement hiérarchisées dans l’ordre indiqué, en cela le pouvoir formel est une variante du pouvoir tout court que l’on peut définir comme la capacité de faire faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas " nécessairement " faire d’eux-mêmes ; une volonté sans modification, éventuellement contrainte, des comportements d’autrui dans le sens qu’elle désire est impuissante ; elle est un vouloir sans pouvoir. Précisons :
n Cela ne signifie pas que la volonté de ceux sur lesquels le pouvoir s’exerce soit nécessairement contraire à celle de celui qui l’exerce ; mais elle peut l’être et c’est dans ce cas que la relation de pouvoir s’affirme en tant que pouvoir réel
n D’autre part la relation de pouvoir peut s’exercer de telle manière que celui qui l’exerce obtienne le consentement " volontaire " de ceux sur lesquels elle s’exerce, mais leur obéissance consentie est elle-même le résultat d’une action efficace de celui qui détient le pouvoir, quels que soient les moyens utilisés, nous y reviendrons.

Le pouvoir formel est le pouvoir légalement ou conventionnellement institué qui provoque l’obéissance essentiellement par l’effet de la position hiérarchique, définie par l’institution, de celui qui commande, position que chacun, volontairement ou non, est obligé de reconnaître s’il désire être membre de l’organisation.

Ce pouvoir est nécessairement unifié sous la direction d’une personne physique ou morale ; il ne peut être décentralisé, ni déconcentré ; l’unité logique de l’organisation et son existence seraient anéanties par l’effet des conflits de compétences et de pouvoirs ; ce qu’on appelle décentralisation, dans la littérature spécialisée, n’est qu’une délégation de pouvoir accordée par le centre à ses conditions et sous son contrôle. Une véritable décentralisation ou déconcentration signifierait l’éclatement de l’organisation en sous unités autonomes entretenant des rapports fluctuants et contractuels, plus ou moins conflictuels. Soyons clairs : une " organisation en réseau d’entités autonomes " n’est plus " une " organisation mais un réseau de partenaires.

La contradiction principale du pouvoir formel réside dans le fait qu’il est nécessaire au fonctionnement et à l’efficacité de l’organisation (prévisibilité et fiabilité des comportements, rapidité de la prise de décision et de l’exécution) et qu’il peut toujours être perçu par ceux sur lesquels il s’exerce, comme l’expression de la volonté arbitraire et autocratique de la direction ; il n’est pas, en effet d’exercice du pouvoir qui ne mette en jeu le désir de pouvoir des dirigeants et des dirigés. Qu’est ce que le désir de pouvoir ?

Le désir de pouvoir est une forme d’expression du désir fondamental de l’homme : celui d’être heureux. Qu’est-ce que le bonheur ?
C’est la satisfaction plus ou moins durable du sujet humain, en tant qu’il est l’être conscient de lui-même, qui cherche à se reconnaître et se faire reconnaître par les autres comme valeur (dignité, honorabilité, estime de soi, amour de soi etc...).Etre heureux c’est tout simplement être content de soi. Le sujet ne peut s’estimer lui-même qu’en se comparant à des valeurs générales et aux autres, soit individuellement, soit collectivement (identification) ; or celui qui occupe une position de pouvoir reconnue et stable peut se croire objectivement supérieur aux autres, d’autant plus qu’il attribut cette supériorité à des mérites personnels validés par des rituels sociaux (ex : la noblesse du sang, les concours, les promotions etc...)
Si commander les autres et s’en faire obéir d’une manière durable est la manière la plus immédiate pour le sujet de se prouver sa valeur personnelle par la domination socialement reconnue qu’il exerce sur les autres, il nous faut comprendre pourquoi ceux-ci peuvent l’accepter et comment.

Le désir de pouvoir s’inscrit toujours dans le cadre d’une rivalité mimétique entre les individus et les groupes ; ceux d’en bas sont partagés entre le désir de participer à la puissance valorisante de ceux qui les dominent en leur obéissant et celui de la contester pour s’affirmer comme dominants à leur tour. Pour ce faire ils vont tenter de développer un pouvoir d’influence afin de, conquérir, parfois, le pouvoir formel et, le plus souvent de le pirater et de le détourner au profit de leurs fins propres Qu’est ce que le pouvoir d’influence ?
C’est, selon moi, la capacité à agir sur la volonté d’autrui par des arguments rhétoriques efficaces pour le persuader qu’il a besoin d’agir dans le sens proposé par le rhéteur. Ce pouvoir est non-institué, instable, plus ou moins contradictoire avec le pouvoir formel qui ne peut ni prévoir ni gérer ses effets selon une méthode formalisable. Il en compromet la fiabilité automatique en nourrissant les jeux politiques ; ainsi le pouvoir d’influence est le seul que peuvent utiliser ceux d’en bas pour convaincre ceux d’en haut de réduire la forme arbitraire, et indiscutable de leur autorité. Il parasite d’une manière occulte et ambivalente le fonctionnement des rapports hiérarchiques, voire les remet radicalement en cause dans les moments de crise aiguë. Le pouvoir de ceux d’en haut ne s’affirme que dans un combat permanent contre le pouvoir d’influence des subordonnés ; dans ce combat, les premiers s’efforcent de détourner celui-ci à leur profit et pour ce faire ils sont souvent conduits à leur tour à utiliser les armes de leur adversaire, la rhétorique et la recherche du " dialogue " avant la prise de décision (management participatif), pour maintenir leurs prérogatives ; mais, ce faisant, ils ébranlent leur pouvoir hiérarchique en le décrédibilisant puisque, du même coup, celui-ci ne s’impose plus avec évidence et qu’il à besoin de se justifier. Mais comment peut-il se justifier, dès lors qu’il peut toujours être ressenti par les subordonnés comme l’expression d’une volonté de domination?
Se trouve alors posée la question de la légitimité du pouvoir formel (sa justification aux yeux des subordonnés) dans son rapport complexe avec son efficacité

Je m’efforcerai d’analyser les implications de la contradiction fondamentale qui " anime "la vie des organisations : celle qui oppose la nécessité du pouvoir formel et les effets ambivalents du désir de pouvoir, pour, sinon trouver des solutions, du moins nous alerter vis-à-vis de ce qu’il ne faut surtout ni croire, ni faire, pour diriger une organisation. Ne pas confondre les hommes et les machines et la direction des hommes avec la programmation et l’usage des ordinateurs ne serait déjà pas si mal. Jusqu'à preuve du contraire, les ordinateurs n’ont ni " conscience de soi ", ni fierté.
A moins de vouloir remplacer le travail humain par des fonctionnements machinaux, une réflexion lucide sur les comportements humains dans la vie des organisation contre les illusions qui accompagnent les relations de pouvoir est indispensable à qui veut faire un moins mauvais usage des contradictions qui les affectent.
 
 

1) POUVOIR FORMEL (HIERARCHIQUE) ET AUTORITE.
 

Le pouvoir formel fait autorité par l’effet de son institution sociale : il ne peut, en effet, alors être contesté ; sauf à encourir le risque d’une sanction sociale (mort ou exclusion), chacun doit le reconnaître et le respecter. J’appelle ici " autorité " tout pouvoir en tant qu’il est universellement reconnu et le moins socialement contestable ; dans les sociétés modernes, c’est le pouvoir légal et démocratique qui en dispose. Mais la légalité d’un pouvoir n’est pas nécessairement sa légitimité et l’autorité légale peut apparaître en conflit avec les valeurs éthiques et/ou religieuses et traditionnelles fondatrices du lien social qui sont à la source de l’autorité morale. Le pouvoir légal apparaît alors injuste à la grande majorité des individus de la société Il convient donc de distinguer l’autorité formelle et l’autorité morale pour comprendre que l’autorité du pouvoir formel ne va pas de soi. Elle n’est véritable, c’est-à-dire incontestable, que lorsqu’elles se superposent dans les représentations imaginaires qu’ont ceux d’en bas de ceux qui exercent le pouvoir formel. Tout pouvoir légal doit donc provoquer cette superposition pour asseoir durablement son autorité.

De plus tout pouvoir formel, disposant de l’autorité légale, doit, pour l’exercer efficacement, utiliser des moyens - de la violence à la persuasion - plus ou moins compatibles avec l’autorité morale. Il convient donc de préciser ces moyens du pouvoir formel avant de nous intéresser à ses formes possibles de légitimité (autorité morale) et les rapports entre moyens et types de légitimité constitutifs de la valeur concrète de l’autorité attribuée par ceux d’en bas à ceux d’en haut.

1-1) Les moyens du pouvoir formel et leur efficacité.

1-1-1) La violence.

La violence apparaît sinon fondatrice du moins originaire dans le fonctionnement de tout pouvoir organisé . Je propose d’appeler violence tout ce qui porte atteinte (ou menace de le faire) à l’intégrité physique et psychologique, voire morale (atteinte à la dignité) des personnes.
Les frontières de la violence sont floues et tiennent aux valeurs et aux sentiments des individus et des collectivités. Si la violence physique semble objective (ce qui n’est pas certain, nous y reviendrons), la violence psychologique et morale en particulier apparaissent insaisissables tant la variabilité des points de vue est grande, selon les individus, les sociétés et les époques ; elle est un phénomène culturel, dont la définition est plus ou moins formalisée sur le plan philosophique et/ou juridique et est l’enjeu d’un débat éthique permanent dans les organisations( voir le problème des sectes). Mais, sans apparaître comme disposant du monopole légal de l’usage de la violence, aucun pouvoir formel ne peut contraindre les récalcitrants à l’obéissance et imposer le respect des lois ou règles sociales qu’ils prétendent avoir la charge de faire respecter (nous y reviendrons). Il s’agit d’abord de la violence physique , c’est-à-dire de l’usage du pouvoir de tuer et de faire corporellement souffrir que les états peuvent exercer grâce aux forces armées dont ils disposent. Mais il peut s’agir (il y a là matière à débat), dans une moindre mesure, de mettre l’existence sociale et à terme physique d’un individu ou d’un groupe d’individus en danger en les excluant de la vie sociale (exemple du licenciement).

1-1-1-1) La violence physique (réelle).

L’efficacité de la violence physique est quasi-mécanique ; comme le dit Rousseau, on cède devant une force supérieure par nécessité et non par choix ou devoir ; qui sait se faire craindre est assuré de se faire obéir. Le prince selon Machiavel doit et (car il) peut toujours compter sur la peur qu’il suscite, car elle est constante plutôt que sur l’amour de ses sujets par trop versatile. Si le pouvoir de tuer ou d’exclure est sans partage entre les mains des dominants car seuls ils en ont l’usage sans être menacé de représailles institutionnelles alors il provoque l’obéissance comme condition de survie chez tous ceux sur lesquels elle s’exerce. Or la survie est le premier et le plus irrésistible besoin des animaux, humains compris.

1-1-1-2) La violence psychologique et morale (symbolique).

La violence symbolique est celle qu’exerce, souvent inconsciemment, celui dont la position sociale avantageuse permet de disqualifier la valeur et de réduire l’initiative personnelle de ceux qui sont socialement ses inférieurs pour mieux les exploiter en les humiliant. Leur refus de se soumettre est interprété comme le signe de leur inutilité sociale et de l’envie, passion vulgaire et méprisable des gueux. Les pauvres, les laissés pour compte, les serviteurs et autres exécutants n’ont que ce qu’ils méritent ; leur infériorité personnelle et sociale confondues est seule responsable de leur sort. Ils convient pour les dominants d’en être convaincus et d’en convaincre les dominés en exhibant leur indifférence méprisante et les signes prestigieux de leur supériorité : luxe, langage, culture sophistiquée, bonnes manières, vêtement distingués et distinguant etc. Le message du dominant au dominé est le suivant : " si tu n’obéis pas, si tu refuses de me cirer les pompes, tu seras encore plus socialement méprisable et méprisé, y compris par tes pairs et tes inférieurs qui, par leur soumission participent à mon autorité valorisante pour y reconnaître par procuration un semblant de valeur symbolique. Tu seras malheureux, car l’amour de toi dépend de mon jugement sur toi qui, lui-même détermine celui des autres " L’efficacité de la violence symbolique tient à l’imaginaire social orchestré par ceux qui dispose des instruments de diffusion idéologique et du capital culturel (les créateurs et les transmetteurs des idées et des savoirs). Mais elle est fragile, car cette violence suscite des réactions de révoltes que seule la religion populaire (parce que popularisée par les clercs au service du pouvoir temporel) et la menace divine (elle-même imaginaire mais perçue comme réelle) a pu longtemps neutraliser ou réduire.

1-1-1-3) Les conditions de l’usage efficace de la violence et ses limites ;

la violence efficace suppose deux conditions apparemment contradictoires :
· Son emploi sans règles et sans limite selon le bon vouloir arbitraire du chef et/ou de la foule qu’il galvanise(" tel est notre bon plaisir ! " ; " La loi, c’est nous!")
· Son emploi ciblé définissant clairement ses victimes, les conditions et les raisons de sa nécessité ;

L’efficacité des deux conditions et le choix entre elles dépend des circonstances.

La conquête du pouvoir contre la légalité existante peut exiger, à court et moyen terme , une phase de terreur dans laquelle la violence doit être extrême pour briser toute tentative de résistance ainsi que les anciennes lois et institutions. Présenter le nouveau pouvoir comme sans crainte ni pitié est nécessaire pour inscrire une distance respectable entre les nouveaux dirigeants et les sujets en les intimidant et en les dissuadant de se révolter. L’absence de droit est à la fois une donnée de fait et une condition d’efficacité pour le nouveau pouvoir qui peut alors utiliser la violence pour susciter une crainte " quasi-métaphysique ".
De plus, en exploitant les rancoeurs et l’envie vis-à-vis de ceux qui détenaient l’ancien pouvoir, il peut même présenter cette violence comme un exutoire nécessaire et lui donner un aspect de " juste vengeance " : les plus sanglantes dictatures ont souvent été populaires, au moins au début. Dans un processus révolutionnaire, l’extrême violence sert aussi comme l’indique Engels à libérer les esprits de toute trace de servilité vis-à-vis des anciens dirigeants présentés comme des tyrans et des exploiteurs et à dépouiller ceux-ci de toute grandeur symbolique en les exhibant dans un état d’extrême faiblesse et en les humiliant, surtout lorsqu’ils fondaient cette grandeur sur un sentiment religieux. Déboulonner les anciens dirigeants de leur piédestal traditionnel et religieux est une nécessité politique pour les nouveaux qui doivent les présenter comme simples mortels en les faisant publiquement mourir ; ce qui suppose que l’on fasse de la violence un usage public " hors la loi " auquel le public participe activement (les exhibitions des anciens dirigeants sous les applaudissements et les crachats de la foule, l’exécution en place publique etc.). La violence sans loi se présente, alors comme purificatrice et régénératrice, vis-à-vis de l’ordre ancien défait.
Enfin, la violence partagée soude la foule contre ses anciens chefs et lui donne, au service du nouveau, le sentiment d’une puissance invincible; elle se donne à lui pour se sauver du chaos, de la désagrégation individuelle et reconquérir son droit à l’existence valorisée contre des victimes émissaires désignées par lui. Le message du chef est clair : " notre force est sans limite dès lors que, sous mes ordres, vous accomplissez le meurtre suprême : celui du mauvais père ou de ceux qui vous ont trahis et humiliés ; moi, votre guide et sauveur suprême je vous rends instantanément votre fierté collective et individuelle si vous m’obéissez sans réserve ".
Mais une telle violence se détruit elle-même à terme par l’effet de son aveuglement passionnel et de sa logique de mort ; aucune société ne peut faire de la violence sans règle une règle de stabilité : les ennemis mortels désignés ou réels prolifèrent, y compris dans l’entourage immédiat du chef. La paranoïa de la toute-puissance engendre celle de la persécution illimitée : tout désaccord, discordance et conflit sont traités comme des maladies mortelles qu’il convient d’éradiquer par la mort ; le chaos ou la guerre contre tous les autres (extérieurs ou intérieurs) transformés en ennemis mortels provoque nécessairement la défaite et l’autodestruction catastrophiques finales. Mais surtout aucun chef, même le plus puissant et le plus violent, n’est immortel et la fusion populaire qu’il accomplit se décompose après lui. C’est pourquoi tout nouveau pouvoir, même et surtout imposé par la violence illégale, doit le plus rapidement possible se donner des règles de pacification des conflits et de stabilisation légale du régime qu’il institue, y compris des règles de succession et de reproduction. Il convient donc pour tout pouvoir formel de passer de la violence illégale à un usage légalisé de la violence, présentée alors comme pacificatrice.

1-1-2) La force légale.

La loi est une règle générale qui interdit et oblige au nom de l’ordre public présenté comme conforme à l’intérêt commun ; or celui-ci semble exclure la violence, car il exige la résolution pacifique des conflits pour se définir et se perpétuer. La loi est censée être connue de tous et chacun peut savoir quels sont ses droits et ses devoirs, voire ses prérogatives son rang et ses pouvoirs par rapport aux autres (La loi, bien qu’universelle, n’est pas forcément égalitaire). Pour être suivie pacifiquement, voire volontairement, elle doit être fondée sur les valeurs communes reconnues comme nécessaires au lien social (dans une société donnée). Mais surtout, il convient que chacun soit censé savoir quelle punition contraignante il encoure s’il la viole ; ou s’il n’obéit pas à son supérieur légal Du point de vue de la loi, il n’y a de violence que dans et par sa transgression. La sanction légale, même de mort, n’est pas violente dès lors qu’elle est justifiée au nom de la loi. Force doit rester à la loi contre toutes les formes de violence illégale ; il n’y a donc pas de violence légale ou alors la loi n’est plus reconnue comme la loi mais comme l’expression de l’arbitraire de ceux qui s’en servent au profit de leur ambition de pouvoir personnel ou de leur intérêt particulier.
Le pouvoir, pour être respecté et obéi, se présente et à intérêt à se présenter comme légal, c’est-à-dire comme au service de la loi et de l’intérêt commun ; son efficacité se mesure alors à sa capacité d’en convaincre et/ou d’en persuader ses subordonnés ; il doit pour cela respecter, dans ces décisions (surtout les plus difficiles du point de vue d’intérêts particuliers puissants) la forme de la loi et le fonctionnement légal des institutions. Le pouvoir se formalise en se légalisant et du même coup institue des comportements normalisés et habituels d’obéissance ; la loi est donc à la fois la condition la limite de l’efficacité du pouvoir formel : condition, car il justifie son usage et limite, car il lui définit des règles et des bornes ; ainsi le pouvoir formel se doit d’utiliser la force et la loi ou la force de la loi et non pas la loi de la force pour faire valoir son autorité en la rendant incontestable. La terreur, au contraire, est à terme injustifiable, car elle détruit les fondements idéologiques et légaux de l’autorité du pouvoir formel.
Dans les périodes calmes le pouvoir doit faire disparaître la violence derrière l’apparence de la force légale, mais dans les périodes de crise, la violence déborde nécessairement cette apparence et tout son travail doit être de gérer idéologiquement ce débordement par l’exploitation des peurs et des ressentiments collectifs. Il doit pour cela persuader et convaincre que ce débordement est indispensable pour rétablir un ordre commun communément valorisant. S’affirme un nouvel instrument du pouvoir formel : le charisme.

1-1-3) Le charisme.

Le pouvoir charismatique est la capacité pour le dirigeant d’entraîner ses subordonnés par sa manière d’être et de parler, de leur faire partager ses buts, d’incarner les idéaux collectifs et de jouer sur les motivations que ceux-ci mobilisent pour les faire agir au delà de ce qu’il pourrait par eux-mêmes (dépassement), jusque, parfois, au sacrifice de leurs intérêts particuliers immédiats, de leur vie privée, voire de leur santé et de leur vie. Le chef doit et sait persuader qu’il est le meilleur, car le plus efficace mais surtout le plus capable d’incarner les désirs collectifs et d’être imité par identification à sa personne plus ou moins glorifiée voire sacralisée. Il se doit d’utiliser, selon le niveau culturel de son " public ", un langage passionnel plus ou moins rationalisé. Il met en scène sa vie publique, son éminente supériorité en un spectacle destiné à frapper l’imagination par sa grandeur morale et personnelle : son savoir exceptionnel qui exige la rétention de l’information et le secret, sa beauté, sa richesse, et le luxe symbolisant sa puissance quasi surhumaine, selon les cas et les époques; le chef charismatique fait rêver et révèle ce que chacun voudrait être sans en être capable par lui-même. Son pouvoir est religieux parce que perçu comme à la fois transcendant et humainement sensé. Il fusionne en sa personne toutes les qualités désirables et devient à ce titre objet de désir et de valorisation pour ceux qui se soumettent, dans l’enthousiasme, à son autorité plus morale et psychologique que légale. Fusionnant en lui les valeurs collectives, il fusionne le groupe contre toutes les formes de l’individualisme égocentrique. Il rayonne et son rayonnement est réfléchi par tous ses hommes qui lui vouent un culte plus ou moins ritualisé dans des parades ou cérémonies collectives préparées voire programmées avec un soin méticuleux. Il les regarde tous, leur parlent de ce qu’ils espèrent, de leur puissance retrouvée grâce à lui, et tous se regardent et s’aiment dans son regard et ses paroles. Le grand chef se fait aimer et craindre à la fois par chacun, quelle que soit sa position et sa fonction dans la mise en scène de son pouvoir, mais cette crainte est celle de perdre à ses yeux toute valeur et par conséquent d’être rejeté dans l’insignifiance et la déréliction d’une existence dépourvue de sens ; abandonné au hasard d’une vie sans grandeur ni motif d’exaltation. Le grand chef fait le bonheur de ses hommes et tous dépendent de ce bonheur qu’il leur dispense ; comme une drogue stimulante, son être, son action et son verbe les arrachent à l’ennui et à la trivialité, aux mornes compromis de la vie quotidienne.
Mais le chef charismatique ne peut que les décevoir quand l’illusion qu’il entretient autour de sa personne est contredite par la réalité, lorsque, par exemple, le succès, n’est pas au rendez-vous ou pire, que la catastrophe s’abat sur ses troupes désemparées : la désillusion est alors à la mesure du rêve de la toute-puissance, quasi divine, dans lequel il les avait entretenues : l’absolu exige l’au-delà pour être crédible, la promesse du salut est nécessairement post-mortem : seul le charisme religieux peut demander et obtenir des individus et des groupes le sacrifice suprême et convertir l’échec ici-bas en succès métaphysique (les martyrs). Or, qu’on le regrette ou non, entre Dieu et l’Argent, les individus, dans la société moderne, quand ils ne mettent pas Dieu au service de l’argent ont majoritairement choisi l’argent qui, seul ici-bas, peut permettre de mesurer " objectivement " la réussite et le pouvoir sur les choses et les êtres ; la vie après la mort n’est plus qu’une croyance privée, scientifiquement, sinon rationnellement, peu crédible. La puissance infinie de l’argent nous assure le succès, dans les limites de ce que nous pouvons désirer dans la seule vie limitée qui nous reste : la richesse transmissible à nos héritiers, les marchandises, objets de plaisir indéfiniment renouvelés, le pouvoir sur les autres, la considération voire l’amour des autres, donc l’amour de soi, c’est-à-dire le bonheur. Il suffit de s’enrichir toujours davantage et cela ne semble dépendre que de la chance, de nos talents et de notre intelligence ; quant à la santé physique et mentale, les progrès de la médecine valent mieux que des prières.

1-1-4) L’argent.

Si le pouvoir " idéologique et charismatique " est menacé par le retournement de la désillusion, c’est-à-dire par la contradiction entre le rêve et la réalité, l’apparence et l’être, l’argent ne trompe pas ; objectivement, il tient ce qu’il promet. Pourquoi ?
Parce qu’il est l’équivalent général de tout bien incarnant une valeur et un désir, de tout être, chose ou personne, utile. En cela, il permet de s’approprier légalement (droit de propriété) toute espèce de bien matériel ou immatériel et en particulier d’instrumentaliser au profit de celui qui paie l’activité des hommes, transformé en travail créateur de richesses croissantes (valeur ajoutée). L’argent tend donc à devenir la valeur suprême de la vie sociale dominée par la finalité de la vie économique : le profit.
Objet fétiche (" fait-iche ") par excellence, l’argent, expression objectivée et institutionnalisée de la puissance générale du désir d’être et de puissance, fondement de tout désir humain est donc désirable par le riche comme par le pauvre ; ce dernier accepte d’obéir dans l’espoir d’être payé et donc de participer à la puissance universelle de l’argent afin d’utiliser les autres et leur travail, à son tour, à son service. Si l’argent dont il dispose est le symbole, socialement garanti, de la valeur de l’être même qui le possède, chacun peut croire également pouvoir faire fortune en utilisant correctement son intelligence, ses capacités psychologiques et morales, et la chance (opportunité) qui, statistiquement, est également accordée à tous. S’il échoue, cela est la preuve de ses insuffisances personnelles. Chacun ne vaut que par sa capacité à s’enrichir et à enrichir les autres. "L’homo-économicus " est l’idéal humain dont tout progrès matériel et moral découle. Nécessairement raisonnable il produit des biens et des services utiles pour lui-même et les autres. La concurrence est là pour l’obliger à satisfaire son propre intérêt en répondant à celui de ses clients et/ou de son employeur.
L’argent dans notre société profane acquière une telle puissance, à la fois réelle et symbolique, qu’il devient une fin en soi régissant d’une manière plus ou moins masquée toutes les autres fins. Il désacralise tout ce qu’il touche : le sport, la politique, l’art et l’amour. Certaines nouvelles religions ne sont que des machines à exploiter financièrement la crédulité de ceux qui tombent sous leur domination idéologique ; la corruption légale (lobying) ou illégale fait marcher la politique et la démocratie. ; la publicité prétend vendre du bonheur, de la puissance, de la considération et de l’amour symbolisés par les objets et services dont elle fait la promotion en jouant sur les fantasmes érotiques et de toute-puissance ; pour vendre et faire de l’argent, la manipulation concertée des désirs les plus intimes, la provocation des émotions projettent le langage commercial, dans notre espace public et privé. Et le sature, interdisant tout autre message ou le récupérant à leur service.
L’efficacité de l’argent comme instrument universel de pouvoir est à la fois subjective et objective : il incarne une puissance subjective objectivée et un pouvoir objectif attracteur de la subjectivité ; il tend à effacer la différence entre, l’acte et l’image, l’être et l’avoir, le désir et la réalité, l’universel (sa valeur) et le particulier (la multiplicité infinie des plaisirs). Chacun, dans l’échange marchand, se sent libre à l’instant même ou il vend ses biens, son service, sa force de travail, son savoir et savoir-faire car :
1er) Il peut choisir son employeur sinon ses clients en une relation conditionnée par son désir personnel de gain
2eme) Il peut croire que c’est grâce à ce gain qu’il va pouvoir acheter librement les multiples objets fétiches de son désir.
Ainsi le pouvoir de et par l’argent (ce qui revient au même) n’est pas perçu comme tyrannique et dominateur puisqu’il est mis au service de la liberté de quiconque vend ou achète (y compris de la force de travail).

Mais un tel pouvoir est paradoxal car, dès lors qu’il permet à chacun de compter sur l’intérêt bien compris et s’il semble autoriser la prévisibilité dans les comportements humains, calculable d’autrui, il inscrit les relations humaines dans l’inconstance de l’égoïsme généralisé ; chacun, client ou fournisseur, employeur ou employé, peut à chaque instant faire défection, en vue de maximiser ou d’optimiser son intérêt propre aux-dépens de celui d’autrui. La liberté des acteurs de la vie économique a un prix : chacun peut jouer pour lui-même selon la règle du profit sans aucune valeur qui puisse assurer la constance de ses relations avec les autres ; il suffit qu’il estime que les avantages de la défection l'emportent, pour lui sur ses inconvénients (par exemple s’il choisit de jouer le court contre le long terme). Ainsi ce pouvoir ne peut être fondé sur aucune valeur commune visant à mettre en œuvre une relation durable de solidarité. La défection et la coopération ne sont plus, alors, que des instruments stratégiques interchangeables de la réalisation des intérêts privés de chacun et chacun est " libre " d’en décider arbitrairement à chaque instant. Sous le pouvoir de l’argent le lien social tend vers l’anomie individualiste généralisée et s’auto-détruit ; le " chacun pour soi " l’emporte sur toute autre considération....
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