La politique entre l'illusion et la fiction
Pour qui observe lucidement la réalité politique, comme le font Machiavel et Hobbes, la vie politique obéit à la loi du plus fort; mais pas n'importe comment: cette loi ne peut s'imposer, ainsi que le montrent Pascal et Rousseau, qu'en transformant la force en loi. En cela la politique semble être l'art de persuader les dirigés de se soumettre volontairement à la force des dirigeants, s'ils veulent être protégés et non pas broyés par elle. Développons ces paradoxes apparents, non pour les résoudre, ce qui, nous le montrerons est impossible, mais pour les comprendre et si possible en corriger les effets.
La politique concerne la question de l'organisation de la cité ainsi que celle du pouvoir qui en garantit le fonctionnement, sinon harmonieux, du moins pacifique. Ces deux questions sont nécessairement liées à celle de l'usage légitime de la violence et de la domination pacificatrice, afin de préserver l'ordre public du risque de la violence privée, généralisée et indifférenciée.
L'éthique vise la réduction, sinon la cessation, de toute violence, quelle soit physique ou morale, afin que chacun puisse faire valoir son droit au bonheur sans nuire aux autres. Elle prétend, pour se faire, définir des règles et des valeurs formelles impératives qui s'imposent à tous sans contradictions Elle rencontre la politique en cela qu'elle fonde la légitimité quant à l'usage, par le pouvoir, de la violence légale pour faire cesser la violence illégale. Or rien ne garantit que cette violence légale soit légitime: le pouvoir de ceux qui exercent le pouvoir de l'état et/ou y prétendent peut être, en fait, au service de leur domination exclusive violente, dès lors qu'il ont les moyens, sous couvert de la loi, de satisfaire leurs intérêts privés et ceux de leurs amis. Dira-t-on que les dirigeants n'ont pas intérêt à faire un usage illégitime de leur pouvoir légal? Admettons-le, mais cela ne nous préserve en rien contre l'aveuglement passionnel des dirigeants actuels ou futurs, dont la source peut bien être le désir du pouvoir pour les gratifications privées qu'il procure. La passion du pouvoir peut conduire à méconnaître l'intérêt véritable, si cela a un sens, autant, sinon plus, que toutes les autres passions et à faire un usage illégitime, plus ou moins maquillé en usage légal, de la violence.
De plus, le strict respect formel de la loi, par le pouvoir, peut affaiblir, voire compromettre, son efficacité: la loi est toujours générale, la réalité des situations toujours particulière. La raison d'état, même apparemment illégale, peut être justifiée au regard d'un danger de violence privée que les lois et les lenteurs du droit ne permettent pas de juguler.
Comment, dans ces conditions, distinguer, cas par cas, en l'absence de tout critère indiscutablement pertinent, la légalité illégitime de la légalité légitime d'une part, et l'illégalité légitime de l'illégalité illégitime d'autre part? Cela est, pour le moins, sujet à d'infinis débats; chacun prenant la position qui lui semble favoriser ses intérêts particuliers et/ou la conception toujours particulière qu'il se fait de l'intérêt prétendument général. Et cela, d'autant plus, que les exigences éthiques et les lois qu'elles fondent, aussi universelles soient-elles en elles-mêmes, peuvent être contradictoires lorsqu'on tente de les appliquer à telle ou telle situation particulière: faut-il, dans tel cas, sacrifier la liberté individuelle à la solidarité ou à la sécurité, ou bien le contraire? C'est à des hommes, soumis à leurs passions comme les autres, disposant du pouvoir judiciaire ou exécutif, de trancher. Comment peut-on être assuré qu'ils le fassent en faisant abstraction de leurs visées subjectives puisqu'il n'y a pas de position objective possible susceptible de faire l'unanimité? C'est en cela que la politique ne peut, semble-t-il, être réductible à l'éthique. Elle doit, tout à la fois, établir des compromis entre les valeurs éthiques et entre ces valeurs et les motivations de l'exercice du pouvoir et, parmi elles, la première: le désir du pouvoir lui-même comme source de jouissance personnelle.
C'est dire que la relation entre l'éthique et la politique est ambiguë: si la politique qui est toujours l'expression d'une volonté de pouvoir prétend servir l'éthique, n'est-ce pas nécessairement en se servant d'elle? Ce qui ferait d'une politique éthique un leurre, une illusion mystificatrice, voire dangereuse, et d'une éthique politique le simple instrument d'un désir de domination, ce qui compromettrait son caractère moral.
La décision politique est-elle
nécessairement
vouée à l'illusion éthique: celle qui consiste
à
s'efforcer, par le recours à des mises en scène et
à
des subterfuges, d’apparaître comme toujours indiscutablement
ordonnée
à la valeur de justice, alors et parce qu'elle ne peut
l'être,
en vérité? Peut-on se libérer de cette illusion?
Une
politique, sinon juste, du moins, la moins injuste possible, est-elle
possible?
Si non pourquoi, si oui à quelles conditions?
1) DE L'ILLUSION POLITIQUE.
Tout projet politique, dans une société complexe, vise la mise en place d'un pouvoir central fort, capable de diriger et d'ordonner la vie sociale selon des intérêts et des objectifs généraux, ne serait-ce que la conservation et le développement de l'organisation sociale en vue de s'adapter aux contraintes de son environnement externe et à l'évolution de ses exigences internes propres. En cela, tout pouvoir politique est au centre d'un système de fonctions (de service et de contrainte) et de forces sociales et politiques contradictoires plus ou moins organisées, et tente d'en optimiser les effets, selon les visées forcément intéressées des dirigeants. La vie politique est donc toujours tributaire d'une lutte pour la conquête et la conservation du pouvoir de direction de la société entre des forces sociales et des ambitions personnelles concurrentes et/ou alliées afin d'imposer la domination, sinon l'hégémonie, des unes sur les autres.
Cette domination ne peut durer d'une manière stable, c'est à dire sans susciter trop de contestation ni de révolte susceptibles de l'affaiblir et de la compromettre, que si elle combine l'usage et la spectacle de la violence et la mise en scène rhétorique de la légitimité de son action légale, vis à vis des dirigés. Pour ce faire, les dirigeants doivent obligatoirement présenter leur pouvoir de contraindre par la menace de mort, d'exclusion, ou de réduction de la liberté d'action, comme justifiée, du point de vue des intérêts de la société toute entière. C'est pourquoi il leur est nécessaire de prétendre, dans leurs discours et leurs actes, mettre leur pouvoir au service des dirigés. "Je vous menace et vous contrains pour votre bien, mon pouvoir est le vôtre et/ou celui de votre dieu salvateur"; tel est obligatoirement le langage du politique.
Cette mise en scène rhétorique et imaginaire doit présenter le pouvoir particulier réel des dirigeants comme l'expression d'un pouvoir idéalement juste, c'est à dire comme:
- conforme au Bien commun des dirigés,
- transcendant les intérêts
particulier
contradictoires, y compris ceux des dirigeants eux-mêmes, afin de
pouvoir définir et mettre en oeuvre l'intérêt
général
ainsi que la délimitation et la régulation de ces
intérêts
particuliers et le juste arbitrage entre eux.
En bref le pouvoir de coercition des dirigeants doit le moins possible apparaître comme un pouvoir de domination (au service des dirigeants et de leurs ambitions et intérêts particuliers plus ou moins exclusifs) et le plus possible comme un pouvoir de direction (au service de l'intérêt général des dirigés).
Cette apparence peut être illusoire en un double sens:
· En cela qu'elle tend à
confondre
le pouvoir réel (toujours particulier) avec le pouvoir
idéal
(à visée universelle); le bien commun, s'il est possible,
avec la visée toujours particulière qu'en ont les
dirigeants.(D'où
l'importance décisive de la rhétorique.)
· En cela que les dirigeants tendent
à idéaliser leur corps physique, sensible et fini en
corps
mystique, glorieux, spirituel: le corps royal (le roi est mort, vive le
roi!) en opérant selon des rituels symboliques codés de
transsubstantiation.
Le cérémonial du pouvoir vise à susciter dans
l'imagination
des sujets la visibilité de son invisible transcendance.
Pour savoir en quoi la vie politique est
vouée
à l'illusion, il est donc indispensable de se poser la question
de l'illusion idéologique en général.
1-1 De l'illusion religieuse à
l'illusion
politique
L'illusion idéologique est toujours le résultat d'une confusion, ou d'une indissociation, entre la réalité, observable ou non, et l'idéal, entre le réellement possible et l'idéalement souhaitable et, sur la plan des catégories de la pensée, entre le Vrai et le Bien. La foi religieuse en est le modèle paradigmatique; elle fonde, en effet, les jugements de valeurs éthiques ou esthétiques sur l'absolue vérité, auto-fondée par la révélation (effet de la grâce divine), de la proposition que Dieu existe réellement hors de la pensée du croyant. Le Bien, c'est ce que Dieu exige réellement du croyant, en tant que sa volonté transcendante et toute puissante agit en lui et l'invite à se soumettre à sa Loi. Qu'il soit possible au croyant de désobéir ne l'engage que davantage. Dès lors que la possibilité de cette désobéissance, inscrite dans la tentation du mal, lui a été accordée (la liberté de faire le mal) le croyant ne peut se départir d'un sentiment infini de culpabilité qui concerne le désir même de désirer: le désir infini de vivre et d'agir par soi-même barré par la mort et la fuite du temps. La liberté, comme désir d'agir selon sa complexion sensible et raisonnable, est retournée en soumission désirée à Dieu. En cela, l'illusion religieuse induit la perversion du désir de vivre, en tant que désir de s'affirmer dans la mise en oeuvre du désir même et le transforme en désir sacrificiel, désir de renoncer au désir, à la sensualité, désir de mort, dans le vain espoir d'échapper aux remords infinis qu'elle provoque. L'illusion religieuse est donc le piège que la liberté de désirer de penser et d'agir se tend à elle-même, face à la mort, sous l'effet de la détermination d'un pouvoir symbolique institué politiquement et spirituellement dans le tissus social, pour gagner une imaginaire sécurité qui confère l'espérance du Salut total et définitif après la mort.
Contrairement à l'apparence, nous sommes au coeur de notre sujet. Le pouvoir politique, de même, prétend institué le bon pouvoir transcendant. Dans l'état, chacun est sommé de renoncer, au moins partiellement, à agir par lui-même pour obéir aux lois et aux dirigeants, afin de gagner la sécurité, c'est à dire la paix civile. Chacun peut être appelé au sacrifice suprême, par les dirigeants; ce qui signifie que l'individu doit renoncer, au moins partiellement, à ses propres finalités en intériorisant les finalités de sa communauté, telles qu'elles sont présentées et manipulées par les chefs temporels et/ou spirituels. Il doit donc être persuadé et se persuader, sous peine de mort ou d'exclusion, qu'il a une dette inextinguible vis à vis d'elle et de ceux qui commandent en son nom. Le pouvoir politique sauve, à condition que chacun lui obéisse et en lui obéissant chacun n'obéit qu'à son désir d'être sauvé de sa propre finitude erratique (en tant qu'elle le soumet en permanence à la menace de la mort et de la déréliction). Le pouvoir politique, pour être reconnu comme légitime, par ceux qu'il prétend commander, doit donc apparaître comme l'incarnation de la justice supérieure qui les sauve de leur finitude et donne sens, prétendument au profit de la communauté et au leur, en le bridant, à leur désir de désir barré par la mort; il ne peut le faire qu'en empruntant les masques et les oripeaux symboliques de la religion ou de ses succédanés laïques (la déesse Raison). Tout pouvoir politique, même laïque, est donc plus ou moins religieux, et ne peut s'imposer par la violence seulement sans être démasqué comme non-politique et, par là, être reconnu pour ce qu'il est: le pouvoir de domination de l'homme par l'homme; pouvoir par nature contestable. dès lors que ses exigences ne seraient plus reconnues comme nécessairement bénéfiques. C'est pourquoi le dirigeant politique ne peut pas ne pas être, peu ou prou, divinisé.
Une grande partie de la vie politique vise à mettre en scène cette transvaluation de l'homme quelconque, si peu différent des autres, pour en faire un chef admiré entouré de flagorneurs qui, par le culte qu'ils organisent, tentent de profiter au maximum du pouvoir mythique que lui confère leur flatterie. Le mot d'ordre anarchiste est juste: ni Dieu, ni maître! Il ne peut, en effet, y avoir de maître véritable que divin, c'est à dire surhumain. Il ne peut y avoir de commandement et de valeur, supérieurs aux désirs particuliers de chacun et à l'irrémédiable finitude humaine, que de Dieu. L'Etat-Providence, qu'il soit théocratique ou laïque, traverse nécessairement les siècles et les révolutions.
L'illusion, ainsi, commence lorsque l'on inverse la relation entre le désir et son objet. L'homme politique n'a que le pouvoir et la supériorité que lui reconnaît notre désir d'être dirigés par lui et les valeurs soi-disant supérieure qu'il incarne. Mais aucune valeur ne vaut "en soi", en dehors de nos motivations désirantes médiées par le désir des autres (à commencer par le désir de nous manipuler). Le bien ne dérive d'aucune réalité objective susceptible d'être reconnue comme véritablement bonne. Encore une fois, le Bien ne dérive pas du Vrai: on ne désire pas une chose parce qu'elle serait vraiment bonne; elle nous parait bonne parce qu'on la désire; cela vaut même pour la violence, qui peut être source de plaisir. Chacun sait, en effet, que, si l'on prend quelques précautions, et/ou que, si on use de quelques justifications institutionnelles, le plaisir de la violence peut être pratiqué, réellement et/ou symboliquement, sans contradictions ni inconvénients majeurs.
Or, contre la désirabilité de la
violence que chacun peut constater tous les jours, les dirigeants
politiques,
en exploitant le désir de sécurité, voire de
liberté,
prétendent servir l'idée du Bien commun, c'est à
dire
la Justice. Les dirigeants (et souvent les philosophes)
prétendent
donc instituer l'intérêt général en objet
justificateur
du désir d'obéissance des dirigés; désir
sur
lequel il est possible qu'ils ne cherchent qu'a asseoir leur propre
désir,
dénié, de domination.
Qu'en est-il donc de cette idée du Bien
commun? La justice en soi, universelle, a-t-elle un sens? N'est elle
qu'une
illusion produite par le discours politique? La politique serait-elle
illusoire,
non seulement dans son être, mais dans son fondement?
1-2 De l'illusion du Bien commun.
Il n'est possible de distinguer un juste pouvoir de direction, même contraignant, d'un pouvoir de domination, par nature oppressif, que si l'on admet l'existence possible d'un bien commun. Si cette existence n'est ni possible, ni peut-être souhaitable, alors tout pouvoir ne peut être que de domination; et, du même coup, un juste pouvoir ne peut être qu'un masque trompeur.
Si le bien n'est tel que parce qu'il est
désirable,
aucun bien commun n'est possible, à moins de supposer que,
spontanément
ou raisonnablement, les désirs des individus s'accordent. Or une
telle supposition est absurde pour la raison que les désirs sont
tributaires des différences de positions sociales, des
différentes
expériences et histoires personnelles et surtout par le fait que
le désir se développe toujours sur fond de rareté,
dans une mimésis qui l'inscrit nécessairement dans la
logique
de la compétition; ce que Kant reconnaissait lorsqu'il parlait
de
l'insociable sociabilité. Si chacun désire se
reconnaître,
cette reconnaissance passe soit par l'identité valorisante
collective
aux dépens des étrangers, des ennemis, soit par la
distinction
vaniteuse personnelle, sur fond de valeurs collectives, dont Hobbes
faisait
une des deux passions naturelles de l'homme. Dans les deux cas la lutte
contre l'autre, à mort ou pour la domination (Hegel), est la loi
du désir. Il est de plus impossible à démontrer
qu'il
est raisonnablement préférable de miser sur la
réciprocité,
l'amour, le respect de l'autre, bref sur l'altruisme
généralisé,
pour être plus heureux dans ce monde; et l'on ne voit pas, si ce
n'est en pariant sur l'existence de Dieu, ce que l'on peut gagner en
pratiquant
la générosité dans un monde où
l'égoïsme
individuel ou collectif règne sans partage: au jeu de la
réciprocité,
le plus égoïste est toujours gagnant. Alliance et
concurrence
constituent nécessairement les relations de désirs.
La seule conséquence que la raison peut
tirer de la condition universelle de l'homme désirant c'est le
"chacun
pour soi", ce qui peut éventuellement nous conduire à
nous
allier à d'autres mais jamais à rechercher une alliance
universelle,
proprement contradictoire avec l'essence même de l'homme: le
désir.
Si l'on prétend que les hommes
désirent
tous la paix, la liberté, la sécurité, l'amour ou
la considération etc.. , peut-être, mais:
· d'une part ces biens ne
s'accordent
pas forcément entre eux et chacun décide, à sa
manière
particulière, de leur rapports et des compromis à passer
entre eux, et la discorde s'introduit;
· d'autre part chacun désire
ces biens pour lui-même et ses amis, en une situation
nécessairement
concurrentielle.
Ainsi les biens sont toujours l'enjeu d'un
rapport
des forces dans un jeu gagnants/perdants. Et si l'on voulait changer
les
règles du jeu pour faire que tous soient gagnants, encore
faudrait-il
convaincre tous ceux qui n'ont d'autre plaisir que de jouer pour
l'emporter
sur les autres de l'intérêt pour eux de ce changement, si
tant est que cela soit possible du point de vue du désir.
L'idée de bien commun n'a donc aucun sens;
ce qui a un sens, par contre, c'est l'idée de bien mutuel
négociable,
mais toujours dans le cadre d'un rapport de forces entre les
désirs
individuels et collectifs; j'y reviendrai. Il serait en outre dangereux
de la définir comme un principe régulateur: elle nous
conduirait
droit à la communauté fusionnelle liberticide, et
justifierait
l'état totalitaire qui prétend faire le bonheur des gens
malgré eux; ce que d'ailleurs Platon ne cachait pas.
Si l'idée de bien commun est une
absurdité
rationnelle, la transcendance du pouvoir des dirigeants par rapport aux
luttes des intérêts particuliers est à son tour une
illusion. Ils y participent pleinement pour leur propre compte. Leur
projet
est d'en exploiter les potentialités pour élargir leur
pouvoir
de domination en usant des moyens de puissance dont ils disposent, de
la
diplomatie et de leur talent d'organisateurs et de négociateurs
persuasifs. Dans ces conditions, selon moi, une politique
éthique
n'est ni possible ni souhaitable. Essayons de monter en quoi et
pourquoi.
1-3 De l'illusion d'une politique éthique.
L'éthique c'est:
· soit un système de valeurs
et d'impératifs moraux universels réglant les relations
entre
les hommes de telle sorte que nulle violence, physique ou morale
(mépris,
irrespect, domination) ne soit possible. Selon Kant l'éthique
exige
un effort sur soi-même pour agir à l'encontre de ses
passions
et inclinations, dans le respect absolu de la loi morale qui doit seul
déterminer nos actions. Elle implique donc le postulat de la
liberté,
c'est à dire du pouvoir de la raison sur la sensibilité,
et exige, si le devoir le commande, le sacrifice de nos inclinations
sensibles
et de nos intérêts particuliers.
· soit un ensemble de règles
pour vivre heureux, en harmonie avec soi et les autres. Il exige la
pratique
des vertus: la tempérance, le courage, la justice, et surtout la
sagesse, c'est à dire la connaissance et la pratique du
véritable
bonheur et de ses conditions de possibilité.
Au premier sens la vie politique ne peut pas
être morale; et cela pour trois raisons au moins:
· la légitimité toujours
problématique du pouvoir politique et des décisions qu’il
prend constituent l'essence de la vie publique. La loi et la
décision
politiques ne peuvent pas être simplement formelles: faut-il, par
exemple, dans tel ou tel cas, privilégier la liberté
individuelle
ou l'intérêt collectif?, tel intérêt
collectif
ou tel autre? Le respect du " bien commun " ? mais, il n'y pas de
définition
universelle et univoque du bien commun ou de l'intérêt
général
possible dans le domaine politique. Les conflits
d'intérêts,
le jeu des contradictions entre les désirs sont
irréductibles
: faut-il privilégier le respect absolu de la vie ou la
volonté
d'émancipation des femmes? quelles inégalités
sociales
ou de revenus sont tolérables, lesquelles doivent être
combattues?
Peine de mort ou pas; prison perpétuelle ou non, privation pour
les prisonnier de toute relation sexuelle ou non? Chacun a ses
convictions;
mais aucun critère de décision purement rationnel n'est
possible,
le choix est toujours arbitraire: il est marqué par
l'évolution
des moeurs et de la sensibilité de ceux qui participe à
l'exercice
du pouvoir, à la prise de décision et au rapport des
forces
entre eux ; elle est, de ce fait, nécessairement
intéressée,
dès lors qu'elle est toujours l'enjeu d'un conflit de pouvoir
entre
des ambitions et des projets (programmes) contradictoires.
· L'homme politique une fois parvenu
au pouvoir met en oeuvre l'usage de la violence ou de la menace, pour
contraindre
ou neutraliser l'adversaire, sinon l'ennemi. Il use de persuasion,
voire
de démagogie, car il est obligée de flatter les passions
à défaut de pouvoir convaincre par le seul usage
d'arguments
rationnels, dans un domaine (le souhaitable) ou la vérité
unique n'existe pas.
· La politique est réaliste
ou n'est pas. Mais elle doit s'inscrire dans une perspective morale
idéale
pour persuader de sa légitimité. Il faut clarifier ce
point:
qu'entend-on par une politique morale? Doit elle viser des fins
morales?
Doit-elle utiliser des moyens moraux (non-violents)? Doit-elle faire
les
deux?
Dans le premier cas, il convient de définir ces fins. Sont ce les droits universels de l'homme et du citoyen, qu'il s'agit d'instaurer et de garantir? Mais le domaine du droit civil n'est pas celui de la morale: celui-ci concerne l'action désintéressée et la liberté intérieure, celui-là le domaine de l'intérêt, de sa régulation en vue d'instaurer la réciprocité et la mutualisation des intérêts particuliers, donc la codification de la liberté extérieure, selon des rapports de forces légalisés déterminés. Les deux domaines peuvent être connexes mais leur relation est toujours problématique, car la question est bien de hiérarchiser et d'interpréter les droits moraux de point de vue de la régulation des intérêts particuliers. et il y a fort à parier que, même si l'on arrive à s'entendre sur leur énoncé formel et leur rapports théoriques (ce qui ne va déjà pas de soi) les interprétations concrètes qui en seront faites, seront contradictoires, car les intérêts sont toujours en conflits. C'est dire que la morale, dans les applications qu'on en fait, ne peut pas, sans illusion, être donnée comme la fin de la politique, mais comme le moyen de justifier les positions en présence pour nourrir et clarifier le débat politique; mais non pas pour le résoudre dans l'unanimité introuvable des esprits et des volontés. Elle sert à prendre conscience des désaccords, à favoriser le dialogue et la compréhension mutuelle et à négocier d'éventuels compromis. En ce sens l'éthique est au service de la politique, si tant est que la pure violence est infra-politique. Une morale politique est possible, voire souhaitable, mais non une politique morale. La politique humanitaire, purement morale dans ses fins, est une absurdité qui, comme on peut le voir, dans l'actualité récente, débouche nécessairement sur l'impuissance, l'échec assuré ou la mystification politique.
Quant à l'usage de moyens violents, aucune politique qui se veut efficace, ne peut par principe s'en dispenser. La menace est la condition nécessaire, mais pas suffisante, de toute politique. Toute la question est de légaliser son usage de telle sorte qu'il paraisse justifier, sinon moralement, du moins en vue de la défense des intérêts mutuels des individus et de leurs conditions d'exercices; ne serait-ce que leur droit à la sécurité et aux libertés qu'ils estiment légitimes pour et dans le cadre de la préservation d'un lien social supportable. Reste posée la question de la violence révolutionnaire, qui n'est justifiable que pour faire cesser une tyrannie qui interdirait l'expression des antagonismes d'intérêts et toute possibilité légale de négociation. "Pas de violence inutile", dit Sartre; mais c'est là un problème quasi insoluble! Qui peut savoir, à l'avance, voire à posteriori, si la violence est, ou a été, nécessaire ou non?
Quant à penser que la politique doit être morale dans sa fin et ses moyens, ce qui précède me dispense de justifier la réponse négative qui s'impose.
Ainsi le moraliste est:
· soit condamné à
renoncer à la politique, pour s'avouer impuissant à
changer
la réalité;
· soit tenté, au nom de la
pureté
de ses principes, à employer la terreur et le lavage de cerveau
pour nettoyer radicalement la réalité
nécessairement
impure.
C'est pourquoi, beaucoup d'intellectuel,
aujourd'hui,
déçus par la politique oscillent entre l'humanitaire et
le
militaire, sans faire d'analyse des rapports de forces, ni proposer de
perspectives politiques réalistes. En politique, il est
catastrophique,
au nom de la morale, de tenter l'impossible. La conviction doit se
mettre
à l'épreuve de la responsabilité, sinon, le
remède
a toutes les chances d'être pire que le mal. Soyons très
clair:
il n'est pas permis, en politique, d'agir en vue de fins non politiques!
Ceci concerne aussi la question du bonheur. Cette question n'est pas politique, car le bonheur est une affaire privée, puisque elle met en jeu les désirs de chacun; et si certains trouvent leur bonheur dans la politique, c'est aussi leur affaire privée. La politique ne doit pas, sans mystification, proposer, et encore moins imposer, une conception du bonheur collectif, elle peut tout au plus rendre possible et favoriser, plus ou moins, les conditions d'accès légales, culturelles et matérielles, par le plus grand nombre d'individus, à la réalisation, par et pour eux-mêmes, de leur bonheur. Prétendre le contraire, c'est justifier le totalitarisme: toute utopie politique qui viserait le bonheur des individus, en tant qu'elle devient l'idéologie au pouvoir, se termine nécessairement dans l'oppression et le bain de sang.
Si l'on admet que la politique éthique est un mythe dangereux, il faut lucidement admettre qu'en politique, pour être le meilleur, (le plus efficace et le plus responsable) il faut être le plus fort; mais pour cela, il est nécessaire, au pouvoir et à ses prétendants, d'allier le plus de forces possibles, en instituant des relations de droit, d'allégeance ou de contrat. Ce qui veut dire qu'il est indispensable de faire que la force soit juste, ou du moins le paraisse. C'est bien la force qui fait le droit, qu'il soit laïc ou religieux; mais se faisant, elle se civilise et stabilise les rapports de forces en institutions légales au service de la régulation politique, plus ou moins négociée des conflits, dans le sens de la mutualisation des intérêts particuliers. En instituant des règles de droit, la force des dirigeants se politise; elle gagne en légitimité, au moins apparente, et, par là, en puissance. Mais, du même coup, elle peut imposer un minimum d'ordre public, et, à certaines conditions, une "in-certaine garantie" des libertés individuelles.
Ainsi le problème du pouvoir politique,
c'est d’apparaître comme politique; c'est à dire, sinon au
service du bien commun, du moins à celui des conditions
publiques
favorisant le développement des biens privés
mutualisés
pour le plus grand nombre. La démocratie, en tant qu'elle soumet
les dirigeants à la sélection par le suffrage universel,
semble répondre mieux à cette exigence que tous les
autres
régimes politiques.
Qu'en est-il de la démocratie, s'agit-il
du régime le plus moral qui soit? Mais n'est il pas, du
même
coup, le plus hypocrite? Or, l'hypocrisie, comme sa petite soeur, la
politesse
banale, n'est elle pas condition même de la sagesse des hommes?
2)
DE LA FICTION DEMOCRATIQUE.
Le principe de la démocratie est paradoxal: il soutient l'idée d'un pouvoir qui serait la pouvoir des dirigés sur les dirigeants, de telle sorte que ceux-ci ne soient plus que les serviteurs (les ministres) de ceux-là. Le pouvoir des dirigeants ne serait qu'un pouvoir délégué, dont l'autonomie devrait idéalement tendre vers zéro. Ce faisant, il donne l'apparence d'être le pouvoir le plus juste qui soit: le pouvoir sans domination, c'est à dire sans pouvoir propre. "Obéissez-moi, dit-il, car mon pouvoir est le vôtre: celui du peuple sur le peuple; cette obéissance, c'est la liberté même!"
Le paradoxe apparent de la conception démocratique de la vie politique repose sur quatre idées fondamentales indissociables dont je vais essayer de montrer qu'elles ne peuvent être que des fictions, pour m'interroger, ensuite, sur les effets politiques réels, bénéfiques ou non, de ces fictions, quant au fonctionnement de l'illusion politique.
· l'idée de contrat social.
· l'idée de volonté
générale.
· l'idée de droit
égalitaire.
· l'idée de
représentation.
2-1 La démocratie comme fiction politique.
En démocratie, le contrat social est au fondement d'un état dont la légitimité n'est plus religieuse, mais profane: si la société n'est plus organisée selon la volonté transcendante, nécessairement bénéfique, de Dieu, elle ne peut que s'auto-instituer à partir des volontés immanentes des individus qui la compose par l'effet d'un ensemble d'engagements mutuels; sinon elle perd toute apparence de légitimité, et ne peut plus gérer politiquement les conflits qui se développent nécessairement en son sein, par la négociation et la recherche de compromis entre les forces sociales et les ambitions personnelles. Ces engagements prétendument volontaires sont au nom de trois:
· le contrat entre chacun et la
communauté
tout entière par lequel chacun s'engage à se soumettre
à
la loi, expression organisée de la "volonté
générale",
en tant qu'elle régule la vie commune et la liberté
civile,
de telle sorte que nul n'ait à souffrir de la violence et de la
domination des autres, et que hacun bénéficie de la
puissance
de tous. Ce contrat est au fondement de la légitimité de
la communauté elle-même.
· le contrat entre les citoyens,
par lequel chacun s'engage vis à vis des autres à
obéir
aux dirigeants représentatifs chargés de faire respecter
la loi commune, de veiller à la sécurité publique
et au respect des libertés fondamentales. Ce contrat est au
fondement
de la légitimité de l'institution de l'état.
· le contrat entre les citoyens
et les dirigeants par lequel ceux-ci s'engagent à se soumettre
au
contrôle régulier des citoyens, à abandonner le
pouvoir
s'ils sont désavoués et à respecter, dans leurs
décisions
et leurs actions, la volonté populaire dans son expression
majoritaire
en tant qu'elle signifie fictivement l'intérêt
général.
Alors que les citoyens s'engagent à respecter dans leurs actes
les
décisions politiques des dirigeants même si, minoritaires,
ils sont en désaccord avec elles et peuvent exprimer ce
désaccord.
Ce contrat est au fondement de la légitimité
démocratique
du pouvoir des dirigeants.
Ces deux derniers contrats reposent donc sur
le premier. Or celui-ci est fictif, en cela, d'abord, qu'il n'a jamais
fait l'objet d'un délibération volontaire personnelle
réelle
des individus-citoyens, si ce n'est de ceux qui ont voté la
constitution
et qui ont engagés les autres à leur place (de quel
droit?).
Mais surtout, ensuite, parce que l'idée même d'une
volonté
générale est problématique, voire paradoxale.
· S'agit-il de la somme des
volontés
particulières? Cette somme risque bien d'être nulle ou non
transitive, comme le démontre Condorcet.
· S'agit-il de ce qui reste de cette
somme lorsqu'on en a retranché les positions divergeantes? Mais
dans une société divisées en classes aux
intérêts
contraires, que reste-t-il, sinon des voeux pieux et une coquille vide,
sans contenu ni programme politique? Le consensus mou ne peut, en
effet,
se faire qu'autour de pétitions de principes,
généreuses
en paroles, mais sans conséquences réelles, car
gratuites;
c'est, en effet, lorsqu'il faut payer et établir des
priorités
dans les sacrifices, que la division s'affirme et que le pouvoir doit
plus
ou moins imposer un arbitrage, en fonction du meilleur rapport des
forces
possible. On est alors loin d'une volonté
générale,
mais on est en présence d'une volonté réellement
dominante.
· S'agit-il d'une volonté
transcendante
idéalement rationnelle? Qui peut la définir et avec quels
moyens est-il possible de l'imposer? Le Philosophe-Roi, par la violence
et la ruse, comme le laisse entendre Platon dans "Le Politique"? Mais
c'est
récuser, dans son principe même, la démocratie!
D'autre part, la démocratie suppose la mise en place d'un droit égalitaire; mais de quelle égalité s'agit-il? De l'égalité formelle et juridique, sans remise en question des inégalités sociales réelles et de leurs principes: l'inégalité quant à la possession privée de ces deux fondements de la puissance sociale que sont le capital économique et le capital culturel. Dans ces conditions, comme l'indique Rousseau dans la note qui clôt le livre 1 du "Contrat Social": "cette égalité (formelle) n'est qu'apparente et illusoire; elle ne sert qu'à maintenir le pauvre dans la misère et le riche dans son usurpation". Que dire de la prétendue égalité des chances dans la société réellement inégalitaire, si ce n'est que, grâce au système scolaire apparemment unique, elle reproduit, en gros, les inégalités sociales, en persuadant les individus que la société n'y est pour rien, et que ceux d'en bas méritent le sort peu enviable qui leur est fait: il est la sanction de leur infériorité intellectuelle et/ou caractérielle. A quand une suppression radicale de l'héritage et une école permanente réellement démocratique? Qui pourrait faire voter ces mesures sans provoquer l'effondrement de l'économie et de notre société prétendument démocratique?
Enfin, l'idée de représentation
politique (puisqu'une démocratie directe et
autogérée
ne pourrait valoir que pour des dieux (Rousseau), sans passions,
égaux
et toujours raisonnables dans toutes leurs actions) est
problématique
pour deux raisons:
· les intérêts
divergeants
et les ambitions de pouvoir opposées génèrent
forcément
des ligues et partis qui prétendent tous représenter les
citoyens dans leur ensemble, alors qu'il n'en est rien et qu'il est
impossible,
compte tenu des inégalités sociales, qu'il en soit
autrement.
· chaque parti tente, par la
démagogie
et le clientélisme, avec l'aide plus ou moins
intéressée
des médias, de recruter large pour accéder au pouvoir et
s'y maintenir le plus longtemps possible. Les partis, leurs dirigeants
et les médias entretiennent le faux-semblant de la
représentation
de l'opinion publique, alors même qu'ils la manipulent. La
transparence
en démocratie "réelle" fait parti du leurre
politico-journalistique
visant à faire croire que le pouvoir exprime la volonté
des
citoyens, alors que chacun sait que les décisions les plus
importantes
et les plus difficiles exige le secret, propice à faciliter la
recherche
des compromis. Les élections dans ces conditions peuvent
être
considérées, tout à la fois, comme un moyen de
contrôle
des dirigeants par les dirigés, et aussi comme la demande d'un
"blanc-seing"
des dirigeants auprès des dirigés et l'organisation de la
démission politique temporaire de ceux-ci, au profit de
ceux-là.
De fait, dans aucun système politique,
la volonté plus ou moins cohérente des citoyens, ne peut
être autre chose que le résultat de l'action politique des
dirigeants. Dans ces conditions, c'est moins la volonté
générale
qu'incarne la démocratie que le pouvoir de la majorité,
manipulée
apr telle ou telle faction, dont Tocqueville, après Platon,
considérait
qu'il était une forme (plus ou moins douce) de la tyrannie.
Il convient alors de nous poser la question de
savoir si la fiction démocratique ne pousse pas à son
comble
l'illusion politique et quels en sont les effets potentiels.
2-2 Fiction démocratique et illusion politique.
L'illusion politique, ai-je dit, réside dans la confusion religieuse entre le souhaitable et le nécessairement vrai et donc dans l'affirmation eschatologique du salut universel et de la réconciliation sociale harmonieuse par l'effet d'un bon pouvoir transcendant, divin ou laïc, réel ou réalisable. La démocratie, dans ses présupposés, reproduit cette illusion et la radicalise en prétendant que ce pouvoir ne peut être que celui du peuple sur lui-même. Ce qu’on appelle " le peuple " (qu’est-ce que cela veut dire ?), directement ou par la médiation de ses représentants, serait capable de transcender sa multiplicité congénitale, pour mettre en oeuvre un hypothétique intérêt commun relevant d'une non moins hypothétique volonté générale.
Or cette hypothèse est en permanence
démentie
par la compétition démocratique entre les forces
politiques
et sociales aux intérêt économiques et politiques
réellement
contradictoires. Le consensus est introuvable et les individus-citoyens
font concrètement l'expérience de l'écart
insoluble
entre l'idéal unificateur de la démocratie et la
réalité
éclatée de la vie politique, nécessairement
dissensuelle,
qu'elle exprime. Cette rupture récurrente entre l'idéal
et
la réalité, est à la fois la force et la faiblesse
de la démocratie réelle:
· la force, car elle permet au
pouvoir
politique et aux citoyens de mesurer en permanence le rapport des
forces
sociales et d'ajuster les décisions en négociant des
compromis
temporaires respectueux du droit de chacun à faire valoir ses
revendications;
la démocratie est donc capable d’autocorrection; en cela elle
s'affirme
comme un régime profane et réellement laïc.
· la faiblesse, car elle engendre
une certaine désillusion politique permanente, pour ne pas dire
un scepticisme certain qui pousse les citoyens à la
démission
politique; de plus, soit elle rend la prise de décisions lente
et
difficile, soit elle met la décision à la merci de
mouvements
d'opinions versatiles, plus ou moins démagogiquement
sollicités;
elle est alors incapable de mener une politique cohérente sur la
durée, sous la pression des consultations, voire des sondages
à
répétition.
Parce qu'elle est poussée à son comble par la démocratie, l'illusion politique est, alors, en permanence déçue; ni le bien commun, ni la transcendance du pouvoir politique ne sont assurés. Les individus sont obligés de faire la part entre l'idéal et la réalité et prennent conscience de l’inexistence d'un bon pouvoir salvateur et d'un intérêt commun qui transcenderait le jeu des intérêts particuliers contradictoires. Le pouvoir démocratique peut donc apparaître pour ce qu'il est: une fiction irréalisable qui permet d'institutionnaliser artificiellement l'écart entre les désirs et la réalité, en en autorisant l'expression publique. La démocratie fait donc de la décision politique et du fonctionnement de ses institution l'enjeu d'un débat critique permanent. L'illusion démocratique tend à détruire l'illusion politique et à se détruire elle-même en permanence. Elle est une fiction qui ne peut jamais se prendre ni trop au sérieux, ni trop longtemps. Comme la littérature par rapport à la vie en général et contrairement au mythe, elle tend un miroir critique, voire ironique, à la vie politique. Elle est l'illusion de la sortie de l'illusion politique, pour reprendre une formule que Marcel Gauchet applique à la religion chrétienne.
Mais cette ambivalence de la démocratie
réelle, du même coup, la fragilise en permanence: la
déception
peut être telle, qu'elle provoque soit le refuge dans
l'apolitisme
égoïste ou purement moral, soit le retour, sous une forme
catastrophique,
du délire politico-religieux éthnico-nationaliste,
s'incarnant
dans la culte d'un sauveur suprême charismatique, voire de la
pure
violence purificatrice. A quelles conditions la démocratie,
reconnue
en tant que fiction utopique, et donc sans illusion, peut elle
éviter,
en démystifiant la politique, en déchirant l'illusion du
bon pouvoir, sauvegarder la possibilité de la vie politique?
2-3 Des conditions de l'usage de la fiction
démocratique.
La fiction démocratique ne peut réellement "fonctionner" que dans la mesure ou est accordé réellement, et non seulement juridiquement, à chacun, le droit de faire entendre ses revendications et de participer, plus ou moins indirectement, sous la domination d'un gouvernement central changeable, sinon interchangeable, à la négociation visant à conclure provisoirement un compromis favorable à une mutualisation des intérêts, dans le cadre d'un rapport des forces évalué selon des techniques non violentes. Cela suppose que les rapports économiques et sociaux puissent être politiquement régulés.
Or une telle possibilité est
compromise,
aujourd'hui, par plusieurs causes enchevêtrées, à
savoir:
· la mondialisation sauvage des
échanges économiques et financiers qui échappent
aux
états dont la souveraineté reste limitée,
réduisant
comme une peau de chagrin leurs marges de manoeuvre et la
possibilité
de négocier des compromis sociaux supportables.
· la révolution technologique
qui accroît, dans un système entièrement soumis
à
la logique du profit à plus ou moins court terme, la
productivité
et la rentabilité du travail, aux dépens du temps de
travail.
L'exclusion sociale, chez nous, menace une partie de plus en plus
importante
de la population, dépossédée de toute
possibilité
d'expression, voire interdite de faire valoir son droit de concourir
à
la recherche du bonheur.
· la domination, à
l'échelon
mondial, d'une idéologie politique particulière,
l'idéologie
libérale, qui récuse, par principe, la possibilité
d'intervenir politiquement ne serait-ce que pour réguler les
rapports
sociaux, dans la mise en place de droits sociaux garantissant les
conditions
minimales d'une vie sociale supportable et digne pour tous.
· la confusion, entretenue par les
médias, entre l'économie et la politique, entre la
démocratie
et le libéralisme sauvage, dont on voit, aujourd'hui, les effets
dans les pays musulmans , dans L'ex-Yougoslavie et en Russie;
Ainsi, le libéralisme économique
sauvage mondialisé, réel et idéologisé,
associé
à la révolution de la production et des services
provoquée
par l'informatisation et l'automatisation, en détruisant le lien
social (c'est-à-dire les conditions de possibilité de la
mutualisation régulée des intérêts),
détruit
les fondements traditionnels de la vie politique.
Dans ces conditions la vie publique risque
d’être
soumise à la violence infra-politique des rapports
économiques
et aux désastres sociaux et individuels qu'ils provoquent:
Criminalité,
drogue, suicide, terrorisme etc.. Le pouvoir politique se contente de
gérer
les relations de force entre les décideurs économiques,
en
mettant hors jeu, de fait, la grande majorité des acteurs de la
vie sociale. La corruption devient alors le mode normal de
fonctionnement
de la "démocratie" Partout le "Fric", ouvertement ou non,
légalement
ou non, impose son hégémonie: sur les pratiques
scientifiques,
sur les pratiques de solidarité (la charité-bisness), sur
les pratiques idéologiques et culturelles, sur les
activités
de divertissement etc..; seuls, les naïfs, vrais ou faux, peuvent
croire et faire croire que la politique pourrait y échapper.
La fiction démocratique et sa
symbolique
institutionnelle (organes représentatifs et de consultation,
distinction
des pouvoirs, libertés politiques...), pour produire des effets
politiques positifs, supposent donc la mise en oeuvre concrète
de
l'idéal régulateur de la justice sociale; c'est à
dire de l'idée que chacun doit pouvoir bénéficier
des conditions sociales, matérielles et spirituelles de la
réalisation
de son désir d'être et d'agir, le désir de
désirer
par et pour soi; cela ne signifie pas nécessairement que cette
réalisation
se fasse aux dépens de ceux qui nous entoure; mais cela ne va
pas
sans compromis toujours tributaire d'un rapport des forces. Or le
compromis
nous oblige au respect de la règle universelle de
réciprocité,
c'est à dire d'une exigence de réduction des
inégalités;
puisque nul n'est assez fort pour être définitivement le
plus
fort, tout refus de cette règle se retourne
nécessairement
contre lui. Cela vaut aujourd'hui sur le plan mondial: la
mondialisation
de l'économie, violemment inégalitaire, nous promet un
retour
de bâton catastrophique, si nous refusons de reconnaître
aux
peuples exclus le droit de vivre pour eux-mêmes. Ce désir
de justice universelle, (aujourd'hui plus qu'hier, à l'heure des
armes d'extermination massive de l'espèce et de la
détérioration
sans frontières de l’écosystème) constitue,
à
mes yeux, le désir, médié par la conscience et le
désir des autres, d'être heureux, et, pour chacun, de se
reconnaître,
dans son effectuation même. Cette visée de l'idéal
de justice suppose que l'on restaure l'idée de conflit social et
de disparité des intérêts individuels et
collectifs;
il n'y a pas de négociation possible, ni d'espace politique
propre,
si l'on nie la lutte des classes et les antagonismes
d'intérêts
entre, en particulier, les intérêts du capital et ceux du
travail, ceux des décideurs et ceux des "opérateurs", les
dominants et les dominés etc..
Le consensus "mou", acritique et apolitique,
sous couvert des droits juridiques et abstraits de l'homme, laisse le
jeu
social et politique aux mains des seuls décideurs
économiques
et menace le monde de la violence généralisée des
déshérités.
Mais le désir de justice ne relève
d'aucune définition concrète vraie, sinon nous
retomberions
dans l'illusion. Il ne peut être universellement partagé.
Tout choix politique est, pour moi, faute de mieux et par peur du pire.
Nous n'avons jamais le choix, dans la réalité, entre le
Bien
et le Mal mais entre le moins mauvais et le pire; et là dessus,
tous ne peuvent être d'accord, et il ne faut pas souhaiter qu'ils
le puissent; nous risquerions alors de verser dans l'unanimisme vide ou
terroriste.
Je désire, ici, seulement, vous faire
partager
"mon" désir de justice, dans l'impossibilité de vous
convaincre
tous. S'il faut refuser une politique morale, à mon sens, c'est
pour cela même qu'il n'y a pas de bien politique supérieur
universellement démontrable et/ou révélé.
je
ne peux que vous proposer une éthique politique qui me semble
nécessaire
au fonctionnement d'un espace public de discussion, de contestation et
de négociation. J'avoue qu'entre l'égoïsme violent
et
l'égoïsme animé de l'idéal régulateur
de la justice, je choisis arbitrairement le second; car, comme le dit
Hume,
sur un plan purement rationnel, je ne peux pas vous démontrer
"qu'il
vaut mieux vous préoccuper du sort de millions d'hommes que vous
n'avez jamais rencontrés, que du fait que vous vous êtes
coupé
le petit doigt".
CONCLUSION.
Si la philosophie ne peut pas et ne doit pas,
à mon sens, proposer d'utopie politique, elle ne peut que
s'efforcer
de démontrer ce qu'implique la mise en oeuvre de tel ou tel
désir,
dans ses causes et ses effets, et de rechercher les règles de
son
effectuation optimale. Ce qui est déjà beaucoup pour
éclairer
notre choix, si libre choix il peut y avoir.
La philosophie, à mon sens, ne peut
être,
en ce domaine, que l'expression critique et rationalisée, donc
moins
violente, des désirs diversifiés qui anime la vie
politique.
GLOSSAIRE CONCEPTUEL.
BIEN.
Moyen d'existence biologique, social et moral
en vue du bonheur, comme reconnaissance positive de soi,
médiée
par la conscience des autres. Les biens sont objets de désirs
plus
ou moins rivaux et contradictoires.
BIEN COMMUN.
Objet ou valeur qui pourraient être
désirés,
en vue d'un bonheur commun, par tous ou qui appartiendraient à
tous
sans contradictions, ni rivalité; ce qui est pure
absurdité:
le bonheur peut être partagé, ou mieux, objet de
transaction,
mais il est toujours personnel. Le bien commun n'est qu'une fiction
régulatrice,
mais se transforme en illusion dangereuse pour la liberté
individuelle
dès lors que l'on croit en sa réalité ou en sa
possible
réalisation. L'illusion communautaire est liberticide, tribale
et
violemment hostile aux étrangers, même et surtout
lorsqu'elle
se prétend universelle: ceux qui s'y refusent sont les
méchants
à abattre et/ou doivent être intégrés de
grès
ou de force.
BIENS MUTUELS.
Biens personnels objets d'une lutte et d'une
transaction réciproque plus ou moins réglées dans
le cadre d'un rapport des forces déterminé entre les
individus
et les groupes poursuivant des désirs et des
intérêts
divergeants.
VALEURS.
Conceptions particulières de ce qui doit
être universellement désiré au
bénéfice
de chacun et non pas de tous (illusion communautaire). Les valeurs sont
contradictoires entre elles; elles expriment et engendrent en les
justifiant
des contradictions intraindividuelles et entre les individus et les
groupes
ou coalitions de désirs et d'intérêts.
REGLES.
Obligations et/ou interdictions visant à
stabiliser un rapport des forces entre des individus ou des groupes
dont
les valeurs et les désirs sont divergeants dans le cadre,
toujours
problématique, de la mutualisation, acceptable par chacun sinon
équitable pour chacun, des biens matériels et moraux
personnels
et/ou particuliers.
DESIR DE JUSTICE.
Désir d'accroître, par la
construction
de règles rationnelles adéquates et la mise en place d'un
rapport des forces favorable, la mutualisation des biens
matériels
et moraux dans le sens d'une réciprocité moins
inégalitaire.
Ce désir trouve sa source dans le sentiment d'oppression et
d'indignité,
attentatoire à leur bonheur propre, des
défavorisés
sociaux; ce désir peut être partagé, par
identification
selon certaines valeurs, par quelques uns de ceux des moins
défavorisés.
Le problème est, en effet, qu'aucune inégalité
morale
ne peut être justifiée sans recours à des illusions
et que celles-ci ne résistent pas indéfiniment à
l'aggravation
des antagonismes d'intérêts et de désirs . La
violence
est la conséquence nécessaire des
inégalités
morales en terme de dignité et de reconnaissance de soi. Chacun
peut en être victime du point de vue de son propre bonheur, non
forcément
exclusif. C'est dans cette prise de conscience que se développe
le désir de justice. Ce désir ne peut être
vécu
par tous de la même manière sans contradictions et produit
ses effets par une lutte incessante aboutissant à des
règles
stabilisatrices toujours provisoires.
S. REBOUL, le 20/03/94.
Tous les pouvoirs sont-ils permis?
Tout pouvoir est paradoxal: il lui est
indispensable
d'accréditer sa légitimité et d'agir par la
contrainte,
d'obtenir l'agrément de ceux qu'ils prétend soumettre,
tout
en se réservant d'agir par la force en cas de
nécessité.
Pour paraître juste il doit rechercher le libre accord des
"sujets"
sans se départir de la nécessité d'utiliser la
menace
de mort ou d'exclusion à leur encontre. Tout l'art de l'homme
politique,
du point de vue technique, est de bien gérer cette apparente
contradiction.
Tant que le pouvoir politique prétendait
être l'émanation de la toute puissance divine, la question
de sa légitimité ne pouvait être posée, sauf
à prendre le risque de s'exclure soi-même de la
société
traditionnelle qui, toujours, se reconnaissait dans l'identité
d'une
même foi, ou à subir, sans résistance possible, la
juste sanction de Dieu. Dans ces conditions, la puissance du pouvoir
était
nécessairement salvatrice et incontestable puisque au
service
d'une volonté suprahumaine; elle ne contraignait que pour
libérer,
si ce n'est ici-bas, du moins après la mort qui, par
définition,
échappe à notre vouloir.
La contradiction devient patente et
potentiellement
explosive lorsque la société se laïcise et que le
pouvoir
ne peut plus trouver un fondement suprahumain à l'exercice de sa
puissance; celle-ci risque à tout moment d'apparaître pour
ce qu'elle est: une violence de l'homme sur l'homme, une domination que
rien ni personne ne peut plus justifier.
Dira-t-on que la direction incarne
l'intérêt
général ou encore impose les règles qui
favorisent,
sans violence excessive, les intérêts mutuels des
personnes?
Encore faudrait-il que les inégalités de faits ne fasse
pas
apparaître l'intérêt prétendu commun
pour
une simple mystification visant à faire accepter aux
dominés
de se soumettre volontairement à la volonté des
dominants.
Or la première des inégalités ne
réside-t-elle
pas justement dans la relation entre les dirigeants et les
dirigés?
Qu'est-ce qui garantit en effet que ceux qui détiennent le
pouvoir
soient plus vertueux que ceux qu'ils gouvernent? Comment faire pour que
les dirigeants n'utilisent pas leur puissance pour accroître
leurs
privilèges (ne serait ce que celui que leur confère le
droit
de commander les autres) ou servir les intérêts plus ou
moins
exclusifs d'une minorité de profiteurs.
Si aucune réponse à ces questions
ne s'imposent à l'évidence, le discours du pouvoir, doit
toujours être soupçonné de fabriquer des illusions
dans le but de persuader qu'il gouverne dans l'intérêt de
tous. L'illusion majeure consiste, pour ceux qui gouvernent, à
piéger
le citoyen en faisant croire que celui-ci, en leur obéissant,
n'obéit
qu'à lui-même et corrélativement à s'avancer
masqué, en camouflant leur puissance derrière l'arsenal
du
droit positif ou en le faisant disparaître derrière
"l'aura"
de leur prétendue autorité morale. Mais comment alors
est-il
possible, au nom de la liberté, de réduire ces
pièges,
sans risquer de sombrer dans le chaos de la liberté sans loi,
destructrice
de toute organisation? La direction peut-elle, sans manipulations ni
contradiction,
"créer" les motivations des personnes, comme expression de leur
libre désir, de telle sorte qu'elles obéissent, sans
contraintes
ni menaces, à son vouloir? Quel crédit faut-il accorder
aux
proclamations ronflantes sur le "management participatif et la fin de
la
hiérarchie"? La société et à plus forte
raison
les entreprises capitalistes peuvent-elles être
démocratiques?
Tout pouvoir vise à créer les
conditions
de l'obéissance de ceux sur lesquels il s'exerce et, selon
celles-ci,
à promouvoir réellement ou apparemment tel ou tel des
deux
types de pouvoir théoriques: le pouvoir de domination et le
pouvoir
de direction.
- Le premier vise l'asservissement de
"ceux d'en bas" à la volonté et aux intérêts
particuliers de "ceux d'en haut" à travers une succession
hiérarchique
de délégations de pouvoir telles que les décisions
et les ordres circulent à sens unique du haut vers le bas et les
informations du bas vers le haut; celles-ci sont
synthétisées
retenues et transformées par "les dominants" en motifs de
décisions
rendus incontestables par "les dominés".
- Le second, au mieux, prétend
faire participer les sujets-citoyens à la prise de
décision
pour définir une direction conforme à
l'intérêt
commun. Cette participation suppose l'accès de tous aux
informations,
une consultation démocratique, et le contrôle des
dirigeants
par les dirigés. Le pouvoir de direction cherche à
promouvoir
auprès des dirigés le concept de volonté
générale
dont il fait le fondement de sa légitimité. La
hiérarchie
des responsabilités ne disparaît pas, mais chaque
responsable
ne se contente plus de transmettre les ordres et de veiller à
leur
exécution; il doit animer la libre discussion, négocier
et
arbitrer entre les intérêts contradictoires dans un sens
conforme
à une opinion sinon consensuelle, du moins fortement majoritaire.
On peut, sur la base de cette distinction théorique, s'efforcer de définir tous les moyens que peut utiliser le pouvoir pour se faire respecter et, à partir d'eux, distinguer les différentes formes de pouvoir.
- Le pouvoir de domination peut user des
moyens
diversement combinés suivants:
La terreur réelle ou religieuse, la
séduction
charismatique et la corruption.
- Le pouvoir de direction peut et doit
utiliser:
La compétence politique, la force au
service
du droit, le suffrage universel, l'engagement contractuel et l'art de
convaincre
par des arguments "rationnels".
Décrivons rapidement ces
différentes
figures du pouvoir.
1- LE POUVOIR DE DOMINATION.
1-1 LE POUVOIR TERRORISTE.
La menace de mort ou d'exclusion, pouvant
frapper
à tout moment et sans conditions, reste le moyen à court
terme le plus efficace pour obtenir une obéissance
assurée.
Comme le dit Machiavel, l'usage de la violence garantit, pour qui en
dispose
et s'en assure le monopole, le pouvoir absolu de soumettre car il ne
dépend
que de lui. Obéir à la violence est une
nécessité
vitale, car nul ne peut s'y soustraire à moins de
préférer
son honneur à la vie, ce qui, on l'avouera, exige un
héroïsme
surhumain ou une foi religieuse aveugle en un salut post-mortem. C'est
pourquoi la résistance à l'oppression implique une
soumission
mystique en un Dieu dont le pouvoir dépasse tout pouvoir humain.
Mais justement, c'est la raison pour laquelle
la terreur humaine, toujours relative à un rapport de force
instable,
doit, pour être durablement effective:
- soit apparaître comme supérieure par nature en exhibant cette supériorité par des signes qui frappent l'imagination de stupeur: la pouvoir met sa puissance en scène dans des défilés militaires dont la discipline absolue signifie dans sa régularité même l'immuabilité de la force de celui qui exerce le pouvoir; il développe une esthétique de la grandeur; il cultive le luxe et les marques de la distinction dont le prestige imaginaire accrédite chez les individus le sentiment de leur impuissance propre; mais il se voile et se dérobe aussi en cultivant le secret d'état: tout peut toujours arriver comme par l'effet de la volonté de Dieu.
- Soit, et cela est le procédé le plus efficace, s'adjoindre la toute puissance divine. Contre la volonté infinie de Dieu nul ne peut croire l'emporter; lorsque le pouvoir humain se présente sous la figure du pouvoir divin, sa violence est tout à la fois irrésistible et justifiée; sauf pour qui a la témérité de s'exclure de la communauté existante en s'affirmant détenteur de la vraie foi, la terreur religieuse est d'une efficacité incomparable: elle tue à sa source le désir de se révolter en le transformant en angoisse impuissante devant la menace intériorisée, par nature imparable, d'une souffrance infinie et éternelle. C'est pourquoi tout rapport humain de domination doit, pour s'affirmer d'une manière stable, se donner un fondement transcendant et/ou religieux.
1-2 LE POUVOIR CHARISMATIQUE.
Le charisme est l'aptitude de certains individus à entraîner les autres en dehors de tout motif rationnel, par le seul art de la persuasion en jouant sur les sentiments, les passions et leur rayonnement personnel. Ils incarnent et symbolisent des valeurs éthiques ou esthétiques au point, chez certains, d'apparaître porteurs d'un message ou d'un projet religieux transcendant. Ils prophétisent et figurent l'avenir en montrant la voie du salut. Le pouvoir charismatique n'a pas besoin d'utiliser la violence physique pour se faire respecter, car il exerce un chantage insidieux: "si tu n'obéis pas je t'abandonne à ta nullité et à ton insignifiance". Le pouvoir charismatique confère le sentiment d'identité collective qui rassure chacun sur sa valeur en le délivrant de l'angoisse de s'assumer lui-même. Il provoque l'amour et le don de soi mais du même coup, peut toujours décevoir et engendrer la haine, dès lors qu'il trahit les espérances de jouissances absolues et les valeurs dont il est crédité. C'est pourquoi le pouvoir charismatique est fragile: il dépend d'un contexte relationnel, mouvant et imprévisible. La seule manière de le stabiliser est, là encore, de l'élever à la dimension de médiation du divin; Dieu, en effet, ne peut décevoir qu'en apparence, car il a le pouvoir de nous sauver après la mort, ce que nuls témoignages ni expériences ne peuvent démentir.
1-3 LE POUVOIR RELIGIEUX TRADITIONNEL.
Une autre forme de domination religieuse,
spécifique
au christianisme, associe la toute puissance divine à la
conséquence
d'une faute commise à l'égard d'un être qui s'est
sacrifié
pour nous. Mais, plus généralement, le sentiment d'une
dette
morale inextinguible soumet définitivement les hommes à
l'autorité
bienfaisante de la mère, du père, des ancêtres, du
chef présenté comme entièrement
dévoué
à son peuple, du dieu sacrifié et sacrificateur. La
moralisation
de l'obéissance sur fond d'auto-culpabilité
exacerbée
permet l'intériorisation de la soumission sans conditions;
comment
marchander, en effet, ce qui est sans prix: le sacrifice suprême
des êtres auxquels nous devons l'existence et le salut? C'est
pourquoi
les sociétés, les groupes et les familles ont toujours
plus
ou moins explicitement, génération après
génération,
utilisé le sentiment de la dette vis à vis des
ancêtres
divinisés pour assurer l'autorité des traditions;
autorité
fondatrice d'un ordre social sacralisé. Ainsi la moralisation de
l'asservissement apparaît comme la condition de sa
perpétuation.
Mais en retour, cette intériorisation de la domination par la
référence
à un sacrifice premier, fondateur de la tradition, suppose un
monde
immobile où le passé impose sa marque à l'avenir
en
le modelant; or ce monde, dans les sociétés modernes, a
disparu
sous le double effet du choc des cultures, du développement des
sciences et des techniques et de l'extension de l'économie
concurrentiel
de profit: le chacun pour soi, l'innovation, la rupture avec le
passé
pour un avenir de progrès sont valorisés aux
dépens
de l'autorité de la tradition, présentée comme
injustifiée
parce que par essence obsolète. C'est pourquoi les religions ont
perdues leur pouvoir social et socialisant pour laisser la place
à
des formes de domination plus individualisées, et, parmi elles,
le pouvoir séducteur et le pouvoir corrupteur.
1-4 LE POUVOIR SEDUCTEUR.
La séduction consiste à piéger celui qu'on désire manipuler au jeu de son propre désir. Deux procédés sont possibles:
- l'un, plus grossier, consiste pour le séducteur à se rendre conforme au fantasme manifeste de celui que l'on cherche à séduire en maintenant un décalage par rapport à sa demande de telle sorte que la promesse apparente de jouissance rebondisse de frustration en frustration;
- l'autre, plus subtile, cherche à capter les désirs inconscients de l'autre en feignant une écoute énigmatique et à exploiter le transfert ainsi provoqué en l'instrumentalisant au bénéfice exclusif du séducteur: la technique du psychanalyste libertin en quelque sorte.
Dans les deux cas, il s'agit de faire fonctionner la loi du désir qui est toujours indissociablement désir de désir, donc de frustration motivante et désir de reconnaissance de soi dans le miroir, le mirage de l'autre. La publicité commerciale et la relation personnalisée à l'autre sont les deux facettes d'une même domination douce: asservir au désir/plaisir passif qui implique soumission au désir de consommer toujours davantage et à celui de tout attendre de l'amour ou de la reconnaissance des autres, à commencer par celle de son médecin ou de son patron. Pour être douce, cette domination n'en est pas moins prégnante: elle n'est plus perceptible, car le sujet se croit libre puisqu'il suit "son" désir alors qu'il est assujetti par ce désir même à logique commerciale et aux normes du conformisme social. Toute révolte est impossible, car s'il y bien souffrance du fait de la frustration permanente qu'entretient la course/compétition illimitée au plaisir , il ne peut que l'attribuer à une déficience pathologique de sa faculté de désirer, justifiant d'un traitement médical susceptible de restaurer sa capacité à accéder à la jouissance indéfinie, considérée de plus en plus comme un droit de l'homme. Si les hypermarchés sont devenus les temples de la religion moderne et si les objets de consommation en sont les idoles, les médecins, tous plus ou moins psychiatres, en sont les confesseurs permissifs et déculpabilisants.
Mais là où tout se gâte, c'est quand l'exigence de compétitivité dans la course au profit oblige à substituer la machine à l'homme dans le procès de production:
- soit le chômage exclut une masse de plus en plus grande d'individus de la course à la consommation et du même coup les pousse dans la révolte stérile de la délinquance;
- soit il les transforme en assistés sociaux dévalorisés et aigris.
Dans ces conditions, le pouvoir séducteur non seulement ne marche plus, mais s’autodétruit lui-même: les jeunes cassent les hyper-marchés, volent les marchandises, s'adonnent à la drogue, marchandise suprême, sans recours ni contrôle médicaux; d'autres s'enferment dans la déprime et l'impuissance jusqu'au suicide réel ou médicamenteux (castration chimique). Le pouvoir de l'argent s'impose alors partout avec arrogance et corrompt toute autre forme d'autorité; le fric devient la fin suprême et asservit à lui ou fait disparaître toutes autres valeurs.
1-5 LE POUVOIR CORRUPTEUR.
L'argent est l'équivalent général de toute marchandise; il sert non seulement à échanger mais aussi à accumuler, à investir et à spéculer: par le biais du crédit qui devient source de création monétaire il est lui-même directement source de profit. Avec l'argent-roi tout, semble-t-il, peut devenir marchandise, tout peut s'acheter et se vendre: les objets mais aussi la force de travail, les compétences, la culture, l'amour, la considération. L'argent est, dans la société marchande généralisée, le moyen et la fin des échanges; toute relation humaine tend à se mesurer en termes de coût et de rendement financier y compris l'éducation, la sociabilité, la qualité de la vie. L'homme devient dans ces conditions à son tour une marchandise que l'on exploite en vue du profit et que l'on rejette dès lors que le profit exige qu'on lui substitue le machine. La société que l'on dit "libérale" a réussi le tour de force de soumettre entièrement les hommes à l'implacable loi de l'économie capitaliste: la rentabilité à plus ou moins court terme. Il n'est donc pas étonnant que sous la logique du profit individuel ou privé toute valeur de solidarité, tout sens de l'universel disparaisse progressivement pour laisser la place à l'égoïsme et au corporatisme généralisés. Sous l'effet de la crise, tout à la fois engendrant et engendrée par le développement des inégalités et la révolution technologique, les sociétés se déchirent et les contradictions dans les relations internationales s'aiguisent. Le règne sans partage au propre comme au figuré de l'argent, de la marchandise et du profit conduit à inscrire le développement de l'économie dans le sens de la dissolution du lien social à l'échelon de l'humanité toute entière. Mais cette dissolution à son tour compromet la logique de profit en déstabilisant les institutions politiques et sociales, et en mettant hors jeu le fonctionnement de la démocratie, transformée en terrain de manoeuvre pour manipuler l'opinion à coup de scoop et de sondages. Quand tout est corrompu, le pouvoir corrupteur se révèle pour ce qu'il est: un pouvoir sans justification commune, un pouvoir sans fondement ni religieux, ni politique, ni moral, dès lors que la liberté est utilisée pour "justifier" les inégalité croissantes, le chômage et l'exclusion. Ce pouvoir est alors destructeur de tout droit, et d'abord des droits de l'homme confondus avec le droit de propriété à l'avantage exclusif des nantis et destructeur de l'idée démocratique confondue avec l'économie capitaliste. Lorsque le citoyen n'est plus considéré que comme un consommateur et lorsque l'accès à la consommation n'est plus garanti au plus grand nombre, les conditions minimales de la socialité sont compromises et l'économie ainsi que le pouvoir de l'argent creusent leur tombe. Ils ne peuvent, en effet, invoquer un hypothétique salut post-mortem pour faire que les individus se résignent à la souffrance provoquée par le développement des frustrations qu'ils engendrent puisque ils ont substitué le culte du moi et de la marchandise au anciens dieux communautaires. Nous entrons alors dans une phase de gigantesques désordres mondiaux et l'impuissance de l'O.N.U. à gérer les violences n'étonne que les naïfs qui n'ont pas voulu comprendre que lorsque l'économie échappe à tout contrôle social et politique, la morale et les droits de l'homme ne peuvent être qu'un alibi au service d'intérêts mercantiles. Or aucun empire n'est aujourd'hui économiquement assez puissant pour faire régner l'ordre du capital sur la planète à son profit et une entente entre les états ne peut résister longtemps à l'exacerbation des contradictions économiques. Si rien ni personne ne peut en contrôler les effets de violence, le pouvoir sans limites de l'argent est donc, par nature, menacé d’autodestruction.
Si le pouvoir de l'argent est condamné parce qu'il ne s'impose qu'en détruisant le lien social, faut-il espérer une renaissance de la religion comme fondement de la communauté humaine? Il est permis d'en douter pour au moins deux raisons:
- Les hommes dans nos sociétés
ont
perdu la foi aveugle et sont les héritiers de la pensée
critique,
pour ne pas dire sceptique, développée par la philosophie
et les sciences. Ils est hautement improbable qu'ils puissent
massivement
effacer l'histoire de leur culture.
- Un tel retour du religieux, pour ne pas
être
catastrophique, supposerait, en un monde planétarisé par
l'économie et les médias, et menacé par des armes
de destruction totale, la fusion de toutes les religions existantes et
possibles en une seule, ce qui serait un miracle - divin en effet - ou
une illusion dangereuse, dès lors qu'elle impliquerait la fin de
toute liberté de pensée.
Aussi bien les sectes qui prétendent
offrir
cet espoir mettent sans vergogne le pouvoir religieux qu'elles
s'attribuent
au service de leur puissance financière; la boucle est ainsi
bouclée:
aucun pouvoir de domination aujourd'hui ne peut échapper
à
la domination de l'argent.
Un pouvoir de direction et non plus de domination
est-il alors possible? A quelles conditions? Si on peut les
définir
en théorie, et s'il faut alors s'engager à les mettre en
oeuvre, cela ne signifie nullement qu'elles se réaliseront; tout
ce que l'on peut dire c'est, qu'en ce cas, l'humanité, à
l'heure du nucléaire et de la biotechnologie, serait
menacée
d’autoextermination.
2-
LE POUVOIR DE DIRECTION.
Le pouvoir de direction n'est qu'un idéal régulateur diversement traité par les philosophes de la politique dont la vocation n'est pas seulement de décrire ce qui est, mais de tenter de définir ce qui doit être, pour réduire la violence et l'injustice et éclairer la pensée des hommes dans leurs efforts pour promouvoir un progrès qualitatif des relations humaines. Un tel idéal n'a été nul part réalisé et sans doute est-il irréalisable, mais cela ne le disqualifie pas pour autant, dès lors qu'il est susceptible de permettre aux hommes, sinon d'éradiquer tout pouvoir de domination, du moins d'en limiter les effets et de contenir, voire d'exploiter, les rapports de forces en un sens plus favorable au progrès de tous. Deux figures du pouvoir de direction ont été rationnellement tracées par les philosophes: le pouvoir rationnel et technocratique, le pouvoir contractuel et démocratique.
2-1 LE POUVOIR RATIONNEL.
L'exercice du pouvoir n'est légitime que dans la mesure où il met en oeuvre l'intérêt commun des dirigés, ne serait-ce que la paix et la concorde civile. Or il y a une grande différence entre la somme des intérêts individuels ou collectifs particuliers et l'intérêt commun: cette somme des intérêts particuliers met en jeu des objectifs contradictoires et peut être nulle, ou alors, dans le cadre d'un rapport de forces favorable, avantager systématiquement les uns aux dépends des autres à l'encontre de la concorde sociale. C'est dire que la décision politique doit, pour être conforme à l'intérêt commun, transcender les visées et les conceptions différentes et opposées que se font les individus-citoyens de l'intérêt commun; nul ne peut se prévaloir, en tant que particulier, d'une conception universelle de la justice, et les vues sur elle dépendent toujours des positions sociales. Ceux d'en haut considèrent que leurs privilèges ne sont que la récompense de leurs compétences et de leurs mérites et ceux d'en bas l'expression de l'exploitation dont ils sont victimes. Les citoyens sont donc pour des raisons objectives incapables de participer aux décisions politiques; tout au plus doivent-ils être consultés, mais il revient aux spécialistes de la chose publique d'arbitrer: les savants et les techniciens formés et éduqués dans ce but. L'art politique, comme et peut être plus que tout autre, vu sa complexité infiniment plus grande, et l'ampleur de ses conséquences pour la vie de tous, exige des compétences, des aptitudes et des vertus exceptionnelles. Qui mieux que l'école de la République, dont la mission est d'enseigner le savoir universel, de développer la raison raisonnante et d'éduquer au sens civique, peut sélectionner les plus aptes et les former dans l'esprit du service public? Que ce soient l'académie platonicienne ou l'E.N.A., il lui revient de droit de produire l'élite dirigeante dans l'esprit de servir l'intérêt général. Les technocrates et autres énarques, si souvent vilipendés, ne le sont-ils pas parce que, justement, ils refusent de flatter les intérêts privés afin de promouvoir ce qui rationnellement concourt à l'intérêt commun? Chacun sait que l'on ne peut s'enrichir au service de l'état, comment douter alors de leur mérite c'est à dire de leur vertu, qui consiste à mettre leur compétences, certifiées par l'école de la République, au service de tous les citoyens?
Mais un tel modèle ne risque-t-il pas d'engendrer une caste de dirigeants coupés du peuple et, un jour ou l'autre, rejetés par lui? Pour éviter ce danger, il convient aux dirigeants de transformer le peuple et de disposer des moyens pour cela: la force des armes et l'art de convaincre. Ce dernier n'est pas l'art de persuader c'est-à-dire de flatter les passions vulgaires, mais l'art d'élever le peuple à la conscience rationnelle des intérêts supérieur de la société, voire de l'humanité. Le véritable dirigeant politique doit être un éducateur du peuple; c'est même par cette éducation que la multitude des individus peut devenir un peuple de citoyens unis concourant à la justice, c'est à dire à la concorde et à l'harmonie sociale. La démocratie est par nature menacée par la démagogie, la tyrannie des tribuns populaires et la dictature de la majorité. Peut-on concevoir une école ou les enfants décideraient de l'enseignement et de l'éducation qu'ils désireraient recevoir? La foule sait-elle spontanément ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est juste et ce qui est injuste, ce qui est vrai et ce qui est faux? Pas plus, si elle n'est pas formée par les dirigeants, que les enfants ne savent résoudre un problème de physique lorsque celle-ci ne leur a pas été enseignée. Tout pouvoir de direction véritable doit donc avoir la forme d'un despotisme éclairé ou d'une monarchie philosophique. La société, à moins de considérer une société composée de citoyens-philosophes, procède de l'état, elle ne peut en décider, ni décider de ses affaires.
Une telle vision du juste pouvoir de direction, qui apparaît parfaitement conséquente sur le plan théorique est en réalité parfaitement inapplicable voire dangereuse sur le plan pratique. En effet, sa pertinence repose sur deux présupposés fallacieux:
- l'école de la république est républicaine, c'est à dire soustraite aux rapports de forces sociaux, à la lutte que les classes mènent entre elles pour accéder au pouvoir, lutte qui a toutes les chances de se conclure au bénéfice de celle qui détient les instruments du pouvoir de domination ci-dessus énumérés.
- les dirigeants détiendraient un savoir incontestable sur le bien commun: la politique serait une science exacte.
Or nous le savons, l'école reproduit les rapports sociaux, en tout cas ne peut prétendre les inverser sans perdre sa finalité, c'est-à-dire sans "produire" des individus socialement inintégrables car potentiellement inadaptés au marché du travail. Un changement profond de l'école ne peut provenir que d'un changement de société et non le contraire; l'école peut tout au plus masquer ses finalités sociales derrière l'apparente affirmation de valeurs universelles et la réussite d'une minorité issue des couches sociales défavorisées, légitimant du même coup, l'accès au pouvoir de ceux que l'héritage économique, culturel et symbolique a largement favorisé. Mais plus l'école tente de masquer sa fonction inégalitaire (des chances) sous l'apparence démagogique de la démocratie égalitariste, plus elle reproduit la hiérarchie sociale dans des structures de moins en moins transparentes et opératoires. Dans tous les cas, on voit mal comment l'école peut former des dirigeants qui dirigeraient la société contre un rapport de domination qui joue au profit des classes dont ils sont très majoritairement issus et qui disposent de l'essentiel du pouvoir de domination économique et culturel sinon politique.
Quant à savoir si la politique est une science exacte, rappelons qu'elle relève d'un choix de valeurs éthiques irréductible à une démonstration purement rationnelle et que même les systèmes mathématiques sont fondés sur des axiomes choisis arbitrairement. Si l'on veut comparer la politique avec la physique, disons que la seconde à affaire à des expériences reproductibles et peut définir des lois générales testables, alors que la première s'occupe des hommes, aux comportements et aux désirs contradictoires et donc jamais entièrement prévisibles, vivant dans des situations toujours inédites, mouvantes et instables. La politique est un art de choisir, elle exprime toujours des oppositions de valeurs et d'axiologie et des analyses différentes du réel; elle est nécessairement dissensuelle. Dans ces conditions, rien ne peut garantir qu'un dirigeant, aussi bien formé soit-il, ait nécessairement raison.
Peut-on alors réhabiliter la
démocratie,
en quel sens, à quelles conditions et dans quelles limites?
2-2
LE POUVOIR DEMOCRATIQUE .
Ainsi le pouvoir de direction ne peut ni se fonder lui-même par défaut principiel de philosophie rationnelle et univoquement vraie de la politique, ni être fondé sur le divin "dans un monde désenchanté" où le scepticisme doit, pour d'excellentes raisons, l'emporter sur la foi aveugle; et il ne peut que rechercher sa légitimité dans le consentement des citoyens. La démocratie est alors le seul pouvoir de direction non pas idéal mais possible. Il y a deux manières de la concevoir :
- celle qui récuse, au nom du pouvoir du peuple par le peuple toute autorité transcendante, séparée des citoyens; la société s’autoorganise anarchiquement, tous les citoyens exerçant directement les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.
- celle qui organise la libre expression des citoyens et leur représentation à l'échelon d'un état, instrument d'un pouvoir central séparé de la société civile; Cet état est sensé définir et faire appliquer la loi universelle garantissant à tous les citoyens l'exercice des libertés fondamentales, à commencer par les libertés liées à la propriété, dans le respect de l'ordre public et de la paix civile.
La première suppose des citoyens
toujours
raisonnables dans toutes leurs actions, c'est-à-dire une
autoéducation
initiale et permanente au sens civique et au soucis de
l'intérêt
général, et une absence totale d'inégalité
des droits, des chances et des conditions. Autant dire qu'elle ne peut
valoir que pour des dieux ou des saints ayant vaincu
définitivement
leurs passions.
La seconde seule peut convenir à des
hommes
aux désirs contradictoires et infinis, toujours tentés
par
la violence physique ou morale et que leur raison personnelle ne peut
suffire
à ramener à la raison. La démocratie indirecte
représentative
repose donc sur un triple contrat social tacite:
- le contrat entre chacun et la communauté tout entière par lequel chacun s'engage à se soumettre à la loi, expression organisée de la volonté générale, en tant qu'elle régule la vie commune et la liberté civile de telle sorte que nul n'ait à souffrir de la violence et de la domination des autres et que chacun bénéficie de la puissance de tous. Ce contrat est au fondement de la légitimité de la communauté elle-même.
- le contrat entre les citoyens par lequel chacun s'engage vis à vis des autres à obéir aux dirigeants représentatifs chargés de faire respecter la loi commune, de veiller à la sécurité publique et au respect des libertés fondamentales. Ce contrat est au fondement de la légitimité de l'institution de l'état.
- le contrat entre les citoyens et les
dirigeants
par lequel ceux-ci s'engagent à se soumettre au contrôle
régulier
des citoyens, à abandonner le pouvoir s'ils sont
désavoués
et à respecter, dans leurs décisions et leurs actions, la
volonté populaire dans son expression majoritaire. Alors que les
citoyens s'engagent à respecter dans leurs actes les
décisions
politiques des dirigeants même si, minoritaires, ils sont en
désaccord
avec elles et peuvent exprimer ce désaccord. Ce contrat est au
fondement
de la légitimité du pouvoir des dirigeants.
Nous pouvons voir sur la base de ces trois
fondements
que la démocratie est viable à trois conditions:
- que le pouvoir politique ait les moyens
de corriger les effets déstructurants de l'économie de
profit
sur la société, en instaurant les conditions de la
solidarité
et en garantissant des droits sociaux en faveur des plus
démunis,
surtout en période de crise.
- que les inégalités soient compatibles avec l'idée d'une communauté d'intérêts, de telle sorte que nul ne se sente désespérément exclu de la vie sociale et que chacun puisse faire valoir son droit à la dignité.
- que la culture valorise la vertu, c'est à dire l'amour du bien commun et non pas l'égoïsme et le corporatisme cyniques et que le débat politique se déroule sur un plan rationnel exigeant un développement généralisé de l'esprit critique et l'accès à l'information pour tous les citoyens.
Faute de ces trois conditions, la démocratie est condamnée à n'être qu'une façade juridique masquant, en lui assurant un semblant de légitimité, la domination économique et idéologique des privilégiés. La majorité des citoyens se détourne alors de la politique et s'instaure une crise de la représentation: la classe politique est globalement perçue comme corrompue ou impuissante; la société, dans son esprit, se délite au profit d'une solidarité de proximité ou d'émotion au coup par coup orchestrée commercialement par les médias. Les sondages d'opinions se substituent à la réflexion, et l'action politique est transformée en brouhaha politicien.
Ainsi la démocratie n'est pas seulement un régime institutionnel et juridique, mais un état d'esprit et une manière pour la société de veiller à l'intégration de tous. Cela signifie qu'elle est une conquête permanente contre la remise en cause formelle et réelle de la liberté et de la solidarité qu'engendrent spontanément les rapports de domination économiques et sociaux. Elle est sans cesse menacée par l'anarchie du chacun pour soi, la tyrannie démagogique et son détournement théâtral au profit des dominants. Elle ne peut vivre qu'en s'efforçant de reproduire sans cesse ses conditions de possibilité définies plus haut. Si elle est, selon un mot célèbre, la pire des régime, à l'exception de tous les autres, c'est qu'elle peut errer et se fourvoyer dans la désorganisation stérile mais qu'elle est le seul régime contrôlable par les citoyens et donc corrigible. C'est aussi pour cela qu'aucune institution politique n'est vraiment démocratique, y compris dans les états qui en ont les conditions juridiques formelles et que tout pouvoir est toujours mixte: mélange complexe et suspect de domination et de direction, de pouvoir technocratique et démocratique.
De plus, depuis que les économies sont interdépendantes, les problèmes sociaux sont devenus transnationaux et nos "démocraties" nationales, en poursuivant leurs intérêts propres sont, de ce fait, incapables d'élaborer un droit social international minimum unifié afin d'assurer le plein emploi et d'agir efficacement contre l'exclusion et le développement des inégalités. Peut-on, dans ces conditions, mondialiser la démocratie politique, sans remettre en cause la domination de l'économie de profit et du pouvoir de domination qu'elle s'exerce sur la vie économique à travers celui de son excroissance financière et qu'elle tente plus largement d'exercer avec succès sur la vie politique, sociale et intellectuelle? Tel est le défit de notre modernité.
Rêver d'une économie
démocratique
semble, en effet, bien illusoire: une entreprise capitaliste, soumis
à
la concurrence, n'a pas comme soucis dominant de satisfaire les
aspirations
du personnel si ce n'est lorsqu'elle y est contrainte par le
marché
afin d'accroître la qualité de son fonctionnement et de
ses
produits; il suffit d'ailleurs d'une période
financière
difficile pour que les entreprises rangent au magasin des accessoires
le
thème du management participatif et de la qualité totale
ou globale en rayant d'un mot la situation des employés y
compris
les cadres: licenciement! Le seul soucis des entreprises est, dans la
conjoncture
de crise, la survie par la rentabilité immédiate du
capital,
alors que la qualité et l'innovation suppose du temps.
De plus, le contrat de travail, dans le contexte
d'un rapport des forces inégalitaire entre le capital et le
travail,
ne peut être démocratique: il ne peut, en
effet,
qu'instituer sur une base légale, fictivement égalitaire,
le consentement par ceux qui la subissent, à la domination du
capital
sur le travail; en effet, d'une part les intérêts du
capital
et celui du travail sont divergeants et d'autre part, l'entreprise,
soumise
à la logique du profit, fonctionne pour répondre aux
désirs
et aux besoins solvables du marché (qu'il ne faut pas confondre
avec ceux de la société), et non à ceux du
personnel.
Est-ce à dire que toute coloration,
toute
évolution démocratique de la vie de l'entreprise et de sa
mission et plus largement de la vie politique soient impossibles? Si
cela
dépend du droit social négocié, de l'action du
personnel
et de l'intervention plus ou moins démocratique de la politique
et de l'état dans l'économie et la vie publique, encore
faut-il
que le pouvoir de domination dans l'entreprise, la vie
économique
et l'état, prenne en compte les motivations des employés
et DES INDIVIDUS-CITOYENS, fusse, comme nous le montrerons, dans son
propre
intérêt. Le doit-il et, par delà les
déclarations
ronflantes, le veut-il et le peut-il?
Il convient pour examiner cette question de nous
interroger sur ce qui conditionne les comportements humains; c'est
à
dire sur les valeurs et leurs rapports qui orientent les intentions des
hommes dès lors qu'ils donnent et "se" donnent un sens
supposé
universalisable et partant légitime à leurs actions.
C'est
en cela seulement qu'ils peuvent, en effet, se sentir libres d'agir par
et pour eux-mêmes, ce qui ne signifie pas nécessairement,
au contraire, se désolidariser des autres. Ainsi parler de
motivations
c'est faire référence à l'éthique et
à
la question de la liberté humaine. Or cela paraît
contradictoire
avec un certain discours psychologique dominant qui considère
que
les motivations ne sont que le résultat de techniques de
conditionnement
externes aux sujets; techniques manipulant des besoins permanents plus
ou moins conscients. Comment comprendre cette contradiction et si
possible
la réduire? Peut-on motiver les hommes malgré eux? Si
oui,
pourquoi faire et dans quelles limites; si non, pour quelles raisons et
dans quels buts? Nous essaierons ultérieurement de savoir s'il
est
souhaitable et possible de prendre en compte cette dimension de la
liberté
dans l'exercice du pouvoir.
3-
MOTIVATIONS, VALEURS ET LIBERTE.
Toutes les finalités de l'action humaine sont réductibles à une seule: le bonheur; n'en déplaise à Kant, qui le reconnaissait pourtant en faisant de la question: "Qu'ai-je à espérer?" l'ultime question de la philosophie au même titre que la question "qu'est-ce que l'homme?", toutes les autres ne sont que des moyens directs ou indirects pour, sinon atteindre, du moins viser le bonheur.
Or l'idée de bonheur ne va pas de soi;
tiraillée entre les pôles plus ou moins contradictoires de
la jouissance et de la sérénité, de l'avoir (le
plus
de plaisirs et le moins de souffrances possible) et de
l'être
(réconcilié avec lui-même), de
l'être-état
vécu et de la valeur-exigence recherchée, elle divise la
philosophie en son fondement. Comment penser l'action humaine en vue du
bonheur et les motivations qui en sont les formes concrètes
d'expression,
sans une définition universalisable du bonheur? Faut-il admettre
que le bonheur se vit mais ne se pense pas? Mais puisqu'il en est la
condition
et la fin, cela ne condamne-t-il pas tout effort de penser le sens de
la
vie? Ne sommes nous pas renvoyés à l'arbitraire infini et
à l'infini arbitraire des désirs humains, plus ou moins
orientés
et contrôlés par les idéologies sociales et
la
culture?
Or refuser de penser la question du bonheur sous
ce prétexte est se condamner à ne rien comprendre aux
motivations
des hommes car comprendre implique une capacité d'identification
aux "autres", et, par conséquent, met en jeu l'exigence
"d'universaliser"
l'idée de bonheur.
Une voie étroite reste possible: penser l'idée de bonheur à travers sa diversité contradictoire, pour essayer de percevoir l'origine commune et le fondement de ses apories apparentes; non pas pour résoudre les contradictions qui sont probablement au coeur de la vie elle-même, mais pour tenter de cerner les conditions du meilleurs compromis possible entre les différentes motivations de l'activité humaine. Celles-ci, remarquons-le, sont de deux types: conscientes et inconscientes, comment ces deux types de motivations interviennent-elles dans l'approche de l'idée de bonheur et de ses contradictions? Notre hypothèse est que toute "vision" du bonheur associe nécessairement des désirs inconscients et des valeurs conscientes sous la domination de ces dernières, et que nous sommes malheureux lorsque cette domination est compromise ou mise en échec. Précisons et justifions cette hypothèse.
3-1 MOTIVATIONS ET BONHEUR.
Les motivations inconscientes sont les désirs des individus refoulés par la culture dans le but d'assurer l'ordre social; ce refoulement leur interdit toute expression directe et les contraint à se manifester sous une forme masquée, substitutive. Si cette forme est valorisée par la culture, c'est à dire acceptée voire encouragée par la culture de l'individu médiée par la culture sociale elle devient une motivation consciente qui détermine sa vision du bonheur; sinon les désirs inconscients vont s'exprimer sous la forme de symptômes mal vécus: angoisse, obsessions et fantasmes morbides, échecs douloureux et dévalorisants, dépression suicidaire etc...qui réalisent sous une forme négative les désirs inconscients; c'est à dire font vivre au sujet les plaisirs inconscients qu'il ne peut reconnaître (bénéfices secondaires). Ainsi, plus généralement, tous les plaisirs ne sont pas heureux et toutes les douleurs ne sont pas tristes.
- Les plaisirs consciemment valorisés sont heureux, alors que ceux qui disqualifient le sujet à ses propres yeux restent inconscients ou, s'ils deviennent conscients sous une forme substitutive elle même dévalorisée, font souffrir le sujet au plus profond de lui-même, dans son désir de dignité, en compromettant l'estime de soi, c'est à dire le sentiment de sa propre valeur: le plaisir du drogué ne fait pas son bonheur à moins qu'il ne perçoive, à tord ou à raison, dans la consommation de la drogue un moyen d'atteindre un état supérieur de soi-même (religion, création esthétique etc...). Les plaisirs valorisés, et du même coup valorisants, sont des joies et concourent au bonheur.
- Les douleurs valorisés et valorisants peuvent être sources de reconnaissance positive de soi et, de ce fait contribuent au bonheur: le bonheur du sportif passe par l'épreuve de la souffrance surmontée (il y aurait beaucoup à dire, à cet égard, sur l'accouchement sans douleur). De toutes les manières possibles le véritable bonheur se mérite et implique un effort sur soi-même, voire une souffrance, plus ou moins rédempteurs.
- Les plaisirs valorisés et valorisants sont des joies qui, loin d'exclure la souffrance, lui donne un sens positif en terme d'estime de soi: il sont la sanction d'un mérite général et/ou particulier que le sujet se reconnaît a travers l'épreuve de la souffrance. C'est pourquoi l'intensification de plaisir implique une stratégie de la tension du désir, selon un effort conscient et auto-valorisant pour maîtriser celui-ci.
Ainsi, si le bonheur réside, selon le
mot
de Spinoza, dans le sentiment de l'accroissement de notre propre
perfection,
il ne se réduit pas à l'accumulation consommatrice et
passive
d'objets de plaisir, source d'ennui et de démotivation, et
à
l'évitement de toute douleur et tension, impossible, et
compte
tenu de ce que nous venons de dire peu souhaitable; il ne peut et ne
doit
pas être confondu avec la réalisation du principe de
plaisir
et encore moins avec celle de nos désirs inconscients.
Il n'est pas davantage dans le renoncement
au principe de plaisir, sauf à faire de ce renoncement un motif
particulier de fierté personnelle; mais le prix de
l'indifférence
sereine qu'est sensé nous procurer ce renoncement nous
conduirait
nécessairement, non seulement à nous résigner
à
la mort ,ce qui n'est pas un mal, mais à désirer la mort
en tant que véritable réalité heureuse
(délivrance),
ce qui semble être la suprême perversion de la vie. Nous
vivons
et mourons pour vivre et non pour mourir, sinon, en effet la vie n'a
plus
de sens. D'ailleurs tous les fantasmes de mort impliquent, soit qu'elle
est un pur néant qui anéantit d'un coup les souffrances
inhérentes
à la vie, face auxquels nous nous croyons totalement impuissants
(suicide), soit qu'elle est un renaissance plus viable et vivante que
la
vie ici-bas (eschatologie religieuse).
Le bonheur réside dans l'affirmation
consciente,
réflexive mais pas nécessairement
réfléchie,
de notre puissance d'être et d'agir. Sa condition de
possibilité
est de croire en notre capacité à vivre une vie
valorisée
et valorisante dans les limites de notre finitude. Les seules
motivations
positives sont donc celles qui articulent l'avoir (les plaisirs) et
l'être
(reconnaissance satisfaite de soi) à l'exigence d'être
reconnu
et de se reconnaître soi-même comme valeur. Les
autres
sont anecdotiques ou passionnelles et destructrices; il peut même
se faire que cette destruction soit ressentie comme valorisante ainsi
que
le manifeste l'esthétique romantique qui, en un paradoxe aussi
fascinant
qu'absurde, ne voit dans la vie tragique qu'un beau moyen pour bien
mourir.
Les motivations leur sens et leur valeur sont
donc d'ordre éthique, car:
- d'une part, elles font
nécessairement
appel chez le sujet à des valeurs supérieures à
son
être et son avoir finis et particuliers existants; ces valeurs
sont
alors seules susceptibles de donner sens à son désir
d'être.
- D'autre part cette conscience de soi met
nécessairement
en jeu la conscience des autres, tant il est vrai que le sujet ne peut
se reconnaître sans s'identifier aux autres et se distinguer
d'eux,
sans faire référence, explicitement ou non, aux valeurs
et
aux jugements des autres sur lui-même, la vie en
général
et son sens. Il convient par conséquent de nous interroger sur
les
relations entre les valeurs et les motivations pour appréhender
les significations de ces dernières, leurs relations et les
contradictions
qu'elles engendrent afin de mieux comprendre les actions des
hommes.
3-2 MOTIVATIONS ET VALEURS.
Les valeurs définissent l'horizon de
sens
des actions humaines, au double sens du mot sens:
- elles en assurent la cohérence.
- elles en légitime les buts et,
de ce fait, elles en constituent les significations profondes.
Elles sont générales et en cela
elles transcendent le jeu concret des déterminations
psychologiques
particulières; il ne suffit pas en effet, pour un individu, d'en
avoir envie pour agir; encore faut-il que cette action lui paraisse,
à
tord ou à raison, juste, c'est à dire susceptible
d'incarner
un définition du bien valant pour lui et les autres hommes avec
lesquels il pourrait vouloir la partager. La conscience de
lui-même
et la recherche de ce contentement narcissique qui fonde l'idée
de bonheur sont nécessairement médiées par la
conscience
des autres, et cette médiation ne peut s'effectuer qu'au travers
de valeurs supposées communes ou susceptibles de valoir comme
telles.
Or ces es valeurs communes ne semblent universelles, ni en fait, ni en
droit; en fait parce qu'elles dépendent de conditions
culturelles
et sociales déterminées particulières, en droit
car
rien ne prouve à priori qu'elles valent pour tous les hommes
sans
contradictions.
Mais cette diversité n'est
peut-être
que l'effet de la particularité des conditions et il n'est pas
interdit
de supposer une unité plus profonde des grandes aspirations des
hommes, unité indispensable à l'idée même
d'une
connaissance compréhensive des comportements et des motivations
de tous les hommes. Admettre, par hypothèses, que tous les
hommes
se ressemblent quant à leurs aspirations profondes, ne signifie
pas que ces aspirations soient compatibles entre elles, ni qu'elles
garantissent
la bonne entente entre les humains: leur réalisation dans chaque
société ou groupe social particulier s'effectue selon des
codages symboliques et des oppositions de buts qui diffractent
l'unité
en conflits d'autant plus violents que l'unité est
déniée;
chacun voyant dans l'autre un autre lui-même qu'il refuse de
reconnaître
comme tel, pour mieux affirmer pour lui-même ces aspirations
essentielles
à ses dépens, sous l'identité personnelle et
collective,
supposée supérieure car auto-valorisante, que lui
confère
le codage symbolique de son groupe particulier. La condition, pour que
l'homme comprenne l'homme, réside dans le refus principiel de
cette
dénégation; il exige, par un effort critique de la
raison,
de se mettre à la place de " l'apparemment-autre " et de
s'interroger
sur l'application de ces aspirations, supposées essentielles,
aux
conditions de vie concrète matérielles, sociales et
culturelles
de l'autre pour en déterminer les conséquences logiques
possibles.
La possibilité du dialogue entre les cultures et du dialogue
social
est à ce prix; c'est dire, nous y reviendrons, que toute
connaissance
authentique des hommes suppose un engagement éthique en faveur
de
l'universel humain et d'un dialogue généralisable entre
les
cultures et les modalités d'existence particulières. Un
savoir
sur l'homme ne peut être qu'un savoir éthique et
relève
d'une analyse critique de la valeur de l'engagement éthique qui
le fonde. Un tel dialogue ne supprime pas, faut-il le préciser,
les contradictions entre les hommes mais rend possible leur traitement
pacifique par la recherche de compromis mutuellement acceptables
(encore
convient-il que les conditions objectives, économiques,
sociales,
politiques et juridiques s'y prêtent).
Qu'elles sont, si l'on admet notre
hypothèse
ethico-épistémologique de l'universel éthique et
rationnel
humain, les aspirations fondamentales des hommes, par delà la
diversité
apparente de leurs formes d'expression et des buts concrets poursuivis?
La seule justification, répétons le, de cette
hypothèse
et de l'analyse des aspirations fondamentales et des motivations
particulières
à notre système social libéral-capitaliste qui en
découlent, réside dans les effets de compréhension
rationnelle et des conséquences pratiques et éthiques
qu'elle
rend possibles. Cela vaut, du reste, pour toute hypothèse
théorique
concernant les motivations des hommes.
Les deux aspirations fondamentales des hommes sont la sécurité et la liberté.
- La sécurité car les hommes sont tous conscients de leur finitude et de leur précarité et cherchent à éloigner par anticipation l'échéance de la mort, en se donnant les moyens de se prémunir contre des dangers réels et, surtout, imaginés comme possibles.
- La liberté car les hommes sont conscients d’eux-mêmes et se donnent des buts qu'ils se représentent comme concourant au bonheur c'est à dire à la valorisation de l'idée qu'ils se font d’eux-mêmes (cf. plus haut). Les hommes se sentent, à tord ou à raison, libres dès lors qu'il ne se contentent pas d'obéir passivement à un programme visant à satisfaire des besoins physiologiques ou sociaux objectifs, mais qu'ils mettent en jeu, dans leurs activités, cette fin propre qu'est la satisfaction d'avoir une bonne conscience de soi. Etre déterminé par l'idée que l'on se forge de soi-même dans la relation que l'on entretient avec les autres est le fondement de l'aspiration - réalisable ou non, c'est une autre question - à la liberté. Tout projet humain est une projection de soi visant à la reconnaissance objectivée heureuse de soi. L'exigence de la liberté n'est, en cela, rien d'autre que l'aspiration pour le sujet humain à se reconnaître dans ce qu'il fait.
Ainsi la conscience de soi des groupes et des individus est la source de toutes les valeurs dans leur double fondement sécuritaire et libertaire. Il n'importe pas, ici, de savoir si cette conscience est perçue comme indépendante d'un fondement transcendant, religieux ou non, il suffit de reconnaître l'autonomie relative de chacun, groupe ou individu quant à l'interprétation qu'il peut donner aux valeurs qui en découlent, autonomie attestée par l'histoire personnelle et collective. L'expression des aspirations fondamentales des hommes est variable et cette variabilité met en jeu les capacités et le désir de réflexion de chacun sur ses conditions d'existence et sur le sens et le valeur de ses motivations; réflexion débouchant sur des stratégies particulières et/ou personnelles, peu ou prou imprévisibles. C'est pourquoi les savoirs humains ne sont pas, dans le détail des comportements personnels, prédictifs. Ils ne peuvent envisager que des possibilités plus ou moins probabilisées sous forme de tendances plus ou moins lourdes. Il est, compte tenu de ce que nous venons de dire, fortement probable qu'un esclave qui se sait esclave devienne révolutionnaire, ou qu'un exclu soit tenté par la délinquance; mais ce qui est décisif c'est le sens et la valeur qu'il confère à son esclavage et à son exclusion. Nous amorçons là la question des rapports entre les motivations et la liberté que nous examinerons dans le prochain paragraphe.
Remarquons que ces aspirations fondamentales de l'homme sont tout à la fois indissociables et difficilement compatibles et que chaque stratégie particulière ou collective tente à sa manière de traiter cette relation complexe en se donnant des règles, des lois et des principes de vie déterminés. Une double contradiction apparaît au niveau du fondement des valeurs:
- La sécurité impose que chaque individu ou groupe limite le risque de mort ou d'exclusion que provoque toute conduite innovante, ou tout conflit avec les autres, qu’entraînerait une attitude d'autonomie; Or la liberté suppose la rupture par rapport aux habitudes comportementales et au conformisme ambiant, ainsi que l'affirmation de soi en des projets personnalisés. Mais sans un minimum de sécurité la liberté des individus est sans contenu puisque à chaque instant le risque de la mort vient ruiner tous les projets; et sans liberté, la sécurité est un leurre car les individus dominés restent menacés par les dominants, sans droits ni protection, et, est vide de sens, puisque on ne peut rien en faire pour soi. Remarquons, et cela est essentiel, que la liberté insécurise; elle plonge le sujet dans l'angoisse en le laissant sans recours extérieurs face à lui-même, sans identité ni destin sociaux assignés; la tentation est alors forte de chercher à compenser cette néantisation de soi en se réfugiant dans une identité fusionnelle mythique et en se soumettant aux rôles qu'elle impose. Or une telle fusion est mortelle pour le recherche de l'affirmation de sa valeur propre: le sujet est alors interchangeable, pion parmi d'autres, dépourvu de toute personnalité.
- La recherche du bonheur est recherche de la
reconnaissance positive de soi; or celle-ci peut se vivre, soit dans
l'identification
sécuritaire au groupe, à ses valeurs et à ses
normes
symboliques et comportementales particulières, soit dans la
visée
d'une différence valorisante personnelle et/ou collective par
rapport
au groupe. Ces deux attitudes sont opposées mais indissociables:
la reconnaissance par la distinction suppose à la fois rupture
par
rapport aux valeurs existantes ou réellement pratiquées
par
le groupe et identification à des valeurs que l'on
considère
comme devant être reconnues par le groupe, puisque cette
distinction
n'est valorisante qu'à cette condition; or, comme nous l'avons
vu,
la reconnaissance, par l'identification fusionnelle au groupe, provoque
la perte de toute identité et du même coup s'abolit.
Qu'en est-il de ces contradictions dans notre
société?
Notre société prétend
être
libérale; c'est à dire, affirme fonder les valeurs
sécuritaires
du groupe, sur l'exigence de la liberté et de l'initiative
personnelle;
elle tente de mettre en oeuvre cette prétention par la promotion
d'une conception du droit dont les principes de base sont:
- d'autoriser tout ce qui n'est pas
défendu;
- de permettre à chacun d'exercer
son droit à la liberté sans compromettre, dans son
principe,
celui d'autrui (sécurité).
Ce faisant elle tente de résoudre - et
c'est tout à son honneur - la double contradiction
définie
plus haut, contrairement aux sociétés traditionnelles qui
ont toujours subordonné et réduit l'exigence de la
liberté
individuelle au profit de la sécurité du groupe
sacralisé
et immuable (réduction obtenue par des conditionnements
symboliques
et religieux).
Mais cette prétention fait en réalité bon marché des inégalités sociales et économiques qui compromettent l'exercice de ce droit pour la majorité qui ne dispose pas des moyens de les exercer au même titre que la minorité de ceux qui détiennent le pouvoir économique et culturel. Or, et il y a là un paradoxe éthique fondamental de la société capitaliste-libérale: ces inégalités sont elles-mêmes justifiées au nom de la valeur universelle de la liberté. L'égale liberté en droit sert, dans ces conditions, à cautionner la liberté des uns à exploiter et à dominer les autres en soumettant leur travail et leur vie à la satisfaction de leurs intérêts particuliers.
Reste une limite à cette domination, celle qu'impose au nom de l'intérêt général, l'état juridiquement "démocratique"; mais qu'advient-il de son pouvoir, dès lors que l'économie s'est internationalisée et que le domaine de souveraineté des états reste limité à un territoire particulier? En réalité les contradictions éthiques sont encore plus manifestes dans une société libérale-capitaliste que dans une société traditionnelle, car celle-là, au contraire de celle-ci, s'interdit le droit (mais par médiat interposés pratique le fait au non du consensus capitaliste "démocratique") de censurer l'expression de ses contradictions au nom d'une vérité transcendante absolue et terrorisante. Chaque sujet est donc en lui-même, dans ses motivations comme dans son aspiration au bonheur, traversé par ces contradictions sans recours possible à une quelconque révélation ou autorité extérieures. Il doit les gérer au grès des situations et des crises qu'il traverse, des influences idéologiques diverses qu'il subit, pour s'adapter à l'instabilité d'un monde qui le déstabilise en permanence. Cette crise généralisée et la dérive permanente des valeurs dans notre société interdit que l'on prétende naïvement pouvoir, comme le font certains (Maslow), établir un ordre pyramidal stable et linéaire des motivations selon un déterminisme qui permettrait d'agir de l'extérieur sur les comportements individuels, en vue d'obtenir une soumission consentie , à long terme, et partant efficace. La valse des références éthiques derrière les mots ronflants de liberté, de sécurité et de solidarité, accommodés à toutes les sauces aux grès des intérêts les plus discordants, nous oblige à présenter un tableau ouvert et non hiérarchisé des motivations individuelles et collectives qui laisse place aux conflits et à toutes les formes possibles de subordination (cf. tableau2).
Les relations complexes entre ces motivations dépendrons des positions sociales, des interprétations des valeurs qu'elles favorisent ainsi que de la réflexion individuelle et collective des personnes sur leur contenu concret et leur sens du point de vue de leur propre recherche du bonheur comme reconnaissance positive de soi nécessairement médiée par la conscience des autres. Remarquons que le jeu des aspirations humaines peut mettre en oeuvre trois modalités de relations humaines :
- L'identification conformiste et sécuritaire à un groupe dont on partage le statut: être normal et vivre normalement comme les personnes de l'entourage immédiat en disqualifiant les différences, quels que soient les sacrifices consentis en termes de renoncements et souffrances imposées.
- La domination qui permet à l'individu
et au groupe dominant de s'assurer de sa prétendue valeur
supérieure
par simple comparaison empirique, sans s'interroger sur la valeur des
critères
qui servent à légitimer à ses yeux cette
distinction,
mais qui sont, par la puissance des moyens de manipulation
idéologique
de ceux qui dominent, présentés aux dominés
comme universellement valides, dans le but d'accréditer chez eux
la légitimité illusoire de la domination qu'ils subissent.
- L'affirmation réciproque qui suppose
l'interreconnaissance égalitaire des mérites respectifs,
des initiatives et des talents différenciés de
chacun
dans une solidarité s'incarnant dans des objectifs communs
mutuellement
gratifiants.
Ainsi chaque individu et groupe, dans nos
sociétés
libérales, en l'absence de codages symboliques et
comportementaux
rigides et de définition stricte et incontestable des
rôles
et des positions, est conduit à bricoler "sur" à
opérer
des "choix" entre" des motivations et des combinaisons plus ou moins
cohérentes
de valeurs concrètes et d'attitudes socialement
déterminées,
pour définir des projets et des stratégies existentiels.
Reste à préciser le statut de cette "liberté
bricoleuse"
dans la détermination des motivations individuelles.
3-3
MOTIVATIONS ET LIBERTE.
La notion de liberté à deux significations qu'il convient de distinguer:
- la liberté extérieure qui est la capacité d'agir efficacement sur l'environnement selon ses propres fins.
- la liberté intérieure qui est la la capacité de choisir ses propres fins en toutes indépendance.
La liberté extérieure est réglée par le droit, afin que soit préservée la paix civile et l'ordre public, et sa limite dépend des lois sociales, des forces et des moyens d'action de chacun. Or les motivations et désirs de chaque individu ou groupe excèdent nécessairement son pouvoir et son droit limités car ils visent dans leur fondement une satisfaction absolue: la parfaite reconnaissance de soi par la soumission totale du réel et la certitude de sa propre valeur à travers la conscience des autres; ce qui est impossible. C'est dire par conséquent que la liberté absolue est interdite sous peine de délire et/ou de mort. Ce renoncement à l'infini du désir est une contrainte vitale, et c'est pourtant le désir dans sa dimension infinie qui nous fait vivre, c'est à dire qui entretient notre appétit au delà de tous les plaisirs vécus et les objets de plaisirs consommés, détruits ou ayant sombré dans l'indifférence. Le désir vise son assouvissement mais cet assouvissement est sa mort et la mort du désir se confond avec le désir de la mort. Désirer le vie c'est nécessairement désirer un désir infini qui ne peut être satisfait par rien ni personne. Le désir de vivre se confond avec le désir du désir, c'est à dire le désir dont la satisfaction ultime se dérobe à l'infini en un renouvellement, exigé en permanence, de ses objets et de ses motifs. Mais il y a plus: si dans son fondement, le désir est désir de reconnaissance de soi médié par la conscience et le désir des autres (amour, dignité, estime, admiration), les objets ne sont désirables à l'infini que s'ils expriment ce désir de soi pour soi à travers le désir des autres et parce que leur possession, en tant qu'ils sont désirés par les autres, nous rend du même coup désirables à nos propres yeux; or comme cette possession dépossède les autres des objets susceptibles de satisfaire leur propre désir de reconnaissance, et que le désir du désir des autres n'est jamais assuré par le seul fait qu'il ne le commande pas (même s'il peut, dans certaines circonstances favorables, le conditionner), les relations de désir intersubjectives sont par nature ambivalentes: amour et rivalité , paix et conflit inextricablement liés. Donc tout désir est désir du désir des autres: l'amant ne cherche pas fondamentalement l'autre comme objet mais comme sujet de désir dont il serait l'objet afin de satisfaire, d'une manière limitée et précaire, son propre désir de lui-même. Résumons-nous:
- tout désir est désir de reconnaissance de soi;
- tout désir est désir de désir et en tant que tel infini, tout en visant illusoirement, et parfois tragiquement, sa satisfaction totale (passion);
- tout désir est désir du désir des autres y compris les désirs d'objets, comme mode de la réalisation inachevable du désir de soi.
La relation de désir, par nature
intersubjective,
est donc nécessairement conflictuelle, et le désir
partagé
ou mieux réciproque n'est qu'illusoirement fusionnel; ce partage
est le résultat d'une gestion plus ou moins provisoirement
réussie
de ce conflit, en un dialogue renouvelé propre à stimuler
chez chacun le désir de soi et de l'autre pour
soi-même,
au delà de son être existant ici et maintenant
(bouleversement
de l'amour), et propre à faire rebondir son désir du
désir
comme désir de vivre.
Dans ces conditions nos désirs, dans leur
essence, ne sont pas réalisables nous ne pouvons mettre en
oeuvre
que les signes de cette réalisation inachevable, dans la
relation
infiniment renouvelée à des objets de transfert, aux
autres
et à soi. La liberté extérieure ne concerne que la
capacité à produire et à faire valoir,
auprès
des autres et à nos propres yeux, les signes de la
reconnaissance
et de notre désir de désir ou, pour reprendre la formule
de Nietzsche, de notre volonté de puissance. Si nous
n'avons
que la liberté précaire et limitée de produire des
signes concrets, objectivables et communicables, mais conventionnels,
de
notre exigence d'être et de notre puissance d'action, nos
motivations
en retours sont toutes réductibles à la recherche
appropriatrice
incessante des signes de cette liberté en tant qu'elle constitue
l'idée de bonheur ici-bas. Encore faut-il, pour que tous en
aient
le droit et les moyens, une vie relationnelle démocratique et
une
société libérale-égalitaire.
Quant à la liberté intérieure, son statut est encore plus ambigu: nous croyons choisir nos projets et nos stratégies d'acteurs de notre existence, dès lors que, dans notre société libérale, aucun chemin ni parcours sociaux, aucune identité statutaire ne nous sont, semble-t-il, imposés à priori. Bien sur, nous savons que ce choix est conditionné par le monde extérieur, mais ce conditionnement ne définit que des possibilités ouvertes à la décision, voire à notre action transformatrice, selon les motivations concrètes que nous éprouvons comme nôtres. Mais pouvons-nous dire que ces mêmes motivations dépendent de nous? pouvons nous penser qu'elles sont, dans leurs modalités concrètes, l'objet d'une délibération indépendante de toute sollicitation extérieure? La réponse est négative; nous l'avons vu plus haut: les désirs particuliers sont tributaires des signes du bonheur et de la reconnaissance de soi qui sont produits par les individus selon des codes symboliques déterminés, non par eux, mais par le jeu des relations intersubjectives, en un mimétique conflictuelle du désir qui leur échappe, puisqu'ils n'en ont qu'une conscience lacunaire. Il en ont d'autant moins conscience, en effet, qu'ils ressentent leurs désirs comme étant indissociables de l'idée qu'il se font d'eux-mêmes. Chacun spontanément est convaincu que ses désirs lui appartiennent, et que les motivations qui les sous-tendent, sont immédiates et spontanées, bref quasi-naturelles. Dans ces conditions sa liberté intérieure ne peut être qu'un leurre qui le rend d'autant plus dépendant de jeu intersubjectif qui détermine les modalités particulières de son désir de reconnaissance. Car comment le sujet peut-il choisir et décider en toute indépendance, sans être conscient de ce qui détermine ses désirs particuliers: à savoir les règles inconscientes du jeu de rôle symbolique qu'il entretient avec les autres? C'est ce leurre de la liberté intérieure qu'utilise le pouvoir de séduction idéologique qu'est, entre autres, la publicité. Ce pouvoir est d'autant plus efficace qu'il entretient l'illusion de la toute puissance du consommateur, censée s'exercer sur l'offre par le biais du marché, lieu d'expression idéal du fonctionnement de la liberté désirante, et cela sans autre contrainte que financière. Mais les professionnels de la publicité sont bien placés pour savoir que la demande se manipulent par les signes du bonheur et de la reconnaissance investis de métaphores plus ou moins transparentes qui légitiment en le déculpabilisant le fantasme de jouissance permissive illimitée et transgressive des interdits sociaux. Les désirs et motivations inconscients, par l'instrumentalisation de ces métaphores, sont sollicités à cet effet et orientés vers des produits ou services socialement et symboliquement valorisés par la magie de la mise en scène euphorisante de la reconnaissance de soi et du jeu relationnel complexe qui la sous-tend.
Si le liberté intérieure spontanée est un leurre aliénant, faut-il abandonner l'idée de libre-arbitre ? Le sujet ne peut-il faire effort pour se libérer et récupérer sinon une indépendance intérieure illusoire, du moins une plus large autonomie de choix?
A condition qu'il accepte de prendre
conscience
de la dépendance de ses motivations, le sujet peut alors
jouer
sur la contradiction entre cette dépendance et son désir
de liberté intérieure en tant qu'idéal
régulateur
inaccessible mais nécessaire à tout effort de
libération
concrète, afin d'opérer une mise à distance
critique
qui lui permette de décider consciemment de la valeur symbolique
de tels ou tel de ses désirs en terme de reconnaissance de soi
et
d'expression de son exigence d'être, sans être totalement
asservi
aux faiseurs d'illusion professionnels commerciaux ou politiques; car,
en effet, tous les désirs particuliers ne se valent pas; seuls
les
désirs qui favorisent l'échange, le dialogue
créateurs
de représentations sensibles et intellectuelles enrichies de
soi-même,
les désirs qui favorisent une activité
auto-réalisatrice
de soi dans le monde sont positifs, les autres ne font qu'accentuer le
dépendance et que relancer le tourniquet insensé de
l'illusion
et de la désillusion.
Mais cette idée d'un libre-arbitre absolu peut être tout à la fois une illusion mystificatrice et une condition indispensable pour nous réaliser en tant que sujet actif auto-réalisateur de soi, et conserver l'espoir que le bonheur est sinon possible, du moins approchable. Mais il convient, alors, de distinguer un bon et un mauvais usage de cette idée:
- le mauvais consiste à prendre cette idée pour une réalité, à renoncer à toute libération concrète et à subir le déterminisme social s'exerçant sur nos motivations, dans l'illusion et la désillusion.
- le bon consiste à juger d'une manière critique nos motivations en vue de cet idéal reconnu comme irréalisable, mais indispensable à tout effort d'auto-réalisation et de reconnaissance authentique de soi.
L'idée de libre-arbitre ne peut être qu'un idéal régulateur éthique, au même titre que l'idée de bonheur, avec laquelle elle tend à se confondre; elles définissent toutes les deux le souhaitable, mais ni le réel, ni même le possible. En cela elles donnent sens à nos actions en les définissant comme actions sur soi à travers les choses et les relations que nous entretenons avec les autres, afin d'accroître, réellement et non pas illusoirement, le sentiment de notre perfection, ainsi que notre désir d'être et d'agir.
De ce point de vue l'idéal serait que
chacun
puisse, en conscience, assumer la gestion de ses motivations, et que
nul
ne puisse prétendre les conditionner ou les manipuler à
son
profit; or, nous venons de le voir, un tel idéal est utopique,
ce
qui ne le disqualifie en rien, mais le situe comme horizon de sens; au
nom même de l'idée de bonheur, comme reconnaissance
authentique
de soi, il fonde l'exigence de modifier les relations humaines, et
particulièrement
les relations de pouvoir, afin de réduire autant que faire ce
peut
la domination et la part d'illusion qu'elle utilise à ses fins.
A quelles conditions cette réduction est-elle possible? Mais
pour
répondre à cette question, il convient d'abord de savoir
quelles motivations sont ou ne sont pas concernées par tel ou
tel
type de pouvoir?
4- POUVOIR, MOTIVATIONS ET LIBERATION.
Tout pouvoir de domination, nous l'avons vu au
début de cette étude, s'avance masqué: il prend
l'apparence
plus ou moins trompeuse d'une des formes du pouvoir de direction ou de
leur combinaison. Ce dernier type de pouvoir est l'idéal
régulateur
indispensable de la vie politique. Le Prince de Machiavel doit
apprendre
à l'exploiter, les dirigeants doivent en permanence
s'y référer dans leurs discours: L'intérêt
supérieur
de la nation, du peuple, de l'entreprise et de son personnel, de la
clientèle,
sont censés commander leurs décisions et leurs actions,
même
et surtout lorsqu'ils font usage de la force ou de la menace de mort ou
d'exclusion. Un pur pouvoir de domination qui s'avouerait tel et ne
prendrait
pas en compte, dans son intérêt même, tel ou tel
exigence
du pouvoir de direction, ne serait ce que l'ordre public et la paix
civile,
serait rapidement victime de son impopularité et sombrerait dans
le chaos de la guerre civile généralisée; La peur
en effet n'entraîne pas nécessairement la soumission
à
moins de croire à une défaite inéluctable,
laquelle
ne peut être que le fait d'une décision divine; la peur
risque
toujours, en effet, d'engendrer la révolte. En cela il ne peut
pas
y avoir de pouvoir stable totalement illégitime, que ce semblant
de légitimité soit moral et/ou religieux; mais
doit-on
en conclure pour autant que tout pouvoir, dès lors qu'il assure
les conditions idéologiques et juridiques de sa
stabilité,
est nécessairement légitime, vise toujours l'idéal
du bien commun, c'est à dire assure les conditions qui
permettent
à chacun d'espérer accroître le sentiment de sa
propre
perfection raisonnable ici-bas ? La réponse est négative:
la stabilité n'est pas la justice pour tous, elle peut
être
l'institutionnalisation de la domination d'un groupe qui dispose,
à
son avantage exclusif, des moyens de coercition et de persuasion
idéologique;
les dirigés sont alors réduits à l'état de
serviteurs dépourvus de droits mais à qui on laisse
espérer
le salut post-mortem. La religion, nous l'avons vu, est le seul moyen
de
convaincre un esclave qu'il a un intérêt supérieur
à ne pas se révolter contre un sort que Dieu tout
puissant
- contre lequel aucun moyen humain de révolte ne peut être
efficace - a voulu pour son bien ultime. La stabilité des
institutions
est affaire de pouvoir de persuasion accompagné de la force; la
persuasion joue sur les motivations des individus en les
détournant,
voire en les pervertissant, dès lors qu'elles prétend les
asservir à des fins de domination; or seule la
vérité
est libératrice, car seule elle rend possible une action visant
à transformer le réel selon des fins lucidement
évaluées;
le mensonge, le faux-semblant, les leurres mettant en scène les
fantasmes plus ou moins inconscients de sujet en les présentant
comme réalisables à la conditions de se plier aux ordres
de celui qui détient le pouvoir ou y prétend, ne peuvent
être, à la longue, que des manipulations décevantes
qui, à coup d'illusions, préparent la désillusion
, la démotivation ou pire, la haine de soi et des autres et la
violence.
Ce détournement pervers des motivations
opère le plus souvent selon le procédé de
l'obéissance
aveugle explicite: "Fais moi confiance et tout ira bien; je sais - par
nature, savoir et fonction - mieux que toi ce qui peut te rendre
heureux;
je t'offre le bonheur, suis mes ordres et tu seras libre!"
C'est dire que toutes les manipulations, qu'elles
soient médicales, politiques ou commerciales,
dépossèdent
le sujet de l'initiative de rechercher par lui-même son bonheur
en
s'engageant en un travail difficile d'évaluation critique et
éthique
de ses motivations et de leur usage dans sa vie concrète. Elles
promettent le bonheur, sinon facile, du moins sans histoire ni remise
en
question de la manière dont le sujet pense sa vie; remise
en cause qui passe:
- par le refus de prendre ses désirs pour
la réalité;
- par le refus de croire que le bonheur et
à
portée de ses fantasmes et le refus de considérer les
autres
comme autre chose que des partenaires indispensables pour se
réaliser
lui-même dans le cadres de relations d'échange, d'amour et
d'estime réciproque et pour mettre en oeuvre
l'accroissement
de sa perfection par des productions de signes réels et
communicables;
cela signifie que les autres doivent à priori être
considérés
comme incompétents pour décider des fins heureuses de
l'existence
d'un individu en ce qui "le" concerne.
Si ceux qui exercent le pouvoir doivent faire un usage, bon ou mauvais, des motivations des individus pour persuader de sa légitimité, quel pouvoir utilise quelle(s) motivation privilégiée(s) et peut-on à partir de là imaginer sans contradiction un pouvoir de direction qui, idéalement, convaincrait sans manier l'illusion?
4-1 POUVOIR ET MOTIVATIONS.
4-1-1 Le pouvoir terroriste utilise essentiellement le besoin de sécurité, mais d'une manière doublement paradoxale:
- Il crée l'insécurité maximale en dépossédant les individus du droit à la vie afin d'exiger d'eux une soumission totale en contrepartie d'une promesse de sécurité présente instantanée, alors que le sentiment de sécurité ne peut réellement s'affirmer que vis à vis de l'avenir à plus ou moins long terme.
- Cette promesse de sécurité est sans garantie: "La bourse ou la vie" exige le dominant; or donner sa bourse ne garantit pas la vie sauve puisque l'individu dominé, par la domination même qu'il subit, reste sans protection face au dominant, et pourtant il se voit contraint de faire comme si; il donne sa bourse ou sa liberté dans l'espoir infondé de survivre; ce faisant, il perd la liberté et la sécurité car, s'il survit sous l'emprise d'une menace persistante, c'est au prix d'une insécurité maintenue, voire croissante. Jusqu'au moment ou il calcule à juste titre qu'il prend moins de risque à se révolter qu'à se soumettre.
Mais pour s'opposer à cette
possibilité
de révolte, le pouvoir terroriste peut, plus habilement,
sécuriser
en jouant sur le besoin d'appartenance: "Si tu te soumets à ma
force,
tu t'intègres à elle; en m’obéissant, tu t'unis
à
moi et tu bénéficies de ma force protectrice devenue
notre
puissance coalisée sécurisante contre la puissance
maléfique
des autres". Mais il s'agit là d'une première tentative
de
transformer la force en droit: La force prétend se justifier au
nom de la sécurité collective; l'obéissance est
présentée
comme la condition de l'union qui fait la force du groupe au service de
son intérêt commun. La question en droit qu'il faut alors
se poser est de savoir si cette union est réellement ou non, et
selon quels critères et quelles procédures, au service de
l'intérêt commun; c'est la question de l'état de
droit,
mais l'on sort ici de la stricte logique du pouvoir terroriste.
On voit par là qu'un pouvoir terroriste,
s'il ne change pas de nature, ne peut prétendre se maintenir
qu'en
se transformant fictivement en état de droit et cette fiction
est,
par nature, éphémère car contradictoire, sauf s'il
elle se stabilise sur un fond de croyances religieuses partagées
qui repousse le bonheur après la mort.
4-1-2 Le pouvoir religieux exploite toutes les motivations en les détournant vers des projections et satisfactions imaginaires, posées comme plus réelles que la désespérante réalité quotidienne. Il leur offre un exutoire d'autant plus efficace qu'il est soustrait par nature à l'épreuve de la contradiction logique (le mystère) ou de l'expérience objective (le salut post-mortem, les miracles etc...). Il suffit, dans ces conditions, à ceux qui exercent un tel pouvoir, de persuader, par des rituels collectifs et individuels symboliques et des mises en spectacles émouvants, qu'ils détiennent (par délégation) tout ou partie de l'infinie puissance divine qui seule peut satisfaire le désir infini de vivre en écartant la menace insupportable de l'anéantissement dans la mort, tout en promettant la reconnaissance suprême, l'infini amour salvateur de Dieu, pour obtenir en contrepartie, de la part du croyant de base, une obéissance ,inconditionnelle et prolongée jusqu'à la mort, au sacré et à ceux qui l'administrent ici-bas. Pour toutes ces raisons le pouvoir religieux est, par nature, le plus stable: sa légitimité est incontestable puisqu'il promet le salut éternel à tous ceux qui pratiquent la foi dans la soumission et l'humilité. Le seul problème du pouvoir religieux de domination, c'est qu'il diffère le bonheur après la mort et que, parfois, les misères du monde font paraître cette promesse pour ce qu'elle est: une mystification, et lui-même comme un pouvoir de domination d'autant moins justifiable qu'il est contesté par d'autres pouvoirs religieux. Les religions sont, en effet, par nature, divisées et opposées, car les croyances et les interprétations qu'elles proposent ne reposent sur aucun fondement rationnel universalisable et que chacune prétend détenir le monopole de la Vérité. S'il n'y avait eu qu'une seule "révélation" et qu'une seule interprétation possible de celle-ci, et que les hommes avaient tous pu faire l'expérience indiscutable de la véracité de la promesse faite, ou si chaque religion était restée isolée des autres, chaque pouvoir religieux aurait "presque" pu se maintenir indéfiniment.
Le mélange des traditions religieuses, l'évolution des sociétés, le développement des sciences, rendu possible par la valorisation philosophique et pragmatique de l'attitude rationnelle et critique, ont fragilisé d'une manière irréversible les croyances proprement religieuses, c'est à dire ont érodé d'une manière définitive le sens du sacré dans la culture historiquement dominante aujourd'hui (et ce n'est pas un hasard): la culture occidentale. Tout pouvoir purement religieux est dès lors condamné au repliement sectaire et/ou au terrorisme, face au deux autres formes de pouvoir de domination qui s'affirment de nos jours: le pouvoir de la séduction et de la corruption.
4-1-3 le pouvoir de la séduction met
en scène les fantasmes, plus ou moins inconscients,
érotico-esthétiques
des individus, pour susciter et aiguiser leurs désirs en les
orientant
sur des objets ou des personnes déterminés, lesquels se
chargent
du même coup d'une puissance, d'autant plus irrésistible,
qu'ils semblent correspondre à ce dont ces individus ont
toujours
rêvé. Le séducteur, ou l'objet de séduction,
doivent exciter l'imagination, sans répondre réellement
à
la demande qui leur est adressée, et se contenter de promettre
cette
réponse par des signes, des paroles, des attitudes, des formes
symboliques,
à la fois transparents et ambigus.
De plus, la séduction la plus efficace
consiste à susciter le désir de transgresser tel ou tel
interdit
plus ou moins inconscient, en le déculpabilisant. Le
séducteur
transforme les désirs non réfléchis du sujet
séduit,
en promesse de reconnaissance explicite dont il détient la
clé
à la condition que celui-ci se plie à ses
volontés.
Mais cette transformation ne s'opère jamais totalement, car la
séduction
ne fonctionne durablement que si l'imagination du sujet n'est jamais
mise
à l'épreuve du réel - comme c'est en effet le cas
dans la religion -; or cette épreuve vient tôt ou tard,
lorsque
le sujet exige ici et maintenant la reconnaissance promise par un
séducteur en chair et en os; alors le séducteur se
dérobe
définitivement et son pouvoir cesse, non sans provoquer une
grave
désillusion chez le sujet séduit. La séduction
entraîne
nécessairement l'abandon, et trouve en elle-même la cause
de sa propre fin: dans l'irrémédiable disjonction,
à
terme, entre le réel et l'imaginaire.
Par contre le pouvoir corrupteur tient ce qu'il promet: L'argent. Celui-ci sert non seulement à satisfaire les besoins en objets "utiles" mais, et c'est là l'essentiel, confère réellement au sujet un statut social et symbolique reconnu, et un pouvoir sur les êtres gratifiant et immédiatement perceptible.
4-1-4 Le pouvoir corrupteur exploite le désir de la puissance abstraite et potentiellement illimitée que l'argent confère à celui qui en dispose. L'argent est en effet l'équivalent général de tout bien et produit, mais aussi et surtout, de tout service, y compris, n'en déplaise aux moralistes naïfs, les services sexuels; ceux-ci sont les plus propres à répondre aux motivations inconscientes investies dans le désir d'être personnellement reconnu comme désirable pour se désirer soi-même. Le pouvoir de l'argent, dans l'infinie abstraction de la monnaie électronique et la perte de tous ses référents matériels traditionnels, symbolise alors le désir du désir. Dans la fascination de l'argent le sujet est pris au piège de son propre désir d'être infini, confondu avec le désir d'avoir à l'infini: la fétichisation de l'exigence d'être, en boulimie appropriatrice du symbole même de la volonté de puissance, abolit toute autre valeur qualitative et relationnelle de la vie, ou les détournent pour s'en servir de camouflage et d'alibi. Le sujet, poussé par l'appât du gain, est prêt à tout, c'est à dire à se vendre au plus offrant, en renonçant à toutes espèces de relation et d'engagement durables vis-à-vis de qui que ce soit; le résultat en est la destruction de la confiance comme fondement du lien social: personne ne peut construire des relations de solidarité, d'estime réciproque, et à plus forte raison d'amour, avec qui ne pense qu'à s'enrichir pour accroître l'idée qu'il se fait de son pouvoir. De ce fait la passion de l'argent provoque irrémédiablement la solitude morale et affective, au même titre que le pouvoir tyrannique dont elle est la figure ultime. Mais la tyrannie se retourne toujours contre son auteur: il est en effet clair que l'argent soumet à sa loi et à la logique implacable du profit quiconque y succombe, jusqu'à en perdre sinon la raison, mais ce qui est pire, la possibilité d'être reconnu comme une personne sensible par les autres et lui-même, parce qu'il n'est plus qu'un instrument ou un agent dépersonnalisé au service du capital qu'il croit détenir, mais qui le détient dans l'impossibilité de s'affirmer dans son humanité personnelle.
Le pouvoir de l'argent est donc, tout à
la fois, d'une extrême efficacité à court terme,
mais
il est destructeur, à moyen et long terme, du lien social et de
soi. Vite dénoncé comme infiniment et
définitivement
tyrannique et, du même coup, invivable, il ne peut faire valoir
aucune
justification éthique ou même pragmatique: se faire
obéir,
en suscitant ou en exploitant la passion de l'argent, c'est se
préparer
à être trahi tôt ou tard.
Toutes ces formes de pouvoirs mettent en jeu
la relation de domination, et à ce titre, ne peuvent s'avouer
comme
telle: il est en effet dans la nature de la domination de singer,
jusqu'à
la caricature, les traits du pouvoir de direction; la domination ne
peut
durablement s'exercer sans un camouflage qui en assure la
légitimité
illusoire et partant la stabilité relative. Mais ce camouflage
se
révèle vite à l'examen des motivations
utilisées
et à la manière de les exploiter. Il convient alors de
nous
interroger sur les motivations qui devraient logiquement concerner un
pouvoir
idéal de direction.
4-1-5 Le pouvoir technique et rationnel s'affirme comme au dessus des intérêts particuliers, afin d'arbitrer, au regard de l'universel raisonnable, les conflits entre eux, et de prendre les décisions qui préservent la cohésion et la concorde entre tous. Mais, pour cela, il est nécessaire d'éduquer les citoyens à la discipline volontaire, en la leur présentant comme bénéfique à la recherche du véritable bonheur, qui passe par la claire conscience de leur valeur civique reconnue et honorée: être libre c'est être citoyen et être citoyen c'est contribuer volontairement à la définition et à la mise en oeuvre de l'intérêt général, fondement de toute valeur. C'est une fausse conscience de l'intérêt privé qui l'oppose à l'intérêt général, car chacun à intérêt à l'amitié entre tous pour être reconnu et s'estimer lui-même, et l'amitié impose des devoirs. Les droits de chacun ne valent que fondés sur les devoirs vis à vis des autres, et non l'inverse. Le pouvoir rationnel est donc exigeant en ce qui concerne les motivations des citoyens; si sa tâche est de décider pour tous, sa mission est de transformer moralement les individus en citoyens conscients de leurs devoirs civiques, en leur apprenant à dominer leurs passions, leurs désirs destructeurs des valeurs et du lien social. Il convient, pour ce faire, de promouvoir en eux l'intelligence autocritique, un désir d'être autres et meilleurs en exaltant par des exemples héroïques les vertus républicaines (Cincinatus). L'émulation civique doit être entretenue par une compétition sans récompenses matérielles ou sensuelles, par la pratique d'une admiration mesurée à l'aune de la réflexion morale qui s'interroge en chaque cas sur le bien et le mal, le juste et l'injuste. Le pouvoir rationnel cherche à répondre au besoin de sécurité des citoyens en développant la conscience morale de soi et le sentiment civique réfléchi d'appartenance, aux dépens du désir illusoire d'affirmer sa supériorité individuelle: le véritable citoyen, quelques soient sa fonction et ses responsabilités, doit rester modeste et accepter les critiques pour s'améliorer par et pour les autres, ce qui est la meilleure façon de s'améliorer pour soi-même.
Les limites du pouvoir rationnel
découlent
de son caractère autocratique: il s'arroge le monopole de
l'ordre
de la Raison contre le désordre des passions, comme si la raison
dans toute décision n'était pas constamment
entrelacée
de désirs à la signification et à la valeur
ambiguës,
chez les dirigeants, comme, sinon plus que, chez les dirigés.
Les dirigeants, en prétendant diriger
au nom de la raison et non pas au nom des dirigés eux-mêmes
- d'une part dépossèdent ceux-ci
de leur propre faculté de délibération rationnelle
et réduisent les individus à n'être que des
citoyens
passifs, incapables de mettre en oeuvre les signes suffisants de la
reconnaissance
de soi, ce qui rend leur consentement problématique quelque soit
par ailleurs la validité objective des décisions prises;
- d'autre part les rend incapables de
s'améliorer
par eux-mêmes en leur refusant de prendre conscience sur la base
de l'expérience de la décision et de l'action politique
de
leurs erreurs et des moyens de les corriger.
On ne fait bien que si l'on est motivé, et l'on n'est motivé que si l'on participe à la décision et que si on peut par conséquent s'y reconnaître, quelques soient les errements, à court terme, que cela risque de provoquer. C'est ce qui fait la supériorité de la démocratie: son aptitude à motiver l'ensemble des individus, en leur permettant d'apprendre, par eux-mêmes, à devenir les citoyens de leur existence commune.
4-1-6 Le pouvoir démocratique est l'idéal de la vie politique; en effet, il confie aux citoyens le soin de décider des affaires communes, directement ou indirectement, et de choisir les dirigeants chargés d'en assurer la bonne marche; le risque de la domination est ainsi théoriquement écarté; or tout pouvoir ne peut être reconnu comme légitime, que s'il apparaît pas comme dominateur. Mais cet idéal est paradoxal: la sens du pouvoir démocratique est de s'abolir en tant que pouvoir séparé des individus de base, et donc en tant qu'institution spécialisée dans l'exercice de l'autorité publique. Mais un pouvoir sans transcendance est-il encore un pouvoir? Est ce, pour chacun, le pouvoir de soi sur soi ou le pouvoir de tous sur chacun? Dans le premier cas tout pouvoir politique est aboli et probablement, dans une société complexe la sécurité et le liberté des individus, et, dans le second, on risque de promouvoir le despotisme majoritaire de masse aux dépens de la liberté individuelle. Comment, alors, le pouvoir démocratique peut-il se faire reconnaître et respecter, sans se transformer en pouvoir de domination de la majorité sur les minorités et les individus? La gestion de ce paradoxe dépend, selon nous, de l'usage que la démocratie fait des motivations individuelles:
- Soit, elle se contente d'en comptabiliser les effets: la majorité, par sondage d'opinion ou élection sans réel débat politique entre les citoyens eux-mêmes, a toujours raison, et en effet la dictature démagogique de masse s'impose, sous la férule et au bénéfice d'habiles rhéteurs;
- soit, elle organise le débat politique, pour que chacun puisse confronter ces désirs et ses motivations à ceux des autres, afin de décider raisonnablement, sinon du bien commun, du moins du moindre mal, compte tenu des oppositions légitimes d'intérêts et du droit de chacun à faire valoir son initiative propre.
Dans la premier cas, les désirs les plus égoïstes auront tôt fait de ruiner les aspirations éthiques, en rendant impossible leur prise de conscience et leur expression publique; la haine et l'insécurité, le développement de l'exclusion et de l'indifférence, engendrerons tel ou tel pouvoir tyrannique qui, au nom du peuple, organisera la domination, douce ou sanglante, des plus cyniques et des plus corrupteurs parmi les puissants.
Dans le second cas, cela suppose que l'école, la presse et surtout les médias audiovisuels jouent le rôle de diffuseur de culture et d'espace d'expression de l'argumentation politique, au lieu de flatter le goût du mal nommé public, à coup de scandales désinserrés de leur contexte problématique; scandales qui visent à faire le maximum d'argent et arrivent à dégoûter les individus de la vie publique, et à les détourner de leurs responsabilités politiques au grand bénéfice des démagogues.
Il est clair que le pouvoir
démocratique
est fondé sur l'aspiration à l'auto-réalisation de
chacun, dans le cadre de véritables relations de
réciprocité;
aspiration qui concilie nécessairement l'exigence éthique
de la générosité et la recherche du bonheur comme
reconnaissance de sa propre perfection. Le divorce entre le bonheur et
l'éthique ruine l'une et l'autre;
car comment être généreux,
sans être heureux et s'aimer soi-même? et comment
être
heureux et s'aimer soi-même, sans aimer et respecter les autres?
Ainsi, s'il est utopique de penser que cette réconciliation entre l'économie et l'éthique puisse progresser sans la démocratie, il est illusoire de croire à l'existence de la démocratie sans cette réconciliation; c'est dire que tout pouvoir réel ne peut que tendre vers la légitimité démocratique (à ne pas confondre avec la légalité), et qu'il combine nécessairement des éléments favorables à la démocratie et des éléments contraires.
4-2 POUVOIRS MIXTES ET MOTIVATIONS.
Tout pouvoir réel est donc un pouvoir de domination, dont la forme est plus ou moins adéquate ou contradictoire avec la démocratie dont le pouvoir de direction sans domination est l'essence idéale. Il va de soi que le pouvoir terroriste et/ou religieux plus ou moins combiné est contradictoire avec la forme de la démocratie. La légitimité, si elle existe, de ces pouvoirs sera transcendante et leur fonctionnement autocratique. De tels pouvoirs exploitent la motivation sécuritaire contre la liberté et n'assurent pas les conditions de la recherche de bonheur, ou la situe dans un au-delà métaphysique.
Les pouvoirs de séduction et de corruption sont, par contre, compatibles avec l'apparence de la démocratie, mais contradictoire avec son essence. La démagogie et le clientélisme sont même les perversions permanentes de la "démocratie réelle" qui transforment la politique en pêche aux voies permanente et les dirigeants en acteurs de spectacles médiatiques et en serreurs de mains à plein temps. De quels moyens doit-elle et peut-elle disposer pour en limiter les effets?
La culture rationnelle critique et la perception exigeante et lucide d'eux-mêmes des citoyens sont les seuls freins au développement du cancer endogène de la démocratie: le règne de l'opinion à l'emporte-pièce qui s'alimente à la source d'une presse commerciale. Ce mélange entre la vie politique et le commerce dans ce qui la concerne au premier chef, l'information des citoyens, est la cause structurelle du bas niveau des motivations; lequel est préparé par la démission de l'école, quant à sa mission d'instruction civique. Dès l'instant où l'on assigne à l'école la tâche prioritaire d'être rentable pour l'économie et les individus privés, on prépare de futurs producteurs et consommateurs, mais on étouffe dans l'oeuf les citoyens. Les motivations seront, en politique, de même nature qu'en économie, et s'exprimerons dans la consommation privée des signes fétiches du bien-être égoïste. Le problème de la démocratie consommatrice, c'est qu'elle réduit toutes les motivations au même niveau: celui des impulsions et des émotions instantanées, ou le désir d'être est pulvérisé en réactions fragmentées d'appropriation, à long terme inconsistantes. De ce point de vue - mais sont-ils responsables?-, de si piètres citoyens n'ont que les hommes politiques qu'ils méritent. Faut-il s'étonner de voir les hommes politiques accusés régulièrement de corruption active ou passive, en une société où le profit et la logique commerciale sont en train de dominer la société civile pour son malheur et sa perte? Ils deviennent les boucs émissaires désignés à la vindicte publique par les manipulateurs d'opinion, parangons autoproclamés de l'intégrité morale, alors que, derrière leur prétendue "indépendance" vis à vis du pouvoir politique, et leur soi-disant neutralité politique, ils n'ont jamais été aussi soumis à la puissance de l'argent, au même titre, d'ailleurs, que le pouvoir politique.
Pour lutter contre cette dérive de la
politique
vers la logique de l'activité commerciale (cf. la
publicité
politique), où la réflexion des citoyens sur le sens et
le
valeur de leurs motivations, risque de ne plus trouver d'issue ou de
forme
d'expression efficace, ou pire, risque de provoquer des
réactions
passionnelles dangereuses pour les principes mêmes de la
démocratie
formelle, la démocratie "réelle" est obligée
d'instaurer
un contrôle judiciaire autonome des décisions
législative
(conseil constitutionnel) et de faire préparer la prise de
décision
par des comités de sages ou d'experts; elle tend alors à
instaurer des éléments de pouvoir
rationnel-technocratique
qui réduit l'intervention des citoyens aux choix entre des
candidats
que les partis lui imposent sur des programmes, soit indiscernables,
soit
démagogiques, quand ce n'est pas les deux.
Mais peut-il en être autrement dans un
monde où les contraintes les plus contradictoires pèsent
sur les décideurs, et où la prise de décision
exige
un savoir et un savoir faire de plus en plus complexe qui
échappe
aux citoyens de base dont, qui plus est, les intérêts sont
profondément divisés par le développement des
inégalités
que l'économie capitaliste libérale tend à
accroître?
Rien ne permet de dire que la démocratie soit réellement en progrès dans une économie mondiale qui impose sa loi aux états, en ne leur conférant que le rôle de gérer, sur leur territoire respectif, par la parlote et quelques gadgets sociaux locaux, les effets les plus insupportables de la crise: le chômage, les inégalités et l'exclusion croissants; le fonctionnement d'un système économique et financier dérégulé, générateur des maux, n'est pas mis en cause. La démocratie formelle apparente est, dans ces conditions, elle même en crise; et ceux qui se gargarisent sur ses progrès géographiques feraient bien de s'interroger sur son contenu en constatant la désaffection, pour ne pas dire la démission, des citoyens vis à vis de la politique jugée incapable de traiter, au fond, les problèmes essentiels de la vie publique.
La question fondamentale est donc bien celle du rapport entre le pouvoir économique et le pouvoir politique; car c'est dans leur articulation que se joue les chances de l'extension, voire du simple maintien, de la légitimité motivationnelle de la démocratie dont nous avons fait l'idéal régulateur de toute espèce de pouvoir.
4-3 DOMINATION ECONOMIQUE ET DIRECTION POLITIQUE.
Soyons clair: dans une économie concurrentielle d'appropriation privée du profit, le pouvoir économique est nécessairement dominateur. Comment l'emporter sur son concurrent? Comment utiliser le travail des hommes à son profit? Comment faire que l'offre domine la demande etc..? sont les seules questions qui se posent.
Il semble vain de souhaiter que cela change:
la
concurrence est un facteur de dynamisme, et sans verser dans la
métaphore
illusoire de la main invisible, le marché à fait la
preuve
de son efficacité, au moins dans les pays
développés,
pour accroître le niveau de vie et le bien-être
matériel
du plus grand nombre.
Mais cette efficacité du marché
ne s'est faite que par l'effet de la correction imposée par le
pouvoir
politique: la redistribution partielle de la richesse produite
grâce
à l'impôt, le développement du droit du travail et
de la protection des consommateurs, le renforcement de la
protection
sociale, et la prise en charge publique des frais d'infrastructures et
de développement économique à long terme, de la
recherche
ainsi que de la formation des hommes. Sans l'état, et
l'encadrement
qu'il a exercé sur la vie économique, le
développement
des standards de vie et de la consommation de masse, source de profit,
n'aurait été qu'une fiction théorique. C'est dire
que l'économie a été, jusqu'à aujourd'hui,
plus ou moins sous le contrôle de la politique, dans le cadre des
états développés formellement
démocratiques.
D'où provient, alors, la crise que nous connaissons aujourd'hui?
Elle ne peut provenir que de des changements
qui
affectent l'économie-monde
- d'une part, la disparition progressive des
moyens de contrôle et des capacités de l'état
à
opérer une redistribution des richesses du capital vers le
travail;
disparition pour l'essentiel due à la globalisation de
l'économie
et à la dérégulation des marchés financiers.
- d'autre part de l'aggravation de la
concurrence
mondiale en terme de coûts de production et de prix de la force
de
travail, dès lors que le marché du travail s'est
mondialisé,
sans homogénéisation des droits sociaux et des
coûts
salariaux.
Cette crise est économique et sociale;
mais elle est, surtout, une crise des valeurs, des institutions , des
relations
et des motivations éthiques et politiques; elle concerne non
seulement
les relations entre les citoyens, les corps intermédiaires
(partis, syndicats...), et l'état, mais aussi la vie des
entreprises.
Celle-ci, en effet, est elle-même marquée par
l'impuissance
relative de la politique et de son rôle social face au pouvoir
économique,
de plus en plus confondu avec le pouvoir financier.
4-3-1 Economie et politique dans l'entreprise.
Les responsables des entreprises lèvent les bras au ciel, lorsqu'on leur parle de politique "dans" l'entreprise; tout au plus parlent-ils de politique "de" l'entreprise. Une telle attitude est compréhensible: la politique divise et, ce faisant, ralentit le processus de la prise de décisions et compromet la soumission des hommes, indispensable à la bonne marche de l'entreprise et à la prévisibilité de ses résultats; l'entreprise rationnelle efficace doit fonctionner comme une machine bien huilée, où les responsabilités et les tâches sont rigoureusement partagées et où chacun obéit à son supérieur hiérarchique sans discuter les décisions prises. Cette conception de l'entreprise oublie l'essentiel: les hommes ne sont pas des machines et leur initiative, voire l'efficacité de leur obéissance, dépend du sens, pour eux-mêmes, qu'il attribuent à leur travail. Dans une première étape où il s'agissait de produire en très grande quantité, l'obéissance a été obtenue sous la promesse du plein emploi, de la protection sociale et de l'accès par tous à la consommation de masse; les organisations représentatives, après avoir fait reconnaître leur légitimité démocratique et leur nécessité fonctionnelle, face à la direction, d'instances indispensables de négociation, ont pu jouer, avec des périodes de crises, leur rôle d'amortisseurs des conflits sociaux, en laissant espérer au personnel une amélioration continue de ses conditions de salaire et de travail et en se présentant comme les interlocuteurs responsables de la direction (dans les pays de l'Europe du nord plus qu'ailleurs). En ce sens la politique dans l'entreprise n'est rien d'autre que la gestion des relations sociales et des conflits entre les intérêts des différents "partenaires-adversaires", afin de produire un compromis temporairement acceptable.
Ce compromis social s'est brisé,
aujourd'hui,
sous l'effet de la révolution technologique destructrice
d'emploi
et de la crise introduite par la mondialisation de l'économie,
alors
même que la concurrence se joue sur la qualité, le
flexibilité,
la diversification et l'innovation de la production, lesquelles exigent
un investissement et une motivation personnelle du personnel plus
importants.
Le résultat de cette contradiction est la disjonction
schizophrénique
entre un discours très "relations humaines", mettant en avant
les
"motivations du personnel" et le "management participatif", et
l'insécurité
d'un fonctionnement de l'entreprise, dans lequel le soucis de la
rentabilité
segmentée à très court terme l'emporte sur toute
autre
considération; au point qu'aucune stratégie qualitative
n'est
possible et que le management reste, à quelque exceptions
marginales
près, aussi, voire plus, taylorien qu'avant. L'exigence de la
qualité
tend même à accroître l'emprise des normes et des
procédures,
y compris dans les fonctions de conception, au point de
dépouiller
les employés, même qualifiés, de toute initiative
et
de tout savoir-faire propre. Dans beaucoup de cas la politique dans
l'entreprise
est au point mort. Or, comment créer l'émulation autour
d'un
projet commun; comment gérer positivement les relations entre
dirigeants
et dirigés, sans une politique s'inscrivant dans le
développement
à long terme de la culture des savoirs et des savoir-faire de et
dans l'entreprise? Toutes les décisions sont imposées
pour
des motifs techniques, aux dépens des intérêts
légitimes
des travailleurs. Ce n'est pas d'un trop plein de politique dont
souffrent
aujourd'hui les entreprises, mais du vide;
De plus, le pouvoir financier impose sa
domination
sans partage, sans considération des intérêts des
employés
et, à long terme, des entreprises elles-mêmes: la
spéculation
règne, contre l'innovation et contre une véritable
production
de qualité. Mais cette domination n'a plus aucun alibi
éthique,
elle s'avoue, sans fard, comme un impératif purement technique
de
survie, aux dépens du personnel, et perd donc tout semblant de
légitimité;
jusqu'à quand les hommes accepteront-ils d'obéir dans ces
conditions, et à quel prix? A l'heure de la
déréglementation
des droits sociaux et des conventions collectives, on peut
prévoir
et déjà voir que la motivation positive, quels que soient
les rituels symboliques et les gadgets rhétoriques, n'est et ne
sera pas au rendez-vous. La seule motivation, négative, qui fait
que les gens travaillent et obéissent encore, c'est la peur de
perdre
leur emploi; ce qui ne risque pas de favoriser l'initiative!
Dans ces conditions tout doit être mis en oeuvre pour favoriser le dialogue social et la négociation, afin de proposer d'autres alternatives que les plans de dégraissage à répétition qui se concluent par la fermeture et la délocalisation: réduction concertée du temps de travail, politique de formation périodique obligatoire, plans sociaux de reconversion, flexibilité discutée des horaires de travail etc...
Mais pour compenser le pouvoir du capital
financier,
en un sens qui ménage les chances à long terme de
l'économie
non spéculative au service des hommes, deux conditions sont
indispensables:
- La transformation des syndicats nationaux en
structures internationales de représentation des salariés
relativement décentralisées et en forces critiques de
propositions
dont le rôle, dans le processus de prise de décision, doit
être reconnu, protégé et renforcé.
- La remise en question des relations de pouvoir
entre les cadres et les opérateurs, de telle sorte que l'esprit
de coopération, de concertation et de transparence
démocratiques
l'emportent sur le formalisme et l'arrogance hiérarchique
traditionnels;
les cadres doivent impérativement changer leurs réflexes,
leurs motivations et leurs perception d'eux-mêmes, bref accomplir
une véritable révolution psycho-culturelle pour
transformer
les relations de domination vis à vis du personnel en relation
de
partenariat conflictuel. Il en va de leur propre intérêt:
ils sont tout autant menacés par le chômage que les
opérateurs;
et la survie des emplois, et plus largement des entreprises, est au
prix
d'une solidarité agissante voire organique entre tous ceux qui
produisent
des richesses socialement utiles, et cela contre la logique
financière
à court terme; on risque, sinon, de voire se
généraliser
le processus selon lequel les cadres, après avoir
contribué
à licencier les opérateurs, n'auront plus d'autres choix
que de se licencier eux-mêmes.
Mais ne rêvons pas, le traitement social du chômage ne réside pas uniquement, ni principalement, dans l'entreprise, mais concerne d'abord l'échelon macro-politique; Inutile en effet d'incriminer les entreprises d'une situation qui les dépasse; elles sont prises dans une logique dont les causes leurs sont exogènes: dans l'impuissance ou la mauvaise volonté des pouvoirs politiques divisés du monde à contrôler l'économie-monde et ses effets, dans des sociétés très diversifiées.
4-3-2 Economie et politique dans le monde.
Sans une révolution de la pensée, des motivations et des décisions de la vie économique à l'échelon mondial, de la part des citoyens et des décideurs, nous allons droit à:
- Une menace écologique croissante dont les effets, sur les conditions de vie de l'humanité toute entière, deviendrons de plus en plus ingérables. (pollution du milieu de vie, épuisement des ressources non renouvelables, effet de serre etc...)
- Une aggravation des inégalités entre les populations qui entraînera des violences nationalistes, génocidaires et le terrorisme fanatisé; alors que, tous les hommes, ou presque, aurons accès aux armes de destruction massive, nucléaires, chimiques ou bactériologiques, mettant en jeu la survie même de leur espèce.
- La montée de l'exclusion dans toutes les sociétés, entraînant la crise des procédures démocratique de gestion des contradictions sociales et le développement de la délinquance et de l'insécurité dans les pays développés, ainsi que l'extermination, y compris des enfants, dans les pays dominés.
La seule chance de réduire ces dangers est donc de remettre en cause le dogme du libéralisme économique et surtout financier sans règles, et de reconsidérer les relations économiques mondiales, dans le sens d'une prise en compte des disparités sociales et régionales, afin de mettre en oeuvre les conditions d'une promotion de la vie de tous les hommes. Chez nous cette démarche exige la constitution d'un pôle européen uni et démocratique étendu au droit social et à la protection de notre économie sociale de marché (pour employer une expression allemande), intégrant la lutte contre la pratique du dumping social dont souffrent aussi bien que nous, sinon davantage, les populations réduites en esclavage, de fait sinon de droit (prisonniers et enfants compris), dans les pays dominés. Seule cette unification politique et sociale pourra rendre possible, sous réserve d'une volonté politique forte, elle-même résultat de la pression conjuguée de toutes les forces européennes représentatives du monde du travail et de la société civile, une réduction concertée du temps de travail, à la fois nécessaire pour compenser les effets de la révolution technologique, et souhaitable pour élargir la véritable domaine de la liberté: le loisir; celui-ci, en effet, n'est pas synonyme d'inactivité mais est activité personnelle et associative d'autodéveloppement entièrement autogérée. La liberté réelle, extérieure et intérieure, implique donc la nécessité sociale et politique de mettre le temps de travail au service du temps de loisir; là est la véritable révolution à accomplir dans notre perception du bonheur comme reconnaissance auto-réalisatrice de soi.
C'est pourquoi, à notre avis,
l'économie,
sous la domination de la finance, menace de détruire le lien
social,
et la destruction du lien social remet radicalement en cause la
liberté
et la sécurité des individus, ainsi que les espoirs de
développement
de la démocratie dans le monde. Que vaut, en effet, la
liberté
sans la solidarité, et le développement de la
démocratie
sans la liberté et la réduction des
inégalités?
Contrairement aux fabriquants d'illusions et
aux mystificateurs rétribués, nous pensons que la
liberté
économique, efficace mais dominatrice par nature, ne peut servir
la liberté des individus que si elle est placée sous la
direction
de la politique.
Encore convient-il que celle-ci, dans la
mesure
du possible, s'inscrive dans la perspective d'un projet éthique
de réduction des inégalités clair et
conséquent,
visant à limiter les effets dévastateurs du cynisme
économique
sur les valeurs fondatrices du lien social. Cela est l'affaire de tous;
c'est à cette condition, en effet, que le pessimisme de
l'intelligence
peut être transformé en optimisme de la volonté...
SYLVAIN REBOUL, le 26/08/93.
La démocratie substitue au conflit violent direct entre adversaires qui se se considèrent comme des ennemis potentiellement mortels le dialogue et la représentation; or toute représentation est par définition théatrale en cela qu’elle met en scène le conflit politique dans lequel chacun joue un rôle différent dans une même pièce réglée par des institutions qui maintiennent le conflit dans la défense d’un toujours possible et nécessaire consensus pacifique. La démocratie est donc par principe toujours ouverte au compromis entre des forces politiques adverses (voir le gouvernement allemand aujourd’hui). Ex: un président de la république est président non de sa majorité mais de la la totalité des citoyens; mais il en est de même pour tout parti au gouvernement ou prétendant l’être; ainsi Jospin a-t-il raison d’affirmer qu’un programme de gouvernement peut être plus social qu’un autre mais ne peut être socialiste, sans mettre en cause la démocratie elle-même en la transformant en dictature de la majorité sur la minorité. Dictature du reste paradoxale car promise par le jeu de l’alternance à périr tous les 4 ou 5 ans.
Ceux qui
refusent que les acteurs de ce théatre soient des amis dans la
vie
privée tout en étant des adversaires dans le vie
politique veulent sans
le savoir revenir à une vie politique
pré-démocratique où le conflit ne
soit plus représenté sur la scène politique
théatralisée, mais où la
violence et le despotisme de la majorité l’emporte sur la paix
et la
liberté politique, conditions des libertés individuelles.
il ne s'agit pas là d'illusion mais de fiction politiquement
nécessaire pour éviter le recours à violence
et à la guerre civile.
Sylvain Reboul, le28/12/05
La vision politique du nazisme est
religieuse non pas parce qu’elle serait chrétienne, mais parce qu’elle
récupère de la religion le culte collectif du chef suprême, le
matraquage idéologique de masse fondée sur une vérité transcendante
sacrée et une organisation cléricale monolitique chargée de l’imposer:
celle raciale du destin "divin" du peuple allemand et de ses héros
mythiques. Toute vision de la politique qui en fait
un devoir sacré est religieuse en cela qu’elle réunit les hommes dans
la soumission inconditionnelle à un devoir dont la valeur est présentée
comme absolue (incontestable). Il en est de même
du marxisme historique qui a fait des partis communistes de nouvelles
églises et de la vérité révolutionnaire une nécessité historique sacrée
visant la construction du paradis sur terre (société réconciliée, à la
fois individualiste et communautariste(!)). Marx
lui-même n’a-t-il pas dit qu’il ne voulait pas abolir la religion
(judéo-chrétienne), mais la réaliser ici-bas? Il peut donc y avoir de la religion
ou du religieux sans dieu personnel créateur, donc athée en ce sens
précis: il suffit de faire d’une vérité quelconque une vérité sacrée à
laquelle chacun doit se soumettre aveuglément et d’organiser un culte
autour d’elle pour la transformer en vérité divine. Il peut donc y
avoir une "religion" (ce qui relie les hommes autour d’une croyance
commune incontestable) du divin (de ce qui est vécu comme une vérité
sacrée) sans croyance en un dieu personnel unique, créateur et sauveur.
Lequel d’ailleurs ne définit que les religions judéo-chrétiennes et
musulmanes (chiite et sunnite).
Le 27/03/06
La démocratie
idéale est une fiction au même titre que le peuple: le peuple ne peut
se gouverner directement et encore moins gouverner ceux qui le
gouvernent en son nom: il faudrait qu’il soit spontanément uni et
vertueux (Montesquieu) et les citoyens spontanéments tous et toujours
raisonnables (Spinoza) pour que le prétendu peuple puisse puisse
s’autogouverner sans avoir besoin de représentants et d’une hierarchie
disposant d’un pouvoir unificateur pacifiant.
Or le
peuple est toujours divisé et les intérêt particuliers sont
contradictoires ainsi que les représentations d’un hypothétique intérêt
général qui en découle. C’est le pluralisme et le conflit qui font la
vie démocratie réelle et à travers eux ce sont les droits de l’homme et
le droit de manifester contre la gouvernement et de le contrôler qui
font que la démocrartie réelle reste attachée à l’idée démocratique,
comme le vice peut rendre hommage à la vertu.
Le capitalisme est par nature anti-démocratique mais moins qu’une
l’économie directement gérée et non pas seulement régulée par un état
prétendument socialiste. elle respecte au moins les droits individuels
de propriété et l’autonomie relative des échanges contractuels par la
médiation du marché ; reste qu’il doit se soumettre à des droits
sociaux qui permettent de réduire les inégalités réelles entre la
capital et le travail.
C’est pourquoi la démocrartie réelle doit faire du capitalisme le
meilleur usage possible au regard du souci de justice égale qui est au
centre de l’idéal démocratique et ce par la lutte sociale et politique
contre ceux qui voudraient confondre les intérêts du capital avec un
intérêt général qui reste à reprendre sans cesse sur le métier dans le
compromis nécessaire entre les souhaits du plus grand nombre et ce qui
est réellement possible afin de décider du convenable (Aristote) .
Ce sont ces luttes sociales et les droits conquis grâce à elles contre
la seule logique du capital qui font la démocratie pluraliste réelle et
qui font que la démocratie soit une fiction mobilisatrice et non pas
une illusion (à savoir prendre r pour la réalité)
La démocratie c’est le vote plus la mobilisation citoyenne.
Le 19/02/09