Les idées sont de deux ordres, trop souvent confondus, y compris par nombres de philosophes, sans parler des théologiens:
1) Soit elles prétendent délivrer des lois ou principes généraux descriptifs et/ou explicatifs (en termes de principes à conséquence ou de cause à effet) de ce qui est ou apparaît dans l'expérience particulière; elles définissent alors des lois de la nature; mais, en cela, elles ne délivrent aucun message sur le sens pour nous du monde et de la vie; si ce n'est des possibilités multiples, plus ou moins probables et indifférentes d'évolution.
2) Soit elles expriment un sens valorisé de la vie et du monde; elles deviennent des idéaux, des valeurs qui définissent un devoir-être à réaliser, non réductible à ce qui est et/ou apparaît, mais dont la réalisation par les hommes est du même coup problématique: ces idéaux se situent hors du champs de l'être et l'on voit mal comment leur caractère nécessairement utopique pourrait s'inscrire dans une quelconque expérience réelle.
Pour traiter de ce paradoxe et tenter de le réduire plusieurs attitudes de pensée sont possibles.
- La plus répandue dans l'histoire de la philosophie est celle de la métaphysique qui voit dans le devoir-être un être réel supérieur plus existant que la réalité expérimentale qu'il fonde (arrière monde); elle consiste à faire de l'idéal, du devoir-être, du bien, l'essence même des choses et de celles-ci des copies qui n'ont de réalité que l'apparence et/ou qui n'ont que la réalité de l'apparence, plus ou moins déformée et trompeuse du vraiment vrai, du réellement réel idéal (Platon). Pour bien vivre il convient, alors, de s'arracher à la réalité empirique et se convertir à l'espoir que nourrit cette réalité supérieure en l'existence réelle de laquelle nous devons croire. Mais une telle attitude échoue le plus souvent à détourner les hommes de la poursuite de leurs désirs empiriques, car elle implique un sacrifice de leur nature sensible que seule une minorité de mystiques peut assumer. L'idéal devient donc irréalisable par son idéalité même: nous ne pouvons faire autrement que de vivre dans le monde sensible qui est, au quotidien, notre seule réalité possible. L'idéal reste hors de notre portée et le mystique se condamne lui-même, à la folie, à la souffrance et à la mort sacrificielle. Or cet échec de la tentation mystique fait paraître l'idéal comme inaccessible, et donc irréalisable ici-bas, au plus grand nombre des humains, à cause même du fait que l'on organise son culte (et donc "l'élévation" hors du commun et de la vie oridinaire) pour l'édification des humains plongés dans l'aveuglement et/ou le péché.
- La seconde attitude consiste à faire de l'idéal la finalité objectivement nécessaire (fondée en raison) de l'évolution positive de la réalité empirique et de faire du désir, des passions, voire du mal une ruse de la raison en vue de sa réalisation absolue. Le réalité (toujours rationnelle) dépasserait par degrès ses contradictions internes (Objectivité/subjectivité; universel/particulier; être/devoir être etc..) en vue d'une nécessaire réconciliation de la raison avec elle-même. (Hegel). Mais l'on sait ce qu'il advient à cette vision de la nécessité historique qui transcendrait le désir des hommes: il conduit au totalitarisme messianique rationalisé.
- La troisième attitude est d'attendre le salut de l'au-delà qui ne pourrait s'accomplir que par une apocalypse salvatrice qui nous introduirait directement dans l'idéal (Dieu distinguant les justes et les injustes). Mais l'on risque d'attendre indéfiniment. (un point sur le quel je ne suis mas d'accord avec Succube: Le christ n'introduit aucune histoire linéaire: il annonce la fin du monde et de l'histoire , ainsi que le règne de Dieu, en tant que celui-ci est un retour au paradis perdu; La vision chrétienne est eschatologique; seule des interprétations ultérieures en ont fait une histoire providentielle, interprétations reprises et détournées de toute eschatologie religieuse par la philosophie de l'histoire "moderne" progressiste de Kant et de Hegel).
- La quatrième attitude consiste à considérer que l'idéal n'est que l'expression trompeuse d'intérêts empiriques bien réels; expression qu'il convient de démasquer et de démystifier pour laisser libre cours aux rapports de forces entre eux; le cynisme étant préférable, du point de vue du désir de puissance, à l'hypocrisie culpabilisante et/ou à la culpabilité hypocrite. La morale est soit prise au sérieux et alors nous empèche de vivre nos désir, soit elle n'est qu'une manipulation des forts sur les faibles (Marx) ou des faibles sur les forts (Nietzsche) ou des deux dans l'ambivalence des jeux rhétoriques de miroir trompeur du désir de pouvoir et du pouvoir du désir qu'ils déploient les uns et les autres aux dépends de leurs adversaires plus ou poins complices.
Or cette opposition entre les idéalistes
impuissants ou dont la puissance s'avance masquée et le cynisme
réaliste est stérile: elle ne permet en rien d'agir en vue
de la réduction de la violence et de l'accroissement de l'autonomie
des individus. Les morales les plus sacrées ont toujours servi à
justifier la terreur: le sacré exige le sacrifice de soi et des
autres qui s'y refuse. Or si le cynisme est violent quand les circonstances
l'exigent, dans le traitement des rapports de force et de pouvoir, il a
un avantage sur le moralisme: il est pragmatique; il calcule les rapports
de force et est prêt à concéder des droits aux adversaires
pour éviter de subir les effets de leur révolte violente.
Il peut pratiquer une éthique régulatrice pour déployer
le désir de puissance sur des terrains moins couteux et plus
surs: celui du commerce par exemple (Montesquieu). Il peut êttre
moral par intérêt.
À choisir entre le message moral, qui
prétend que les hommes peuvent réellement s'aimer universellement
entre eux, que l'amour universel participe de leur nature divine ou transcendante
et qu'ils peuvent dépasser leur désirs égoïstes
et le cynisme qui sait ce qu'il en est du désir humain; toujours
égoïste, sous des formes plus ou moins altruistes par intérêt
(La Rochefoucault), je préfère la vérité expérimentale
à l'hypocrisie de l'idéal de l'altruisme intégral.
Une telle vérité est nécessaire pour penser la vie
comme vie du désir et désir de vivre; c'est à dire
désir d'être et d'agir, toujours égo-centré
en vue de la reconnaissance positive de soi.
Faut-il en rester là?
Remarquons que cette opposition entre les idéalistes impuissants ou dont la puissance s'avance masquée et le cynisme réaliste est stérile:elle ne permet en rien d'agir en vue de la réduction de la violence et de l'accroissement de l'autonomie des
Faut-il en rester là
et choisir le réalisme cynique contre le mensonge moral? Là
en core tout dépend de l'usage que
nous en faisons.
Les valeurs sont des boussoles
indispensables pour orienter sa pensée et son action: tout désir
dans nos rapports aux autres exigent d'être régulé
et d'être justifié pour être légitime et ne pas
susciter de réactions violentes, d'autant
plus que les désirs
des hommes sont le plus souvent doublement concurrents entre eux: dans
l'individu et entre les
individus. Il convient
donc de fonder cette régulation sur des principes admissibles par
tous et par chacun au
regard de leurs intérêts
mutuels, à plus ou moins long terme, afin de réduire le risque
de violence et de rendre
possible une coopération
contractuelle entre les individus du seul point de vue de leur désir
d'être heureux. Ces
principes doivent être
universellement valorisants sans contradiction. Les seuls possibles dans
une société
pluraliste et individualiste
sont ceux qui établissent les droits et les devoirs dans l'égalité,
en vue de permettre aux
individus de faire valoir
leur droit au bonheur et à la reconnaissance de soi (voir ailleurs
sur ce forum et sur mon
site)
En cela les idéaux
moraux qui fondent ces principes ( liberté, égalité,
solidarité) ne sont pas applicables en dehors
de procédures de
droits qui mettent en jeu les intérêts égoïstes
afin de les réguler. En soi ils sont inappliquables car
ils sont utopiques, hors
toute condition et possibilité réelle d'action. Les idéaux
ne sont que des indicateurs de la
cohérence de nos
projets soumis à nos désirs subjectifs et des motifs de justification
de leur valeur aux yeux des
autres et aux nôtres.
De même que la boussole indique le Nord, non pour que l'on vive au
pôle du même nom, mais
pour nous orienter dans
la mise en oeuvre de la direction à suivre, compte tenu de notre
désir de nous déplacer et
des contraintes de notre
environnement, les idéaux ne sont là que pour nous aider,
dans des conditions culturelles,
sociales et politiques
données à établir avec les autres des relations de
désir régulées mutuellement satisfaisantes.
Ils ne sont des guides
de l'action qu'en tant qu'ils sont des axiomes de l'action efficace, discutables
et corrigibles.
Leur valeur réside
dans leur pragmatisme individuel et collectif en vue du bonheur.