Certains, prenant très au sérieux
(ou
trop déterminés par leur éducation bien-pensante
à
prendre très au sérieux)
l'idée de don gratuit et l’amour dont il
semble la règle, comme idéal éthique, veulent en
faire
le fondement d'une
éthique universelle en droit, responsable
et réaliste, et croient que toute autre attitude serait
éthiquement
condamnable car égoïste. Cette vision
moraliste qui voudrait faire de l’amour le fondement d’une
éthique
universalisable en droit me semble contradictoire.
Et je voudrais montrer en quoi.
Tout d'abord, pour être assuré
soi-même
de n'être pas intéressé il faudrait se prendre pour
un saint prêt à tous les
sacrifices au profit:
- soit des donataires qui recevraient sans
être
obligés de rendre et de donner à leur tour ;
- soit à l’auteur du don lui-même qui
deviendrait, à son corps défendant, aux yeux du
donataire,
son créancier (voir
le potlatch).
Le don sans réciprocité crée
donc nécessairement une relation inégalitaire entre
donateur
et donataire. L'amour
dans l'abnégation de soi au profit d'autrui
rend ce dernier gagnant ou perdant du jeu du don, selon l’idée
qu’il
se
fait du don et/ou s'il ne partage pas, au même
titre que le donateur, le sens qu’il confère à son
sacrifice:
on se met
donc forcément en position de perdant ou
de gagnant dans la relation de don, soit en conférant à
autrui
le rôle
d’obligataire du don ou, au contraire, en se
sacrifiant
pour lui sans réciprocité, au moins implicite. De plus,
qui
serait assez sot pour faire un tel sacrifice sans
être convaincu que l'autre est foncièrement bon et donc
qu’il
le
mérite, car sinon il prend le risque de
favoriser
les méchants (égoïstes exclusifs) aux dépens
des bons (ceux qui
sont prêts à donner à leur
tour).
Ainsi cette morale de l’amour universel par le don
de soi à autrui sans retour implicite (la pure bonté
altruiste)
suppose que tous les hommes la partage ; or cette
supposition va à l'encontre de toute l'expérience des
relations
humaines , car celles-ci manifestent, qu'en dehors
de cas rarissimes, elles s'inscrivent toujours dans des rapports
de forces entre des intérêts et
désirs
individuels et collectifs particuliers plus ou moins concurrents
(l'alliance
étant toujours conjoncturelle). On ne peut
donc supposer, sauf par naïveté qui ferait le jeu des
cyniques,
que tous
les hommes (y compris soi-même) soient des
saints pour fonder une éthique universalisable en droit de
l’amour
comme don de soi sans réciprocité;
d'autant moins que la morale chrétienne n'est pas, et de loin,
pratiquement
dominante dans les affaires du monde, y compris
chez ceux s’en réclament.
La seule éthique réaliste
rationnellement
universalisable est donc celle qui s'inscrit dans le jeu de la
réciprocité
donnant/donnant ou donnant/perdant dès lors
que l'égalité des chances est plus ou poins en droit
garantie
(voir
l’éthique du sport), sinon établie
en fait (en cela, sur le plan socio-politique, la lutte des classes est
indispensable)
; sauf à croire à une mystique
pseudo-chrétienne
de la bonté universelle qui aurait oublié le dogme du
péché
originel ; ce que toute l'histoire passée
et présente dément comme tout chrétien lucide ne
peut
pas ne pas prendre
en compte. C'est pourquoi Saint-Augustin et Pascal,
en tant que chrétiens conséquents et avertis, ont raison
d'opposer la cité céleste à
le cité terrestre pour définir la justice (voir le texte
de Pascal que j'ai publié sur ce
forum)
Les religions institutionnelles (les seules qui
ont forgé les civilisations), y compris celle qui se
réclament
de
l'amour universel, n'ont jamais fait la preuve de
leur capacité à juguler la violence inter-groupes sinon
intracommunautaire, lorsqu'elles n'étaient
pas les premières à l'utiliser sans vergogne au profit de
leur ambition de
pouvoir au nom des valeurs sacrées (amour
compris) dont elles se réclament. C'est à mon sens un
indice
de plus
pour penser que cet amour universel est une illusion
et que le risque de la violence est toujours déjà
là
dans le fruit
contre lequel l'appel à l'amour
désintéressé
n'est que peu de poids pour l’immense majorité des individus qui
ne
sont pas prêts à se sacrifier pour
leur éventuels adversaires et ennemis. C'est donc la gestion
raisonnée
du conflit
qui doit être le but du droit et que dans
ce domaine de l'universel il vaut mieux (c'est plus réaliste et
plus efficace
pour la sécurité et la
coopération
entre des individus qui ne s'aiment pas forcément), comme le
disait
Hobbes, afin
de limiter le risque de violence par le droit,
supposer
l'homme méchant que bon.
Quant au jeu de l'amour (et du hasard) , il ne
concerne
que la vie privée, c'est à dire les relations
singulières
et non
universalisables des personnes qui se choisissent
à l'exclusion des autres. L'amour, comme sentiment
forcément
partial, n'a donc rien à voir avec la justice
et ne peut en aucun cas lui servir de fondement ou de modèle
idéal
;
d'ailleurs les amoureux le savent bien qui font
passer leur amour mutuel avant toute autre considération. Les
amoureux se croient seuls au monde et du point de
vue de leur amour ils n'ont pas tort de le privilégier par
rapports à des relations externes: rien ne
se fera et ne perdurera entre eux sans cette hiérarchie des
priorités
; nous
c’est nous et les autres viennent après.
Cette exclusivité et cette hiérarchie sont les preuves
même
de l’amour entre
deux personnes qui s’affirment et s’instituent
réciproquement,
par cela même, dans leur incomparable identité.
Définir l'amour absolu comme fondement de la justice présuppose que l'Absolu soit universellement définissable et pratiquement réalisable dans ses conséquences éthiques,; or par définition il n'en est rien ; l'absolu échappe à toute détermination langagière; celui-ci ne ne peut donc être que de l'ordre de la foi personnelle et/ou collective particulière: l'absolu du chrétien n'est pas celui du musulman (en particulier, mais c'est fondamental, en ce qui concerne le rapport de Dieu à la liberté humaine, et j'ajoute du religieux et du politique) ni celui du bouddhisme (rapport à la nature et au corps) etc..pour ne rien dire de l'athée qui ne croit pas en l'absolu: Votre absolu ne peut être le mien et donc l'universel ne peut se définir qu'en termes pragmtiques et rationnels et d'une manière démocratique pour valoir comme fondement du droit pour tous, croyants ou non.
Quant à l'éthique personnelle, en
effet,
chacun peut croire s'autodéterminer dans sa vie personnelle
(principe
libéral) en fonction de sa relation ou non
à telle ou telle vision de l'absolu ; à condition que sa
relation aux autres
ne viole pas leurs droits (problèmes du
sectarisme).
Mais si l'on se refuse à une détermination de l'Absolu,
celui-ci est alors au delà de tout principe
d'action invariant; il ne peut donc être normatif d'une
manière
catégorique; sauf à l'enfermer dans
un orthodoxie religieuse déterminée (dogmatique); et, si
cette condition n'est
pas remplie, je ne vois pas en quoi on pourrait
sortir du mouvement rélativiste éthique; chacun pouvant
toujours
évoluer en fonction de son expérience
toujours subjective de l'Absolu qui met en jeu la forme
particulière
de son
désir de bien-vivre, dans telles ou telles
conditions déterminées. En conclusion je mets
quiconque
au défit de me
convaincre qu'une morale est universelle et
donc vaudrait pour moi, alors même que je ne partage pas
ses
convictions sur l'Absolu ; sauf à vouloir
me soumettre, sans conditions (=absolu) aux préceptes de "sa"
religion.
L’amour, en effet, n’est pas une catégorie politique mais affective. On aime quelqu’un et pas quelqu’un d’autre pour des motifs qui ne sont pas nécessairement justes ou universels. Par contre le désir de justice implique le respect des règles décidées démocratiquement et des principes des droits universels (et non pas seulement français) de l’homme fondement de notre constitution qui sont et doivent être le seul critère à considérer en politique.
L’amour est tout à fait autre chose : c’est une adhésion qui ne relève que de la subjectivité personnelle. On ne peut donc faire de l’amour un devoir ou une règle impérative qui s’imposerait à tous sans condition, car l’amour est par nature exclusif et non universalisable ; être juste ne consiste pas à l’être seulement vis-à-vis de ceux que l’on aime , mais aussi vis-à-vis de ceux que l’on n’aime pas particulièrement ,voire vis-à-vis d’adversaires plus ou moins détestés ; de plus la France est une entité abstraite si on la sépare des français, de la diversité des modes de vie des populations vivant en France, mais qui ne sont pas tous nécessairement aimables. L’amour universel abstrait ne vaut que dans une perspective religieuse utopique dont on sait qu’elle a pu, et peut encore, dans la réalité conduire à exterminer les mécréants par amour et/ou au nom de l’amour de Dieu pour sauver la vraie foi, la vraie religion et/ou la vraie France (le patriotisme comme religion politique ou religion sécularisée).
Ainsi le désir d’être et/ou de devenir français n’inclut en rien que nous soyons en accord avec la totalité de l’histoire de France et de sa culture et implique encore moins l’idée que la France vaut pour nous plus que tout autre pays et mérite a priori qu’on lui sacrifie les droits universels de l’homme contre tel ou tel individus et groupes désignés comme non-français ou d’origine étrangère en exigeant qu’ils aiment la France, exigence à laquelle ne sont pas soumis les français dit de souche qui sont censés (à tort) l’aimer spontanément
Je ne dis pas que c’est le sens authentique que Monsieur Sarkosy donne à ses propos, mais je considère que cette expression dans la bouche d’un ministre candidat à la plus haute fonction politique, peut prêter à confusion et laisser libre court à cette interprétation éthnico-xénophobe de l’amour de la France, elle vise explicitement du reste du reste à rallier un électorat d’extrême droite qui confond la justice avec la pratique d’une identification "amoureuse" exclusive, globale et sans condition au pays dans lequel les gens vivent. Ce qui est une attitude proprement religieuse, contraire au principe même de la laïcité.
Du reste le projet de loi sur l’immigration ne fait en aucun cas référence à un prétendu amour de la patrie française comme critère de sélection de l’immigration. C’est bien la preuve qu’il ne faut pas confondre la conscience citoyenne intégrée (et non pas assimilée comme l’affirment Monsieur Le Pen et Monsieur de Villiers) -qui du reste implique aussi le droit de vote des étrangers vivant en France comme le propose justement Monsieur Sarkosy (c’est pourquoi on ne peut identifier sa position à celle de Monsieur Le Pen)- et une catégorie ethno-idéologique qui n’a aucune valeur dans la pensée juridique française de la République
L’habilité
tactique et rhétorique, par la confusion séduisante, mais fallacieuse,
que l’on
commet souvent entre l’amour et la justice, alors que celle-ci exige
justement que l’on
soit juste y compris vis-à-vis de qui l’on aime pas, a des limites si
l’on pas nourrir les fantasmes d’extrême droite xénophobes que l’on
prétend
politiquement combattre au nom de l’idée de la république
universaliste.
Monsieur Sarkosy, à vouloir s’adapter au langage de ceux qu’il cherche à récupérer, a franchi cette
limite, au risque de favoriser la xénophobie qu’il prétend combattre.
Le 28/04/06