On oppose trop facilement l’altruisme à l’égoïsme comme le bien au mal; si l'on définit l'égoïsme come l'attitude qui consiste à toujours se préférer aux autres, à se porter un amour exclusif, alors en effet l'opposition est radicale; mais si on le définit par le souci de soi, expression de l'amour de soi généré par la conscience de soi toujours médiée par la conscience des autres, rien ne permet d'affirmer qu'il est logiquement contradictoire avec le souci, voire le respect et l'amour des autres; vis-à-vis de l'attitude altruiste, croyant par là la valoriser, on oublie souvent que l’homme, conscient de lui-même, ne peut s’oublier tout à fait dans les actes et les intentions qui l’animent , sinon en s’identifiant partiellement ou totalement à celui ou ceux pour lequel il agit; Rousseau, nous le savons, liait étroitement « l’amour de soi » et la « pitié» envers son semblable » comme source naturelle de toute moralité artificielle socialisée. Ainsi convient-il d’ interroger le vécu des "sentiments moraux" pour dégager cette indissociation et ses effets éthiques, afin de comprendre qu’une certaine condamnation de l’égoïsme au profit d’un pur altruisme sont contre productifs, car contraire au fonctionnement du désir humain qui fonde notre être au monde et aux autres.
L'amour produit
nécessairement une identification au moins partielle à
l'autre
par qui notre vie prend son sens et sa valeur. Dans ces conditions un
égoïsme
altruiste en amour est non seulement possible mais inéluctable.
Il n'y a là nul désintéressement et partant nulle
moralité pure (par devoir) de l'action; il n'y a donc pas de pur
altruisme car le sentiment de notre identité est directement
concerné
par la perte possible de l'être aimé. Penser à l
'autre
c'est penser à soi.
Dans le respect,
au sens de Kant, l'autre doit toujours être
pris en même temps comme fin de son action et non pas seulement
comme
moyen; or cela ne signifie pas que l'on doive se sacrifier pour l'autre
mais que l'on doit toujours le reconnaître dans ses droits, alors
même qu'on a besoin de lui. Le respect n'implique aucun don de
soi,
aucune abnégation car cela serait nier en soi-même notre
humanité
comme fin en soi. Donc, là encore, aucun altruisme pur. Le
respect
est une obligation de non intervention ou de distance avec l'autre pour
préserver son autonomie, surtout pas une fusion, ni une effusion.
Dans l'admiration,
le sujet qui admire se reconnaît dans la
valeur
de l'autre sans pouvoir l'atteindre tout à fait; il le prend
comme
modèle pour tenter de partager cette valeur, d'y
participer,
sinon de l'égaler; donc là non plus pas d'altruisme pur.
Dans l’héroïsme
le sujet se dépasse dans des actes
sacrificiel
ou dangereux pour sa survie biologique en vue d’incarner une valeur
collective
ou universelle qui donne valeur et sens à sa vie
singulière
; le désir d’être dépasse toujours le besoin de
survivre,
car il est animée par une image positive de soi, laquelle peut
impliquer,
dans tel ou tel contexte le sacrifice de sa vie biologique. outre qu’un
acte héroïque peut être un sacrifice
téméraire
et aveugle aux conséquences pour soi et les autres et donc
passionnel
et déraisonnable, il engage toujours, comme motivation profonde,
le sentiment de sa propre dignité et l’estime de soi. ;
Cependant
on ne peut fonder une éthique ordinaire régulatrice
fiable
sur le désir héroïque ; à moins d’exiger de
tous
d’être des héros ; ce qui serait une exigence
démesurée
et de ce fait contre performante.
Reste la
sainteté,
comme amour universel non exclusif
fusionnel,
sacrificiel de soi en apparence, qui m’apparaît d'origine
passionnelle
et totalement étrangère à l'incroyant; elle est
susceptible
d'interprétations ambivalentes. Remarquons qu'elle exige une foi
aveugle en sa mission surhumaine et qui ne peut que mettre
à
l'écart toute règle de prudence et de raison, toute
lucidité
relativiste, au nom d'un "autre" monde surnaturel et surhumain:
le
monde divin et la sainteté exige la grâce, c'est à
dire l'intervention divine. Elle ne peut être que le fait d'une
infime
minorité et donc ne peut permettre de fonder une éthique
commune de la vie bonne: un modèle inaccessible est toujours
nuisible
; il engendre le haine de soi qu'est le sentiment du
péché
et un sentiment d'impuissance à se contrôler en l'absence
de la crainte de Dieu, ce qui entretient non l'altruisme mais
l'égoïsme
dans la recherche de son propre salut dans la soumission aux ordre de
Dieu
et de ses prêtres ; d'où les indulgences, les
prières,
les processions, les confessions, les rituels d'allégeance
à
dieu et à l'église, le culte des saints pour qu'ils nous
sauvent etc.
Le sacrifice de soi prôné par
certaines
religions est par nature ambigu : il est toujours ressenti comme une
dette
par celui qui en est le bénéficiaire. Toute religion
repose
sur ce sentiment de la dette inextinguible vis-à-vis de dieu
dont
le caractère altruiste laisse songeur. Payer sa dette à
l'infini
en renonçant au bonheur terrestre pour mériter le salut
éternel:
ou est l'altruisme "pur" la dedans? Nulle part ailleurs que dans
l'imaginaire
du croyant.
Le pur altruisme supposé de la
sainteté
est-il bien raisonnable, c'est à dire universalisable sans
contradiction?
Si la réponse est non; la sainteté n'est pas un
idéal
philosophique, mais un fantasme religieux contestable, car dangereux
pour
la liberté individuelle (il n'y en a pas d'autre) et la
régulation
raisonné des désirs humains (Rien de trop !) car le
mépris
et la violence, externe et/ou intériorisée
contre
les mauvais instincts « égoïstes » qui font
l'ordinaire
de la condition humaine , est souvent le prix à payer d'une
exigence
morale démesurée et déraisonnable (passionnelle)
de
pureté.
Jusqu'à le réforme de Constantin, transformant le christianisme en religion d’état et en une machine bien réglée de pouvoir au service de l’empereur et des puissants, les romains, pétris de philosophie antique (cf Cicéron), considéraient les chrétiens comme de dangereux illuminés, incultes et intolérants: chanter la joie de mourir pour leur Dieu dans la fosse aux lions, leur paraissait une folie suicidaire qui ne méritait que le mépris de la raison. Dans l'après-christianisme de nos sociétés modernes, dans lesquelles les modes de régulation religieuses autoritaires traditionnelles du désir ont perdu toute efficace et où la puissance du désir peut devenir l'objet d'une marchandisation généralisée réductrice, il est temps de renouer avec une éthique raisonnable du désir autonome qui n’oppose pas l’égoïsme à l’altruisme, mais s’efforce de les composer pour en faire le meilleur usage possible en vue d’accroître la solidarité sans sacrifier l’autonomie indispensable pour bien-vivre dans nos sociétés a-religieuses (laïques) et donc nécessairement individualistes et libérales.