L'amour est un désir complexe
d'union
ou d'association durables vis à vis d'une autre personne qui met
en jeu au moins quatre facteurs imbriqués de manière
différenciée:
1)
le désir esthétique et érotique d'échanger
du plaisir sensible avec l'autre dans
l'expression
de nos pulsions
bio-psychologiques les
plus intimes (érotisme) afin de se reconnaître
réciproquement
comme personnes
singulières. Cela
implique toujours le désir du désir et du plaisir de
l'autre
comme but et moyen de son propre
désir de soi.
Désirer
être désiré pour mieux se désirer soi
même
dans le désir de l'autre est l'objectif, souvent
inavoué pour des
motifs tactique hypocrite de moralité altruiste, laquelle refuse
l'égoïsme par règle du jeu
apparente, de tout
désir
érotique. La preuve? on ne peut aimer quiconque sans s'aimer
soi-même.
2) la tendresse, c'est à dire
l'attachement
amical et ludique à l'autre dans la durée qui met enjeu
le
souvenir des
plaisirs et des
expériences
érotiques et valorisantes partagées et des moments
intenses
vécus ensemble comme
conditions de sa propre
identité
3) Des désirs et des relations partagées avec des objets
sujets et des activités extérieurs ,
sinon communs. (Cela
peut être des enfants
mais ce n'est pas exclusif).
4)
Des valeurs valorisantes compatibles, sinon identiques,
que chacun cherche à incarner dans l'image de soi qu'il
donne à l'autre.
Ces trois facteurs peuvent être combinés selon des intensités diverses et là commencent les problèmes car ces combinaisons varient sans cesse chez les deux et la synchronisation de leurs affects entre les amants ne va jamais de soi, chacun privilégiant (valorisant dans l'image de soi) tel facteur à tel ou tel moment verra dans le sentiment diversement combiné de l'autre motif à frustration légitime de son point de vue narcissique.
Pour gérer ces contradictions fondamentales qui sont d'autant plus prégnantes qu'elles mettent en jeu le narcissisme qui est le désir le plus fort et le plus fondamental de l'homme conscient de lui-même (voir l 'importance de la laideur et de la beauté et de honte ou de l'honneur médiées par la conscience et le regard des autres et les valeurs esthétiques et éthiques ambiantes dans le rapport de chacun à son corps), il convient d' instaurer des règles du jeu et de dialogue, par le corps et la parole, plus ou moins ritualisées et codées mais toujours inventives dans l'expression improvisée des affects qu'elles rendent possibles (comme les règles de grammaire de la langue) par lesquelles nul ne cherche à satisfaire la forme complexe concrète de son désir sans tenir compte de celle du désir de l'autre dans sa durée et son évolution toujours imprévisible.
Ces règles impliquent des conditions
objectives et subjectives dans une société
libérale
comme la notre:
1)
l'égalité comme réciprocité
dans un rapport des forces et de puissance affirmé comme tel.
sur
fond de défection
et de concurrence toujours
défini comme possible.
2)
la pluralité des rôles symboliques masculin/féminin
et
le jeu ouvert de leur alternance en chacun
3)
La bienveillance (confiance) comme
position
relationnelle préalable sauf en cas de défection.
laquelle
doit être
reconnue et
sanctionnée
(sauf demande de pardon).
4)
L'humour qui dédramatise les
conflits
tout en les exprimant
Ces principes régulateurs pragmatiques ne garantissent pas le succès de l'amour, lequel déborde, dans sa complexité concurrentielle, toute règle du jeu, mais préservent de la certitude de l'échec. Car le désir de l'autre ne nous appartient pas et heureusement sinon notre propre désir laisserait la place à l'indifférence que suscite la chose que nous croyons posséder sans craindre d'en etre dépossédé par l'effet du désir d'autrui.
Enfin et là est la difficulté suprême, La gestion régulée des contradictions de la relation amoureuse est enfin toujours soutendue (taraudée) par la pulsion de déliaison que Freud, après Kant (l’insociable sociabilité) avait reconnue comme fondamentale de l'humaine condition: S'affirmer contre l'autre , ou dans la destruction de la relation toujours peu ou prou frustrante et pour ce faire dans la destruction de l'autre et sa domination, voire dans l'auto-destruction (agression introjectée) est une forme primaire de jouissance compensatrice et/ou décompensatrice de toute frustration ou échec amoureux. La violence passionnelle destructrice dominatrice est donc indissociable de l'amour et son risque permanent en cas d'échec, si tant est que celui-ci ne soit pas désirable de par l'effort permanent de décentration narcissique sur soi même que cette gestion des contradictions de la pulsion amoureuse, sans garantie de succès et, par cela, précaire et décevante, impose au sujet; pour s'en prémunir mieux vaut le savoir et renoncer à croire aux sornettes mensongères sur les miracles de l'amour "purement moral" à la Lévinas, sur l'harmonie sans conflits du désir purement altruiste, qui masquent (très mal) la violence destructrice derrière l'autodestruction et/ou l'abnégation sacrificielle du sujet.
Qui veut jouer à l'ange ...soumettra nécessairement la pulsion érotique à la pulsion de mort, sous une forme ou une autre, "morale" ou immorale...
C'est pourquoi, l'amour n'est pas et ne doit pas être un don gratuit; démonstration:
Certains, prenant
très
au sérieux (ou trop déterminés par leur
éducation
bien-pensante à prendre très au sérieux)
l'idée de don
gratuit
et l’amour dont il semble la règle, comme idéal
éthique,
veulent en faire le fondement d'une
éthique universelle
en droit, responsable et réaliste, et croient que toute autre
attitude
serait éthiquement
condamnable car
égoïste.
Cette vision moraliste qui voudrait faire de l’amour le fondement d’une
éthique
universalisable en droit
me semble contradictoire. Et je voudrais montrer en quoi.
Tout d'abord, pour
être
assuré soi-même de n'être pas
intéressé
il faudrait se prendre pour un saint prêt à tous les
sacrifices au profit:
- soit des donataires qui
recevraient sans être obligés de rendre et de donner
à
leur tour ;
- soit à l’auteur
du don lui-même qui deviendrait, à son corps
défendant,
aux yeux du donataire, son créancier (voir
le potlatch).
Le don sans
réciprocité
crée donc nécessairement une relation inégalitaire
entre donateur et donataire. L'amour
dans l'abnégation
de soi au profit d'autrui rend ce dernier gagnant ou perdant du jeu du
don, selon l’idée qu’il se
fait du don et/ou s'il
ne partage pas, au même titre que le donateur, le sens qu’il
confère
à son sacrifice: on se met
donc forcément en
position de perdant ou de gagnant dans la relation de don, soit en
conférant
à autrui le rôle
d’obligataire du don ou,
au contraire, en se sacrifiant pour lui sans réciprocité,
au moins implicite. De plus, qui
serait assez sot pour faire
un tel sacrifice sans être convaincu que l'autre est
foncièrement
bon et donc qu’il le
mérite, car sinon
il prend le risque de favoriser les méchants
(égoïstes
exclusifs) aux dépens des bons (ceux qui
sont prêts à
donner à leur tour).
Ainsi cette morale de
l’amour
universel par le don de soi à autrui sans retour implicite (la
pure
bonté altruiste)
suppose que tous les hommes
la partage ; or cette supposition va à l'encontre de toute
l'expérience
des relations
humaines , car celles-ci
manifestent, qu'en dehors de cas rarissimes, elles s'inscrivent
toujours
dans des rapports
de forces entre des
intérêts
et désirs individuels et collectifs particuliers plus ou moins
concurrents
(l'alliance
étant toujours
conjoncturelle).
On ne peut donc supposer, sauf par naïveté qui ferait le
jeu
des cyniques, que tous
les hommes (y compris
soi-même)
soient des saints pour fonder une éthique universalisable en
droit
de l’amour
comme don de soi sans
réciprocité;
d'autant moins que la morale chrétienne n'est pas, et de loin,
pratiquement
dominante dans les affaires
du monde, y compris chez ceux s’en réclament.
La seule éthique
réaliste rationnellement universalisable est donc celle qui
s'inscrit
dans le jeu de la réciprocité
donnant/donnant ou
donnant/perdant
dès lors que l'égalité des chances est plus ou
poins
en droit garantie (voir
l’éthique du sport),
sinon établie en fait (en cela, sur le plan socio-politique, la
lutte des classes est indispensable)
; sauf à croire
à une mystique pseudo-chrétienne de la bonté
universelle
qui aurait oublié le dogme du péché
originel ; ce que toute
l'histoire passée et présente dément comme tout
chrétien
lucide ne peut pas ne pas prendre
en compte. C'est pourquoi
Saint-Augustin et Pascal, en tant que chrétiens
conséquents
et avertis, ont raison
d'opposer la cité
céleste à le cité terrestre pour définir la
justice (voir le texte de Pascal que j'ai publié sur ce
forum)
Les religions
institutionnelles
(les seules qui ont forgé les civilisations), y compris celle
qui
se réclament de
l'amour universel, n'ont
jamais fait la preuve de leur capacité à juguler la
violence
inter-groupes sinon
intracommunautaire,
lorsqu'elles
n'étaient pas les premières à l'utiliser sans
vergogne
au profit de leur ambition de
pouvoir au nom des valeurs
sacrées (amour compris) dont elles se réclament. C'est
à
mon sens un indice de plus
pour penser que cet amour
universel est une illusion et que le risque de la violence est toujours
déjà là dans le fruit
contre lequel l'appel
à
l'amour désintéressé n'est que peu de poids pour
l’immense
majorité des individus qui ne
sont pas prêts
à
se sacrifier pour leur éventuels adversaires et ennemis. C'est
donc
la gestion raisonnée du conflit
qui doit être le
but du droit et que dans ce domaine de l'universel il vaut mieux (c'est
plus réaliste et plus efficace
pour la
sécurité
et la coopération entre des individus qui ne s'aiment pas
forcément),
comme le disait Hobbes, afin
de limiter le risque de
violence par le droit, supposer l'homme méchant que bon.
Quant au jeu de l'amour
(et du hasard) , il ne concerne que la vie privée, c'est
à
dire les relations singulières et non
universalisables des
personnes
qui se choisissent à l'exclusion des autres. L'amour, comme
sentiment
forcément
partial, n'a donc rien
à voir avec la justice et ne peut en aucun cas lui servir de
fondement
ou de modèle idéal ;
d'ailleurs les amoureux
le savent bien qui font passer leur amour mutuel avant toute autre
considération.
Les
amoureux se croient seuls
au monde et du point de vue de leur amour ils n'ont pas tort de le
privilégier
par
rapports à des
relations
externes: rien ne se fera et ne perdurera entre eux sans cette
hiérarchie
des priorités ; "nous c’est nous" et les autres viennent
après.
Cette exclusivité et cette hiérarchie sont les preuves
même
de l’amour entre deux personnes qui s’affirment et s’instituent
réciproquement,
par cela même, dans leur incomparable identité.
Trois questions doivent être posées à qui prétend être capable d'aimer gratuitement, sans retour :
1) Serait-il capable
d'aimer
qui ne les aime pas et le leur dit clairement ?
2) Aurait-il raison de
persister dans cet amour sans retour du point de vue de qui ne les aime
pas ?
3) Supporterait-il
d'être
aimé aveuglément et sans condition sans aimer la personne
qui l'aime, au risque que l'autre
se sacrifie pour lui par
amour ?
Si l'on répond
non
ne serait-ce qu'à une des trois questions, alors cela veut dire
que l'amour doit être réciproque ou
n'est que souffrance ,
domination et cruauté inutile.
Est dominé en amour
celui qui aime plus que l'autre.
Il y a donc au moins deux bonnes raisons pour refuser d'être aimé sans conditions, ni espoir retour:
1) Il est impossible de
satisfaire la demande d'amour de qui vous aime et que vous n'aimez pas:
si vous faites
semblant, vous seriez cause
de déception et de souffrance; mieux vaut dire franchement que
vous
refusez cette
demande à laquelle
vous ne pouvez et donc ne devez pas répondre dans
l'intérêt
(au sens large) de celui qui vous
aime, sans retour:;, le
respect que vous lui devez vous impose de ne pas répondre
à
son amour.
2) L'amour non
réciproque,
dont on est l'objet, avantage toujours celui qui aime aux dépens
de celui qui n'aime pas
(ou qui aime "moins").
Qui aime est toujours dépendant de la personne aimée et
qui
n'aime pas car celle-ci peut
exercer un chantage
efficace
sans craindre d'être "désaimé en retour ("si tu
n'obéit
pas je fous le camps") et donc
détient un
irresistible
pouvoir de séduction (pouvoir de manipuler du désir de
l'autre
à sa guise). L'amour non
réciproque
inégalitaire
est donc nécessairement source de domination.
Donc c'est
l'égalité
des forces dans la réciprocité de l'amour qui rend
possible
le respect de chacun en une relation
d'amour mutuel
libérale.
L'amour inconditionnel
pour
qui aime est la plus mauvaise stratégie amoureuse qui soit: il
se
met en position de
faiblesse, de n'être
ni respectable, ni aimable. Relire un des plus grands stratèges
en matière d'amour: Marivaux.
On peut réver d'un amour absolu; mais, dans la réalite, ce rêve tournera nécessairement au cauchemard.