Prémisses
et origines philosophiques du
libéralisme
Textes
de référence:
Textes de
Hobbes
Textes
de Locke
Textes de
Rousseau
Textes
de Mandeville
Textes de A.Smith
Textes
de Benjamin Constant
Textes de John Stuart Mill
Textes de Friedrich Hayek
Introduction:
Je
voudrais d’abord signaler une équivoque concernant le terme de
libéralisme pour
la lever : chez nous le mot, sous l’expression de
néo-libéralisme, est
synonyme de capitalisme sauvage et de la liberté d’entreprendre
des seuls
détenteurs des capitaux aux dépens des salariés,
alors qu’aux USA le terme est
connoté à gauche ; il désigne le courant
culturel et politique qui fait de
progrès social et des libertés concernant les mœurs et
les opinions la
conditions de la liberté individuelle. Or, si on se rapporte
à l’origine
philosophique du terme c’est à l’évidence le sens nord
américain qui s’impose
car le libéralisme est une invention des Lumières contre
les formes
conservatrices traditionnelles-religieuses et inégalitaires du pouvoir sociétal pour promouvoir le
progrès politique, social et culturel pour tous. Ma thèse
sera ici de montrer
en quoi cette équivoque procède d’un véritable
détournement de sens visant à
présenter les progressistes comme des ennemis de la
liberté, comme des
anti-libéraux, sinon des totalitaires voulant asservir les
individus à la toute
puissance de l’état ; ce détournement vise à
faire consentir le plus grand
nombre aux mesures les plus anti-sociales d’un capitalisme
dérégulé
Ainsi cette liberté individuelle, spontanée, voire naturelle, nous y reviendrons, est de fait ego-centrée, voire égoïste ; chacun est à lui-même sa propre fin et fait des autres, dans le meilleur des cas un moyen, et dans le pire un obstacle-concurrent à écarter, sinon à détruire. Elle implique la capacité reconnue d’entreprendre sans se soucier des intérêts des autres, à l’exception éventuelle de ses proches, sinon à ne les considérer que pour se satisfaire soi-même. Plus de fidélité ou d’attachement durables, de soumission à un ordre social immuable, et encore moins transcendant. L’égoïsme est inscrit dans la nature passionnelle des hommes et ce que le christianisme voyait comme un péché originel est un état nécessairement indépassable pour l’immense majorité des individus. Loin de prétendre les transformer, ce qui est impossible sans les terroriser, il faut donc les mettre en condition de satisfaire leur égoïsme sans nuire aux autres. Les saints, s’ils existent, sont au delà de l’humaine condition et une société de saints serait proprement inhumaine. L’idéal de sainteté est, pour l’immense majorité, irréaliste et, de fait, ne peut qu’encourager l’hypocrisie et inciter à la haine violente de soi et des autres.
Mais chacun sait, les libéraux en premiers, que la liberté individuelle comme fondement du droit, plus encore lorsqu’elle s’exprime d’une manière privilégiée dans le droit de propriété privée des biens de production et d’échange, n’implique qu’une égalité formelle et non pas une égalité sociale ou réelle et que cette inégalité réelle risque de compromettre à son tour l’égalité des droits et en particulier celle des chances, pourtant considérée par les libéraux comme indispensable à la société libérale qu’ils appellent de leur vœux , c’est à dire à une société qui accorde à chacun le même droit au bonheur et à la réussite. Pensons à l’héritage économique et culturel : celui-ci ne tarde pas à introduire des différences en terme de chances et de handicaps dans la concurrence pour la réussite et l’accès au bonheur. La liberté définie comme la capacité d’agir par pour soi au mieux de ses intérêts est alors dépendante du pouvoir social, des moyens de les obtenir et des ressources au départ inégales que chacun a à sa disposition pour le conquérir. Un société vraiment libérale abolirait l’héritage, mais du même coup prendrait le risque de se mettre en contradiction avec la motivation principale qu’elle reconnaît aux individus, à savoir : agir pour le plus grand profit possible pour soi-même et ceux qui seront nos héritiers. Que ce passerait-il en effet si les individus ne visaient qu’à satisfaire leurs seuls intérêts, sans autre perspective que leur fin de vie ? En vieillissant ils se détourneraient de toute initiative d’enrichissement productif pour ne plus songer qu’à dilapider leurs biens, selon la formule : « Après nous le déluge ».
Cette réelle inégalité des chances risque alors de reproduire une société de castes de fait et cela sans aucune justification religieuse ou de mérite aux yeux de ses victimes et devient donc illégitime et contestable au point d’être nécessairement ressentie comme injuste par ceux qui ne bénéficient pas de conditions suffisantes pour faire valoir leur droit, en droit identique, de s’enrichir. Et cela d’autant plus que, sous la forme du salariat, est réintroduite dans les faits la dictature des possédants sur les dépossédés qui doivent vendre leur force de travail pour vivre et se reproduire. Le libéralisme, sous la forme du capitalisme, apparaît engendrer l’injustice comme les nuées engendre l’orage et cette injustice à son tour compromet la liberté du plus grand nombre qu’il prétend défendre. La légitimité du pouvoir capital et de la propriété privée des biens sociaux que sont les biens de production et d’échange est radicalement compromise par son incapacité à se transformer en valeur valant pour chacun, car son universalité théorique (tout le monde peut devenir capitaliste ou propriétaire) alors apparaît pratiquement comme une mystification au service des seuls intérêts des possédants dans l’exploitation « légalisée » qu’elle autorise et garantit de la force de travail. Le capitalisme se retourne contre le libéralisme dont il s’efforce sans succès d’exploiter le prestige sous la forme de l’apparente valeur de la liberté universelle (pour tous sans contradiction).
Si, comme il a été démontré historiquement, aucune société ne peut être à la fois libérale et réellement égalitaire et que néanmoins une société libérale ne peut se dispenser de se soucier de justice sans prendre le risque de la violence sociale, peut-on sinon résoudre, du moins traiter cette contradiction pour en réduire les effets potentiels de violence et de domination? Peut-on, sans sortir du libéralisme théorique, penser une société plus juste dans les faits et sinon égalitaire du moins inégalitaire et qui serait libérale ? Si non pourquoi et si oui à quelles conditions et dans quelle limites ?
1)
Libéralisme
politique et droit naturel
Pour comprendre le libéralisme il faut d’abord comprendre qu’à la fois il vient de la conception chrétienne traditionnelle de la liberté et qu’il la refuse.
1-1 Le liberté au sens traditionnel chrétien.
Les sociétés théocratiques ou fondées sur la référence à une puissante divine transcendante, ne reconnaissent, au mieux, la liberté que comme capacité à choisir entre le bien exigé par Dieu et le mal dont une des sources réside dans la corps et les passions humaines, particulièrement, dans le désir égoïste illimité de possession et de jouissance sensible et sensuelle et la vanité ou l’orgueil.. Ce désir est naturel mais il est aussi source de conflit et de guerre permanente et de violence indifférenciée de tous conte tous (Hobbes); Les hommes ne peuvent vivre sans s’entredétruire qu’en se soumettant volontairement et sous la menace de sanction post-mortem, à la volonté divine inscrite dans des textes sacrés et relayée par l’autorité, morale et politique , des prêtres et des princes investis de la puissance divine. Pour les chrétiens le péché originel réside d’un part dans la nature corporelle et désirante de l’homme (la chair) et d’autre part dans le choix du mal humain (la chair) contre le bien divin (l’esprit ou amour de Dieu). La liberté est donc ambivalente, elle est à la fois puissance du mal et du bien. Aussi doit-elle être encadrée par la puissance ecclésiale et politique-spirituelle pour être orientée au bien. Il convient toujours, et ce si possible dès l’enfance, de forcer les hommes à être libres en vue du bien, c’est à dire à faire le choix, à la fois contraint et consenti en vue du salut, de Dieu, du surnaturel, de l’au-delà paradisiaque de la mort, contre la mal naturel. Alors les hommes seront sauvés grâce à Dieu et contre la partie désirante d’eux-mêmes. Si la liberté est naturelle, inscrite dans la nature de l’homme, elle ne peut spontanément s’exprimer que sous la contrainte salvatrice consentie, indissociable de la foi religieuse. Les droits de l’homme se confondent alors avec le droit divin à exercer sa grâce et sa puissance contre sa nature peccable condition du plein exercice du bon usage de son entière liberté de choix.
Or cette vision chrétienne traditionnelle de la liberté suppose un monde hiérarchique stable ordonné par les puissances spirituelles (l’église et la pape) et temporelle (le monarque de droit divin) plus ou moins réconciliées par la soumission du second au premier. Lequel ordre exclut nécessairement la pluralisme des croyances et des valeurs, qui dans un contexte fortement théocratique, met en péril l’unité politique et sociale des royaumes, voire la paix civile sous la formes de guerre de religions ; guerres par nature hyperviolentes et interminables car s’auto-justifiant indéfiniment de l’autorité divine absolue contre les mécréants et les hérétiques et les autres confessions désignées comme le mal radical avec qui aucun compromis n’est permis et donc possible, tout au moins en interne. De plus cette vision est incompatible avec le développement des relations marchandes comme modèle général des relations humaines qui opèrent sur une base non–hiérarchique égalitaire et contractuelle donc volontaire : celle du donnant/donnant entre valeurs équivalentes exprimables sous une forme monétaire abstraite en vue de la satisfaction des désirs matériels mais toujours aussi symboliques et culturels mutuels d’ individus libres de les manifester sans aucune restriction morale et/ou promesses sacrificielles en vue du salut : dans la relation marchande la libre concurrence permet à chacun de choisir à chaque instant la relation à qui lui propose le meilleur produit au meilleur coût du seul point de vue de ce qu’il estime sont intérêt personnel égoïste qui peut inclure, mais pas nécessairement, ses proches, mais exclu les autres en général. L’intérêt privé est affirmé sans souci d’un intérêt général quelconque, sauf sous la forme d’une agrégation strictement descriptive et arithmétique et non pas normative des intérêts individuels : les tendances du marché. La société tend à devenir une société de marché sans interdit moral transcendant vis-à-vis de l’affirmation du désir de jouir de ses biens et de s’enrichir ici-bas et, plus largement de sa libération des carcans traditionnels religieux opérant au nom d’un bien supérieur antagoniste . Entre dieu et l’argent, il faut choisir (Mathieu). Et ceux qui ont de l’argent et qui se livre au commerce, y compris de la monnaie, dans le but d’en avoir toujours davantage, feront toujours passer leur intérêts terrestres avant la nécessité de la charité quant ils ne feront pas de celle-ci un paravent de leur avidité. Enfin cette vision chrétienne traditionnelle qui interdit ou fait obstacle à toute remise en question des savoirs et des techniques qui désenchanteraient la vision religieuse et finaliste, sinon fataliste, du monde, désenchantement dont pourtant la développement de la société marchande a nécessairement besoin. Seuls ceux, certains néo-calvinistes anglo-saxons, qui verront dans la réussite économique et la richesse capitalistique le signe d’une élection divine due à des capacités morales paradoxalement hautement puritaines (au moins en apparence) tenteront outre-atlantique de récuser hypocritement, consciemment ou non, un tel choix et feront des inégalités entre riches et pauvres l’expression d’un inégal mérite moral fondé en religion. Sans grand succès dans les pays catholiques ou luthériens. Le dollar deviendra pour les USA, comme vous le savez, l’expression même de la vérité divine. Ce qui continuera à nous choquer comme nous choque aujourd’hui certains aspects de la politique états-unienne qui mêle sans vergogne la religion à l’argumentation politique et la guerre pour le pétrole au combat pour la démocratie et contre l’axe du mal.
Pour
se
sortir de la guerre de religion permanente
en Europe la tradition chrétienne a d’abord tenté le
fameux principe de
compromis « un prince, une religion » ; or
ce principe
aboutissait, sur fond de crise religieuse et de la foi du au
développement des
sciences et du commerce, à expulser hors de France au profit de
la Prusse, par
exemple, les protestants les plus
dynamiques pour le développement économique et à
continuer à pratiquer
l’intolérance d’état à l’intérieur.
L’échec était alors patent : on ne
pouvait concilier liberté chrétienne d’un
côté et liberté de conscience et
économique de l’autre. Le modèle théocratique et
hiérarchique/monarchique du
pouvoir ne pouvait plus fonctionner, c’est à dire ne pouvait
plus garantir la
sécurité et la paix dans la justice vécue. Sa
légalité s’imposera
progressivement comme illégitime et
tyrannique
au regard et au profit des droits dits naturels des hommes par
opposition aux
devoirs et droits divins et cela d’autant plus que les guerres
politico-religieuses incessantes ruinaient leurs espoirs de s’enrichir,
voire
de survivre.
Dans ces
conditions l’idée de liberté
est libérée de la soumission, de
moins en moins consentie, à Dieu et à une morale
extérieure, voire contraire,
au désir humain, c’est à dire au « devoir par
devoir » selon la
formule de Kant, et tend à se confondre avec le droit de chacun,
défini comme
naturel, de rechercher son propre bonheur ici-bas.
1-2 La liberté comme droit naturel
Parler de
droit naturel au bonheur, c’est à dire à
la réalisation de son désir spontané
indissociablement d’être et d’avoir dans
le monde, c’est inscrire la liberté dans l’immanence de notre
nature désirante.
Le droit naturel devient alors le fondement du droit civil en
l’arrachant au
droit divin reçu alors comme un devoir contraignant
injustifié, car contraire à
la nature sensible de l’homme. La déclaration d’un
droit naturel à la liberté du désir est
donc l’affirmation que
les individus n’appartiennent ni à une église, ni
à une société, mais qu’ils
s’appartiennent à eux-mêmes et qu’il sont seuls juges de leurs relations aux
autres dans le cadre de contrats volontaires négociables. Ceci
veut dire aussi
que les droits de l’homme sont le fondements des droits du citoyen et
non
l’inverse . L’idée de droit naturel à la
liberté ou autonomie est donc
opposée à celle d’une nature soumise des hommes à
un quelconque ordre
transcendant , fusse celui de Dieu ou de l’état, pour qu’un
ordre social soit
possible . Mais encore faut-il , pour cela , définir plus
précisément cette
nature humaine qui est supposée devoir être
considérée comme libre par et pour
elle-même et l’usage social qu’il convient d’en faire pour
éviter l’anomie
sociale et la guerre de tous contre tous . En quoi et pourquoi la
nature
humaine peut-elle dite libre et devenir le principe fondamental d’un
ordre
social juste , au point de considérer comme in-humaines ou
infra-humaines ou
pré-humaines toutes les
sociétés
théocratiques et holistes traditionnelles et jusqu’à faire de la monarchie de droit divin absolue
et des hiérarchies
sacralisées des institutions sociales contre nature ?
Plusieurs positions
libérales sont ici possibles et se sont fait concurrence,
jusqu’à marquer
encore de nos jours la vie politique. Trois d’entre elles sont
significatives:
- Celle
qui fait du droit civil et politique inégalitaire le
prolongement apparemment
paradoxal du droit naturel égalitaire, et qui légitiment
les inégalités
sociales et politiques , dès lors qu’elles sont le fruit des
talents
individuels tels qu’ils s’expriment « justement »
dans le jeu de la
concurrence ou d’un contrat politique indispensable à
l’unité et à la cohésion
du corps social.
- Celle
qui fait du droit civil formellement mais non réellement
égalitaire, le
prolongement du droit naturel.
-
Et
celle qui fait du droit civil
un droit construit pour refondre
artificiellement un équivalent de l’égale liberté
naturelle dans l’état de
société en visant à réduire les
inégalités qui la traversent.
Nous reconnaissons là les
oppositions entre les conceptions de Hobbes, de Locke et de Rousseau
qui sont
au cœur de la pensée libérale et continuent en profondeur
à l’animer, mais dont la
première et la dernière en sont
les bornes extrêmes ou limites, au point, pour certains, d’en
devoir être
exclues. Ces oppositions ne doivent pas nous étonner :
elles sont l’expression
du problème majeur de la pensée libérale, à
savoir : comment concilier la
liberté individuelle toujours tentée par
l’égoïsme avec l’exigence d’un ordre
collectif qui suppose peu ou prou que chacun se soumette à une
loi extérieure
contraignante ?
1-3 Les
oppositions
internes du libéralisme
Mais il y a une grande différence
politique, économiques
et sociales entre ces trois positions libérales : dans la
première
(Hobbes), on ne peut concilier l’immoralisme du désir humain et
la morale
sociale pacificatrice que si les désirs égoïstes
s’expriment sous la domination
consentie d’un intérêt personnel absolument dominant
devenu par contrat
l’intérêt de tous à la paix civile, celui du
monarque absolu de droit
humain ; dans la seconde (Locke) les désir
égoïstes peuvent et doivent
s’exprimer pour que les hommes soient heureux et ces désirs ne
deviennent
mauvais que lorsqu’ils s’expriment dans la guerre et non dans la
relation
commerciale (le doux commerce cher à Montesquieu) ou la
politique sous le
contrôle démocratique des autres dans le cadre d’un
état de droit qui dispose
d’une délégation de pouvoir de la part de la
majorité des individus-citoyens et
cela dans une société égalitaire en droits
mais non en richesse ou en puissance
sociale ; inégalité réelle
nécessaire pour rendre possible un dynamisme compétitif
favorable à tous; dans
la troisième (Rousseau) il convient rendre les individus
solidaires, c’est à
dire bons, dans une société égalitaire en droit et
en moyens. Dans la première,
et la seconde l’état est réduit à sa fonction de
régulation et de pacification
plus ou moins contrainte, des
égoïsmes
nécessaires, indissociables de l’exercice de la liberté
naturelle et dans la
troisième l’état est le régulateur et
l’éducateur de la liberté qui, devenue
civile, n’est plus naturelle et le régulateur, voire le
gestionnaire de le vie
économique en un sens moral en vue d’une réelle
égalité et coopération
solidaire, volontaire et désintéressée entre
tous . Ainsi dans la
première
(Hobbes) le libéralisme économique
privé a pour condition un anti-libéralisme politique
radical conventionnel
(artificiel), seul capable de mettre fin par la loi et la puissance du
souverain absolu au risque de la guerre de tous contre tous. Dans la
seconde
(Locke) le libéralisme économique a pour condition le
libéralisme politique et
religieuse (mis à part l’athéisme et le papisme
intolérant) et l’état est
réduit à sa fonction de régulation et de
pacification, des égoïsmes
nécessaires, indissociables de
l’exercice de la liberté naturelle limitée et garantie.
Dans la troisième
(Rousseau) le libéralisme politique a pour condition une limitation par l’état du
libéralisme économique afin de
promouvoir l’égalité sociale réelle de producteurs
et artisans autonomes et
sans employés; pour ce faire,
l’état
doit être l’éducateur de la liberté qui, devenue
civile, n’est plus naturelle
pour en préserver l’égalité, ainsi
que
le régulateur, mais non l’administrateur, de le vie
économique en un sens moral
en vue d’une réelle égalité et coopération
solidaires, volontaires et
désintéressées entre tous ?
Chaque position revendique la bonne définition du libéralisme contre l’autre :
Les
deux premières au nom de la liberté naturelle
tempérée par une religiosité
plurielle traditionnelle dépourvue d’église disposant
d’un pouvoir
supra-étatique et/ou par un état (absolu ou
démocratique) garant des libertés
individuelles et du droit de propriété qui favorise la
concurrence économique
et l’égalité des droits économiques sinon des
chances.
L’autre au nom d’une
liberté naturelle
remodelée ou transformée en liberté civile ou
civilisée par l’état éducateur
qui instaure l’égalité des droits et la soumission des
intérêts particuliers à
l’intérêt commun, expression d’une volonté
générale dont l’état revendique le
monopole de la représentation
rationnelle.
Les deux premières
considèrent que
la libre concurrence et
l’égalité formelle du droit à la
propriété privée suffit à établir la
justice
sous condition de faire cesser l’insécurité, dès
lors que les différences
sociales entre les individus ne sont que l’expression des
différences des
mérites et des talents individuels ; la dernière
considère que les
inégalités sociales sont à l’origine de
l’inégalité des chances, donc
d’une réelle inégalité des droits et
d’un égoïsme mettant en danger l’expression d’une
authentique volonté générale
solidaire. Pour elle, la justice, au contraire des deux
premières positions,
implique, comme condition nécessaire, la réduction des
inégalités réelles afin
d’instaurer une véritable égalité des droits et
que la liberté naturelle,
retravaillée par l’éducation des citoyens par
l’état républicain, puisse
s’exprimer dans les conditions de la société.
Si les hommes son également libres en
nature pour l’une et
l’autre position, il suffit pour les premières de mettre en jeu
cette liberté
naturelle dans des conditions qui mettent chacun en situation de faire
valoir
pacifiquement ses talents pour bénéficier justement de
son mérite propre sans
avoir à se soucier des autres sinon pour satisfaire, par son
travail soumis à
la concurrence, leurs désirs individuels de s’enrichir et de
consommer. Pour la
dernière au contraire, il convient d’ instaurer les conditions
de l’égalité
sociale, au moins des chances, pour
faire en sorte que la liberté naturelle des uns, les riches et
les puissants,
ne devienne pas « la liberté du renard libre dans le
poulailler
libre »
Entre ces trois positions le choix est problématique, si la première, celle de Hobbes, s’est trouvée rapidement disqualifiée au profit de la seconde par l’effet de cette contradiction interne qui consiste à faire garantir la liberté privée de chacun sur celle d’un monarque échappant à tout contrôle et donc susceptible d’abuser de son pouvoir aux dépens de la liberté des autres, ce que l’histoire démontre, le choix entre la seconde (Locke) et la troisième (Rousseau) repose sur la question de savoir si la concurrence et la compétition sociale réglée par le droit contractuel garanti par l’état est mieux à même que l’état pour obliger les individus à faire un bon usage de leur liberté naturelle afin de la rendre civile (pacifique et coopérante). On peut tout aussi bien penser, en effet, que la concurrence en vue du profit est plus libérale, c’est à dire conforme à l’initiative individuelle, au bout du compte profitable à tous, que penser que la concurrence n’est jamais égalitaire et qu’elle avantage nécessairement les plus favorisés ou les plus chanceux aux dépens de la majorité mettant en cause leur initiative ou marge de manœuvre sociale, récréant ainsi les conditions de la guerre des pauvres contre les riches, voire de tous contre tous . Il nous faut donc étudier la relation complexe entre le libéralisme, d’une part, et la concurrence économique et la compétition sociale, d’autre part pour nous interroger ensuite sur le rôle de l’état dans la mise en œuvre d’une authentique égalité ou justice libérale, si cette notion a un sens, entre les individus.
Textes de Hobbes
Textes de Locke
Textes de
Rousseau
2) Libéralisme et Concurrence
De la liberté naturelle à la
liberté civile par la
médiation du marché
2-1 Du libéralisme paradoxal ou
inconséquent
Les
positions de Hobbes et de Rousseau sont du
point de
vue libéral paradoxales.
La seconde (Rousseau) tente de fonder la liberté politique
sur la
réduction, voire
la suppression des
inégalités sociales
et économiques. Ce faisant elle fait du peuple absolument
souverain la source d’une
législation égalitaire, voire
égalitariste, seule capable de rendre possible un authentique
intérêt commun et
une volonté générale qui s’impose aux
intérêts particuliers. Mais l’expression
de cette volonté générale suppose trois conditions
extrêmement restrictives: D’abord
que tous les citoyens unis par contrat au tout de la
société soient, sinon
d’accord sur tout, au moins sur la nécessité de
réduire la liberté économique
afin de rendre impossible le développement d’une
économique dynamique et
progressive mettant en jeu les désirs et passions
illimités des individus.
Cette économie frugale du besoin naturel par opposition à
celle des désirs
artificiels implique à son tour une société
communautaire, voire
communautariste peu nombreuse dans laquelle tous se connaissent
personnellement,
fermée et indépendante des autres, réellement,
c’est à dire socialement et
économiquement, égalitaire, dont le ciment
idéologique est une religion civile
obligatoire qui « sacralise » la
communauté aux dépens des désirs
individuels et des autres sociétés. Ensuite elle suppose
le pouvoir exécutif
fort d’une élite de magistrats non directement
contrôlables par les
individus-citoyens , indépendante du pouvoir législatif
du peuple, afin de
faire respecter par chacun, y compris par la contrainte et la menace de
mort,
cette égalité et l’expression de cette volonté
générale transcendant les désirs
et intérêts particuliers qui en est la conséquence.
Enfin elle exige des
citoyens vertueux dans leur plus grande majorité,
dépourvus d’égoïsme et qui
accepteraient, plus volontairement que par la contrainte, de sacrifier
ou de
mettre au service de la communauté leurs personnes, leurs biens
et leur liberté
ou pouvoirs naturels. Autant dire que la position de Rousseau reste
inapplicable à la quasi-totalité des
sociétés humaines existantes, sauf à
prétendre les révolutionner par la violence et la terreur
extrêmes ; ce
qui de l’aveu même de Rousseau conduirait au pire désastre
social qui
soit : la fin du contrat social et à
la guerre civile qui elle même fait cesser toute
moralité.
Idéalisme et réalisme éthique.
Hobbes, nous venons de la voir, fonde la sociabilité humaine sur la peur, au point disait-il qu’il faut toujours supposer l’homme naturellement méchant (possessif et vaniteux) et qu’ il convient qu’il se soumette et soit soumis à un souverain au pouvoir absolu afin de sortir de l’état de guerre spontané de tous contre tous, alors que Rousseau fonde cette sociabilité sur la vertu cultivée par une société civile égalitaire répressive de la liberté égoïste d’entreprendre et de la perversion sociale de l’amour de soi transformée par l’inégalité sociale en amour propre ; laquelle vertu sociale communautaire est censée retrouver l’innocence naturelle perdue, constituée par l’amour de soi indissociable de la pitié naturelle. Mais par delà leur opposition de principe les deux conceptions reviennent au même, à savoir refuser l’humaine condition telle qu’elle est , à la fois spontanément et indissociablement sociale et égoïste. Ce refus repose sur l’idée que la sociabilité est toujours forcée. Or la condition humaine est au contraire dira plus tard Kant, en employant l’expression d’ « insociable sociabilité », irréductiblement marquée par l’alliance conflictuelle entre l’égoïsme et la sociabilité qui traverse et anime le désir spontané, à la fois individuel et universel, du bonheur et de la reconnaissance,. Refuser l’un au nom de la vertu égalitaire et communautaire ou l’autre au nom de la méchanceté violente naturelle de l’homme, c’est donc refuser l’humain dans l’homme au profit, soit d’un infra-humain politiquement liberticide, soit d’un surhumain moral inaccessible et qui l’est tout autant, bien qu’individuellement. Par contre ce qui permet de lier, chez les philosophes libéraux cohérents de Mandeville à Hayek, la liberté politique et la liberté économique, c’est l’idée et le fait que la liberté individuelle n’est pas nécessairement associable, voire qu’elle peut être, dans son égoïsme même et à certaines conditions, la condition d’une sociabilité pacifique et coopérante. Pour penser le fondement indissociablement rationnel et factuel de ce lien, les penseurs libéraux vont s’efforcer de développer non une morale idéale de ce que devraient être les comportements humains pour devenir sociaux mais une théorie des sentiments moraux tels qu’ils rendent spontanément possible cette sociabilité, sans répression excessive de l’initiative individuelle.
Ainsi pour Mandeville, une société humaine moralement vertueuse ou purement altruiste serait invivable, ce sont au contraire les vices : à savoir le désir égoïste de posséder, de consommer le maximum de plaisirs, le goût du luxe et du pouvoir, autant d’expressions de la passion vaniteuse, qui motivent les hommes à jouer un rôle social et qui font marcher la société toute entière dans le sens d’un progrès dans lequel chacun peut croire y trouver son compte ; sans cette frénésie du désir, tous s’appauvriraient puisque les pauvres ne pourraient pas être employés par les plus riches et dans l’égalité vertueuse nul n’aurait l’espoir de s’enrichir et de voir sa condition s’améliorer. Une société vertueuse serait frugale, c’est à dire ne satisferait que les besoins vitaux (naturels et nécessaires), chacun pour soi et ses proches, et non les désirs artificiels et superflus indéfiniment croissants qui seuls obligent les hommes à travailler, à créer et à produire les uns pour les autres, connus ou inconnus, proches ou lointains, à échanger sans limites ni frontières (qu’on songe à la route de la soie autrefois et à la mondialisation aujourd’hui), et se rendre des services mutuels en une compétition stimulante et bénéfique à tous. L’appât du gain et du prestige indissociables est ainsi le moteur de la vie collective. De plus sans le vice de l’hypocrisie la société ne connaîtrait ni la politesse, ni donc la civilité indispensable pour que les individus se supportent les uns les autres. L’égoïsme et la seule motivation socialisante pour qui n’est pas un saint et nous savons que les saints sont nécessairement des individus hors du commun, les moines, quant à eux , soit s’abîment dans la contemplation et la prière mais vivent de la charité intéressée du commun des mortels en vue de leur salut post-mortem, soit font travailler des sous-moines comme des esclaves. . Les vices privés font donc, pour reprendre la formule de Mandeville, le bien public.. Par contre, outre de conduire à la misère générale et à l’apathie ou démotivation des individus, une société morale serait répressive des passions qui font la nature humaine et serait donc nécessairement liberticide. Ainsi aucune société ne peut être morale et heureuse et c’est l’amoralisme, voire l’immoralisme qui font l’histoire, c’est à dire le développement économique, la prospérité générale et le bonheur ou l’espoir de bonheur de chacun.
Mais ce que Mandeville ne nous explique pas c’est comment à partir de cette vision cynique, amorale, voire immorale de la cité prospère et heureuse, on peut combattre le déferlement passionnel qui conduit à la violence et de la domination ; bref comment cette société, qu’on peut dire réaliste, se donne des règles du jeu collectives, des lois afin d’éviter de s’autodétruire et sombrer dans l’anomie suicidaire. Il faut, en effet, pour comprendre cette régulation sociale nécessaire des passions soit invoquer un bridage ou corsetage instinctif et faire de la société humaine une société biologiquement prédéterminé à la sociabilité pacifique (par sélection naturelle ou par constitution divine), soit en revenir à la position de Hobbes, à savoir celle d’une soumission à la fois volontaire et contrainte par la force à la volonté d’un seul : le souverain absolu. Le libéralisme économique a alors pour condition le non libéralisme politique et religieux. Ce qui , nous l’avons vu, est contradictoire : nul ne peut être libre dans ses actions, et garanti quant à la sécurité de son corps et ses biens s’il est totalement soumis à le volonté particulière (et pour Hobbes il n’y a pas de volonté générale, sinon par agrégation arithmétique des volontés particulières) d’un autre et le fait que cette soumission soit volontaire ne peut faire que le souverain soit raisonnable et/ou moins passionné dans l’usage qu’il fait de sa puissance illimitée.
Or faire du seul jeu spontané
d'autorégulation par
sélection naturelle la source unique de la régulation
pacifiante des relations
entre les individus, comme semble le penser Mandeville, c'est refuser
de voir
l'importance décisive de la vie politique et son
implication permanente
délibérée dans le jeu économique; mais cela
est démenti par l'histoire des
hommes qui montre à l'évidence que le droit, par
exemple commercial, est
l'objet privilégié des décisions politiques; ainsi
la déclaration des droits
égaux des hommes et par exemple du droit de
propriété qu'elle affirme comme
sacré est une décision politique
délibérée prise dans de cadre de luttes
politiques explicites contre l'arbitraire du droit féodal
inégalitaire. Le
droit n'est pas instinctuel (inscrit dans nos gènes), mais
toujours culturel et
politiquement ouvert à la contestation et à la
décision transformatrice
délibérée des relations, y compris passionnelles,
entre les hommes.
Nous savons
d'expérience
que l’instinct biologique chez l’homme et le seul instinct de survie,
au
contraire de chez les abeilles, ne sont pas suffisants pour
éviter la
violence intra-sociale collective et interindividuelle autodestructrice
; il
nous faut donc aller chercher dans l’égocentrisme
passionnel humain,
c’est à dire dans le désir proprement humain d'être
et de paraître (de
valorisation de soi), dans son rapport aux autres, aux
institutions et
aux échanges économiques, ce qui rend possible une
autorégulation pacifique des
relations mutuelles dans des conditions sociales favorables qu’il
s’agit d’instituer
(de construire) politiquement, sans avoir nécessairement recours
à un menace
liberticide extérieure permanente
généralisée, qu’elle soit politique ou
religieuse.
C’est A.Smith qui, dans son ouvrage « La théorie des
sentiments
moraux », va tenter de trouver ce fondement spontané
de la sociabilité
dans ce qu’il appelle les sentiments d'estime de soi et de sympathie ,
en tant
qu'ils rendent possibles, voire nécessaires, une
économie, une politique et un
droit libéraux.
La sympathie, pour lui, est le sentiment
d’identification
spontané qui permet d’interpréter les actions des autres
et ce qui les affecte
et les meut (émotions) en fonction de son propre désir ou
amour de soi. Or en
cela la position de Smith n’est pas celle de Rousseau, car la sympathie
n’implique
pas forcément la bienveillance et la
générosité vis-à-vis des autres, mais la
conscience de cet universel humain donc réciproque qu’est
l’amour de soi ;
C’est pourquoi selon lui (contrairement à Rousseau) la sympathie
est toujours
plus grande au vue de la joie affichée des autres que de leur
souffrance qu’au fond nous refusons pour nous même. Cette
sympathie
n’empêche nullement le conflit voire la haine, lorsque ce
sentiment de l’amour
de soi n’est pas reconnu, voire est contredit, par celui d’autrui. Mais
cela
veut dire qu’il faut s’aimer soi-même pour
comprendre les autres et entretenir avec eux des relations
éventuellement positives (heureuses) de
réciprocité. Du fait de cette
sympathie, chaque individu en société cherche la
reconnaissance ou l’estime des
autres pour s’aimer lui-même et peut ainsi comprendre qu’il en
est de même pour
les autres. Il convient donc pour chacun de chercher cette estime des
autres,
dans le cadre de relations réglées par la coutume et
l’habitude, de telle sorte
que cette réciprocité positive devienne
quasi-automatique.
Or cette bienveillance automatique en vue du
bonheur
mutuel se manifeste dans les relations commerciales ou, pour reprendre
une
célèbre formule de Montesquieu, dans le « doux
commerce ». Pour
acheter et vendre il faut renoncer à la violence ou au vol et
s’engager à
satisfaire les désirs d’autrui sans abandonner ou sacrifier sa
propre
satisfaction ou intérêt personnel. Le commerce implique
l’idée d’un échange
bénéfique aux deux partenaires (vendeur et acheteur) car
exige, dans les
conditions de la libre-concurrence supposée parfaite (nous y
reviendrons), que
chacun reste libre de consentir ou non à la transaction tout en
étant contraint
de tenir compte de la satisfaction d’autrui., par son propre
désir, et non par
une quelconque morale ou puissance politico-religeuse extérieure
ou encore par
une générosité inconditionnelle (et donc
sacrificielle de soi) bénéfique à
autrui, De plus le relations commerciales exigent un contrat de
confiance des
partenaires les uns vis-à-vis des autres, or celle-ci suppose ce
désir d’être
estimé qui est au cœur de toutes les relations, voire passions,
humaines. Donc
pour A.Smith les échanges économiques et commerciaux de
biens et de services
sont toujours aussi des échanges moraux au sens où est
mis en jeu le désir de
reconnaissance de soi dans le désir de reconnaissance de
l’autre. C’est en cela
qu’une réciprocité positive des relations est toujours
associée et non
contraire à l’égoïsme de l’amour de soi que Smith ne
différencie pas nettement,
contrairement à Rousseau, de
l’amour
propre. Par contre Smith distingue, contrairement à Mandeville,
pour les
opposer, la vanité qui prétend affirmer l’amour de soi
sans réciprocité dans le
mépris des autres, mais qui échoue
car il ne trouve que le mépris, voire la haine des autres, et
l’amour de soi
authentique de soi car réciproque
toujours récompensé dans l’estime des autres,
ainsi par leur fidélité
commerciale, gage de prospérité mutuelle. C’est pourquoi
les hommes s’efforcent
constamment d’accroître leur fortune
pour se faire estimer positivement par
les autres ; or cette estime exige que le fortune soit acquise par
l’épargne dans des conditions honnêtes qui fasse droit
à la satisfaction des
autres. Pour A. Smith donc, le
désir de s’enrichir
par l’épargne est la conséquence de celui d’obtenir la
sympathie des autres et
une image sociale positive de soi dans le cadres de relations
commerciales
mutuellement bénéfiques. Il
est indissociable du fait que l’on sympathise plus avec le bonheur
qu’avec le
malheur car nous désirons tous être heureux, a savoir
s’aimer soi-même ;
or la richesse bien acquise (ou l’intérêt bien compris)
est un facteur
essentiel de cet amour de soi.
Ainsi
« le désir
de devenir l’objet propre [adéquat] de l’estime et de la
considération peut provenir soit de l’ amour même de
la vertu », soit de
celui de la vraie gloire
méritée, soit de celui de la vaine gloire
vaniteuse imméritée. Seul le second est motivant et efficace pour le plus grand nombre
, donc seul il
peut fonctionner comme un facteur central bénéfique aux
échanges sociaux.
Pour lui, la relation commerciale, bien
qu’amorale
au sens chrétien du terme car intéressée, n’est
pas immorale dès lors qu’elle
ne peut pas ne pas tenir compte de l’intérêt bien compris
du partenaire de
l’échange qui ne peut pas être traité comme un
adversaire et encore moins comme
un ennemi. De là provient la théorie reprise de
Montesquieu du « doux
commerce » qui peut permettre de réduire le risque de
violence entre les
hommes.
Mais encore faut-il que cet échange soit
égalitaire et
libéral et pour cela réglé par cette main
invisible qu’est pour Smith le marché
concurrentiel.
2-3 Du principe libéral de la concurrence comme principe
idéal de justice
Pour A. Smith, le marché et la libre
concurrence sont des
facteurs contraignant d’égalisation. En effet ils
détruisent
nécessairement les
hiérarchies et les
statuts traditionnels figées. En faisant de chacun
un consommateur capable de choisir son fournisseur selon son
intérêt mesuré en terme de
coût/qualité, le marché concurrentiel
détruit le
rapport monopolistique qui assure la suprématie des producteurs
aux dépens du
plus grand nombre : les consommateurs. Au contraire, le
marché
concurrentiel assure le primat de la demande sur l’offre, mais comme
tous sont
autant des vendeurs qu’ acheteurs, les positions s’égalisent
dans le circuit
économique de l’offre et de la demande, du fait que celui-ci
doit
nécessairement par le jeu de la concurrence atteindre
l’équilibre à terme. De
plus la libre concurrence interdit
à un
producteur de prétendre rendre captive une clientèle
à son profit car aussitôt
il serait alors victime de la défection de ses clients au profit
d’un
concurrent ; Du coté de la production, la force de travail
étant elle
aussi une marchandise (et là c’est
l’employé qui est vendeur et le capitaliste l’acheteur)
s’échangeant librement
contre salaire sur le marché de l’emploi concurrentiel, chaque
employé, est a
priori capable de s’adapter à ce marché de telle sorte
qu’il ne peut en être
exclu et encore moins être tenu à travailler pour tel ou
tel employeur à des
conditions qu’il refuserait. S’il est soumis à la concurrence
des autres et en
cela ne peut prétendre avoir un place privilégiée
ou protégée aux dépens des
autres, il ne peut non plus être victime d’un quelconque
ostracisme extérieur
ou d’une situation imposée de dépendance qui lui
interdirait toute liberté de
manœuvre et la possibilité de la défection. S’il ne
réussit pas dans ce
conditions il ne peut alors que s’en prendre qu’à
lui-même. Ainsi le marché
concurrentiel agit comme un automatisme autorégulé (main
invisible) qui produit
nécessairement l’ajustement entre
l’offre et la demande au profit de la satisfaction optimale des
producteurs,
des consommateurs, des employeurs et des employés, c’est
à dire de tous. Il est
anti-corporatiste et anti-protectionniste et par là permet
à chacun de faire
valoir dans les rapports de production comme dans les échanges
(les rapports de
distribution) son autonomie et ses intérêts propres, en
l’obligeant à se
soucier des intérêts d’autrui ; il réalise sur
le plan économique et par
le simple jeu de l’intérêt, l’impératif non plus
idéalement catégorique mais
hypothétique, et par là d’une manière encore plus
réellement contraignante, de
ne jamais prendre autrui comme seul moyen de son action mais de
toujours le
considérer comme fin. Ce que la morale idéaliste du
devoir est incapable de
garantir, l’intérêt bien compris le fait et cela sans
effort sur soi-même, ni
sacrifice.
Mais dira-t-on qu’est-ce qui empêche
l’escroquerie, la
manipulation, les fausses promesses pour profiter d’une situation
immédiate
favorable d’inégalité au profit du vendeur dès
lors que seul l’intérêt à court
terme pourrait compter pour tel ou tel? Deux choses : la
poursuite du
jeu pour qui veut continuer son activité et pour cela il lui
faut éviter la
menace de la sanction par la perte de confiance des clients et, si cela
ne
suffit pas, la menace d’exclusion du jeu par la force publique, mais
surtout le
sentiment de sympathie et d’estime réciproque
réglé par les habitudes selon la
théorie des sentiments moraux de Smith :
l’intérêt est ordonné par la
sympathie à la réciprocité donc oblige à
rester honnête dans les transactions
et les échanges ; chacun sait que son intérêt
et la recherche de l’estime
des autres exige qu’il considère ce même
intérêt chez son semblable. Ce qui
veut dire que chez Smith l’intérêt est toujours
accompagné, chez la plupart, du
désir d’obtenir l’estime des autres ; au travers des
échanges et les habitudes
sociales, les mœurs fixent par un codage symbolique fort les
comportements
valorisés et valorisants de telle sorte qu’il faudrait
être fou ou totalement
inconscient vis-à-vis de son propre intérêt
pour oser s’attirer le mépris et la défiance de
ceux dont on a besoin
pour vivre. Là encore la confiance se mérite et chacun,
d’expérience, le sait.
Dans la plupart des cas il n’est nul
besoin d’une autorité extérieure pour l’imposer,
du reste elle ne
s’impose pas vraiment par la contrainte ou alors c’est que la
défiance
l’emporte déjà et celle-ci menace en permanence la
possibilité même de
l’échange réciproque libre et mutuellement fructueux. On
ne fait pas affaire
avec un escroc avéré ou soupçonné tel.
L’économie libérale est donc une
économie contractuelle
généralisée sans relations de dépendance
hiérarchique statutaire : tous
les individus sont en droit maîtres de leur décision et de
leur engagement
vis-à-vis des autres et ont, sous conditions fixées par
contrat, le droit d’y
mettre fin. Dans un tel contexte de fluidité libérale des
relations de
production et d’échange, celles-ci ne peuvent sous l’effet de la
concurrence
pure et parfaite maintenir dans le durée les
inégalités existantes, nous y
reviendrons ; chacun peut décider de (re) jouer
sa partie dans des conditions plus favorables pour lui, soit en
proposant des produits et services mieux à même de
satisfaire la demande que
ceux de ses concurrents, soit en offrant un travail plus demandé
et donc mieux
rétribué. C’est en effet la loi de l’offre et de la
demande qui décide du prix
ponctuel des marchandises, y compris le travail (salaire) et le capital
(intérêt), et si le travail est la source de toute valeur
d’échange, celle-ci
ne peut se réaliser sur le marché, c’est à dire
s’exprimer en prix ou valeur
monétaire, que par le jeu de l’offre et de la demande. Or en
moyenne ce jeu
dans le cadre de la concurrence tend à l’équilibre, c’est
à dire que les prix
tendent vers une valeur moyenne proche de la valeur du travail et de la
rémunération minimale de capital, proche du taux moyens
d’intérêt (5%). Le
concurrence des investissements et des producteurs fait que des taux
durablement supérieurs sont à terme impossibles. Les
revenus du capital sont
donc justifiés dès lors qu’ils ne sont que la
rétribution du risque prix et de
l’épargne qui a permis l’investissement productif aux
dépens de la dépense
destructrice de pure consommation. L’investisseur est
en effet récompensé du fait d’avoir renoncé
à la satisfaction
égoïste exclusive immédiate au profit des autres
consommateurs, en faisant
travailler son capital dans des activités productrices de moyens
de satisfaire
les désirs d’autrui (les consommateurs ou clients). En moyenne
donc, dans le
cadre d’une concurrence pure et parfaite , c’est à dire
sans entrave , ni
position dominante durable, les rémunérations du travail
et du capital ne
peuvent être que la juste récompense des mérites
égo/altruistes des différents
acteurs du jeu économique. Ainsi, le jeu du marché
concurrentiel idéal réalise
donc par lui-même sans contrainte étatique
extérieure et sans hiérarchie
sociale qualitative prédéterminée, l’idéal
de justice distributive cher à
Aristote.
En s’efforçant de satisfaire son propre
intérêt chacun
participe nécessairement au bien être de tous sans y
être forcé par
l’intervention, au moins sous la forme de menace permanente, d’un pouvoir transcendant supérieur
coercitif (le souverain absolu) , ni être contraint par des
exigences morales
désintéressées exigeant un sacrifice de soi aux
autres. La liberté s’auto-régularise
par le jeu immanent d’une mutualisation réciproque automatique
des
égoïsmes transformés en facteurs de
coopération.; Dans le cadre du marché
concurrentiel, la société, comme les jeux sportifs,
institue d’une manière
immanente des règles de fonctionnement qui rendent possible la
confrontation
sans violence des intérêts et oblige à une
coopération immédiatement consentie
fondée sur une confiance sympathisante dans
l’honnêteté intéressée, donc
spontanée, des autres. La liberté d’entreprendre
laissée aux individus, loin de
générée la violence et la domination, devient un
facteur de
pacification égalitaire et de réelle justice
distributive qui s’exprime
par le principe « à chacun selon son
mérite »; l’état n’a pas à
inventer les règles de la libre concurrence ou à
instaurer un hiérarchie
contraignante pour imposer un ordre social, mais doit se contenter de
les fixer
(formaliser) ces règles librement instituées et d’en
garantir le respect par la
sanction en tant que règles d’une liberté
spontanément coopérante. Le société
peut devenir donc à la fois libérale sur le plan
économique et sur le plan
politique, dès lors que nul n’a intérêt de
détruire ou d’exploiter à son profit
exclusif ce jeu de la libre concurrence sans se mettre lui-même
socialement en
danger et perdre la sympathie confiante des autres, ce qui le
conduirait
nécessairement à l’exclusion du jeu économique et,
en cas d’escroquerie
manifeste, de sanction pénale par l’état. Celui-ci n’est
plus alors que
l’arbitre d’un jeu économique et social dont il ne
définit plus le contenu, ni
même les règles, laissant aux joueurs (acteurs sociaux) le
soin de les
instituer librement par contrat mutuel. La position de A. Smith,
contrairement au modèles de Hobbes
et
de Rousseau, est libérale sur tous les plans : politique,
sociétal et
économique. Le risque le plus important est que les gouvernants tentent de profiter de leur rôle
d’arbitre
pour profiter du jeu en le détournant à leur
profit ; c’est pourquoi il
convient de les soumettre à des règles de droit qui
garantissent les libertés
individuelles (droits de l’homme et du citoyen) contre les abus de
pouvoirs des
gouvernants et la corruption ont il pourrait être l’objet, voire
le sujet,
lesquels mettraient en cause leur rôle neutre d’arbitre
libéral. Pour se garantir
contre ce risque et protéger les citoyens contre les forfaitures
éventuelles
des dirigeants de l’état, il convient d’instituer ce que l’on
appelle la
séparation entre les pouvoirs législatif, exécutif
et surtout juridique,
fondement de l’état républicain anti-despotique de droit
moderne. Bien que fort
en tant qu’arbitre disposant du monopole du pouvoir de sanction
pénale et de
l’usage légitime de la force (force publique), l’état
libéral n’est donc pas un
état de domination, mais de direction au service des citoyens
disposant de la
liberté d’entreprendre contractuelle et coopérative,
auto-régulée par la libre
concurrence . Il se doit pour cela de lever les obstacles à
la libre
concurrence (ex : les obstacles protectionnistes
préconisés par les
mercantilistes), dite pure et parfaire afin d’assurer
l’équilibre général
de l’offre et de la demande dans tous les domaines, c’est à dire
les lois
naturelles de l’économie spontanément justes, selon
Smith, de l’économie.
Quelles sont-elles ?
2-4 Les conditions de la libre
concurrence
On peut en distinguer cinq, qui sont, selon
Arrow, prix
Nobel d’économie en 1972.
1) La
transparence immédiate et gratuite de
l’information pour tous les acteurs ;
2) un
grand nombre d’acteurs pour qu’aucun ne puisse utiliser sa puissance
propre
pour peser sur le marché à son avantage exclusif ;
d’où l’absence
nécessaire de tout monopole, voire de toute position dominante
d’un ou de
plusieurs des acteurs ;
3) l’homogénéisation
des produits de telle sorte qu’ils soient véritablement
concurrents ;
4) La totale moblité des acteurs, surtout des travailleurs et
des capitaux et le libre mrché pour tous
5) Mais la condition la
plus importante, celle
qui conditionne le bon usage des autres est la rationalité des
acteurs de
l’économie qui sont (doivent être) animés du
désir dominant de s’enrichir à
long terme dans un cadre éthique intériorisé qui
privilégie l’estime honnête de
soi par la médiation de rapports valorisés et valorisants
avec les autres,
comme le souligne A. Smith dans sa théorie des sentiments
moraux. Ce qui
signifie que sans homme raisonnable, capable de raisonner et de
dépassionner
son désir d’être et d’avoir, il n’y a pas d’homme
économique possible
susceptible de faire que le libre marché soit juste et
équilibré.
Autant dire que le libre
concurrence ne peut
être dite
« juste » que si l’état ou les
institutions politiques nationales ou
internationales garantissent, donc imposent le respect de
ces conditions ; or celles-ci sont
contraire à la stratégie des
entreprises qui vise toujours à fausser la marché
à leur profit exclusif et
donc à mettre tout en oeuvre pour réduire la contrainte
de ces
conditions : Elles s’efforcent toujours de
- conquérir une position de monopole ou
dominante par
l’élimination du marché des concurrents réels et
potentiels (rachat, dumping ou
capture juridique ou technologique de la clientèle) ;
- faire croire faussement à
l’hétérogénéité qualitative des
produits ;
Ainsi la libre concurrence n’est juste que si
est
respectée l’égalité sur le marché au
moins potentielle des situations, que
si la compétition économique reste ouverte, que si les
consommateurs ont
également accès au marché ainsi qu’à
l’information qui leur donne un réle
pouvoir de décision et surtout que si les consommateurs sont
rationnels dans l’expression
de leur désir. Le libéralisme économique est donc
un idéal normatif qui
implique, nécessairement l’intervention
de la politique et l’éducation des consommateurs pour qu’il soit
mis en œuvre,
sous peine de générer les inégalités qui
transformeraient cet idéal en son
contraire : le dictature sur le marché de l’offre sur la
demande et du
capital sur le travail comme l’avait compris déjà A.
Smith (voir textes).
Mais il est curieux de constater, et
significatif de sa
naïveté optimiste sur l’autorégulation du
marché, que malgré sa lucidité il
n’aborde pas l’économie mafieuse et l’esclavage comme des
tendances tout aussi
spontanées du marché sans règles ni loi, c’est
à dire sans l’intervention d’une
régulation politique. On ne peut donc rendre le
libéralisme économique , en
tant qu’idéal , responsable des inégalités et de
ces dérives possibles, mais au
contraire il convient de bien comprendre que c’est son
détournement idéologique
par un capitalisme à prétention monopolistique sous la
forme d’un pseudo
ultra-libéralisme qui récuserait toute intervention de
l’état dans la
régulation de l’économie qui est responsable du
développement d’un marché de
moins en moins concurrentiel, de plus en plus mafieux, et donc de plus
en plus
anti-libéral et injuste.
Ainsi c’est cette naïveté originaire
qui voit dans la main
invisible de la concurrence le seul régulateur de
l’économie qui fait que le
libéralisme classique réel est pour partie responsable de
ce détournement dès
lors qu’il n’a pas su évaluer précisément les
conditions légales et politiques
nécessaires au fonctionnement d’un libre-marché au
service de chacun et de
l’intérêt général ou mutuel. La
liberté en général et économique en
particulier
suppose toujours des lois pour en faire un droit et une
réalité pour tous et en
cela éviter qu’elle ne devienne la liberté mafieuse et/ou
dominatrice « du
renard libre dans le poulailler libre »…
Or comment peut-on régulariser
l’économie en
faisant en sorte que la position
libérale soit politiquement développée dans un
sens social plus juste c’est à
dite plus égalitaire et plus
universaliste conformément à son
idéal originaire?
Nous rencontrons là la limite de a
position d’A.Smith qui
reste pour le moins ambiguë, voire contradictoire. En effet s’il
refuse de
reconnaître à l’état un rôle de
régulateur de l’économie dès lors que pour lui
celle-ci doit spontanément s’autoréguler et qu’il
considère que le
fonctionnement nécessairement
bureaucratique de l’état le rend incapable à
maîtriser le jeu complexe des
égoïsmes en vue de la satisfaction de
l’intérêt général, il admet que les
riches et les puissants peuvent très bien utiliser leur position
pour exploiter
les pauvres et utiliser leur pouvoir économique pour contraindre
l’état, sous
prétexte de faire respecter la liberté d’entreprendre
indissociable du droit de
propriété des moyens de production et d’échange,
à soumettre les employés par
la force à leur intérêt particulier exclusif mais
aussi, et cela est pour lui
encore plus grave, à fausser les règles du jeu à
leur avantage en multipliant
les obstacles à le libre concurrence (ex : le maintien
voire l’élévation
des droits de douanes, préconisés par les mercantilistes, pour avantager les nationaux sur le
marché
intérieur en les protégeant de la concurrence
étrangère, et les ententes
validées par l’état pour augmenter les prix et les
profits). Donc A. Smith est
partagé entre la réalité des comportements sociaux
des capitalistes, des
dérives anti-libérales, voire criminelles et des conflits
qu’ils génèrent, et
l’idéal de la libre concurrence qu’il prend, non seulement pour
un idéal, mais
comme une description et explication de la réalité (et en
cela il est dans
l’illusion idéologique la plus classique) sans être
capable de réduire la
contradiction entre sa position qui affirme le principe universel de la non-intervention de l’état dans
l’économie
et ses conséquences sociales et le fait qu’il constate que cette
non-intervention revient, dans les faits, à favoriser les
investisseurs aux
dépens des salariés et de l’intérêt
général, ne serait-ce qu’en vue du maintien
de la paix civile (voir textes). Il admet que l’état doit jouer
un rôle
d’investisseur quant au services et aux biens d’équipement qui
concernent
l’intérêt général et qui ne peuvent
être rentables à court terme pour des
particuliers (infrastructures, équipement du territoire,
éducation de masse) et
aux moyens de protection répressif en vue du maintien de la paix
civile, mais
il refuse toute politique systématique de redistribution en
faveur des plus
démunis et accepte le risque politique de
l’inégalité des chances tout en
soulignant le danger de violence sociale qu’elle
génère ; en comptant sur
la tradition plus ou moins religieuse de servilité des pauvres
par rapport aux
riches, il pense que la hiérarchie entre eux est
nécessaire et qu’il suffira à
la police de faire son métier pour maintenir l’ordre, alors
même que
l’Angleterre à connu un mouvement populaire extrêmement
violent appelé
« les niveleurs » revendiquant
l’égalité sociale radicale comme une
valeur chrétienne. ( L'appellation
de niveleurs (en anglais levellers) a été
réservée, à partir de 1645, à ceux
des révolutionnaires anglais qui, non contents de vouloir
éliminer la monarchie
encore incarnée par Charles Ier, souhaitaient lui substituer une
république où le
peuple composé de tous les citoyens adultes serait souverain.
Plus que des
combattants de la liberté, ils sont des démocrates. Leurs
adversaires, qui les
baptisèrent, les considéraient comme des
« partageux » et pensaient
que des hommes sans propriété, s'ils étaient
dotés du droit de vote,
imposeraient une redistribution des richesses. Accusation alors
mortelle, mais
qui, au mieux, serait à réserver à un groupuscule
qui, derrière Gerrard
Winstanley, et entre 1648 et 1652, a agité le drapeau des
« vrais niveleurs »
ou diggers (« bêcheurs ») et
réclamé effectivement une grande
mutation de la propriété foncière et des modes de
production.
Les
niveleurs authentiques ont souvent eu une origine baptiste :
soucieux de
rapprocher le règne de Dieu ici-bas, ils se muent en activistes
révolutionnaires, transposent dans le politique le message
religieux de leur
secte, leur foi dans l'égalité de tous les hommes, leur
tolérance, leur rejet
de toute autorité spirituelle. Beaucoup sont
imprégnés de l'idée de prédestination
et, « saints en marche », tirent de leur foi la
conviction qu'ils
portent un message divin. Les plus représentatifs sont Richard
Overton, un
imprimeur, l'un des plus « radicaux »,
peut-être tenté de déborder du
politique et du religieux vers le social ; William Walwyn,
marchand
londonien aisé et qu'on a pu comparer à Lamennais, dont
il précède largement
l'espoir d'un christianisme appliqué ; et surtout John
Lilburne, un temps
colonel de l'armée de Cromwell, une des grandes victimes de
l'intolérance prérévolutionnaire,
auteur de vigoureux pamphlets en même temps que redoutable
organisateur. Leurs
disciples sont surtout recrutés dans les villes, dans un petit
peuple dont la
Révolution française fera les sans-culottes. Ils auraient
représenté vers 1649 un
bon quart des Anglais et un cinquième des Londoniens. Et, plus
important sans
doute, le message a été abondamment propagé dans
l'armée du Nouveau Modèle, il
est l'évangile de nombre de conseils d'officiers et de soldats
et très
particulièrement des porte-parole (ou agitators) sortis du rang
pour siéger
dans de véritables soviets militaires
hiérarchisés. Tous lisent ou commentent
tracts et brochures répandus par milliers (de titres) et qu'un
libraire de
l'époque a su rassembler (ils constituent aujourd'hui la
collection Thomason de
la British Library).
©
Encyclopædia Universalis 2004, tous droits réservés)
C’est cette difficulté centrale de
sa
théorie quant aux
rapports entre la politique et l’économie libérale qui a
probablement amené A.
Smith a renoncer à publier sa théorie politique et, selon
certains témoignages,
lui aurait fait détruire les documents dans lesquels il en
aurait écrit les
prémisses.
3)
Démocratie politique et
libéralisme économique
Spinoza disait déjà que si
les
individus étaient
spontanément toujours raisonnables dans toutes leurs actions, il
n’y aurait
besoin ni d’état, ni de politique, ni, ajouterais-je,
d’éducation. L’expérience
le démontre tous les jours dans la vie
économique , contrairement à la position confiance
naïve voire aveugle, et
il n’ y a pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, dans le
puissance autorégulatrice
automatique
du marché (main invisible) : sans droit commercial pas de
commerce honnête; sans loi contre les monopoles, pas de
libre concurrence ;
sans droit sociaux, pas de réduction des
inégalités et de l’exploitation de
l’homme par l’homme, voire pas de salariat , car l’esclavage
s’imposerait
comme la forme la plus sûre et la plus immédiatement
rentable de faire du
profit à court terme. Après tout disait Keynes à
long terme nous serons tous
morts ; autant alors en profiter ici et maintenant…Pourquoi alors
choisir
une problématiquement rentable à long terme, alors que la
concurrence joue dans
l’instant même de l’échange marchand?
3-1 De l'utilitarisme éthique
C’est
justement cette difficulté que John
Stuart Mill saisit pour tenter de la dépasser : comment
construire une
société libérale, dans laquelle chacun poursuit
son bonheur et qui soit en même
temps telle pour tous
sans contradiction, ni conflit irréductibles. Ce qui est en
effet utile aux uns
ne l’est pas pour les autres et nous savons bien que le bonheur des uns
ne fait
pas nécessairement celui des autres.
3-1-1 Les difficultés de l'utilitarisme de Bentham
Les utilitaristes comme Bentham , lequel a
été un des
maîtres avec Auguste Comte de notre auteur, pensaient qu’il
suffisaient alors
de soumettre le bonheur de chacun à celui du plus grand nombre
et aux devoirs
qu’il impose pour résoudre cette difficulté, mais cela
supposait une double
condition :
- Que les plaisirs qui font le bonheur de chacun
soient homogènes (comparables et
mesurables) et
donc arithmétiquement calculables,
ce
qui permettrait, par simple sommation des plaisirs et bonheurs des uns
et des
autres, après enquête de satisfaction comme on dit
aujourd’hui, de passer du
bonheur de chacun au bien être majoritaire ou
général.
- Que chacun soit dans le camps majoritaire, au
point que, si ce
n’était pas le cas, son sacrifice éventuel devienne
justifié par la poursuite
du bonheur de la majorité ; mais alors cela exigeait de
mettre en cause la
liberté individuelle comme telle au profit d’un conformisme
obligatoire, c’est
à dire de la soumission inconditionnelle à la
majorité et aux habitudes et aux
mœurs que celle-ci impose.
Mais ces deux
conditions sont
contestables: les plaisirs individuels ne sont pas
nécessairement
composables ; on ne peut, en effet, en faire la sommation, car ils
ne sont
pas compossibles entre eux chez un même individu et encore moins
entre les
individus. Rien ne permet plus alors de justifier le sacrifice de la
liberté
individuelle au bien être majoritaire qui
n’est qu’une fiction confuse mêlant des formes de bonheurs
et de
plaisirs hétérogènes et souvent contradictoires
entre eux et on ne peut décider
d’une satisfaction globale plus ou moins importante hormis le seul
critère de
la survie et/ou de l’enrichissement financier comme seule types de
finalités
comptables et rationnelles. Or le rapport de ces finalités au
bonheur général
lequel suppose une certaine égalité des conditions et
comme vécu qualitatif est
pour le moins problématique. De plus cette position repose sur
le paradoxe
qu’il y aurait un bonheur général, mais non pas unanime,
possible, qui
transcenderait les bonheurs individuels minoritaires et pourrait
éventuellement
s’imposer contre eux, aux dépens par conséquent de la
liberté individuelle.
Chacun serait en effet appelé, pour le bonheur de la
communauté dont il fait
partie, soit à s’engager à suivre la voie des autres,
soit à renoncer au droit
au bonheur personnel dès lors qu’il ne conviendrait pas à
la majorité (position
du père de notre auteur). Ce qui supposerait que chacun devrait
accepter d’être
surveillé en permanence dans sa vie personnelle par les autres
pour que sa
soumission soit validée, reconnue et récompensée.
On trouve dans la société
américaine, animée de valeurs égalitaires et
démocratiques, observait déjà
Tocqueville, cette tentation absurde de faire de la liberté
individuelle et de
son usage l’enjeu d’une surveillance religieuse ou morale, qui
dénie non
seulement l’autonomie personnelle dans la recherche du bonheur, mais
même la
liberté de conscience et celle d’exprimer des idées
différentes des lieux
communs et préjugés dominants. Ce que cet auteur appelait
la
« douce » tyrannie de la majorité ,
laquelle est contraire au droit à
la recherche de son bonheur propre, inscrit pourtant dans la
constitution
américaine comme l’expression fondatrice du droit libéral
et démocratique.
C’est pour tenter de surmonter ces difficultés et ces paradoxes
d’un
utilitarisme purement quantifiable et au bout du compte liberticide que
John
Stuart-Mill va développer une nouvelle conception de
l’éthique du bonheur,
c’est à dire une vision du bonheur qui prennent en compte tout
à la fois l’
exigence d’une relation éthique
(bien
général) aux autres et la liberté individuelle
(bien individuel) ;
conception elle même susceptible de fonder une économie
politique libérale
soucieuse de solidarité.
3-1-2
L'utilitarisme de John Stuart-Mill
"La seule
liberté digne de ce nom, affirme J.Stuart-Mill, est celle de
travailler à notre
propre bien de la manière qui nous est propre, pour autant que
nous ne
cherchions pas à en priver les autres ou à leur faire
obstacle dans leurs
efforts pour l'obtenir." Après avoir précisé
auparavant :
"Celui qui laisse le monde ou
une
partie de
celui-ci, choisir le cours et le sens de sa vie à sa place, n'a
pas besoin
d'autre faculté que celle d'imitation des grands singes."
Telle est la conception
libérale
radicale, à l’encontre de celle, à ses yeux
incohérente de Bentham, de son
ex-disciple qu’est J. Stuart-Mill ; mais cette position implique aussi, si l’on
veut éviter les difficultés de la position de Bentham qu’il convient de montrer
que la finalité éthique
fondamentale de
chacun est le bonheur général (c’est à dire
de tous) ; si le bonheur de
chacun réside dans l’expérience personnelle de plaisir et
de la cessation de la douleur, les devoirs
ne
sont, et ne doivent et ne peuvent être, que des moyens
subordonnés en vue du
maximum de bonheur universel possible, comme partie prenante de son
propre
bonheur. Bonheur personnel et bonheur général sont selon
lui indissociables.
Le bonheur général (universel)
est
bien comme le pensait
Bentham la source ultime de la moralité et les règles de
la recherche du
bonheur pour tous celle du droit . Les devoirs ou impératifs ne
valent que
comme moyens dérivés nécessaires mais non
suffisants. Une morale du sacrifice
de soi est en effet absurde et invivable si elle prend le sacrifice de
son bonheur
en vue du bonheur général comme fin en soi
inconditionnelle et salvatrice;
elle ne peut valoir comme moralité concrète et agissante
que si elle se donne
comme fin le bonheur des autres, en tant qu’il est une composante et
une
condition du bonheur personnel. Il n’y a pas de morale du devoir en soi
comme
le croyait Kant, car toute action ne peut être motivée que
par le recherche
d’une satisfaction ou l’évitement d’une souffrance, y compris
une action
morale ; il n’y a qu’une morale du bonheur qui inclut et
subordonne le
devoir tout en la fois comme instrument et comme partie prenante du
bonheur
personnel.
La politique et l’économie sont des
moyens de parvenir aux
bonheur général ; il faut en effet distinguer sans
les opposer le bonheur
individuel et le bonheur général car si celui-ci n’est
pas la seule sommation
des bonheurs individuels, spontanément apparemment
incompatibles, il convient
de les rendre compossibles par des lois
et règles qui autorise chacun à faire un égal
usage de sa liberté sans nuire à celle des
autres ; il n’y a du
reste pas d’autre limite à la liberté individuelle que
celle des
autres et c’est pourquoi, dans le
cadre des échanges marchands visant la mutualisation des
intérêts individuels, il faut
du droit économique politiquement
discuté et décidé. Ainsi l’obligation de
participer au bonheur des autres est
seconde par rapport à celle qui nous ordonne d’éviter la
violence et de porter
atteinte aux droits des autres de rechercher leur propre bonheur, car
elle ne
constitue qu’un devoir indirect subordonné à la
seconde ; une trop grande
sollicitude peut, en conduire à la domination des autres, c’est
à dire, sur un
mode faussement positif, à mettre en cause leur propre
initiative en les
condamnant à la passivité, en en faisant du pure et
simple victimes d’un sort
injuste. La maxime libérale ne peut être que
« Aide toi et les autres
t’aideront à agir plus librement encore ». Mais une
difficulté apparente
de la position de Mill surgit : Comment, dans sa perspective
individualiste
passer de la satisfaction personnelle
égoïste au désir altruiste en chacun du bonheur
général dès lors que
celui-ci implique la soumission au
devoir de respecter la liberté d’autrui qui peut, semble-t-il,
nuire à
celle-la ?
C’est
pour répondre à cette question que Mill fait intervenir
une distinction
fondamentale entre les plaisirs immédiats matériels et
égoïstes et les plaisirs
spirituels qui leur sont qualitativement
supérieurs, à savoir les plaisirs qui sont le
fruit des activités intellectuelles
esthétiques et éthiques
(altruistes) dans lesquels chacun même matériellement
insatisfait peut être
heureux en tant qu’ils permettent à chacun de se
reconnaître dans sa dignité
humaine. En quoi ces derniers sont-ils supérieurs ? en cela
qu’ils sont
spécifiquement l’expression de la supériorité
spirituelle et sociale des hommes
et que chacun peut éprouver par là qu’il incarne cette
valeur et que cette
valeur ne dépend principalement que de lui, par delà les
circonstances
extérieures. Ainsi nous dit Mill mieux vaut être Socrate
insatisfait
(matériellement) qu’un porc satisfait, car si Socrate est
matériellement
insatisfait, il est heureux d’être
l’homme valeureux car moral et donc pleinement humain qu’il a
été. Donc pour
Mill le bonheur ne recouvre pas tout les plaisirs d’une manière
indistincte et
le bonheur ne se mesure pas à la
« quantité » de plaisir mais à sa
« qualité » et si les plaisirs
matériels et narcissiques sont souvent
nécessaires, ils ne sont pas suffisants car ils ne valent
au mieux que
comme moyens du bonheur spirituel;
seuls les plaisirs qui portent une dimension éthique peuvent
nous procurer le
bonheur authentique, c’est à dire le sentiment positif de notre
pleine
humanité. Mais cela veut-il dire
que
cette accession au bonheur éthique soit spontanée ou
immédiate?
Certes
non, car l’expérience de ce bonheur est une conquête de
l’histoire de
l’humanité et de l’évolution des sociétés.
Le sens du devoir en tant qu’il
organise le bonheur altruiste de chacun, mais aussi
et surtout en tant qu’il fait partie et devient
intégrante
du bonheur personnel doit être forgé au feu de l’habitude
acquise par
l’éducation cognitive et affective dans une
société juste et libérale ;
qui n’a pas reçu d’éducation libérale ( non
religieuse et non-sacrificielle),
altruiste et donc heureuse ne peut savoir clairement qu’il existe un
bonheur
qualitativement supérieur à la seule satisfaction
matérielle ou égoïste . D’où
la nécessité de penser sur fond de l’analyse des
relations sociales existantes et de leur
contradictions, les conditions
politiques et économiques d’une société à
la fois juste et libérale ;
libérale parce que juste et juste parce que
libérale ; en tant que cette
société serait la fin du progrès en vue du plus
grand bonheur pour tous, sans
distinction entre les sexes et les positions .
3-2
Libéralisme économique et
justice sociale chez Stuart-Mill
La
liberté économique individuelle
comme liberté
d’entreprendre dans le domaine de la satisfaction de désirs et
des besoins est
pour Mill le fondement de toute relation de réciprocité positive entre les individus qui ne sont pas
liés entre eux par des relations de dépendances
particulières permanentes (type
allégeances communautaires, amicales, amoureuses ou familiales).
L’économie
libérale est bien l’ensemble des échanges de biens et de
services produits en
vue de l’échange marchand qui
égalise
dans un sens contractuel universel,
voire anonyme, c’est à dire volontaire et non contraint, les
relations vitales
entre les humains : chacun sait mieux que quiconque ce dont il a
besoin ou
ce qu’il désire et doit seul prendre la décision
d’acheter ou non et s’il
achète c’est à lui seul de décider qui lui offre
les conditions les plus
favorables. La liberté d’entreprendre au mieux de ce qui est
utile à chacun
exige donc bien un choix individuel et qui dit choix dans le domaine
économique
dit concurrence libre et non faussée; tout corporatisme, en
effet, fausse
la concurrence et provoque toujours une
réduction et/ou captation de l’initiative de chacun en vue de sa
satisfaction,
laquelle initiative définit sa
liberté
individuelle, au profit exclusif et/ou dominant de celui qui cherche
à
vendre. L’échange marchand libéral soumis à
la concurrence est donc pour
Mill comme pour A.Smith garant de la liberté individuelle
universelle car avant
que d’être des producteurs spécialisés nous sommes
tous des consommateurs. De
plus l’échange marchand obéit à la règle
donnant /donnant et ce faisant
égalise les conditions de l’échange selon un règle
simple : À chacun selon
ses revenus et, par delà ses revenus, son travail, si l’on admet
que les
revenus du travail, directs ou sous une forme différée
ceux du capital, sont
l’expression du travail en tant que seule source de création des
richesses .
Cette règle de justice distributive automatisée fait que
chacun consomme selon
son travail et donc que chacun reçoit selon son mérite
dans le processus de
production et d’échange.
Mais à la différence de Smith, Mill ne pense pas que le développement à l’infini des échanges marchands puissent se faire sans déséquilibre entre les ressources et les besoins ou désirs, dès lors que ceux-ci croissent plus que les premiers et cela pour deux motifs : l’excès illimité des désirs au delà des besoins chez les plus riches et l’accroissement de la population mondiale de plus en plus intégrée aux échanges marchands et à l’économie du désir sans limite. Le progrès ne peut que déplacer, en le masquant, le moment où les ressources seront épuisées. La rareté s’imposera alors comme un facteur croissant d’inégalité entre les riches et les pauvres, d’autant plus que ceux-là bénéficieront d’un avantage décisif du fait de l’héritage et de la propriété du sol et cela dès la naissance. L’équilibre entre l’offre et la demande se fera au profit de la demande solvable et aux dépens des besoins des plus pauvres de plus en plus insolvables; les inégalités seront telles qu’aucun progrès économique envisageable ne pourra les réduire sauf à envisager l’arrêt autoritaire de la croissance démographique et le réduction des inégalités dans l’accès aux ressources par la loi et la redistribution par l’impôt. Les riches sauront profiter de la pauvreté croissante des pauvres pour leur imposer une réduction des salaires en vue de continuer à satisfaire leurs désirs sans limite aux dépens de la satisfaction des besoins de ces derniers , c’est à dire de leur espérance de survie. Ainsi le progrès infini du capital et des richesses en terme de bénéfices pour ceux qui en disposent déjà n’est pas un critère de réussite pour les pays les plus avancés dès lors que s’aggravent les inégalités ; de plus selon Mill l’état stationnaire des richesses et de la population ne serait pas une catastrophe pour un pays très développé mais au contraire la condition d’un véritable progrès de civilisation dans le sens d’une spiritualisation de la vie sociale qui passerait par l’utilisation des techniques dans le but de réduire le temps de travail contraint au profit du temps de la relation libre et désintéressé aux autres et de la contemplation de la nature qui ne serait alors plus seulement considérée comme réservoir de matière première exploitables en vue de la production et du profit, mais comme une source illimitée d’émotions esthétiques, ce qui suppose que cette liberté passe aussi et peut-être surtout par la solitude, c’est à dire le retrait par rapport aux obligations sociales et économiques. Le bonheur, pour Mill, n ‘est pas, nous l’avons vu en effet, dans la quantité de biens matériels accumulés ou consommés ou des richesses acquises mais dans la qualité de la vie, des relations aux autres, à la nature et à soi.
Ainsi limiter les
naissances en vue du seul
renouvellement
de la population, limiter l’héritage à ce qui peut rendre
chacun indépendant,
redistribuer les richesses, limiter le temps de travail et la
production,
développer les moyens de formation personnelle et
l’éducation des citoyens,
sont pour Mill les conditions d’un progrès de la
société lequel implique à
terme l’arrêt de la progression illimitée dans production
des richesses
matérielles en vue d’atteindre ce qu’il appelle
l’état stationnaire et
équilibré qu’il souhaite pour assurer les conditions de
l’existence harmonieuse
de l’espèce humaine. La justice sociale implique donc pour lui
non pas moins de
liberté personnelle mais plus, c’est à dire plus de temps
libre pour soi, tant
il est vrai que l’économie reste le domaine de la
nécessité et que le
développement infini des richesses
produit des inégalités que la croissance
économique, loin de
réduire, accroît; d’où la
nécessité de mettre au service de la liberté de
tous, par la loi, l’économie libérale et qui ne peut
être telle que par cette
subordination au but final de l’état stationnaire et de
l’égalité sociale. Le
justice n’est pas pour lui le résultat d’un processus
mécanique mais
l’expression d’un programme politique qui doit orienter la
société et
l’économie libérale vers cet état final. La
justice présuppose le libéralisme
économique mis au service d’une société
régulée par le droit en vue du bonheur
universel des individus. Le libéralisme économique doit
être subordonné au
libéralisme éthique, c’est à dire à la
recherche du bonheur général, qui est un
devoir politique dans le mesure où il est un droit universel.
C’est dire que
les droits individuels et les droits sociaux, pour Mill sont
indissociables,
dès lors qu’il s’agit de réduire, voire d’abolir,
les inégalités que
génèrent en permanence le libéralisme
économique lequel, s’il n’est pas politiquement
régulé, se transforme
nécessairement en dictature
anti-libérale du capital sur le travail et des
entrepreneurs (ou mieux
des investisseurs) sur les
consommateurs. Il est indispensable de limiter la liberté des
riches et des
puissants afin que tous aient non seulement en théorie mais en
réalité les même
droits.
« Ce
qui
vaut, écrit-il, pour un pays
arriéré ne
vaut pas pour un pays avancé. Ce qui est économiquement
nécessaire en ce cas
est une meilleure distribution, dont le moyen nécessaire est une
contrainte
plus stricte sur la population. La mise à niveau plus ou moins
juste des
positions sociales, ne peut pas s’accomplir par les seuls moyens de
l’accroissement de la production et de l’accumulation ; ils
peuvent
abaisser les hauteurs de la société, mais ils ne peuvent
pas, d’eux-mêmes, de
manière permanente faire progresser le sort du plus grand nombre
qui se
trouvent plus bas. D’autre part, nous pouvons supposer que cette
meilleure
distribution de propriété peut être atteinte par
l’effet commun de la prudence,
de la frugalité des individus et par un système de législation favorisant
l’égalité des fortunes, dans la mesure où
est juste la revendication permanente de chaque individu de participer
aux
fruit, grand ou petit, de sa propre
industrie. Nous pouvons supposer, par exemple (selon la suggestion
jetée dans un
chapitre précédent) que les cadeaux transmis par
héritage aient
la quantité suffisante pour constituer une
indépendance modérée. Sous
cette influence double, la société exhiberait ces
principaux dispositifs : un corps
bien-payé et riche des travailleurs ; aucunes énormes
fortunes, excepté ce qui
ont été gagnés et accumulés pendant une vie
simple ; mais un corps beaucoup
plus grand des personnes qu’exemptent actuellement, non seulement des
travaux
durs et brutaux, mais avec des loisirs suffisants, physiques et
mentaux, des
moyens pour cultiver librement les grâces de la vie, et que les
classes moins
favorisées se permettent de suivre
l’exemple des plus favorisés pour leur croissance. Cet
état de la
société, tellement préférable au
présent, est non seulement parfaitement
compatible avec l’état stationnaire, mais, il semblerait, plus
naturellement
lui être lié
que tout autre.
Il y aurait autant
de place que jamais pour
toutes sortes de culture de l’esprit, et de progrès moral et
social et autant
de moyens d’améliorer l’art de la vie, et beaucoup plus de
probabilité d’y
parvenir, quand des esprits aurons cessé d’être
dirigés par l’art d’obtenir
toujours plus. Même les arts industriels pourraient être
sincèrement et avec
succès cultivés, avec cette différence unique,
qu’au lieu de n’atteindre aucun
autre objectif que l’augmentation de la richesse, les
améliorations
industrielles produirait leur effet légitime qui est
d’abréger le
travail » (voir texte en annexe)
Suite: Libéralisme et
social-libéralisme
Réponse à une objection
contre A. Smith
"La fameuse "main invisible du marché"
d’Adam Smith est une escroquerie intellectuelle, qui servait à
l’époque
de Smith, non pas à l’avancée de la science
économique et de la
science, mais à la domination de l’empire britanique sur toutes
les
autres nations."
Cette affirmation est erronée: ceux qui
préconisaient la domination des intérêts
britaniques étaient les plus
grands adversaires théoriques de Smith, à savoir les
mercantilistes qui
voulaient à la fois l’impérialisme à
l’extérieur et le protectionisme à
l’intérieur, dans un but d’enrichissement exclusif des
commerçants
impériaux et colonialistes britaniques. Smith pensait qu’un
autre usage
du colonialisme plus équitable, grace au libre échange,
était
théoriquement possible, dès lors que ce dernier
permettrait le
développement des pays les plus pauvres en prenant en compte
leur
avantages compétitifs (ex: coût de la force de travail,
des matières
premieres et des produits agricoles etc..). Ce qui en
réalité est tout
à fait problématique, voire utopique, car les rapports de
forces
étaient tels que cet équilibrage automatique était
pratiquement
impossible par le fait même de la domination coloniale. Il y a
là une
limite majeure de la position de Smith: il ne fait pas la
théorie
politique de sa théorie éthique et économique; il
semble qu’il y ait
renoncé face à la mise en cause (et à la
contradiction entre) de
l’idéal du marché auto-régulateur par la
réalité politique. Il ne voit
pas comment on peut réduire le poids de la politique
impérialiste et
mercantiliste (et du capitaliste sauvage soutenue par l’état
dont il
voit très bien les conséquences en terme d’exploitation,
analyses
avortées qui seront reprise par Marx dans le sens que l’on sait). C’est
là qu’il convient de mesurer l’écart entre un
modèle théorique et la
réalité économique et introduire
dans l’examen réel du fonctionnement de l’économie des
considérations
politiques et humaines non-économiques. Lire à ce sujet
A. SEN (voir plus loin)