Benjamin Constant (1814-1815-1819). Extraits des "Ecrits politiques"


Notre constitution actuelle reconnaît formelle­
ment le principe de la souveraineté du peuple, c'est-à-dire la suprématie de la volonté générale sur toute volonté particulière. Ce principe, en effet, ne peut être contesté. L'on a cherché de nos jours à l'obs­curcir, et les maux que l'on a causés, et les crimes que l'on a commis, sous le prétexte de faire exécuter la volonté générale, prêtent une force apparente aux raisonnements de ceux qui voudraient assigner une autre source à l'autorité des gouvernements. Néan­moins tous ces raisonnements ne peuvent tenir contre la simple définition des mots qu'on emploie. La loi doit être l'expression ou de la volonté de tous, ou de celle de quelques-uns. Or quelle serait l'origine du privilège exclusif que vous concéderiez à ce petit nombre ? Si c'est la force, la force appartient à qui s'en empare ; elle ne constitue pas un droit, et si vous la reconnaissez comme légitime, elle l'est également, quelques mains qui s'en saisissent, et chacun voudra la conquérir à son tour. Si vous supposez le pouvoir du petit nombre sanctionné par l'assentiment de tous, ce pouvoir devient alors la volonté générale.

Ce principe s'applique à toutes les institutions. La théocratie, la royauté, l'aristocratie, lorsqu'elles dominent les esprits, sont la volonté générale.


Lorsqu'elles ne les dominent pas, elles ne sont autre chose que la force. En un mot, il n'existe au monde que deux pouvoirs, l'un illégitime, c'est la force ; l'autre légitime, c'est la volonté générale. Mais en même temps que l'on reconnaît les droits de cette volonté, c'est-à-dire la souveraineté du peuple, il est nécessaire, il est urgent d'en bien concevoir la nature et d'en bien déterminer l'étendue. Sans une défini­tion exacte et précise2,
le triomphe de la théorie
pourrait devenir une calamité dans l'application3.


La
reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple n'augmente en rien la somme de liberté des individus ; et si l'on attribue à cette souveraineté une latitude qu'elle ne doit pas avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe, ou même par ce principe.


La précaution que nous recommandons et que
nous allons prendre est d'autant plus indispensable, que les hommes de parti, quelque pures que leurs intentions puissent être, répugnent toujours à limi­ter la souveraineté. Ils se regardent comme ses héri­tiers présomptifs, et ménagent, même dans les mains de leurs ennemis, leur propriété future. Ils se défient de telle ou telle espèce de gouvernements, de telle ou telle classe de gouvernants : mais permettez-leur d'organiser à leur manière l'autorité, souffrez qu'ils la confient à des mandataires de leur choix, ils croiront ne pouvoir assez l'étendre.

Lorsqu'on établit que la souveraineté du peuple est illimitée, on crée et l'on jette au hasard dans la société humaine un degré de pouvoir trop grand par lui-même, et qui est un mal, en quelques mains qu’on le place. Confiez-le à un seul, à plusieurs, à tous, vous le trouverez également un mal. Vous vous en prendrez aux dépositaires de ce pouvoir, et sui­vant les circonstances, vous accuserez tour à tour la monarchie, l'aristocratie, la démocratie, les gouvernements mixtes, le système représentatif. Vous aurez tort ; c'est le degré de force, et non les déposi­taires de cette force qu'il faut accuser. C'est contre l'arme et non contre le bras qu'il faut sévir. Il y a des masses trop pesantes pour la main des hommes.

La souveraineté n'existe que d'une manière limitée et relative. Au point où commence l'indépendance et l'existence individuelle, s'arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote qui n'a pour titre que le glaive exterminateur ; la société ne peut excéder sa compétence sans être usurpatrice, la majorité, sans être factieuse. L'assentiment de la majorité ne suffit nullement dans tous les cas, pour légitimer ses actes : il en existe que rien ne peut sanctionner ; lorsqu'une autorité quelconque commet des actes pareils, il importe peu de quelle source elle se dit émanée, il importe peu qu'elle se nomme individu ou nation ; elle serait la nation entière, moins le citoyen qu'elle opprime, qu'elle n'en serait pas plus légitime.

Rousseau a méconnu cette vérité, et son erreur a fait de son Contrat social, si souvent invoqué en faveur de la liberté, le plus terrible auxiliaire de tous les genres de despotisme4. II définit le contrat passé entre la société et ses membres, l'aliénation complète de chaque individu avec tous ses droits et sans réserve à la communauté. Pour nous rassurer sur les suites de cet abandon si absolu de toutes les parties de notre existence au profit d'un être abs­trait, il nous dit que le souverain, c'est-à-dire le corps social, ne peut nuire ni à l'ensemble de ses membres, ni à chacun d'eux en particulier ; que chacun se don­nant tout entier, la condition est égale pour tous, et que nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres ; Que chacun se donnant à tous, ne se donne à per­sonne ; que chacun acquiert sur tous les associés les mêmes droits qu'il leur cède, et gagne l'équivalent de tout ce qu'il perd avec plus de force pour conserver ce qu'il a. Mais il oublie que tous ces attributs pré­servateurs qu'il confère à l'être abstrait qu'il nomme le souverain, résultent de ce que cet être se compose de tous les individus sans exception. Or, aussitôt que le souverain doit faire usage de la force qu'il pos­sède, c'est-à-dire, aussitôt qu'il faut procéder à une organisation pratique de l'autorité, comme le souve­rain ne peut l'exercer par lui-même, il la délègue, et tous ces attributs disparaissent. L'action qui se fait au nom de tous étant nécessairement de gré ou de force à la disposition d'un seul ou de quelques-uns, il arrive qu'en se donnant à tous, il n'est pas vrai qu'on ne se donne à personne ; on se donne au contraire à ceux qui agissent au nom de tous. De là suit, qu'en se donnant tout entier, l'on n'entre pas dans une condi­tion égale pour tous, puisque quelques-uns profitent exclusivement du sacrifice du reste ; il n'est pas vrai que nul n'ait intérêt de rendre la condition onéreuse aux autres, puisqu'il existe des associés qui sont hors de la condition commune. Il n'est pas vrai que tous les associés acquièrent Jes mêmes droits qu'ils cèdent ; ils ne gagnent pas tous l'équivalent de ce qu'ils perdent, et le résultat de ce qu'ils sacrifient, est, ou peut être l'établissement d'une force qui leur enlève ce qu'ils ont5.

Rousseau lui-même a été effrayé de ces consé­quences ; frappé de terreur à l'aspect de l'immensité du pouvoir social qu'il venait de créer, il n'a su dans quelles mains déposer ce pouvoir monstrueux, et n'a trouvé de préservatif contre le danger inséparable d'une pareille souveraineté, qu'un expédient qui  rendît son exercice impossible. Il a déclaré que la sou­veraineté ne pouvait être ni aliénée, ni déléguée, ni représentée. C'était déclarer en d'autres termes qu'elle ne pouvait être exercée ; c'était anéantir de fait le principe qu'il venait de proclamer.


La liberté des anciens

Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souverai­neté  tout  entière,  à  délibérer,   sur  la  place publique, de la guerre et de 3a paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout un peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en même temps que c'était là ce que les anciens nommaient liberté,  ils admet­taient, comme compatible avec cette liberté col­lective, l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble. Vous ne trouverez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes.  Toutes les actions privées sont sou­mises à une surveillance sévère. Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni sur­tout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir son  culte,  faculté que nous regardons comme l'un de nos droits les plus précieux.a paru aux anciens un crime et un sacrilège. Dans les choses qui  nous semblent  les plus importantes, l'autorité du corps social s'interpose et gène la volonté des individus  Ainsi  chez les anciens, l'individu,  souverain presque habituellement dans les affaires pu­bliques, est esclave dans tous ses rapports pri­vés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre; comme particulier,  il  est circonscrit, observé,  réprimé dans tous ses mouvements : comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, condamne, dépouille, exile,  frappe de mort ses magistrats ou ses supérieurs,  comme soumis au corps collectif, il peut à son tour être privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort,  par la volonté discrétionnaire de l'ensemble dont il fait partie.


La liberté des modernes

Chez les modernes, au contraire, l'individu, indépendant dans la vie privée, n'est, même dans les États les plus libres, souverain qu'en apparence.  Sa souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue ; et si à époques fixes, mais rares, durant lesquelles il est encore entouré de précautions et d'entraves, il exerce cette souveraineté, ce n'est jamais que pour  l’abdiquer….

Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d'une même patrie. C'était là ce qu'ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances pri­vées ; et ils nomment liberté les garanties accor­dées par les institutions à ces jouissances…

Défions-nous, Messieurs, de cette admiration pour certaines réminiscences antiques. Puisque nous vivons dans les temps modernes, je veux la liberté convenable aux temps modernes ;

La liberté individuelle, je le répète, voilà la véri­table liberté moderne. La liberté politique en est la garantie ; la liberté politique est par conséquent indispensable. Mais demander aux peuples de nos jours de sacrifier, comme ceux d'autrefois, la totalité de leur liberté individuelle à leur liberté politique c'est le plus sûr moyen de les détacher de l'une quand on y serait parvenu, on ne tarderait pas à lui  ravir l'autre.


En conséquence, les
anciens étaient disposés à faire beaucoup de sacri­fices pour la conservation de leurs droits poli­tiques, et de leur part dans l'administration de l'Etat. Chacun, sentant avec orgueil tout ce que valait son suffrage, trouvait dans cette conscience de son importance personnelle, un ample dédom­magement.

Ce dédommagement n’existe plus aujourd’hui pour nous. Perdu dans la multitude, l’individu n’aperçoit presque jamais l’influence qu’il exerce.

Jamais sa volonté ne s’empreint sur l’ensemble ; rien ne constate à ses propres yeux sa coopéra­tion. L’exercice des droits politiques ne nous offre donc plus qu’une partie des jouissances que les  anciens y trouvaient, et en même temps les pro­grès de la civilisation, la tendance commerciale de l’époque, la communication des peuples entre eux ont multiplié et varié à l’infini les moyens du bonheur particulier.  Il s'ensuit que nous devons être bien plus attachés que les anciens à notre indépendance individuelle. Car les anciens, lorsqu'ils sacrifiaient leur indépendance aux droits politiques, sacrifiait moins pour obtenir plus ; tandis qu'en  faisant le même sacrifice nous donnerions plus pour moins.

De ce que nous sommes souvent plus distraits de la liberté politique qu'ils ne pouvaient l'être, et dans notre état ordinaire, moins passionnés pour elle, il peut s'ensuivre que nous négligions quelquefois trop, et toujours à tort, les garanties qu'elle nous assure ; mais en même temps, comme nous tenons beaucoup plus à la liberté indi­viduelle que les anciens, nous la défendrons, si elle est attaquée, avec beaucoup plus d'adresse et de per­sistance ; et nous avons pour la défense des moyens que les anciens n'avaient pas.

Le commerce rend l'action de l'arbitraire sur notre existence plus vexatoire qu'autrefois, parce que nos spéculations étant plus variées, l'arbitraire doit se multiplier pour les atteindre ; mais le commerce rend aussi l'action de l'arbitraire plus facile à éluder, parce qu'il change la nature de la propriété, qui devient, parce ce changement, presque insaisissable. Le commerce donne à la propriété une qualité nouvelle : la circulation ; sans circulation, la pro­priété n'est qu'un usufruit ; l'autorité peut toujours influer sur l'usufruit, car elle peut enlever la jouis­sance ; mais la circulation met un obstacle invisible et invincible à cette action du pouvoir social.


Les effets du commerce s'étendent encore plus
loin ; non seulement il affranchît les individus, mais en créant le crédit, il rend l'autorité dépendante.


L'argent, dit un auteur français, est l'arme la plus
dangereuse du despotisme ; mais il est en même temps son frein le plus puissant ; le crédit est soumis  à l'opinion ; la force est inutile, l'argent se cache ou  s'enfuit ; toutes les opérations de l'État sont suspendues. Le crédit n'avait pas la même influence chez les anciens ; leurs gouvernements étaient plus que les particuliers ; les particuliers sont plus que les pouvoirs politiques de nos jours…

Le pou­voir menace, la richesse récompense ; on échappe au pouvoir en le trompant ; pour obtenir les faveurs de la richesse, il faut la servir ; celle-ci doit l'emporter. Par une suite des mêmes causes, l'existence indivi­duelle est moins englobée dans l'existence politique. Les individus transplantent au loin leurs trésors ; ils portent avec eux toutes les jouissances de la vie pri­vée ; le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des mœurs et des habitudes à peu près pareilles; les chefs peuvent être ennemis; les peuples sont compatriotes.


Que le pouvoir s'y résigne donc ; il nous faut la
liberté, et nous l'aurons ; mais comme la liberté qu'il nous faut est différente de celle des anciens, il faut à cette liberté une autre organisation que celle qui pourrait convenir à la liberté antique. Dans celle-ci, plus l'homme consacrait de temps et de forces à 1’exercice de ses droits politiques, plus il se croyait libre ; dans l'espèce de liberté dont nous sommes susceptibles, plus l'exercice de nos droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus « liberté nous sera précieuse. De là vient, Messieurs, la nécessité du système représentatif. Le système représentatif n'est autre chose qu'une organisation à l'aide de laquelle une nation décharge sur quelques individus de ce qu’elle ne peut ou ne veut pas faire elle-même.


Le  danger de la liberté des modernes
.

Car, de ce que la liberté moderne diffère de la liberté antique, il s’ensuit qu’elle est aussi menacée d’un danger d’espèce différente.

Le danger de la liberté antique était qu’attentifs uniquement à s’assurer le partage du pouvoir social, les hommes ne fissent trop bon marché des droits et des jouissances individuelles.

Le danger de la liberté moderne, c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique .

Les dépositaires de l’autorité ne manquent pas nous y exhorter. Ils sont si disposés à nous épargner  toute espèce de peine, exceptée celle d’obéir et de payer ! Ils nous diront : « Quel est au fond le tous vos efforts, le motif de vos travaux, l’objet de vos espérances ? N’est-ce pas le bonheur ? ce bonheur, laissez-nous faire, et nous vous le donnerons. »


Loin donc, Messieurs, de renoncer à aucune des
deux espèces de libertés dont je vous ai parlé, il faut, je l'ai démontré, apprendre à les combiner l'une avec l'autre. Les institutions, comme le dit le célèbre auteur de l'histoire des républiques du Moyen Age doivent   accomplir   les   destinées   de   l'espèce  humaine ; elles atteignent d'autant mieux leur ou qu'elles élèvent le plus grand nombre possible de citoyens à la plus haute dignité morale.


L'œuvre du législateur n'est point  complète quand il a seulement rendu le peuple tranquille.
Lors que ce peuple est content, il reste à faire. Il faut que les institutions achèvent l’éducation morale des citoyens


Les origines philosophiques de la pensée libérale

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