Mandeville, la fable des abeilles (1714)

 

 

 Chaque ordre était ainsi rempli de vices. Tel était l'état florissant de ce peuple, mais la nation même jouïssait d'une heureuse propérité Flattée dans la paix, on me craignait dans la guerre. Estimée chez les étrangers, elle tenait la balance des autres ruches. tous ses membres à l'envi prodguaient pour sa conservation leurs vie et leurs biens. Les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique.  Dès que la vertu, instruite par les ruses politiques, eut appris mille heureux tours de finesse, et qu’elle se fut liée d’amitié avec le vice , les plus scélérats faisaient quelque chose pour le bien commun.
Les fourberies de l’Etat conservaient le tout, quoique chaque citoyen s’en plaignît. L’harmonie dans un concert résulte d’une combinaison de sons qui sont directement opposés.  Ainsi les membres de la société, en suivant des routes absolument contraires, s’aidaient comme par dépit. La tempérance et la sobriété des uns facilitait l’ivrognerie et la gloutonnerie des autres.  L’avarice, cette funeste racine de tous les maux, ce vice dénaturé et diabolique, était esclave  du noble défaut de la prodigalité. Le luxe fastueux occupait des millions de pauvres.  La vanité, cette passion si détestée, donnait de l’occupation à un plus grand nombre encore.  L’envie même et l’amour-propre, ministres de l’industrie, faisaient fleurir les arts et le commerce. Les extravagances dans le manger et dans la diversité de mets, la somptuosité dans les équipages et dans les ameublements, malgré leur ridicule, faisaient la meilleure partie du négoce.
Toujours inconstant, ce peuple changeait de lois comme de modes. Les règlements qui avaient été sagement établis étaient annulés et on leur en substituait bientôt de tout opposés. Cependant en altérant ainsi leurs anciennes lois et en les corrigeant, ils prévenaient des fautes qu’aucune prudence n’aurait pu prévoir.
C’est ainsi que le vice produisant la ruse, et que la ruse se joignant à l’industrie, on vit peu à peu la ruche abonder de toutes les commodités de la vie.  Les plaisirs réels, les douceurs de la vie, l’aise et le repos étaient devenus des biens si communs que  les pauvres mêmes vivaient plus agréablement alors que les riches ne le faisaient auparavant. On ne pouvait rien ajouter au bonheur de cette société…

 

..A mesure que la vanité et le luxe diminuaient, on voyait les anciens habitants quitter leur demeure. Ce n’était plus ni les marchands, ni les compagnies qui faisaient tomber les manufactures, c’était la simplicité et la modération de toutes les abeilles. Tous les métiers et tous les arts étaient négligés. Le contentement, cette peste de l’industrie, leur fait admirer leur grossière abondance. Ils ne recherchent plus la nouveauté, ils n’ambitionnent plus rien.
C’est ainsi que la ruche étant presque déserte, ils ne pouvaient se défendre contre les attaques de leurs ennemis cent fois plus nombreux. Ils se défendirent cependant avec toute la valeur possible, jusqu’à ce que quelques-uns d’entre eux eussent trouvé une retraite bien fortifiée. C’est là qu’ils résolurent de s’établir ou de périr dans l’entreprise. Il n’y eut aucun traître parmi eux. Tous combattirent vaillamment pour la cause commune. Leur courage et leur intégrité furent enfin couronnés de la victoire.
Ce triomphe leur coûta néanmoins beaucoup. Plusieurs milliers de ces valeureuses abeilles périrent. Le reste de l’essaim, qui s’était endurci à la fatigue et aux travaux, crut que l’aise et le repos qui mettait si fort à l’épreuve leur tempérance, était un vice. Voulant donc se garantir tout d’un coup de toute rechute, toutes ces abeilles  s’envolèrent dans le sombre creux d’un arbre où il ne leur reste de leur ancienne félicité que le
Contentement et l’Honnêteté.


Quittez donc vos plaintes, mortels insensés !  En vain vous cherchez à associer la grandeur d’une Nation avec la probité. Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments et des convenances de la terre, d’être renommés dans la guerre, de vivre bien à son aise et d’être en même temps vertueux. Abandonnez ces vaines chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits. La faim est sans doute une incommodité affreuse. Mais comment sans elle pourrait se faire la digestion d’où dépend notre nutrition et notre accroissement. Ne devons-nous pas le vin, cette excellent liqueur, à une plante dont le bois est maigre, laid et tortueux ? Tandis que ses rejetons négligés sont laissés sur la plante, ils s’étouffent les uns les autres et deviennent des sarments inutiles. Mais si ces branches sont étayées et taillées, bientôt devenus fécondes, elles nous font part du plus excellent des fruits.
C’est ainsi que l’on trouve le vice avantageux, lorsque la justice l’émonde, en ôte l’excès, et le lie. Que dis-je ! Le vice est aussi nécessaire dans un Etat florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse. Pour y faire revivre l’heureux Siècle d’Or, il faut absolument outre l’honnêteté reprendre le gland qui servait de nourriture à nos premiers pères...

.." Il est commun aujourd'hui d'avoir des horloges qui jouent différents airs avec beaucoup d'exactitude. L'application et la peine qu'il a fallu avant d'avoir mené cette découverte au point de perfection où elle est actuellement ne peuvent qu'exciter notre étonnement. Combien de fois n'a-t-on pas été obligé de faire et de défaire l'ouvrage ? Combien d'essais inutiles ! Il y a dans le gouvernement d'une ville florissante qui a subsisté pendant plusieurs siècles quelque chose d'analogue à cela. Toutes les parties de ses constitutions, même les plus frivoles et les plus petites, ont demandé beaucoup de temps, de peine et de réflexions ; et si vous étudiez l'histoire d'une telle ville depuis ses commencements, vous trouverez que le nombre des changements, des corrections, des additions, des révolutions qui ont été faites, et dans les lois et dans les ordonnances par lesquelles on la gouverne, est prodigieux. Mais dès qu'une fois ces établissements ont été portés à une certaine perfection, et telle que l'art et la sagesse humaine peuvent leur procurer, alors la machine joue presque d'elle-même ; et il ne faut pas plus d'habileté pour la faire marcher qu'il n'en faut pour faire carillonner une horloge "


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