John Stuart Mill (Fragments)

 De la liberté (1859)

La lutte entre la Liberté et l'Autorité est le trait le plus remarquable dans les périodes de l'histoire qui nous sont familières depuis l'enfance, en particulier la Grèce, Rome, et l'Angleterre. Mais jadis c'était un combat entre des sujets, ou certaines classes de sujets, et le gouvernement . Par liberté, on entendait la protection contre la tyrannie des dirigeants politiques . Les dirigeants étaient conçus (à l'exception de certains gouvernements populaires de Grèce) comme étant dans un situation nécessairement opposée  à celle du peuple qu'ils dirigeaient. Il s'agissait du gouvernement d'un Seul, ou du gouvernement d'une tribu ou d'une caste, qui devaient leur autorité à l'héritage ou à la conquête, qui, en tout cas, ne la tenaient pas de la volonté des gouvernés, et les hommes n'osaient pas, ou ne désiraient pas, élever des contestations contre cette suprématie, quelles que fussent les précautions à prendre contre son exercice oppressif . Le pouvoir était considéré comme nécessaire, mais aussi comme haute­ment dangereux, comme une arme que les dirigeants pouvaient essayer d'utiliser contre leurs sujets autant que contre leurs ennemis extérieurs. Pour empêcher que les membres les plus faibles de la communauté ne soient victimes d'innombrables vautours, il était nécessaire qu'il y ait un animal de proie  plus fort que les autres, chargé de les tenir en respect . Mais comme le roi des vautours n'était pas moins acharné à faire sa proie du troupeau que les harpies  inférieures, il était indispensable d'être perpétuellement prêts à se protéger de son bec et de ses serres. Le but des patriotes était par conséquent de poser des limites au pouvoir, limites que le dirigeant devait subir pour exercer ce pouvoir sur la communauté , et cette restriction était ce qu'ils entendaient par liberté. Il s'agissait du gouvernement d'un Seul, ou du gouvernement d'une tribu ou d'une caste, qui devaient leur autorité à l'héritage ou à la conquête, qui, en tout cas, ne la tenaient pas de la volonté  des gouvernés, et les hommes n'osaient pas, ou ne désiraient pas, élever des contestations contre cette suprématie, quelles que fussent les précautions à prendre contre son exercice oppressif . Le pouvoir était considéré comme nécessaire, mais aussi comme haute­ment dangereux, comme une arme que les dirigeants pouvaient essayer d'utiliser contre leurs sujets autant que contre leurs ennemis extérieurs. Pour empêcher que les membres les plus faibles de la communauté ne soient victimes d'innombrables vautours, il était nécessaire qu'il y ait un animal de proie  plus fort que les autres, chargé de les tenir en respect . Mais comme le roi des vautours n'était pas moins acharné à faire sa proie du troupeau que les harpies inférieures, il était indispensable d'être perpétuellement prêts à se protéger de son bec et de ses serres. Le but des patriotes était par conséquent de poser des limites au pouvoir, limites que le dirigeant devait subir pour exercer ce pouvoir sur la communauté , et cette restriction était ce qu'ils entendaient par liberté…

 

 La volonté du peuple signifie dans la pratique la volonté du plus grand nombre, ou de la partie la plus active du peuple, ou de ceux qui réussissent à se faire passer pour la majorité . Le peuple, par conséquent, peut vouloir opprimer  une partie du peuple, et des précautions sont aussi nécessaires contre cela que contre tout autre abus de pouvoir . C'est pourquoi la restriction du pouvoir sur les individus ne perd aucunement de son importance quand les détenteurs du pouvoir doivent régulièrement rendre des comptes  à la communauté, c'est-à-dire au parti le plus fort

 

 La société exerce une tyrannie sociale plus redoutable que de nombreuses sortes d'oppression politique, tyrannie qui, même si elle ne se maintient pas habituellement par des sanctions pénales extrêmes , laisse peu de moyens de s'échapper, pénétrant très profondément dans les détails de la vie, et asservissant  l'âme elle-même.  Par conséquent, se protéger contre la tyrannie des magistrats n'est pas suffisant. Il est nécessaire de se protéger aussi contre la tyrannie de l'opinion et du sentiment dominants, contre la tendance de la société à imposer, par d'autres moyens que les peines civiles, ses propres idées et ses propres pratiques comme règles de conduite à ceux qui diffèrent d'elle, contre la tendance à entraver le développement, et, si c'est possible, à empêcher la formation d'une individualité qui ne soit pas en harmonie avec ses points de vue ,  [et contre la tendance] à contraindre tous les caractères à se façonner sur son propre modèle. Il y a une limite à l'ingérence légitime de l'opinion collective dans l'indépendance individuelle , et trouver cette limite, et la maintenir contre l'empiétement , est aussi indispensable à la bonne marche des affaires humaines qu'à la protection contre le despotisme politique.

Le seul but en vue duquel le pouvoir peut être légitimement exercé  sur un membre de la communauté, contre sa volonté, est d'empêcher qu'il ne nuise aux autres

Ce principe est que la seule fin pour laquelle les hommes sont autorisés, individuelle­ment ou collectivement, à intervenir dans la liberté d'action d'un quelconque concitoyen  est de se protéger , que le seul but en vue duquel le pouvoir peut être légitimement exercé  sur un membre de la communauté, contre sa volonté, est d'empêcher qu'il ne nuise aux autres. Son propre bien, qu'il soit physique ou moral, n'est pas une justification suffisante . Il ne peut pas légitimement être forcé de faire quelque chose ou de s'en abstenir parce que ce serait  mieux pour lui d'agir ainsi, parce que cet acte le rendrait plus heureux, ou parce que dans l'opinion des autres, agir ainsi serait sage, ou même juste . Ce sont de bonnes raisons pour lui faire des remontrances, ou pour le raisonner, ou pour le persuader, ou pour le prier [de faire quelque chose], mais pas pour le contraindre ou lui infliger quelque tort, au cas où il agirait autrement. Pour justifier cela, il faut estimer que la conduite dont on veut qu'il se détourne  produit du tort à autrui. La seule part de la conduite de quelqu'un qui soit du ressort de la société, est celle qui concerne autrui. Pour ce qui est de la part qui ne concerne que lui-même, son indépendance est, de droit, absolue . Sur lui-même, sur son propre corps et son propre esprit, l'individu est souverain .

 

Il convient de noter que je renonce à tout avantage, qui pourrait être tiré de mon argumentation, de l'idée d'un droit abstrait comme d'une chose indépendante de l'utilité . Je considère l'utilité comme le recours ultime pour toutes les questions d'éthique, mais l'utilité doit être [entendue] au sens le plus large, [l'utilité] fondée sur les intérêts permanents de l'homme en tant qu'être susceptible de progrès . Je prétends que ces intérêts autorisent la soumission de la spontanéité individuelle  au contrôle extérieur, [mais] seulement pour les actions de chacun en tant qu'elles concernent l'intérêt d'autrui

 

Une personne peut causer un tort à autrui, non seulement par ses actions, mais aussi par son inaction, et dans les deux cas, c'est avec justice qu'il doit rendre compte  d'elles pour le dommage subi. Le second cas, il est vrai, requiert un exercice beaucoup plus circonspect que le premier. Faire que tout un chacun soit responsable du tort qu'il fait aux autres, c'est la règle; le rendre respon­sable des torts qu'il n'empêche pas, c'est, comparativement parlant, l'exception

 

La liberté d'opinion et de sentiment sur tous les sujets, pratiques, spéculatifs, scientifiques, moraux, ou théologiques doit être absolue . La liberté d'expression et de publication des opinions peut sembler être l'objet d'un principe différent, puis­qu'elle appartient à cette part de la conduite d'un individu qui concerne autrui, mais, étant quasiment aussi importante que la liberté de pensée elle-même, et reposant en grande partie sur les mêmes justifications , elle en est pratiquement inséparable. En second lieu, le principe requiert la liberté des goûts et des aspirations, la liberté d'organiser le plan de notre vie conformément à notre propre caractère, d'agir à notre guise tout en étant responsables des conséquences qui peuvent s'ensuivre, sans entrave venant de nos semblables, aussi longtemps que ce que nous faisons ne leur nuit pas, quand bien même ils penseraient que notre conduite est insensée, perverse, ou mauvaise . En troisième lieu, de cette liberté propre à chaque individu s'ensuit, dans les mêmes limites, la liberté d'association entre individus , liberté de s'unir dans un but quelconque, pourvu qu'elle n'entraîne pas des nuisances pour les autres, que les personnes associées soient supposées être majeures, et que cela se fasse sans contrainte et sans tromperie.

 

La seule liberté qui mérite ce nom, est celle de rechercher notre bien comme nous l'entendons, aussi long­temps que nous ne tentons pas de déposséder les autres du leur, ou d'entraver leurs efforts pour l'atteindre 

 

Principes d’économie politique (1848)

 

Les chapitres précédents comportent la théorie générale du progrès économique de la société, dans le sens dans lequel ces limites sont généralement comprises ; le progrès du capital, de la population, et des arts productifs. Mais en contemplant un mouvement progressif, en sa nature limitée, l’esprit n’est pas satisfait de tracer simplement les lois du mouvement ; il ne peut pas ne pas poser la question supplémentaire : dans quel but ? Vers quel point final la société tend-elle par son progrès industriel ? Quand le progrès cessera-t-il ? en quelle condition laissera-t-il l’humanité ? Cette question de l’accroissement non illimité des richesses a toujours été vue par les économistes politiques, plus ou moins distinctement à savoir celui de l’état stationnaire derrière la mensonge du progrès infini et que tout le progrès dans la richesse ne serait qu’un ajournement de celui-ci, mais que chaque étape s’en approcherait. Derrière le mensonge du progrès indéfini se discerne un état stationnaire dont le progrès ne serait qu’un ajournement mais que chaque étape de celui-ci s’en approcherait. Nous avons été maintenant menés à identifier que ce but final est à tout moment près d’être entièrement en vue ; que nous sommes toujours sur son bord, et que si nous n’avons pu l’atteindre malgré une si longue histoire, c’est  parce que le but lui-même vole devant nous. Les pays les plus riches et les plus prospères atteindraient très bientôt l’état stationnaire, si aucune amélioration supplémentaire n’était apportée dans les arts productifs, et s’il y avait une suspension de l’exportation  du capital des pays riches dans les régions non cultivées ou mal-cultivées de la terre. Cette impossibilité d’éviter finalement l’état stationnaire - cette nécessité irrésistible vers une mer apparemment stagnante- que le jet de l’industrie humaine devrait finalement écarter lui-même au dehors, doit avoir été, aux yeux des économistes politiques des deux dernières générations, une perspective tellement déplaisante et décourageante  pour la tonalité et la tendance de leurs spéculations, qu’ils  vont complètement identifier tout ce qui est économiquement souhaitable avec l’état progressif, et avec cela seul. Avec M. Mac’Culloch, par exemple, la prospérité ne signifie pas une production importante et une bonne distribution de la richesse, mais une augmentation rapide de celle-ci ; son test de la prospérité réside dans des bénéfices élevés ; mais  comme la tendance de cette augmentation des bénéfices, qu’il appelle prospérité, va vers la décroissance , le progrès économique, selon lui, doit tendre à l’extinction de la prospérité. Adam Smith suppose toujours que l’état de la masse du peuple, bien qu’il ne pourrait être franchement dégradé , serait limité et maintenu en un état stationnaire de  richesse, et ne pourrait être seulement satisfaisant que dans un état progressif permanent. La doctrine que seule une lutte incessante de tous les instants  peut reporter notre sort malheureux, cependant éloigné, signifie  que sans cela  le progrès de la société doit finir dans la misère, qui loin d’être, comme beaucoup  de personnes le croient toujours, une invention mauvaise de M. Malthus, a été affirmées expressément ou tacitement  par ses prédécesseurs plus distingués, et cette finalité ne peut être combattue avec succès qu’avec les principes du progrès d’A.Smith. Avant que l’attention ait été dirigée vers le principe de la population comme force active en déterminant la rémunération du travail, l’augmentation de l’humanité a été pratiquement traitée comme quantité constante ; on a supposée, quelque soient les événements, que l’état normal de la population humaine doit constamment augmenter donc les affaires aussi, ce qui entraîne qu’une augmentation constante des moyens était essentielle au confort physique de la masse de l’humanité. La publication  de M. Malthus est le moment dont on peut dater les meilleures vues à ce sujet; et malgré les erreurs reconnues de sa première édition, peu d’auteurs ont fait  plus que lui-même, dans les éditions suivantes, pour favoriser des anticipations plus justes et plus pleines d’espoir.

Même dans un état de progrès du capital, dans les mère patries, une contrainte consciencieuse ou de prudence sur la population est indispensable, pour empêcher l’augmentation du nombres d’habitants de surpasser l’augmentation du capital, sinon le sort des classes inférieures serait détérioré. Mais là où il n’y a pas, parmi  les personnes, ou dans une certaine proportion d’entre elles suffisamment grande, une résistance résolue à cette détermination contraignante dans le but de préserver un niveau établi de confort - l’état des classe les plus faibles descend, même dans un état progressif, au plus bas point qu’elles consentiront à supporter. La même détermination dans l’équilibre  entre accroissement de la population et accroissement des richesses devrait exister pour maintenir leur état dans l’état stationnaire..mais là où il y a une perspective indéfinie d’emploi pour des nombres de gens accrus, la contrainte de prudence est susceptible d’apparaître moins nécessaire. S’il était évident qu’une nouvelle main ne pourrait pas obtenir d’emploi ,on pourrait dans une certaine mesure compter sur un moyen  déjà utilisé, à savoir les influences combinées de la prudence et l’opinion publique pour limiter le nombre de personnes de la génération ultérieure afin de remplacer la présente.

2.  Je ne peux donc pas considérer l’état stationnaire de capital et de richesse avec l’aversion permanente généralement manifestée envers eux par les économistes politiques de la vieille école. Je suis incliné à croire que ce serait, dans l’ensemble, une amélioration très considérable de notre état actuel. J’admets que je ne suis pas charmé par l’idéal de la vie donné par ceux qui pensent que l’état normal d’êtres humains est celui de la lutte pour obtenir toujours plus; que piétiner, écraser, écarter, et marcher d’un coup de coude sur les talons des autres , autant d’attitude qui forment le type actuel de vie sociale, soient le sort le plus souhaitable de l’humanité, ou quelque chose comme cela, mais je considère qu’ils sont les symptômes désagréables d’une des phases du progrès industriel. Ce peut être une étape nécessaire dans le progrès de la civilisation, et ces nations européennes qui ont jusqu’ici été si chanceuses d’en être préservées, peuvent pourtant avoir à la subir. C’est un incident de croissance, pas une marque du déclin, parce que il n’est pas nécessairement destructif des aspirations plus élevées et des vertus héroïques ; ainsi l’Amérique, dans sa grande guerre civile et par de nombreux différents exemples splendides, s’est avérée au monde, en tant que peuple, et comme en Angleterre, il faut espérer, qu’elle s’avérerait également dans cette étape passionnante. Mais ce n’est pas un genre de perfection sociale que les philanthropes à venir sentiront et seront très désireux d’aider à la réalisation. La plupart des ajustages de précision, en effet, viseront  à ce que la richesse soit puissante, afin qu’elle soit possible en tant qu’objet universel de l’ambition et que le chemin de son accomplissement devienne ouvert à tous, sans faveur ou partialité. Mais le meilleur état pour la nature humaine est celui dans lequel, alors que personne n’est pauvre, l’unique désir d’être plus riches des uns  n’a aucune raison de craindre d’être poussé en arrière par les efforts des autres à se pousser en  avant. Que les énergies de l’humanité devraient être utilisées dans la lutte pour la richesse, comme elles l’étaient autrefois, jusqu’à ce que les esprits éclairés réussissent à instruire les autres à de meilleures choses, dans la lutte pour la guerre ; cela est assurément plus souhaitable que si elles devaient  se rouiller et stagner. Quand les esprits sont bruts ils exigent les stimulus bruts et les laissent s’exprimer. En attendant, ceux qui n’acceptent pas l’étape présente de  l’amélioration humaine en tant que son type final, peuvent être excusés pour être relativement indifférents au genre de progrès économique qui seul suscite les félicitations des politiciens ordinaires , à savoir la seule augmentation de la production et de l’accumulation. Si pour la sûreté de l’indépendance nationale il est essentiel qu’un pays ne devrait pas tomber largement au dessous de ses voisins dans ce domaine, en elles-mêmes elles sont de peu d’importance si l’augmentation de la population ou toute autre chose empêche la masse du peuple de récolter une partie quelconque des avantages de l’accroissement de la production et de l’accumulation. Je ne sais pas pourquoi devrait être un sujet de louange ce dont se félicitent les personnes qui sont déjà plus riches et qui ferait que, quelque soient leurs  besoins, leur permettraient de doubler leurs moyens de consommer les choses qui donnent peu ou pas de plaisir, exceptés en tant qu’expression de leur richesse ; ou que tel nombre d’individus de la classe  bourgeoise devraient passer chaque année dans une classe plus riche, ou de la classe des riches qu’ils occupent dans celle qu’ils n’occupent pas encore…Ce qui vaut pour un pays arriéré ne vaut pas pour un pays avancé. Ce qui est économiquement nécessaire en ce cas est une meilleure distribution, dont le moyen nécessaire est une contrainte plus stricte sur la population. La mise à niveau plus ou moins juste des positions sociales, ne peut pas s’accomplir par les seuls moyens de l’accroissement de la production et de l’accumulation ; ils peuvent abaisser les hauteurs de la société, mais ils ne peuvent pas, d’eux-mêmes, de manière permanente faire progresser le sort du plus grand nombre qui se trouvent plus bas. D’autre part, nous pouvons supposer que cette meilleure distribution de propriété peut être atteinte par l’effet commun de la prudence, de la frugalité des individus et par un système de  législation favorisant l’égalité des fortunes, dans la mesure où est juste la revendication permanente de chaque individu de participer aux fruit,  grand ou petit, de sa propre industrie. Nous pouvons supposer, par exemple (selon la suggestion jetée dans un chapitre précédent) que les cadeaux transmis par héritage  aient  la quantité suffisante pour constituer une indépendance modérée. Sous cette influence double, la société exhiberait ces principaux dispositifs : un corps bien-payé et riche des travailleurs ; aucunes énormes fortunes, excepté ce qui ont été gagnés et accumulés pendant une vie simple ; mais un corps beaucoup plus grand des personnes qu’exemptent actuellement, non seulement des travaux durs et brutaux, mais avec des loisirs suffisants, physiques et mentaux, des moyens pour cultiver librement les grâces de la vie, et que les classes moins favorisées se permettent de suivre  l’exemple des plus favorisés pour leur croissance. Cet état de la société, tellement préférable au présent, est non seulement parfaitement compatible avec l’état stationnaire, mais, il semblerait, plus naturellement lui être  lié  que tout autre.     

 

 Il y a place sans aucun doute dans le monde, et même dans les mères patries, pour une augmentation importante de la population, laquelle suppose les arts de la vie pour continuer à s’améliorer, et l’accroissement du capital. Mais même si elle est inoffensive, je ne vois que très peu de raison  pour la désirer. La densité de la population nécessaire pour permettre à l’humanité d’obtenir, en plus grand degré, tous les avantages de la  coopération et des rapports sociaux, a, dans tous les pays les plus populeux, été atteinte. Une population peut être trop dense, bien que tous soient amplement fournis en nourriture et en choses que les individus aiment consommer. Il n’est pas bon que l’homme soit gardé nécessairement à tout moment en présence des autres êtres de son espèce. Un monde dans lequel la solitude est bannie, est un idéal très pauvre.

La solitude, dans le sens d’être souvent isolé des autres, est essentielle à la profondeur de la méditation ou du caractère ; et l’isolement  en présence de la beauté et de la splendeur  est normalement  le berceau des pensées et des aspirations qui sont non seulement bonnes pour l’individu, mais sans lesquelles la société pourrait être défectueuse vis-à-vis des autres sociétés. N’y a il pas beaucoup de satisfaction à contempler le monde sans autre mouvement que l’activité spontanée de la nature ; chaque détérioration de la  terre est introduite par la culture, qui est capable de produire la nourriture pour les êtres humains ; chaque prairie fleurie ou pâturage normalement  labouré fait disparaître tous les quadrupèdes ou oiseaux qui ne sont pas domestiqués pour l’usage de l’homme en tant qu’il sont  ses rivaux pour la nourriture, chaque bordure de haies où l’arbre superflu est déraciné, supprime l’endroit où un arbuste ou une fleur sauvage pourraient se développer sans risquer d’être anéantis, dès lors qu’elle est considérée  comme une  mauvaise herbe au nom de l’amélioration de l’agriculture. Si la terre doit perdre cette grande partie de son agrément qu’elle doit aux choses que l’augmentation illimitée de la richesse et de la population  extirpe d’elle, dans le seul but de lui permettre de soutenir une plus grande, mais ni meilleure ni plus heureuse population, j’espère sincèrement, pour la postérité, qu’elle les populations  seront se satisfaire de rester stationnaires, longtemps avant que la nécessité les contraigne le faire.

Il est à peine nécessaire de remarquer qu’un état stationnaire de capital et de population n’implique aucun état stationnaire d’amélioration humaine. Il y aurait autant de place que jamais pour toutes sortes de culture de l’esprit, et de progrès moral et social et autant de moyens d’améliorer l’art de la vie, et beaucoup plus de probabilité d’y parvenir, quand des esprits aurons cessé d’être dirigés par l’art d’obtenir toujours plus. Même les arts industriels pourraient être sincèrement et avec succès cultivés, avec cette différence unique, qu’au lieu de n’atteindre aucun autre objectif que l’augmentation de la richesse, les améliorations industrielles produirait leur effet légitime qui est d’abréger le travail. Jusqu’ici il est impossible de déterminer d’une manière certaine si toutes les inventions mécaniques jusqu’alors accomplies  ont facilité le travail de l’être  humain. Elles ont permis à une plus grande population de vivre la même vie de  servitude et d’emprisonnement, et à un nombre peu nombreux de fabricants et d’autres privilégiés de faire fortune. Elles ont augmenté le confort des bourgeoisies. Mais elles sont  démunis à effectuer ces grands changements pourtant commencés du destin humain, qui est dans sa nature et dans l’avenir d’accomplir. C’est seulement au moment où  en plus de lois de justes de distribution, l’augmentation de l’humanité sera sous le contrôle délibéré de la prévoyance judicieuse, que  les conquêtes faites à partir des puissances de la nature par l’intellect et l’énergie des découvreurs scientifiques deviendront la propriété commune de l’espèce humaine ainsi que les moyens d’améliorer et d’élever le sort universel.

 

John Stuart Mill, L’utilitarisme (1861)

 

Bonheur (happiness) et satisfaction (content)

Croire qu’en manifestant une telle préférence (pour le sens de la dignité), on sacrifie quelque chose de son bonheur, croire que l'être supérieur - dans des circonstances qui seraient équivalentes à tous égards pour l'un et pour l'autre n'est pas plus heureux que l'être inférieur, c'est confondre les deux idées très différentes de bonheur et de satisfaction [content].  Incontestablement, l'être dont les facultés de jouissance sont d'ordre inférieur, a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites; tandis qu'un être d'aspirations élevées sentira toujours que le bonheur qu'il peut viser, quel qu'il soit, le monde étant fait comme il l'est, est un bonheur imparfait.  Mais il peut apprendre à supporter ce qu'il y a d'imperfections dans ce bonheur, pour peu que celles-ci soient supportables; et elles ne le rendront pas jaloux d'un être qui, à la vérité, ignore ces imperfections, mais ne les ignore que parce qu'il ne soupçonne aucunement le bien auquel ces imperfections sont attachées.  Il vaut mieux être un homme insatisfait [dissatisfied] qu'un porc satisfait; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu'un imbécile satisfait.  Et si l'imbécile ou le porc sont d'un avis différent, c'est qu'ils ne connaissent qu'un côté de la question : le leur.  L'autre partie, pour faire la comparaison, connaît les deux côtés.

 

On peut objecter que bien des gens qui sont capables de goûter les plaisirs supérieurs (intellectuels esthétiques et éthiques) leur préfèrent à l'occasion, sous l'influence de la tentation, les plaisirs inférieurs.(du corps ou des plaisirs de la domination narcissiques)  Mais ce choix n'est nullement incompatible avec l'affirmation catégorique de la supériorité intrinsèque des plaisirs supérieurs.  Souvent les hommes, par faiblesse de caractère, font élection du bien le plus proche, quoiqu'ils sachent qu'il est le moins précieux; et cela, aussi bien lorsqu'il faut choisir entre deux plaisirs du corps qu'entre un plaisir du corps et un plaisir de l'esprit.  Ils recherchent les plaisirs faciles des sens au détriment de leur santé, quoiqu'ils se rendent parfaitement compte que la santé est un bien plus grand.  On peut dire encore qu'il ne manque pas de gens qui sont, en débutant dans la vie, animés d'un enthousiasme juvénile pour tout ce qui est noble, et qui tombent, lorsqu'ils prennent de l'âge, dans l'indifférence et l'égoïsme.  Mais je ne crois pas que ceux qui subissent cette transformation très commune choisissent volontairement les plaisirs d'espèce inférieure plutôt que les plaisirs supérieurs.  Je crois qu'avant de s'adonner exclusivement aux uns, ils étaient déjà devenus incapables de goûter les autres.  L'aptitude à éprouver les sentiments nobles est, chez la plupart des hommes, une plante très fragile qui meurt facilement, non seulement sous l'action de forces ennemies, mais aussi par simple manque d'aliments; et, chez la plupart des jeunes gens, elle périt rapidement si les occupations que leur situation leur a imposées et la société dans laquelle elle les a jetés, ne favorisent pas le maintien en activité de cette faculté supérieure.  Les hommes perdent leurs aspirations supérieures comme ils perdent leurs goûts intellectuels, parce qu'ils n'ont pas le temps ou l'occasion de les satisfaire; et ils s'adonnent aux plaisirs inférieurs, non parce qu'ils les préfèrent délibérément, mais parce que ces plaisirs sont les seuls qui leur soient accessibles, ou les seuls dont ils soient capables de jouir un peu plus longtemps.  On peut se demander si un homme encore capable de goûter également les deux espèces de plaisirs a jamais préféré sciemment et de sang-froid les plaisirs inférieurs; encore que bien des gens, à tout âge, se soient épuisés dans un vain effort pour combiner les uns et les autres.

 

 

Lorsqu’il s’agit de savoir lequel, de deux plaisirs, a le plus de prix [the best worthl, ou lequel, des deux modes d’existence, donne le plus de satisfaction à la sensibilité [the most grateful to the feelings], abstraction faite de ses attributs moraux et de ses conséquences, il faut bien tenir pour définitif le jugement des hommes qui sont qualifiés par la connaissance qu’ils ont de l’un et de l’autre, ou, s’ils sont en désaccord, celui de la majorité d’entre eux.  Et il y a d’autant moins lieu d’hésiter à accepter ce jugement sur la qualité des plaisirs qu’il n’existe pas d’autre tribunal à consulter, même sur la question de quantité.  Quels moyens a-t-on de déterminer quelle est, de deux douleurs, la plus aiguë, ou, de deux sensations de plaisir, la plus intense, sinon le suffrage général de ceux à qui les deux sensations sont familières ? Ni les douleurs ni les plaisirs ne sont homogènes entre eux, et la douleur et le plaisir sont toujours hétérogènes.  Qu’est-ce qui peut décider si un plaisir particulier vaut d’être recherché au prix d’une douleur particulière, sinon la sensibilité et le jugement de ceux qui en ont fait l’expérience?  Donc si ces hommes-là, forts de ce sentiment et de ce jugement, déclarent que les plaisirs liés à l’exercice des facultés supérieures sont préférables spécifiquement, la question d’intensité mise à part, aux plaisirs dont la nature animale, isolée des facultés supérieures, est capable, leur déclaration, en cette matière, doit être également prise en considération.

L'idéal utilitariste, c'est le bonheur général et non le bonheur personnel.

 J'ai insisté sur ce point; parce que, sans cela, on ne pourrait se faire une idée parfaitement juste de l'utilité ou du bonheur, considéré comme la règle directrice de la conduite humaine.  Mais ce n'est aucunement une condition indispensable dont devrait dépendre l'adhésion à l’idéal utilitariste car cet idéal n’est pas leplus grand bonheur de l’agent lui-même mais la plus grand grande somme -de bonheur totalisé [altogether] ; si l'on peut mettre en doute qu'un noble caractère soit toujours plus heureux que les autres en raison de sa noblesse, on ne peut douter qu'il rende les autres plus heureux, et que la société en général en retire un immense bénéfice.  L'utilitarisme ne pourrait donc atteindre son but qu'en cultivant universellement la noblesse de caractère, alors même que chaque individu recueillerait seulement le bénéfice de la noblesse des autres, et que sa noblesse personnelle, à ne considérer que son propre bonheur, ne devrait lui procurer aucun bénéfice.  Mais la seule énonciation d'une telle absurdité rend superflue toute réfutation.

Selon le principe du plus grand bonheur, tel qu'il vient d'être exposé, la fin dernière par rapport à laquelle et pour laquelle toutes les autres choses sont désirables (que nous considérions notre propre bien ou celui des autres) est une existence aussi exempte que possible de douleurs, aussi riche que possible en jouissances, envisagées du double point de vue de la quantité et de la qualité; et la pierre de touche de la qualité, la règle qui permet de l'apprécier en l'opposant à la quantité [for measuring it, against quantity], c'est la préférence affirmée [felt] par les hommes qui, en raison des occasions fournies par leur expérience, en raison aussi de l'habitude qu'ils ont de la prise de conscience [self consciousness] et de l'introspection [self observation] sont le mieux pourvus de moyens de comparaison.  Telle est, selon l'opinion' utilitariste, la fin de l'activité humaine, et par conséquent aussi, le critérium de la moralité.


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