Locke 1690
Pour bien entendre en quoi consiste le
pouvoir
politique, et connaître sa véritable origine, il faut
considérer dans quel
état tous les hommes sont naturellement. C'est un état de
parfaite liberté, un
état dans lequel, sans demander de permission à personne,
et sans dépendre de
la volonté d'aucun autre homme, ils peuvent faire ce qu'il leur
plait, et
disposer de ce qu'ils possèdent et de leurs personnes, comme ils
jugent à
propos, pourvu qu'ils se tiennent dans les bornes de la loi de la
Nature ...
Cet
état est aussi un état d'égalité; en sorte
que
tout pouvoir et toute juridiction est réciproque, un homme n'en
ayant pas plus
qu'un autre. Car il est très évident que des
créatures d'une même espèce et
d'un même ordre, qui sont nées sans distinction, qui ont
part aux mêmes
avantages de la nature, qui ont les mêmes facultés,
doivent pareillement être
égales entre elles sans nulle subordination ou sujétion,
à moins que le
seigneur et le maître des créatures n'ait établi,
par quelque manifeste déclaration
de sa volonté, quelques-unes sur les autres, et leur ait
conféré, par une
évidente et claire ordonnance, un droit irréfragable
à la domination et à la
souveraineté...
Cependant, quoique
l'état de nature soit un état de
liberté, ce n'est nullement un état de licence.
Certainement, un homme, en cet
état, a une liberté incontestable, par laquelle il peut
disposer comme il veut,
de sa personne ou de ce qu'il possède : mais il n'a pas la
liberté et le droit
de se détruire lui-même, non
plus que de faire tort à aucune autre personne, ou
de la troubler dans ce dont elle jouit,
il doit faire de sa liberté le meilleur et le plus noble usage,
que sa propre
conservation demande de lui. L'état de nature a la loi de la
nature, qui doit
le régler, et à laquelle chacun est obligé de se
soumettre et d'obéir : la
raison, qui est cette loi, enseigne à tous les hommes, s'ils
veulent bien la
consulter, qu'étant tous égaux et indépendants,
nul ne doit nuire à un autre,
par rapport à sa vie, à sa santé, à sa
liberté, à son bien : car, les hommes
étant tous l'ouvrage d'un ouvrier tout-puissant et infiniment
sage, les
serviteurs d'un souverain maître, placés dans le monde par
lui et pour ses
intérêts, ils lui appartiennent en propre, et son
ouvrage doit durer autant
qu'il lui plait, non autant qu'il plait à un autre. Et
étant doués des mêmes
facultés dans la communauté de nature, on ne peut
supposer aucune subordination
entre nous, qui puisse nous autoriser à nous détruire les
uns les autres, comme
si nous étions faits pour les usages les uns des autres, de la
même manière que
les créatures d'un rang inférieur au nôtre, sont
faites pour notre usage.
Chacun donc est obligé de se conserver lui-même, et de ne
quitter point
volontairement son poste * pour parler ainsi...
La liberté naturelle de l'homme,
consiste à ne
reconnaître aucun pouvoir souverain sur la terre, et de
n'être point
assujetti à la volonté ou à l'autorité
législative de qui que ce soit; mais de
suivre seulement les lois de la nature. La liberté, dans la
société civile,
consiste à n'être soumis à aucun pouvoir
législatif, qu'à celui qui a été
établi par le consentement de la communauté, ni à
aucun autre empire qu'à celui
qu'on y reconnaît, ou à d'autres lois qu'à celles
que ce même pouvoir
législatif peut faire, conformément au droit qui lui en a
été communiqué. La
liberté donc n'est point ce que le Chevalier Filmer nous marque.
Une liberté,
par laquelle chacun fait ce qu'il veut, vit comme il lui plaît,
et n'est lié
par aucune loi. Mais
la liberté des hommes, qui sont soumis à un Gouvernement,
est d'avoir, pour la
conduite de la vie, une certaine règle commune, qui ait
été prescrite par le
pouvoir législatif qui a été établi, en
sorte qu'ils puissent suivre et
satisfaire leur volonté en toutes les choses auxquelles cette
règle ne s'oppose
pas; et qu'ils ne soient point sujets à la fantaisie, à
la volonté inconstante,
incertaine, inconnue, arbitraire d'aucun autre homme : tout
démontre de même
que la liberté de la nature consiste à n'être
soumis à aucunes autres lois,
qu'à celles de la nature...
Le
travail de son corps et l'ouvrage de ses mains,
nous le pouvons dire, sont son bien propre. Tout ce qu'il a tiré
de l'état de
nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul :
car cette peine
et cette industrie étant sa peine et son industrie propre et
seule, personne ne
saurait avoir droit sur ce qui a été acquis par cette
peine et cette industrie,
surtout, s'il reste aux autres assez de semblables et d'aussi bonnes
choses
communes...
Le
créateur et la raison lui ordonnent de labourer
la terre, de la semer, d'y planter des arbres et d'autres choses, de la
cultiver, pour l'avantage, la conservation et les
commodités de la vie, et lui
apprennent que cette portion de la terre, dont il prend soin, devient,
par son
travail, son héritage particulier. Tellement que celui qui,
conformément à
cela, a labouré, semé, cultivé un certain nombre
d'arpents de terre, a
véritablement acquis, par ce moyen, un droit de
propriété sur ses arpents de
terre, auxquels nul autre ne peut rien prétendre, et qu'il ne
peut lui ôter
sans injustice...
Tout cela montre évidemment que
bien que la nature
ait donné toutes choses en commun, l'homme néanmoins,
étant le maître et le
propriétaire de sa propre personne, de toutes ses actions, de
tout son travail,
a toujours en soi le grand fondement de la
propriété; et que tout ce en quoi
il emploie ses soins et son industrie pour le soutien de son être
et pour son
plaisir, surtout depuis que tant de belles découvertes ont
été faites, et que
tant d'arts ont été mis en usage et perfectionnés
pour la commodité de la vie,
lui appartient entièrement en propre, et n'appartient point aux
autres en
commun...
Mais
depuis que l'or et l'argent, qui,
naturellement sont si peu utiles à la vie de l'homme, par
rapport à la
nourriture, au vêtement, et à d'autres
nécessités semblables, ont reçu un
certain prix et une certaine valeur, du consentement des hommes,
quoique après
tout, le travail contribue beaucoup à cet égard; il est
clair, par une
conséquence nécessaire, que le même consentement a
permis les possessions
inégales et disproportionnées. Car dans les
gouvernements où les lois règlent
tout, lorsqu'on y a proposé et approuvé un moyen de
posséder justement, et sans
que personne puisse se plaindre qu'on lui fait tort, plus de choses
qu'on en
peut consumer pour sa subsistance propre, et que ce moyen c'est l'or et
l'argent, lesquels peuvent demeurer éternellement entre les
mains d'un homme,
sans que ce qu'il en a, au-delà de ce qui lui est
nécessaire, soit en danger de
se pourrir et de déchoir, le consentement mutuel et unanime rend
justes les
démarches d'une personne qui, avec des espèces d'argent,
agrandit, étend,
augmente ses possessions, autant qu'il lui plaît...
Il parait évidemment, par tout ce
qu'on vient de
lire, que la monarchie absolue, qui semble être
considérée par quelques-uns
comme le seul gouvernement qui doive avoir lieu dans le monde, est,
à vrai
dire, incompatible avec la société civile, et ne peut
nullement être réputée
une forme de gouvernement civil. Car la fin de la société
civile étant de
remédier aux inconvénients qui se trouvent dans
l'état de nature, et qui
naissent de la liberté où chacun est, d'être juge
dans sa propre cause; et dans
cette vue, d'établir une certaine autorité publique et
approuvée, à laquelle
chaque membre da la société puisse appeler et avoir
recours, pour des injures
reçues, ou pour des disputes et des procès qui peuvent
s'élever, et être
obligés d'obéir; partout où il y a des gens qui ne
peuvent point appeler et
avoir recours à une autorité de cette sorte, et faire
terminer par elle leurs
différends,
ces gens-là sont assurément toujours dans l'état
de nature, aussi bien que tout
Prince absolu y est, à l'égard de ceux qui sont sous sa
domination...
En
effet ce Prince absolu, que nous supposons, s'attribuant à lui
seul, tant le
pouvoir législatif, que le pouvoir exécutif, on ne
saurait trouver parmi ceux
sur qui il exerce son pouvoir, un juge à qui l'on puisse
appeler, comme à un
homme qui soit capable de décider et régler toutes choses
librement, sans
prendre parti et avec autorité, et de qui l'on puisse
espérer de la
consolation et quelque réparation, au sujet de quelque injure ou
de quelque
dommage qu'on aura reçu, soit de lui-même, ou par son
ordre...
Les
hommes, ainsi qu'il a été dit, étant tous
naturellement libres, égaux et indépendants, nul ne peut
être tiré de cet état,
et être soumis au pouvoir politique d'autrui, sans son propre
consentement, par
lequel il peut convenir, avec d'autres hommes, de se joindre et s'unir
en
société pour leur conservation, pour leur
sûreté mutuelle, pour la tranquillité
de leur vie, pour jouir paisiblement de ce qui leur appartient en
propre, et
être mieux à l'abri des insultes de ceux qui voudraient
leur nuire et leur
faire du mal. Un certain nombre de personnes sont en droit d'en user de
la
sorte, à cause que cela ne fait nul tort à la
liberté du reste des hommes, qui
sont laissés dans la liberté de l'état de nature.
Quand un certain nombre de
personnes sont convenues ainsi de former une communauté et un
gouvernement, ils
sont par là en même temps incorporés, et composent
un seul corps politique,
dans lequel le plus grand nombre a droit de conclure et d'agir...
C'est ce qui oblige les hommes de quitter
cette
condition (naturelle) , laquelle, quelque libre qu'elle soit, est
pleine de
crainte, et exposée à de continuels dangers, et cela fait
voir que ce n'est pas
sans raison qu'ils recherchent la société, et qu'ils
souhaitent de se joindre
avec d'autres qui sont déjà unis ou qui ont dessein de
s'unir et de composer un
corps, pour la conservation mutuelle de leurs vies, de leurs
libertés et de
leurs biens; choses que j'appelle, d'un nom général,
propriétés...
C'est pourquoi, la plus
grande et la
principale fin que se proposent les hommes, lorsqu'ils s'unissent
en
communauté et se soumettent à un gouvernement, c'est de
conserver leurs
propriétés, pour la conservation desquelles bien des
choses manquent dans
l'état de nature...
Cependant,
quoique ceux qui entrent dans une société, remettent
l'égalité, la liberté, et
le pouvoir qu'ils avaient dans l'état de nature, entre les mains
de la société,
afin que l'autorité législative en dispose de la
manière qu'elle trouvera bon,
et que le bien de la société requerra; ces
gens-là, néanmoins, en remettant
ainsi leurs privilèges naturels, n'ayant d'autre intention que
de pouvoir mieux
conserver leurs personnes, leurs libertés, leurs
propriétés (car, enfin, on ne
saurait supposer que des créatures raisonnables changent leur
condition, dans
l'intention d'en avoir une plus mauvaise), le pouvoir de la
société ou de
l'autorité législative établie par eux, ne peut
jamais être supposé devoir
s'étendre plus loin que le bien public ne le demande. Ce pouvoir
doit se
réduire à mettre en sûreté et à
conserver les propriétés de chacun, en
remédiant aux trois défauts, dont il a été
fait mention ci-dessus, et qui
rendaient l'état de nature si dangereux et si incommode. Ainsi,
qui que ce soit
qui a le pouvoir législatif ou souverain d'une
communauté, est obligé de
gouverner suivant les lois établies et connues du peuple, non
par des décrets
arbitraires et formés sur-le-champ; d'établir des juges
désintéressés et
équitables qui décident les différends par ces
lois; d'employer les forces de
la communauté au-dedans, seulement pour faire exécuter
ces lois, ou au-dehors
pour prévenir ou réprimer les injures
étrangères, mettre la communauté à
couvert des courses et des invasions; et en tout cela de ne se proposer
d'autre
fin que la tranquillité, la sûreté, le bien du
peuple.