Friedrich Hayek 1943, 1946

Extraits de « La route de la servitude »

"[…] dans l'ordre complexe de la société, les résultats des actions des hommes sont très différents de ce qu'ils ont voulu faire, et les individus, en poursuivant leurs propres fins, qu'elles soient égoïstes ou altruistes, produisent des résultats utiles aux autres qu'ils n'avaient pas prévus et dont ils n'ont peut-être même pas eu connaissance ; en fin de compte, l'ordre entier de la société, et même tout ce que nous appelons la culture, est le produit d'efforts individuels qui n'ont jamais eu un tel but, mais ont été canalisés à cette fin par des institutions, des pratiques, et des règles qui n'ont jamais été délibérément inventées, mais dont le succès a assuré la survie et le développement (25)"

"dans l'optique de Mandeville comme dans celle d'Adam Smith la fonction adéquate du gouvernement est de poser les règles du jeu qui créent un cadre juridique approprié" (

"ces institutions qui entraînent l'harmonisation des intérêts divergents" se sont développées "par un long processus d'essais et d'erreurs et non en vertu du dessein de quelque sage législateur" (36)

" n'y a que le temps (work of ages) qui puisse découvrir le vrai usage des passions, et former une politique qui fasse servir toutes les faiblesses des membres pour donner la force à tout le corps, et qui par une conduite adroite puisse tourner les vices des particuliers à l'avantage du public " et que " la grandeur du génie ne contribue pas autant à former de bons législateurs que l'expérience " "

Le libéralisme n’est pas un dogme, mais un principe pragmatique.

II n'y a rien dans les principes du libéralisme qui permette d'en faire un dogme immuable; il n'y a pas de règles stables, fixées une fois pour toutes. Il y a un principe fondamental : à savoir que dans la. conduite de nos affaires nous devons faire le plus grand usage possible des forces sociales spontanées, et recourir le moins possible à la coer­cition. Mais ce principe peut comporter une infinie variété d'applica­tions. Il y a, en particulier, une immense différence entre créer délibérément un système où la concurrence jouera li- rôle le plus bien­faisant possible, et accepter passivement les institutions telles qu'elles sont. Rien n'a sans doute tant nui à la cause libérale que l'insistance butée de certains libéraux sur certains principes massifs, comme avant tout la règle du laissez-faire. Mais c'était en un sens nécessaire et inévitable. D'innombrables intérêts pouvaient montrer que certaines mesures particulières procureraient des bénéfices immédiats et évi­dents à certains, cependant que le mal qu'elles causeraient restait plus indirect et moins perceptible. Là contre, seule une règle rigide et prompte pouvait être efficace. Comme un préjugé favorable s'était établi en faveur de la. liberté industrielle, la tentation de la présenter comme une règle dépourvue d'exceptions était parfois irrésistible.

Une fois cette attitude pris» par maints vulgarisateurs de la doc­trine libérale, il était inévitable que leur position s'écroulât tout entière dès qu'elle était percée en un point. Cette position fut encore affaiblie par la lenteur inévitable d'une politique qui se proposait l'amélioration progressive du cadre des institutions d'une société libre. Ce progrès dépendait du développement de notre compréhension des forces sociales et des conditions les plus favorables à leur fonctionne­ment efficace. Puisque ia tâche consistait à aider ces forces, et à les compléter chaque fois qu'il était nécessaire, il fallait avant tout les comprendre. L'attitude d'un libéral à l'égard de la société est comme celle d'un jardinier qui cultive une plante, et qui, pour créer les condi­tions les plus favorables à sa croissance, doit connaître le mieux pos­sible sa structure et ses fonctions.

Aucun homme sensé n'aurait dû douter que les règles grossières par lesquelles s'exprimaient les principes de la politique économique du XIX" siècle ne représentaient qu'un commencement, que nous avions encore beaucoup à apprendre, et qu'il y avait encore d'im­menses possibilités de progrès dans la direction que nous avions suivie. Mais ce progrès exigeait une maîtrise intellectuelle croissante des forces dont nous avions à nous servir. Pour un grand nombre de tâches essentielles, telles que la manipulation du système monétaire, ou le contrôle et la prévention des monopoles, pour un nombre plus grand encore de tâches à peine moins importantes dans d'autres domaines, les gouvernements possédaient d'énormes pouvoirs, en bien comme en mal. Il y avait toute raison d'espérer qu'en comprenant mieux les problèmes nous deviendrions quelque jour capables d'utiliser ces pou­voirs efficacement.

Mais cependant que le progrès vers ce qu'on appelle communément l'action « positive u restait nécessairement lent, et cependant qu'en matière d'améliorations immédiates le libéralisme devait en grande partie s'en remettre à l'accroissement progressif de la richesse provo­qué par la liberté, il devait sans cesse combattre des propositions qui menaçaient sa marche en avant. Il en vint à être considéré comme un dogme o négatif o parce qu'il ne pouvait offrir aux individus guère plus qu'une part du progrès commun, progrès qu'on trouvait de plus en plus naturel et en lequel on ne reconnaissait plus le résultat de la politique de liberté. On peut même dire que le succès même du libé­ralisme devint la. cause de son déclin. Le succès déjà atteint rendit l'homme de moins en moins désireux de tolérer les maux encore exis­tants, qui apparurent à la fois insupportables et inutiles.

Des mauvaises raisons de l’anti-libéralisme ou « planisme généralisé » ( Fascisme et socialisme)

La lenteur des progrès de la politique libérale, la juste irritation contre ceux qui se servaient de la phraséologie libérale pour défendre des privilèges anti-sociaux, et l'ambition illimitée que légitimaient en apparence les améliorations matérielles déjà atteintes, tout cela fit que vers la fin du siècle la croyance dans les principes essentiels du libéralisme fut de plus en plus abandonnée. Les résultats atteints apparurent comme une possession sûre et impérissable, acquise une fois pour toutes. Le peuple fixa son regard sur les exigences nouvelles, dont la. rapide satisfaction paraissait entravée par l'adhésion aux vieux principes. On admit de plus en plus qu'un nouveau progrès ne pou­vait être atteint dans le cadre qui avait permis les premiers progrès, et qu'il fallait une refonte totale de la société. Il ne s'agissait plus d'augmenter ou d'améliorer l'outillage existant, mais de le mettre tout entier au rebut et de le remplacer. Et comme les espoirs de la nouvelle génération se concentraient sur quelque chose d'entièrement nouveau, on s'intéressa de moins en moins au fonctionnement de la société existante, et on le comprit de moins en moins. Et moins nous comprenions le fonctionnement du système de la liberté, moins nous nous rendions compte de ce qui dépendait de son existence.

(Les progrès rapides, mais partiels , accomplis dans une société planifiée), donne au planisme des partisans enthousiastes qui se sentent capables d'imposer aux dirigeants d'une telle société leur sens de la valeur de l'objectif visé. Et certains d'entre eux pourraient voir leurs espoirs exaucés, car une société planifiée est certainement plus capable que la société actuelle-de favoriser certains desseins déterminés. Il serait absurde de nier que les sociétés planifiées ou semi-planifiées que nous connaissons offrent des exemples de bien­faits entièrement dus au planisme. Un exemple souvent cité est celui des magnifiques autostrades d'Allemagne et d'Italie, encore qu'elles représentent un genre de planisme qui ne serait guère possible dans une société libérale. Mais il est également absurde de considérer de tels exemples comme prouvant la supériorité générale du planisme. Il serait plus exact de dire que des réalisations techniques d'une excellence hors de proportion avec la situation générale prouvent que les ressources du pays intéressé sont mal utilisées. Quand on a roulé sur les fameuses autostrades allemandes, et qu'on y a croisé moins de voitures que sur nombre de routes secondaires en Angleterre, on se rend compte que, du point de vue de l'économie du temps de paix, l'existence de ces autostrades n'est guère justifiée. Est-ce l'un des cas où les planistes ont choisi les a canons » au Heu du « beurre »? C'est une autre question. Mais de notre point de vue, il n'y a pas là matière à enthousiasme.

Le spécialiste a l'illusion que dans une société planifiée il arriverait à attirer davantage l'attention sur les objectifs dont il se soucie le plus. C'est là un phénomène plus général que pourrait le faire croire le mot : spécialiste. Dans nos prédilections et nos intérêts nous sommes tous en quelque manière des spécialistes. Et nous pensons tous que notre échelle personnelle de valeurs n'est pas simplement personnelle, mais que dans une libre discussion entre gens raisonnables nous arriverions à faire reconnaître la justesse de nos propres vues. L'amateur de pay­sages champêtres qui veut avant tout préserver leur apparence et effacer les insultes faites à leur beauté par l'industrie, tout autant que l'hygiéniste enthousiaste qui veut démolir les chaumières pitto­resques et insalubres, ou l'automobiliste qui veut voir partout de bonnes routes bien droites, le fanatique du rendement qui désire le maximum de spécialisation et de mécanisation, et l'idéaliste qui, au nom des droits de la personne humaine, veut conserver le plus possible d'artisans indépendants, tous savent que leur but ne peut être totale-nient atteint que par le planisme, et c'est pourquoi Us veulent le pla­nisme. Mais l'adoption du planisme qu'ils revendiquent à grands cris ne peut que faire surgir le conflit masqué qui oppose leurs buts.

Le mouvement pour le planisme doit sa force actuelle en grande partie au fait que, bien que le planisme ne soit encore en gros qu'une ambition, il unit presque tous les idéalistes unilatéraux, tous les hommes et toutes les femmes qui ont voué leur vie à une tâche unique. Les espoirs qu'ils mettent dans le planisme ne sont pas le résultat d'une vue compréhensive de l'ensemble de la société, mais plutôt celui d'une vue très limitée, et souvent d'une grande exagération des fins qu'ils proposent. Je ne veux pas là sous-estimer la grande valeur prag­matique de ce genre d'hommes dans une société comme la nôtre; ils méritent toute notre admiration. Mais les hommes les plus désireux de planifier la société seraient les plus dangereux si on les laissait faire, et les plus intolérants à l'égard du planisme d'autrui. Du saint idéa­liste unilatéral au fanatique il n'y a souvent qu'un pas. C'est le ressen­timent du spécialiste déçu qui donne au planisme son élan le plus vigoureux. Mais le monde le plus insupportable et le plus irrationnel serait celui où on laisserait les spécialiste s les plus éminents dans chaque domaine libres de procéder à la réalisation de leur idéal. Lan coordi­nation » ne saurait pas davantage devenir une nouvelle spécialité, comme paraissent l'imaginer certains planistes. L'économiste est le dernier à prétendre posséder les connaissances dont le coordinateur aurait besoin. Ce qu'il préconise, c'est une méthode qui permette la coordination sans l'aide d'un dictateur omniscient. Mais elle signifie précisément le maintien de certains de ces obstacles impersonnels et souvent inintelligibles aux efforts individuels contre lesquels tous les spécialistes se rebellent

Le mouvement pour le planisme doit sa force actuelle en grande partie au fait que, bien que le planisme ne soit encore en gros qu'une ambition, il unit presque tous les idéalistes unilatéraux, tous les hommes et toutes les femmes qui ont voué leur vie à une tâche unique. Les espoirs qu'ils mettent dans le planisme ne sont pas le résultat d'une vue compréhensive de l'ensemble de la société, mais plutôt celui d'une vue très limitée, et souvent d'une grande exagération des fins qu'ils proposent. Je ne veux pas là sous-estimer la grande valeur prag­matique de ce genre d'hommes dans une société comme la nôtre; ils méritent toute notre admiration. Mais les hommes les plus désireux de planifier la société seraient les plus dangereux si on les laissait faire, et les plus intolérants à l'égard du planisme d'autrui. Du saint idéa­liste unilatéral au fanatique il n'y a souvent qu'un pas. C'est le ressen­timent du spécialiste déçu qui donne au planisme son élan le plus vigoureux. Mais le monde le plus insupportable et le plus irrationnel serait celui où on laisserait les spécialistes les plus éminents dans chaque domaine libres de procéder à la réalisation de leur idéal. La« coordi­nation » ne saurait pas davantage devenir une nouvelle spécialité, comme paraissent l'imaginer certains planistes. L'économiste est le dernier à prétendre posséder les connaissances dont le coordinateur aurait besoin. Ce qu'il préconise, c'est une méthode qui permette la coordination sans l'aide d'un dictateur omniscient. Mais elle signifie précisément le maintien de certains de ces obstacles impersonnels et souvent inintelligibles aux efforts individuels contre lesquels tous Ies spécialistes se rebellent.

"L'homme d'Etat qui tenterait d'ordon­ner aux particuliers la manière d'employer leurs capitaux non seulement se charge­rait d'un soin très superflu, mais encore assumerait une autorité qui ne pourrait être confiée avec sûreté à aucun conseil ni sénat,et qui no serait nulle part si dan­gereuse qu'entre les rnains d'un homme assez fou et assez présomptueux "pour se croire capable de l'exercer."

Adam Smith.

Le trait commun de tous les systèmes collectivistes peut être défini, en une phrase chère aux socialistes de toutes nuances, comme l'orga­nisation des travaux de la société en vue d'un but social déterminé. Le fait que notre société actuelle ne possède pas cette direction « cons­ciente » en vue d'un but unique, que ses activités sont guidées par les caprices et les fantaisies d'individus irresponsables, ce fait a toujours été un des principaux objets de la critique socialiste.

A bien des égards c'est là poser très clairement !a question essen­tielle. Nous arrivons tout droit au point où le conflit surgît entre liberté individuelle et collectivisme. Les divers genres de collectivisme, communisme, fascisme, etc., diffèrent entre eux par la nature du but vers lequel ils veulent orienter les efforts de la société. Mais ils diffèrent tous^du libéralisme et de l'individualisme en ceci qu'ils veulent orga­niser l'ensemble de la société et toutes ses ressources en vue de cette fin unique, et qu'ils refusent de reconnaître les sphères autonomes où les fins individuelles sont toutes-puissantes. En bref, ils sont totali­taires au véritable sens de ce mot nouveau que nous avons adopté pour définir les manifestations inattendues mais inséparables de ce qu'en théorie nous appelons collectivisme.

Critique de l’anti-libéralisme ou planisme généralisé.

Le « but social » ou « but commun » en vue duquel la société doit être organisée est souvent désigné d'un terme vague comme : « bien commun », ou bien-être général » ou « intérêt général ». Point n'est besoin de réfléchir beaucoup pour voir que ces termes n'ont pas une signification suffisamment définie pour déterminer une politique. Le bien-être et le bonheur de millions d'hommes ne sauraient être mesurés d'une façon exclusivement quantitative. Le bien-être d'un peuple, comme le bonheur d'un homme, dépend d'un grand nombre de choses qui peuvent être procurées dans une variété infinie de combinaisons. Il ne saurait être défini comme une fin unique, mais comme une hié­rarchie de fins, une échelle complète de valeurs où chaque besoin de chaque individu reçoit sa place. Diriger toutes nos activités conformé­ment à un plan unique présuppose que chacun de nos besoins est placé à son rang dans un ordre de valeurs qui doit être assez complet pour permettre de choisir entre toutes les directions entre lesquelles le pla­niste doit choisir. Cela présuppose, en somme, l'existence d'un code éthique complet où toutes les valeurs humaines sont mises à leur place légitime….

…L'essentiel à nos yeux, c'est qu'un tel code éthique complet n'existe pas. Si l'on essayait de diriger toute l'activité économique conformé­ment à un plan unique, on soulèverait d'innombrables questions aux­quelles seul un code moral pourrait répondre, mais auxquelles la morale existante ne fournit aucune réponse. Les gens n'ont à ce sujet ni opinions définies ni idées contradictoires, parce que dans la société libre dans laquelle nous avons vécu, nous n'avons pas eu d'occasion d'y penser et encore moins de concevoir des opinions communes à leur sujet.

Nous ne possédons par conséquent pas d'échelle complète des valeurs. Bien plus, aucun esprit ne pourrait embrasser l'infinie variété des besoins divers d'individus divers qui se disputent les ressources disponibles et attachent une importance déterminée à chacune d'entre elles. Du point de vue de notre problème il est de peu d'importance que les tins auxquelles un individu s'attache embrassent seulement ses propres besoins individuels, ou qu'elles comprennent les besoins de ses semblables les plus proches ou même plus éloignés. Peu importe qu'il soit égoïste ou altruiste au sens ordinaire de ces termes. Le point important est qu'un homme ne peut embrasser plus qu'un terrain limité, ne peut connaître que l'urgence d'un nombre limité de besoins. Que ses intérêts gravitent autour de ses propres besoins physiques, ou qu'il s'intéresse chaleureusement au bien-être de chacun des êtres humains qu'il connaît, il ne peut se soucier que d'une fraction infinité­simale des besoins de l'humanité.

Cette attitude n'exclut naturellement pas qu'on admette l'existence de fins sociales, ou plutôt d'une coïncidence de fins individuelles qui recommande aux hommes de s'associer pour les atteindre..

De la supériorité de l’individualisme libéral.

Reconnaître l'individu comme juge en dernier ressort de ses propres fins, croire que dans la mesure du possible ses propres opinions doivent gouverner ses actes, telle est l'essence de l'individualisme.

Cette attitude n'exclut naturellement pas qu'on admette l'existence de fins sociales, ou plutôt d'une coïncidence de fins individuelles qui recommande aux hommes de s'associer pour les atteindre… Mais elle limite cette action commune aux cas où les idées individuelles coïn­cident; ce qu'on appelle des a fins sociales u sont simplement des fins identiques d'un grand nombre d'individus, ou des fuis à l'obtention desquelles des individus sont disposés à. contribuer en échange de l'assistance qu'ils reçoivent pour la satisfaction de leurs propres désirs. Bien souvent, ces fins communes seront pour les individus non des fins dernières, mais des moyens que des individus différents peuvent utiliser en vue de buts différents. Et aus­sitôt que le pouvoir exécutif aura à passer du plan unique aux plans particuliers, la question se posera de savoir te but précis vers lequel il faut diriger toute l'activité. On se rendra compte alors que l'accord sur ]e principe du planisme ne s'accompagne pas d'un accord sur le but du plan. Les gens ont décidé d'un commun accord qu'un planisme cen­tralisé est nécessaire, sans se mettre d'accord sur le but du plan. C'est comme s'ils avaient décidé de partir en voyage sans se mettre d'accord sur l'endroit où ils vont aller. Le résultat sera qu'ils feront tous un voyage que la plupart d'entre eux n'ont pas envie de faire... Dans un système planifié, nous ne pouvons pas réserver l'action collective aux entreprises sur lesquelles il nous est possible de nous mettre d'ac­cord. Il nous faut nous mettre d'accord sur tout pour faire quoi que ce soit…

…L'inaptitude des assemblées démocratiques à exécuter ce qui paraît être un mandat très clair du peuple ne pourra manquer de dis­créditer les institutions démocratiques. On en vient à considérer les parlements comme d'inutiles parlotes, incapables d'accomplir les tâches en vue desquelles ils ont été élus. Et l'on se convainc de plus en plus que pour faire un planisme efficace, il faut en retirer Ja direction aux politiciens «, et la confier à des experts, à des fonctionnaires per­manents, ou à des organismes autonomes.

On prétend, exactement comme au sujet de la fallacieuse « liberté économique , mais à plus juste titre, que la sécurité économique est  une condition indispensable de la véritable liberté. Mais l'idée de la sécurité économique est non moins vague et ambiguë que la plupart des notions dans ce domaine. C'est justement pourquoi l'aspiration générale à cette sécurité peut devenir dangereuse pour la liberté. En effet, lorsque cette sécurité est prise dans un sens absolu, l'aspiration à la sécurité, au lieu d'ouvrir la voie à la liberté, représente une grave menace pour elle. De, l'abord, il est utile de distinguer entre deux sortes de sécurités : l'une est une sécurité limitée qu'on peut assurer à tous; ce n'est pas un privilège, mais l'attribut légitime de chacun; l'autre est une sécurité absolue qu'une société libre ne peut pas accorder à tous, qu'on doit considérer comme un privilège - - à l'exception de cas particuliers. Le juge par exemple doit jouir d'une indépendance complète dans l'inté­rêt même de la société. Vues de plus près, ces deux sortes de sécurités consistent : la première à disposer d'un minimum vital pour sa sub­sistance, à se sentir à l'abri des privations physiques élémentaires; la seconde : à jouir de la sécurité d'un certain standard de vie, d'un bien-être relatif, par rapport à la situation d'autres groupes et d'autres personnes; en un mot, il y a sécurité avec un revenu minimum et sécurité avec un revenu particulier qu'on croit mériter. Cette distinc­tion coïncide, dans les grandes lignes — nous le verrons par la suite — avec la distinction entre la sécurité qu'on peut assurer à chacun, tout en sauvegardant le système du marché, et la sécurité qu'on ne peut garantir qu'à un nombre limité d'hommes et seulement à condition de contrôler ou d'abolir le marché.

Il n'y a, en effet, aucune raison pour qu'une société ayant atteint un niveau de prospérité comme celui de la nôtre, ne puisse garantir à tous le premier degré de sécurité, sans mettre par cela notre liberté en danger… mais on peut sans aucun doute assurer à chacun un minimum de nourriture, de vête­ments et un abri pour sauvegarder sa santé et sa capacité de travail… En principe, il n'y a pas d'incompatibilité entre l'intervention de l'Etat pour assurer une plus grande sécurité et la liberté individuelle. Dans les cas de catastrophes naturelles, l'Etat' peut également apporter son aide, sans aucun inconvénient. Chaque fois que la communauté peut agir pour atténuer les conséquences des catastrophes contre lesquelles l'individu est impuissant, elle doit le faire.

Il y a enfin un problème de la plus haute importance, celui de la lutte contre les fluctuations générales de l'activité économique et les vagues périodiques de chômage massif qui les accompagnent. C'est bien là un des plus graves et plus délicats problèmes de notre temps. Sa solution exigerait un effort de planisme, pris au sens positif, mais elle n'implique pas, ne devrait pas impliquer, le genre de planisme qui supprimerait ]e marché. De nombreux économistes espèrent que la politique monétaire pourrait fournir un remède radical compatible même avec le libéralisme du xixe siècle. D'autres croient qu'on ne pourrait arriver à un véritable résultat qu'en répartissant judicieuse­ment des travaux publics, organisés sur une très grande échelle. Ceci pourrait amener des restrictions très sérieuses dans la concurrence. Nous devons donc surveiller très attentivement nos expériences dans cette direction afin d'éviter que toute l'activité économique ne devienne progressivement tributaire des commandes gouvernementales.

Il existe un autre genre de a planisme de sécurité » qui compromet la liberté. Ce planisme se propose de protéger des individus ou des groupes contre la diminution de leurs revenus, chose qui arrive quoti­diennement, sans aucune faute des intéressés, dans la société de concur­rence. Il s'agirait donc d'empêcher des pertes d'argent qui, sans justi­fication morale, se produisent sous le régime de concurrence et imposent souvent aux individus des épreuves très dures. Cette revendication de la sécurité, c'est sous une autre forme la revendication d'une juste rémunération, d'une rémunération proportionnée au mérite subjectif et non pas au résultat objectif dos efforts accomplis. Cette conception de la sécurité ou de la justice semble inconciliable avec le libre choix d'un emploi.

Notre sens de la justice n'admet pas qu'un homme, capable et appliqué dans son travail, subisse tout d'un coup, pour des raisons indépendantes de sa volonté, une diminution importante de ses revenus et voie s'écrouler l'œuvre de toute sa vie. L'appel des victimes de pareilles mésaventures à l'intervention de l'Etat, trouve certainement l'approbation et le soutien des niasses. Le gouvernement a dû partout satisfaire à ces demandes en prenant des mesures non seulement pour protéger les hommes contre des souffrances et des privations, mais pour leur assurer leur revenu ultérieur et les mettre à l'abri des fluc­tuations du marché '.

On ne peut pourtant pas assurer une stabilité de revenus à tous si l'on veut préserver la liberté du choix du métier. Et si l'on ne garantit cette stabilité qu'à un nombre restreint de gens, on diminue par là même la sécurité des autres. II est évident qu'on ne peut assurer un revenu invariable à tous les hommes qu'en supprimant toute liberté du choix des emplois. Quoiqu'on considère généralement la garantie d'un revenu stable pour tous comme une revendication sociale légi­time, et comme un idéal, on ne fait pas grand chose pour l'atteindre. On essaye bien d'assurer cette sécurité à certaines fractions de la popu­lation, à tel ou tel groupe et l'on parvient ainsi à aggraver constam­ment le malaise et l'insécurité des autres. Il n'est pas étonnant que le privilège de la sécurité prenne aux yeux des hommes de plus en plus d'importance. L'exigence de la sécurité devient ainsi de plus en plus générale et impérieuse. On finit par la désirer à tout prix, même au prix de la liberté.

Si l'on devait protéger contre les pertes imméritées ceux dont l'uti­lité a diminué par suite de circonstances imprévisibles et incontrô­lables, empêcher ceux dont l'utilité a augmenté par suite des mêmes circonstances de toucher des gains immérités, la rémunération cesserait d'avoir la moindre relation avec l'utilité effective. Elle dépendrait ainsi de l'appréciation d'une autorité qui décréterait ce qu'une per­sonne doit faire, ce qu'elle aurait dû prévoir, et si ses intentions ont été bonnes ou mauvaises. Des décisions pareilles seraient, en grande partie, forcément arbitraires. L'application de ce principe impliquerait de donner aux personnes exécutant le même travail des rémunérations différentes. Les différences de rémunération ne serviraient plus de stimulant pour amener les hommes à travailler aux améliorations nécessaires sur le plan social; les individus ne se rendraient même plus compte si tel ou tel changement, dû à leurs efforts, en vaudrait la peine…

…Si un individu touche un salaire inva­riable et garanti, il ne dépendra plus de sa préférence de garder son emploi ou d'en choisir un autre. Qu'il change ou ne change pas de place, il n'en gagnera ni plus ni moins. Par conséquent ceux qui con­trôlent l'ensemble des revenus disponibles choisiront pour lui, en le gardant dans son emploi ou en l'affectant ailleurs..

En réalité, si nous désirons que les hommes travaillent de toute leur force, il faut qu'ils y trouvent leur compte. Et si l'on veut leur laisser le libre choix, ils doivent être à même de juger l'importance sociale de leur travail, de la mesurer à l'aide d'une échelle pratique…

Pour que l'organisation industrielle fonctionne d'une façon efficace, elle doit être entourée, en quelque sorte, par un champ relativement étendu d'économie non dirigée. Il doit exister quelque pari un réservoir d'hommes, un endroit d'où extraire, en cas de besoin, des ouvriers nécessaires, un endroit où l'ouvrier peut être relégué lorsqu'il est renvoyé et censé disparaître et de l'usine et du budget. Si ce réservoir n'existe pas, on ne peut entretenir la discipline sans recourir à la punition corporelle, au travail forcé

Notre distinction entre les lois définies (ou la justice) et les règles empiriques, tout en étant très caractéristique, est difficile à suivre avec précision dans la pratique, bien que le principe en soit suffisam­ment simple. La différence entre les deux régimes (planisme étatique ou libéralisme) est la même qu'entre deux conceptions de règlement de circulation : on peut soit établir un code de la circulation, soit dire à chaque passant et à chaque auto­mobiliste où il doit aller; on peut soit pourvoir les routes de signaux lumineux, soit prescrire aux gens le chemin qu'ils doivent prendre. Les règles définies annoncent d'avance quelle sera la réaction de l'Etat dans des circonstances déterminées. Ces règles sont conçues en formules générales sans viser un moment, un endroit, ou une personne parti­culiers. Elles concernent des situations-types, des événements qui peuvent survenir dans la vie de chacun, et sont, par conséquent, fort utiles à un grand nombre d'individus dans leurs affaires les plus variées. Le fait de savoir que dans telle circonstance l'Etat agira de telle manière ou exigera tel comportement de l'individu, permet à chacun de faire des projets. Les règles formelles qui peuvent servir à des gens non encore définis dans des circonstances inconnues, pour des desseins de leur choix, sont véritablement des instruments utilitaires. Le plus important critère de la règle formelle, dans le sens où nous employons le terme, réside dans le fait que nous ne savons pas quelle sera son efficacité, à quelles fins particulières elle servira; nous ne savons pas quelles personnes en bénéficieront. Elle n'im­plique pas une préférence pour des fins ou des gens particuliers, puisque personne ne sait qui s'en servira ni dans quelles circonstances.

Aujourd'hui, nous avons tendance à n'admettre que des phénomènes rigoureusement contrôlés. Il peut paraître d'autant plus paradoxal de vanter les avantages d'un système social en raison de notre ignorance de ses effets…

…Notre démonstration sera double : économique d'abord. Cette démonstration économique, nous ne pourrons ici que la résumer briève­ment. L'Etat devrait se limiter à établir des règles adaptées aux condi­tions générales, aux situations-types et garantir à l'individu la liberté d'action dans toutes les circonstances spécifiques, car seul l'individu peut connaître parfaitement ces circonstances particulières et régler sa conduite en conséquence. Pour que les individus puissent se servir de leurs connaissances et former des projets, ils doivent être à même de prévoir les actes du gouvernement susceptibles d'influencer ces projets. Pour qu'on puisse prévoir les mesures que l'Etat prendra, il faut qu'elles découlent de règles définies, indépendantes des circons­tances de fait imprévisibles. Et, inversement, il est évident qu'au cas où l'Etat doit diriger les actes des individus à des fins déterminées, ses interventions devant se baser sur une connaissance complète des circonstances à un moment donné, ses actes seront imprévisibles. D'où la conclusion bien connue : plus l'Etat « planifie », plus il devient diffi­cile pour l'individu de faire des projets.

La seconde preuve, plutôt morale ou politique, se rapporte encore plus directement à notre discussion. Si l'Etat calcule avec précision l'incidence de ses actes, il ne laisse pas de choix aux individus intéressés. Chaque fois que l'Etat peut prévoir les résultats possibles d'une déci­sion sur des gens déterminés, c'est lui qui choisit entre les différents buts envisagés. Si nous voulons donner à chacun sa chance, permettre à tout homme de faire son chemin selon ses idées, nous ne pouvons pas prévoir les résultats qu'ils atteindront. Dans ce cas, nous devons concevoir des règles générales, des lois authentiques.— nettement différentes des ordres empiriques —■ qui peuvent être maniées dans des circonstances inconnues d'avance; en conséquence leurs effets sur des desseins particuliers, sur des groupes déterminés restent imprévi­sibles. Seul le législateur animé de cet esprit peut être impartial. Etre impartial signifie ne pas avoir de réponse à certaines questions, à celles qu'on tranche normalement en jouant pile ou face. Dans un monde où tout serait prévu, l'Etat n'aurait rien à faire et pourrait aisément rester impartial. Mais là où les effets de la politique gouver­nementale sur les hommes sont parfaitement connus et où le gouver­nement veut précisément atteindre ces effets, il ne peut pas être impartial. Il est amené, par la force des choses, à prendre des mesures, à imposer aux citoyens ses appréciations, et, au lieu de les soutenir dans leurs propres efforts, il leur assigne des buts de son choix. Du moment qu'on prévoit, lorsqu'on édicté une loi, ses effets particuliers, elle ne pourra être un instrument destiné à l'usage du peuple; elle devient un instrument d'asservissement à la disposition du législateur, pliant le peuple à ses volontés. A ce stade l'Etat cesse d'être une machine utilitaire créée pour aider l'homme à l'épanouissement le plus complet de sa personnalité et il devient une institution « morale ». Nous employons le mot « moral » nullement par opposition avec immoral, mais pour caractériser une institution qui impose à ses membres ses opinions concernant toutes les questions d'ordre moral, que ces opinions soient morales ou hautement immorales. Dans cette acception du terme, l'Etat nazi ou tout autre Etat collectiviste est « moral » tandis que l'Etat libéral ne l'est pas.

Des limites de la démocratie : elle n’est pas une fin en soi, mais un moyen de la liberté.

Nous n'avons toutefois nullement l'intention de faire de la démo­cratie un fétiche. Il est peut-être vrai que notre génération parle trop de démocratie, et y pense trop, et ne se soucie pas assez des valeurs qu'elle sert. On ne saurait dire de la démocratie ce que Lord Acton a justement dit de la liberté, qu'elle « n'est pas un moyen pour atteindre la fin politique suprême. Elle est en elle-même la fin politique suprême. On en a besoin, non pas pour avoir une bonne administration publique, mais pour garantir la sécurité dans la recherche des fins suprêmes de la société et de la vie privée ». La démocratie est essentiellement un moyen, un procédé utilitaire pour sauvegarder la paix intérieure et la liberté individuelle. En tant que telle, elle n'est aucunement infaillible. N'oublions pas non plus qu'il a souvent existé plus de liberté culturelle et spirituelle sous un pouvoir autocratique que sous certaines démocra­ties, — et qu'il est au moins concevable que sous le gouvernement d'une majorité homogène et doctrinaire, la démocratie soit aussi tyran-nique que la pire des dictatures. Ce que nous voulons souligner, ce n'est pas que la dictature supprime inévitablement la liberté, mais plutôt que le planisme mène à la dictature parce que la dictature est l'instrument le plus efficace de coercition et de réalisation forcée d'un idéal, et qu'à ce titre elle est indispensable à une société planifiée. Le conflit entre planisme et démocratie surgit simplement du fait que cette dernière est un obstacle à la suppression de liberté requise par la direction de l'activité économique. Mais dans la mesure où la démo­cratie cesse d'être une garantie de la liberté individuelle, il se peut qu'elle persiste sous une forme quelconque sous un régime totalitaire. Une véritable « dictature du prolétariat », même démocratique de forme, au jour où elle entreprendrait la direction centralisée de l'éco­nomie, détruirait probablement la liberté individuelle aussi complète­ment que le ferait n'importe quelle autocratie.

La vogue de cette attention exclusive apportée à la démocratie con­sidérée comme la valeur la plus menacée n'est pas sans danger. Elle est en grande partie responsable d'une croyance erronée et dépourvue de fondement : à savoir que tant que le pouvoir est aux mains de la majo­rité il ne saurait être arbitraire. Cette croyance donne à beaucoup de gens une fausse assurance qui est à l'origine de notre ignorance des dangers qui nous menacent. Cette croyance n'est nullement justifiée; ce n'est pas la source mais la limitation du pouvoir qui l'empêche d'être arbitraire

Le contrôle démocratique peut empêcher le pouvoir de deve­nir arbitraire, mais il n'y parvient pas par sa seule existence.


Les origines philosophiques de la pensée libérale

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