Travail et éthique
 

La notion de travail est chargée de significations et de connotations techniques et éthiques les plus diverses voire les plus contradictoires. Lorsque l’on parle d’œuvre, de fabrication, de production, de tâche et d’emploi, parle-t-on de la même chose ? Or tous ces termes peuvent être avancés pour définir le travail. De plus la question du travail met en jeu son rapport au loisir : toute activité de transformation du monde naturel, symbolique et humain est un travail au sens large, mais un loisir peut mettre en œuvre une telle activité ; c’est pourquoi le travail au sens restreint est une activité dont les finalités sont soumises en priorité à la demande et aux contraintes sociales (nécessité) ; au contraire du  loisir qui obéit prioritairement , en principe, aux finalités personnelles et librement choisies du sujet, mêmes lorsqu'elles produisent des effets sociaux et qu'elle mettent enjeu des conditions sociales et/ou associatives déterminées. Je me propose donc pour clarifier les termes de la question de réduire le domaine de sens du mot travail aux seules activités socialement nécessaires ou impliquant des échanges entre individus et groupes qui ne se connaissent pas forcément, ou ne sont pas appelés durablement à vivre en proximité et en solidarité les uns avec les autres. Mais il est clair que, même dans ce cadre, chaque individu peut (et peut être doit) trouver dans son travail de quoi satisfaire quelques unes de ses fins personnelles dans ou hors du travail. Par exemple se faire reconnaître, à l'intérieur de son travail dans ses compétences et à l'extérieur dans le revenu ou pouvoir d'achat qu'il lui confère. Ainsi, si, quand il y a travail, il y a toujours demandes et contraintes sociales préalables auxquelles doit se soumettre l'individu que cela lui plaise ou non ou que cela favorise ou non ses fins propres immédiates, si travailler c'est toujours d'abord agir pour les autres, y compris de parfaits inconnus (avant la relation elle-même) ou des individus parfaitement antipathiques, cela n'implique pas forcément que le travail soit vécu sur le plan éthique (bien-vivre avec soi et les autres) comme négatif pour le sujet et dévalorisant. Tout dépend de la nature et des conditions de cette activité, conditions techniques, sociales et symboliques et c'est là qu'interviennent les termes d'oeuvre, de fabrication, de production, de tâche et d'emploi cités précédemment, termes qu'il convient d'éclaircir si l'on veut interroger sur le plan éthique (les conditions régulatrices du bien-vivre) la nature, la nécessité contraignante et la valeur du travail vis-à-vis de laquelle les avis sont partagés entre la négation pour cause de dépossession de soi (aliénation) et l'affirmation pour cause de moralisation et de socialisation altruiste de l'activité individuelle (réalisation morale de soi).

1) Le travail dans tous ses états

1-1 L'oeuvre est l'activité dans laquelle chacun peut réaliser ses compétences et talents propres et se faire reconnaître par les autres comme excellent, c'est à dire comme sortant de l'ordinaire. Elles met enjeu une activité originale dans son résultat et dont le sujet est le concepteur/ créateur , elle laisse une grande part à l'improvisation, voire au génie personnel (inventivité) , en tout cas elle ne peut être réduite à un savoir faire procédurier et répétitif Elle vaut plus pour sa beauté et le plaisir éthique et esthétique qu'elle suscite que pour ses performances techniques et utilitaires déterminées. Le type même de l'oeuvre est l'oeuvre d'art ou celle de l'artisan accompli. Elle est un travail dans la mesure où elle suscite (et répond à) une demande sociale et fait de ses résultats les objets de transactions élargies à des inconnus et/ou d'échanges marchands -, mais elle est avant tout une activité de loisir dans laquelle l'individu est conduit par un besoin intérieur de s'exprimer et de communiquer, voire de transformer la perception du monde des autres en dehors de toutes normes préalables rigides (préformatées).

1-2 La fabrication au contraire présuppose un projet technique impératif portant sur des objets matériels utilitaires qu'il s'agit de réaliser en vue de performances mesurables prédéterminées et/ou de la satisfaction de besoins particulier bien définis ou, en tout cas prédéfinissables dans ses fins, moyens et procédures opératoires.

1-3 La production généralise la fabrication à des objets standardisés et reproductibles en très grand nombres, grâce aux moyens et machines industriels , la conception et les finalités de ces objets sont séparée de leur réalisation (division technique du travail). Les ouvriers ou opérateurs sont des exécutants soumis à des normes, à des méthodes et à des objectifs de travail qui leur sont en grande partie extérieurs et/ou qu'ils ressentent comme tels.

1-4 La tâche est une activité ressentie comme une nécessité imposée de l'extérieur à la quelle on ne peut ou ne doit pas se dérober, que celle-ci soit reconnue comme une valeur valorisante (la mission) ou comme une nécessité dévalorisante (le travail servile du tâcheron).

1-5 Le service est une activité dans laquelle le sujet tente de satisfaire une demande immatérielle plus ou moins instantanée ou se mêle indissociablement le satisfaction d'un besoin objectif déterminé et la satisfaction subjective du ou des désir(s) du client que l'on sert. Tout service implique peu ou prou une relation de séduction et de confiance dans laquelle les qualités de (re)présentation de celui qui sert sont partie prenantes de ses compétences techniques. Persuader, convaincre font partie du savoir-faire en tant que moyen du faire-savoir.

1-6 L'emploi est le fait pour un individu d'agir sous les ordre d'un autre (en « ployer » ou plier) en vue de réaliser un objet et/ou de rendre un service dont il ne décide pas. En contrepartie de son obéissance, il touchera un revenu. L'employé est le mercenaire de son employeur pour un type d'activité déterminée par ce dernier. Son autonomie technique (capacité de participer à la définition des moyens et des procédures de son activité) est liée à ses compétences et à sa position dans la hiérarchie politico-sociale de l'entreprise qui l'emploie (ensemble durablement et hiérarchiquement organisé d'individus et de ressources intellectuelles, techniques, financières et humaines, en vue de mettre en oeuvre des fins déterminées par la direction stratégique).

Ainsi l'on voit que la notion de travail oscille entre l'oeuvre (le loisir créateur rémunéré de l'artiste) et l'emploi ( la tâche servile de l'opérateur), entre la production de biens durables à finalités techniques prioritaires et la prestation de service qui visent aussi la satisfaction des désirs immatériels des clients et/ou usagers qui implique des comportements relationnels mettant enjeu la personnalité expressive de soi et communicationnelles de celui qui sert. Parler, dans ses conditions de la valeur éthique en général du travail est donc pour le moins un propos confus ; cette confusion, si on veut l'éviter, nous oblige à relativiser nos jugements dans deux directions : celle des conditions objectives et plus ou moins contraignantes des différents activités considérées comme socialement utiles et celle de la perception qu'en ont les acteurs eux-mêmes , lesquelles mettent en jeu des valeurs symboliques et des jugements d'autovalorisation complexes et parfois ambivalents.

2) Le sens et la valeur du travail.

Le travail dans ses diverses formes apparaît donc comme l’enjeu d’une double qualification ; il peut être considéré soit comme une valeur sociale, voire morale ; soit comme une nécessité contraignante et aliénante, soit enfin comme une combinaison complexe et ambiguë entre les deux.

2-1 Le travail-valeur.

Sur le plan collectif : Le travail serait d’abord un facteur essentiel de l’humanisation de l’homme : en transformant la nature et leur réalité sociale et symbolique, les hommes, au contraire des animaux, seraient devenus les producteurs de leur histoire et aurait fait de la culture la condition principale non seulement de leur survie biologique mais des progrès de la civilisation universelle tant sur le plan matériel (domestication de la nature et médecine) que social (égalité et non-violence) et éthique (progrès des liberté, de la démocratie et des droits de l’homme). Le travail et les échanges en obligeant les individus à agir les uns pour les autres au delà de leur proches auraient fait naître l’idée de solidarité universelle de l’humanité. Sur le plan individuel : Le travail est une objectivation de soi dans laquelle, par la médiation de la reconnaissance des autres, chacun peut se valoriser, acquérir un statut, une fierté constitutifs de leur identité subjective positive. Le travail est à la fois objectivation de la subjectivité et subjectivation de l’objectivité du monde naturel et social. Or ce double mouvement est la condition d’une liberté concrète qui fait de la volonté et des efforts des individus la force motrice et consciente de la réalisation de soi. Le bonheur comme sentiment de sa valeur et confiance en soi passe par le travail dès lors que celui-ci, seul, permet de développer, chez chacun, le sentiment de son pouvoir positif sur le monde en tant qu’il participe au développement de l’humanité toute entière. Pouvoir, amour et reconnaissance de soi par la médiation des autres pour lesquels on agit font du travail la condition essentielle du bonheur altruiste, c’est à dire éthique. Mais cette valorisation du travail se heurte à la réalité des contraintes que les rapports entre les hommes imposent à la majorité des individus, dans le cadre d’un rapport des forces qui imposent à celle-ci de travailler dans des conditions de domination et d’exploitation dévalorisantes, voire déshumanisantes, au profit d’une minorité qui bénéficie de conditions sociales et politiques privilégiés (propriété du capital et domination politique): travailler pour les autres c’est d’abord agir au service des intérêts privés minoritaires de ceux d’en haut, ce qui aggrave les inégalités et les égoïsmes de classe aux dépends de la solidarité universelle.

2-2 Le travail-nécessité

La première contrainte qu’impose le travail est celle d’aliéner son temps à d’autres pour survivre. Or le temps est ce qui fait qu’un individu inscrit son désir propre dans le monde ; en cela le temps de chacun ( sa mémoire, ses projets, son rythme de vie), est la condition de son existence autonome. Aliéner son temps c’est s’aliéner soi-même, se déposséder de soi, de la conscience de soi qui n’est autre que l’intuition intérieure de son expérience de la durée, irréductible aux emplois du temps objectifs et impératifs qu’impose l’action en commun. De même travailler c’est accepter d’agir pour des besoins étrangers dont le caractère moral ou éthique est douteux dans les conditions de l’inégalité politique et sociale et des échanges économiques inégaux. Dans une société égalitaire le travail de chacun serait une aliénation morale de soi par laquelle cette perte serait compensée par un gain : la solidarité et la reconnaissance des autres. Le travail serait alors une contrainte salvatrice, à condition que les individus ) puissent pleinement et également profiter de ce gain dans et pour leur temps de loisir : le temps de l’autonomie personnelle ou temps de loisir d’autocréation et de maîtrise de soi, comme l’affirmait les philosophes grecs ; ce qui ne peut être le cas lorsque les activités sont inhumaines, fragmentées répétitives : le loisir tend alors à devenir alors un temps de repos et ou d’évasion inactive, temps de consommation tout aussi aliéné et aliénant que le temps de travail. Le temps de travail est bien le temps de la nécessité, or la mise de cette nécessité au service de la liberté de tous suppose 3 conditions : La remise en cause de la domination économique et sociale La réduction massive et progressive du temps de travail La transformation du travail dans le sens de l’autonomie; c’est à dire de la créativité du temps de loisir (œuvre) faisant des compétences et de l’initiative des individus la source même de leur motivation au travail.

2-3 Les ambiguïtés éthique du travail

Mais on est frappé de constater comment les individus, dans les professions les plus pénibles, tentent de réduire cette opposition objective entre travail-valeur et travail-nécessité en s’efforçant subjectivement d’accorder la nécessité et la valeur, en valorisant la pire nécessité pour accepter de travailler dans les conditions les plus inhumaines. L’histoire montre souvent que les travailleurs les plus dominés sont souvent partagés entre la révolte pour leur dignité contre les conditions inhumaines qui leur sont imposées et la fierté de faire un travail pénible, voire dégradant dont il défendent l’image d’activité sacrificielle au service des autres par tous les moyens symboliques et sociaux. Ils tentent alors de valoriser leur déshumanisation pour survivre au travail sans que la souffrance physique et psychologique ne les abatte et les rende inaptes au travail donc menacés de mort physique et/ou sociale. Mais vient toujours un moment où une humiliation collective provoque l’explosion et le passage à la lutte ouverte contre l’oppression qu’il subissent et ceux qui l’exercent. Peut-on dire que les évolutions récentes du travail et de ses états va dans le sens d’une valorisation moins fantasmatique de cette contradiction et donc une réelle valorisation du travail et une humanisation des conditions de travail pour tous, sinon pourquoi et si oui à quelles conditions ?

3) L’évolution du travail et ses conséquences éthiques et politiques.

3-1 Le travail industriel et le modèle fordien

L’organisation industrielle du travail qui s’est imposée progressivement dès la fin du XIXème et s’est affirmée au XXème jusqu’aux années 80 avait aboutie à plusieurs conséquences :
1)  Le mécanisation généralisée de la production aboutissant à la transformation, pour le plus grand nombre, du travail artisanal en travail segmenté, en miette, répétitif, peu qualifié (les OS) soumis à un rythme machinal contrôlé et imposé par la menace de licenciement ; en vue d’assurer une productivité optimale par l’intensification de chaque opération et de l’activité de chaque opérateur spécialisé dans une opération simplifiée au maximum (Omniprésence du chronomètre). L’instrumentalisation de l’activité humaine devient telle qu’elle est elle-même transformée en fonctionnement machinal : l’homme machine au service des machines (comme l’avait prévu Hegel et Marx) en vue de prévoir et d’accroître la productivité et la profitabilité de l’entreprise et du capital investi pour les investisseurs. (Travail à la chaîne)
2)  La séparation stricte du travail intellectuel et du travail manuel qui interdit aux opérateurs de base toute initiative et réflexion personnelle. Henri Ford déclare : « un ouvrier qui pense est un mauvais ouvrier », car il introduit du flou, du mou, dans le rythme de production et le ralentit en pure perte (le temps, c’est de l’argent).
3)  L’étude scientifique des gestes et des tours de main pour intégrer les plus rapides et les plus efficaces dans l’organisation et les normes de la production.
4)  Une hiérarchie stricte des fonctions et un encadrement technique et politique cohérent et permanent de type militaire des opérateurs.

Cette déshumanisation et cette disqualification imposées par le travail à la chaîne selon des normes prétendument rationnelles et scientifiques (Taylorisme ou fordisme) pose le problème de savoir comment et pourquoi les hommes ont-ils pu l’accepter.
Pourquoi ? parce que le choix ne leur a pas été donné ; toutes les tentatives de résistance ont été violemment réprimée et les formes antérieures de production étaient devenues obsolètes dans le cadre d’une concurrence capitaliste en voix de généralisation: la loi du profit maximum devenait le moteur de l’économie, en dehors de toute régulation et contrôle politique et de droit syndical efficaces. L’agriculture n’était plus une source de profit suffisant si ce n’est en s’instrualisant, en se soumettant à l’industrie agro-alimentaires et aux banques pour se mécaniser à son tour afin d’accroître sa productivité, ce qui aboutissait à chasser les masses rurales vers les villes et les usines (exode rural). Mais il reste à comprendre comment ces nouveaux esclaves de fait, sinon de droit, pouvaient soutenir le type et le rythme de travail qu’on leur imposait sans y perdre tout désir et motivation. Et de fait des dysfonctionnements sont apparus très tôt et se sont manifestés par le nombre important de pièces de mauvaises qualité, de pannes plus ou moins provoquées, d’accident du travail etc.. Sous la pression des luttes pour faire reconnaître les droit des travailleurs et des syndicats auto-organisés naissants et sous la menace d’une révolution sociale, voire communiste visant à exproprier les détenteurs des capitaux, le patronat à progressivement du consentir à un compromis politique et social visant à obtenir le consentement, au moins tacite et durable (sauf conflit violent occasionnel) du personnel. Ce compromis peut être résumé en 3 points :
1)  L’emploi garanti à vie (contrat à durée indéterminé)
2)  L’accroissement régulier des salaires, permettant au plus grand nombre d’accéder à la consommation de masse, voire à la propriété privée du logement par le système du crédit généralisé ; ce qui avait aussi comme avantage de démultiplier la demande nécessaire au développement de la grande production standardisée génératrice de profits croissants.
3)  La mise en place de systèmes de sécurité sociale, d’assurance maladie, de retraites, la réduction du temps de travail et le développement des congés payés permettant de promouvoir le secteur de plus en plus lucratif de l’industrie des loisirs.

Aliénation de toute autonomie dans la production au nom de la rationalité économique contre l’accroissement du temps libre, de la sécurité et du pouvoir d’achat, c’est à dire de l’autonomie dans la consommation. Tel a été le compromis fordien dont même les syndicats se sont accommodés, dans la mesure aussi où chaque travailleur, lui-même ou ses enfants, pouvait croire, un jour, pouvoir évoluer dans l’entreprise et devenir petit chef et/ou contremaître pour échapper individuellement à l’enfer du travail à la chaîne.

3-2 L’évolution du travail et la crise du modèle fordien

Or ce compromis industriel est aujourd’hui en crise, dans les pays développés sous l’effet de plusieurs facteurs conjugués et interdépendants :
1) Le secteur tertiaire (services) se développe aux dépends du secteur secondaire (industriel), y compris dans l’industrie elle-même (2/3, 1/3).
2) la source de profit réside essentiellement, dans les pays développés, dans le savoir et le savoir-faire intellectuel et non plus dans le travail manuel : les produits rentables sont de moins en moins des biens matériels et de plus en plus des biens immatériels.
3) Les machines automatisées et informatisées (machines à commande numérique et robots) remplacent avantageusement le travail humain sous qualifié dont le coût devient prohibitif pour la maximisation du profit dans les pays développés, ce qui entraîne parallèlement une délocalisation des activités industrielles classiques et des emplois vers les pays dans lesquels la main d’œuvre est moins chère.
4) La qualité des produits devient un facteur décisif pour survivre dans un marché concurrentiel mondialisé exigeant une grande adaptabilité et le développement de l’autocontrôle (aplatissement de la hiérarchie), de la flexibilité, de la polyvalence des acteurs, donc des compétences complexes ; les qualifications figées laissent la place à l’aptitude à apprendre en permanence. La satisfaction des désirs diversifiés et mouvants des clients devient alors la norme intériorisée par chaque opérateur pour préserver son emploi.
5) Les solidarité traditionnelles de groupes, voire de classes face à un patronat stable et à des capitalistes ciblés s’effacent au profit d’un individualisme concurrentiel généralisé afin de survivre dans un monde où chacun doit faire la preuve de son excellence ; de plus, le capital financier, dans sa variante boursière devenu dominante, impersonnelle et transnationale apparaît inaccessible à toute stratégie de lutte ; il exige des rendements à court-terme élevés par la réduction sans limite des coûts du travail et par la recherche et la mise en œuvre constantes de nouvelles technologies et de nouvelles méthodes de production propre à la produire la réduction des coûts et le maintien des taux de profit.
6) La hiérarchie s’estompe et donc l’espoir de grimper dans l’échelle sociale ; la précarité et la mobilité, sous toutes ses formes, professionnelle, géographique et sociologique s’affirme sous la menace constante du chômage et de l’exclusion.
7) Seuls les emplois exigeant une formation reposant sur un fort investissement culturel et technique permanent peuvent prétendre offrir une stabilité professionnelle, voire la possibilité de faire carrière. Les autres sont sans cesse menacés, laissant les hommes incapables  d’établir un rapport de force favorable vis-à-vis du pouvoir du capital.
8) Les états peuvent de moins en moins jouer le rôle de redistributeur des richesses et de régulateur social : leur compétence est locale et le pouvoir du capital est mondialisé. Résultat : il tendent à perdre toute légitimité politique et la démocratie n’apparaît plus que comme une fiction dérisoire ; ce qui ne peut qu’engendrer la dépolitisation généralisée des individus de moins en moins citoyens et de plus en plus consommateurs plus ou moins, mais de moins en moins assistés.

3-3 Conséquences éthiques et politiques de cette évolution.

L’évolution, dont nous venons de brosser à grands traits les lignes de force, implique des conséquences éthiques paradoxales :

3-3-1 L’endroit
D’une part elle repose sur l’exigence de l’investissement personnel des acteurs économiques dans leur fonction et/ou emploi ; le service et ses composantes relationnelles et communicationnelles deviennent prédominantes, y compris dans l’industrie : les relations internes entre les différents services d’une entreprise doivent se caler, autant que faire ce peut, sur le modèle de la relation directe client/fournisseur ; la qualité du processus de production est à ce prix (voir les normes de l’assurance qualité ISO 9002). ; On exige de chacun qu’il soit autonome, créatif et interactif ; bref que ses qualités sociales surdéterminent ses compétences techniques : le faire savoir et la recherche d’information doivent « mettre en condition » le savoir-faire pour que celui-ci devienne performant. Le désir d’auto-réalisation de soi ne doit plus se limiter au temps libre ou au activités de loisir, mais s’investir dans le temps de travail, comme si celui-ci pouvait devenir aussi un loisir ; d’où la perméabilité grandissante de la frontière qui prétendait séparer la vie privée et la vie professionnelle ; perméabilité que rend possible les techniques modernes de la communication permanente (courrier électronique, téléphones portables...) et l’apparition de travail à distance et à domicile. Le travail ne doit être considérée comme une nécessité déplaisante (déplaisir qui « justifiait » le salaire ou le revenu compensateur), encore moins comme un devoir moral, un sacrifice qui vaudrait comme punition rédemptrice et moralisante, mais il doit apparaître à chacun comme une composante de son droit au bonheur, fondement de sa liberté personnelle aux services d’objectifs utiles aux clients et surtout rentables, c’est à dire créatrice de valeur ajoutée sonnante et trébuchante, pour les investisseurs.

3-3-2 L’envers
D’autre part cette transformation non seulement des conditions techniques du travail (techniques du traitement de l’information, de la communication en temps réel et de l’automatisation) mais du rapport de chacun à son travail, considéré comme une mission valorisante, s’opère sur fond d’intériorisation, par chacun, de la concurrence et des contraintes économiques capitalistes sans protection, ni sécurité pour le plus grand nombre (précarité, menace de chômage et d’exclusion..). S’aggrave alors le sentiment des inégalités vécues, d’autant que ceux qui dirigent, ceux d’en haut, échappent aux sacrifices et aux risques qu’ils exigent de ceux d’en bas ; et sont largement récompensés pour l’exercice difficile de l’une de leurs fonctions principales : réduire les coûts du travail. Le droit au bonheur, considéré comme un droit de l’homme égal pour tous, et défini comme une condition de la motivation au travail entre de plein fouet en conflit avec le développement de cette inégalité croissante entre ceux, minoritaires, très qualifiés et très compétent dans le secteurs des hautes technologies, du commerce et du management des ressources économiques techniques et humaines et la plupart des autres, pris d’une part entre leur manque de qualification et de compétences qui les condamne à la précarité et au mépris d’eux-mêmes, voire à l’exclusion et d’autre part le refus de s’intégrer dans une société que ne les considère que comme des instrument dont le seule autonomie réside dans « le choix » de se battre dans les conditions les plus défavorables ou de se livrer aux trafics illégaux et violents à court termes très rémunérateurs (drogue, armes etc..)

« Soyez autonomes » tel est le mot d’ordre paradoxal (double injonction contradictoire) du nouvel ordre moral du travail ; mais que cela rapporte et que, pour cela, vous suiviez à la lettre les procédures et les prescriptions du manuel de l’assurance qualité. Pas de hiérarchie si ce n’est celle que vous devez vous imposer à vous même pour être heureux au travail et être rentable.
Mais les seuls qui peuvent faire un bon usage de ce paradoxe ce sont ceux qui sont créatifs et/ou communiquants, quand aux autres, déjà victimes de leur conditions cultuelles et sociales de départ, ils seront tentés de refuser des règles qui n’avantagent que les autres ou tenterons de conquérir les signes du bonheur de leur valeur (prestige) , ce à quoi on leur dit qu’ils ont droit, par d’autres voix, nécessairement plus violentes, que la voix légale. Cette contradiction sur fond de désintégration des solidarités sociales antérieures léguées par la grande industrie hiérarchique taylorienne (syndicats, culture ouvrière etc...) et du fait du recul des possibilités de régulation des conflits sociaux des états et du dysfonctionnement des conditions d’exercice de la démocratie (affaiblissement des médiations associatives et/ou syndicales, discrédit des partis et des hommes politiques) ne peut que devenir explosive et mettre en danger la paix civile et l’ordre public.

4) Que faire ?

Que faire, dans ces conditions, pour faire que le travail, ses conditions et ses finalités ne mettent pas en danger la société en y aggravant le risque de violence ? Distinguons d’abord ce qui est impossible de ce qui est possible :

4-1 Ce qui est impossible

Le retour à l’artisanat généralisé précapitaliste, à la morale du devoir traditionnelle, au nationalisme républicain, à l’autorité hiérarchique et militaire dans les entreprises ou à l’école et à l’autorité sans limites des états sont des nostalgies, soit stériles dans un contexte de libéralisme individualiste peu ou prou irréversible, soit liberticides et totalitaires, dans la mesure où leur mise en œuvre exigerait la transformation violente et/ou la conversion religieuse radicale des consciences et des mentalités. Il y a incompatibilité radicale entre la société moderne, pluraliste et individualiste, le modèle de la démocratie politique et le refus du libéralisme politique et culturel. Les projets tournés vers un prétendu passé moralement supérieur ne sont donc pas possibles sans révolution politique et culturelle réactionnaire et donc pas souhaitables. Du point de vue de la liberté et du droit au bonheur, aujourd’hui irréfutable, en l’absence de le perspective transcendante du salut post-mortem, il vaut mieux une société marchande même injuste, qu’une société communautariste et religieuse.

4-2 Ce qui est possible.

Il convient de définir les conditions réalistes de la réduction des contradictions générées par le développement du capitalisme, des conditions et de l’idée de travail qu’il met en œuvre, compte tenu de la nécessité pour lui d’accepter, sous la pression des mouvements sociaux plus ou moins incontrôlés, la réduction du risque de violence et celui de la réduction des marchés, sa propre régulation pour assurer les conditions politiques et économiques de sa propre survie.
1)  Le renforcement de la politique à l’échelon supranational comme instance régulatrice de l’économie en vue d’assurer, par le développement d’un droit social internationalisé, la réduction de l’inégalité des chances dans la mise en œuvre du droit universel au bonheur, fondement de la société libérale dont il faut souhaiter la généralisation dès lors que nous vivons dans une économie en voix de « glocalisation ».
2)  Le développement de mesures de protection sociale et économique et de réinsertion renforcées face à la précarité croissante.
3)  Une politique éducative publique assurant la priorité de la formation permanente sur la formation initiale pour développer le savoir-faire et le faire-savoir tout au long de la vie professionnelle ( la formation initiale au service de la formation permanente). La création des conditions de l’alternance entre les entreprises et les instances éducatives publiques
4)  La remise en question des structures hiérarchiques et des modalités du travail par le développement d’un management interactif (gouvernance) en réseau (gestion par groupe de projet, management participatif etc..)
5)  L’intégration des salariés à la direction des entreprises (cogestion).

Ce ne sont là que des pistes de réflexion et d’action, mais la mise en place de décisions et de mesures qui s’en inspirent est indispensable pour convaincre les individus et surtout les plus jeunes que la liberté se mérite et que leurs droits impliquent des devoirs. Le libéralisme est aujourd’hui l’horizon indépassable de notre temps mais il exige des conditions politiques régulatrices puissantes pour survivre socialement et politiquement. Sans elles il s’autodétruira et emportera avec lui la démocratie elle-même, qui, de fiction régulatrice nécessaire, se transformera en illusion mystificatrice sans effet ni crédibilité sur la vie publique, pour le plus grand profit des bandits et des démagogues de tout poil.

Sylvain Reboul, le 29/01/2000 


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