Le travail, malédiction salutaire ou aliénation dégradante?
 

Vendre sa vie pour la gagner, ou s'aliéner pour se libérer: tel semble être le sens paradoxal du travail.

Il convient, pour expliquer ce paradoxe, de distinguer d'abord le travail du loisir.
- Celui-ci est l'activité pour soi, libérée de la demande et du contrôle de la société; elle est purement centripète et vise le développement du sujet et de la satisfaction de son désir propre dans des relations choisies avec son environnement naturel et humain.
- Le travail est l'activité productrice d'objets et de services reconnus comme moyens de la satisfaction des autres que l'on ne choisit pas. Elle est centrifuge dans sa finalité et reste soumis à la demande, à la contrainte et au contrôle de la société. Dans le travail on est nécessairement soumis à un patron, à des clients ou au public.

Dans le travail, la subjectivité agissante du sujet est doublement  objectivée et objectivante.
L'activité est subjective, puisque le sujet y projette son savoir, et savoir-faire propres, mais aussi, dans le meilleur des cas, ses valeurs éthiques et esthétiques personnelles. Mais elle est indissociablement objectivée et objectivante.

Elle est objectivée puisqu'elle s'inscrit dans l'obtention d'un résultat qui est l'objet d'une transaction avec autrui; ce résultat est évaluable et évalué en termes objectifs: sa valeur d'usage support de sa valeur d'échange quantifiée sur la base d'un processus objectif ( l'offre et la demande, le temps de travail etc...). Mais elle est objectivée aussi car le travail institutionnalise la relation à l'autre en une forme légalisée, soumise aux contraintes objectives du droit. Elle est objectivée enfin puisque la relation est abstraite et n'implique aucune intimité avec ceux qui en sont bénéficiaires.

Elle est objectivante puisque le sujet s'objective dans l'idée qu'il se fait de lui-même à travers les objets et les services produits pour les autres. Il y inscrit sa liberté et sa valeur propre et peut alors, dans le meilleurs des cas, la reconnaître comme telle objectivement par la médiation des autres qu'il sert et dont il attend rémunération pour service rendu.
Le travail confère au sujet une identité statutaire plus ou moins valorisée et valorisante qui met en oeuvre et en scène, pour les autres et donc pour soi, la construction d'une image extérieure de soi à laquelle il peut et doit plus ou moins s'identifier.
Mais elle est objectivante aussi car elle ritualise selon une discipline extérieure plus ou moins intériorisée le mouvement de la subjectivité.

Ce double mouvement d'objectivation est une dépossession de soi, une aliénation au profit des autres, de la société et de ses institutions qui imposent ses règles sous la menace de la mort et/ou de l'exclusion; mais lorsque les conditions sont favorables, et chacun s'efforçent qu'elles le soient réellement ou illusoirement, il est vécu comme une libération, puisqu'il permet au sujet de composer une image exhibée de lui-même valorisée et valorisante. Bref celui-ci croit donner un sens reconnaissable parce que reconnu à son existence autrement errante et de toute manière barrée par la mort. Servir les autres et se reconnaître dans ce service c'est s'arracher à une liberté théorique, vide et angoissante, c'est s'engager à être réellement libre dans une activité extérieure valant pour les autres et pour soi, éventuellement par delà l'échéance de sa propre mort. La participation à la production de richesses mutualisées rend le sujet travaillant capable de discipline sociale et cette capacité l'oblige à son tour à se libérer des limites du solipsisme subjectif stérile et déprimant qui le renvoie sans recours à la conscience angoissée de son "être voué à la mort". Le travail n'est pas, en ce sens, qu'un divertissement illusoire, mais est vécu comme le seule manière ici-bas de produire réellement du sens à sa vie.

Or cette dialectique hegelienne qui voit dans le travail une aliénation nécessaire de la liberté s'efforçant d'accéder à la conscience objective de soi, c'est à dire au sentiment pour le sujet de sa véritable dignité, est radicalement compromise pour plusieurs raisons qui la font plus ou moins lamentablement échouer..

La première raison est formelle: le travailleur, ou comme on dit aujourd'hui, l'opérateur, est nié dans son autonomie d'être pensant. Soumis à des normes et à des procédures dépersonnalisantes, il n'est plus qu'une machine au service de l'entreprise et de l'encadrement qui pense pour lui. Il devient interchangeable, pur exécutant d'une fonction prédéfinie. Il est sans pouvoir propre ni liberté de manoeuvre, et dépourvu de tout moyen de chantage ou de pression, car il sait qu'il peut être à chaque instant remplacé. Cette extrême mécanisation du procès de travail, organisé selon une rationalité linéaire, fait l'impasse sur les motivations et le désir d'être des sujets non plus objectivés mais purement et simplement désubjectivés. Cette désubjectivation atteint aujourd'hui, sous la contrainte de l'assurance-qualité et la pression des normes I.S.O. les fonctions d'organisation et de conception. Un procès d'hyper-taylorisation des tâches, y compris intellectuelles, est actuellement en cours dans les entreprises cherchant à maximiser à tout prix leurs gains de productivité.

La deuxième raison qui en découle est une contradiction réelle: l'organisation de la production reconnait le travailleur comme consommateur ayant droit à un salaire l'autorisant à satisfaire "librement" ses désirs par la médiation de prétendu marché libre et, en même temps, lui dénie cette liberté de choix apparente en tant que producteur de richesses consommables. Comment un être, au sein du procès de travail, à ce point déshumanisé, vidé de son désir d'être, peut-il se reconnaître dans sa dignité d'être libre en tant que simple consommateur? Aliéné, car son travail et son produit lui échappe, il a tendance à surconsommer des objets et des médicaments placebos symboliquement codés et socialement fétichisés, qui sont autant d'expressions illusoires de son introuvable valeur et de son désir d'échapper au néant. Le bonheur fantasmé dans l'avoir vient masquer, tout en lui offrant des compensations imaginaires, son désir d'être heureux par la reconnaissance de soi en tant que créateur de formes ,de sens et de vivantes relations de plaisir aux autres.

La division soi-disant scientifique du travail et la distance hiérarchique par laquelle ceux d'en haut prétendent se persuader et persuader les autres de leur incontestable supériorité, de leur éminente et quasi divine valeur, interdisent aujourd'hui de considérer le travail comme un moyen de libération consciente d'elle-même pour l'immense majorité des hommes, cadres compris. Le travail reste pour eux une prostitution nécessaire à la survie ou à l'évasion dans un loisir piégé par la logique de la consommation, c'est à dire la logique de la drogue symbolique ou réelle.

Mais le pire est aujourd'hui ailleurs: dans la réduction globale de la demande de travail qui menace tout un chacun d'exclusion hors de l'espace social, quelque soit sa position hiérarchique. A considérer l'évolution de l'économie de profit globalisée, sous la double contrainte de l'évolution technologique et de l'aggravation de la concurrence et des inégalités mondiales, qui pousse à et permet d' obtenir des gains de productivité aux dépens de la demande de travail ou par un effondrement de son coût, on peut craindre un développement sans précédent du chômage, ou à une réduction chez nous du pouvoir d'achat et de la protection sociale de la grande majorité. Le compromis fordien: l'asservissement contre la sécurité et la garantie de la consommation est en train de voler en éclats. Les individus, jeunes et moins jeunes en serons, en sont déjà les premières victimes; Ils rechercherons alors dans la violence et la contre-culture ghéttoïsée une valorisation de substitution; ils retournerons l'indignité sociale subie en dignité anti-sociale construite mesurée en temps de prison et actes de terreur.

Si cette évolution de l'économie mondialisée qui combine l'exploitation renforcée et l'exclusion forcée se poursuit, elle ne peut qu'engendrer la destruction du lien social qui, à son tour, remettra en cause les règles de droit et de confiance nécessaires à son fonctionnement. Elle provoquera d'ailleurs un déséquilibre croissant entre l'offre et la demande de biens et de services. Ainsi en détruisant le lien social et ses conditions de possibilités l'économie mondialisée, dérégulée, prépare sa propre destruction violente.

Pouvons-nous penser les conditions théoriques de l'inversion de cette tendance en forme de cercle vicieux?
Si l'on écarte la charité-assistanat généralisée, du reste impossible, comme le demande Hegel, deux possibilités s'offrent:

1) On doit reconnaître que le marché ne suffit pas à constituer le lien social, mais le menace au contraire, et en tirer la nécessité de prendre en compte les besoins et les désirs non solvables. Ceux-là seuls sont susceptibles de générer des activités socialement utiles sur fond de redistribution des richesses et des revenus.
Cela suppose un accord mondial et, pour nous, au moins européen, afin de prendre en compte les besoins et les coûts sociaux et écologiques dans les calculs et les régulations économiques.

2) La réduction du temps de travail au profit du temps de loisir défini non comme temps de l'inactivité sociale, mais comme temps de la relation autogérée à soi et aux autres dans le cadre d'activités personnelles ou associatives favorisant la constitution d'un lien social plus créatif. La distinction symbolique forte, aujourd'hui, entre travail utile et activités de loisir doit s'estomper. Cela suppose la dissociation, au moins partielles, entre les revenus et le travail contraint; celui-ci ne devra plus être considéré par les sujets comme l'indicateur objectif, par la rémunération qu'il induit, de leur imaginaire valeur; ils devront se donner des critères plus spirituels et relationnels, mais aussi il faut le reconnaître, plus exigeants, flous et variables. Or le pouvoir symbolique que confère l'argent est abstrait, indiscutable et irrésistible; c'est pourquoi je pense qu'il est illusoire de penser que nous pourrons sortir, un jour, de la logique marchande; mais il conviendra, à la société, d'en compenser les effets aliénants et désintégrateurs par la mise en oeuvre d'une logique non marchande, coopérative, dans laquelle  la distinction loisir/travail, activité pour soi et activité socialement reconnue selon des marqueurs symboliques à inventer, s'efface.

Plus généralement je pense que la redéfinition symbolique et réelle du travail est à l'ordre du jour si l'on ne veut pas sombrer dans le chaos violent généralisé. Il devra évoluer dans le sens du loisir, de telle manière que la libération et la reconnaissance de soi, donc le bonheur, ne soient plus ressentis comme la récompense compensatoire d'une aliénation et d'une malédiction transcendante, religieuse et/ou sociale, mais l'effet d'un engagement volontaire à servir les autres pour mieux se servir soi-même en son désir d'être et sa puissance d'agir.

Si la subjectivité égoïste et spontanément violente du désir doit être réprimée symboliquement pour être socialisée, la malédiction du travail est la voie nécessaire de la rédemption du pécheur; mais on ne sort pas de l'égoïsme sans le vouloir et on ne peut le vouloir que si l'on est déterminé par la conscience que l'on a besoin des autres pour être pleinement soi-même. Cette conscience n'est pas seulement affaire de contrainte extérieure, mais surtout d'expérience et de réflexion sur la nature du véritable désir humain et de ses conditions régulatrices de réalisation: le désir d'être reconnu par la médiation du désir et de la conscience des autres. Favoriser cette réflexion est la mission de l'éducation des citoyens sur la base des activités associatives et cette éducation est permanente ou n'est pas. C'est pourquoi les communes m'apparaissent comme les mieux placées pour assurer les conditions de cette éducation: elle sont plus proches des citoyens et peuvent promouvoir des activités coopératives autogérées.

S'efforcer de développer les conditions favorables à l'intégration des individus dans un monde où la seule intégration économique désintègre les conditions symboliques et matérielles traditionnelles du lien social forcé est le défit auquel sont aujourd'hui confrontés les communes et les collectivités territoriales.
Les communes pourront-elles relever ce défit? Sauront-elles et auront-elles les moyens de jouer le rôle de centres de resocialisation hors du travail disciplinaire? Si oui elles renoueraient alors avec l'ancien idéal politique grec: le citoyen est un homme libre et ne l'est que parce que l'essentiel de son activité est politique, éthique et esthétique; activité par laquelle la subjectivité s'objective sans se perdre, par delà tous les masques fonctionnels que la société plaque sur les visages pour mieux l'étouffer.
Le loisir est le temps privilégié de la liberté et ne peut l'être qu'à la condition qu'il soit le temps de vivre en véritable citoyen; or la cité n'est pas l'état encore moins les institutions internationales, monstres froids néanmoins nécessaires dans leur fonction régulatrice globale, elle est la commune ou chacun peut se connaître et se reconnaître. Ainsi la commune doit se consacrer à sa vocation essentielle: non pas seulement favoriser la création des emplois, plus ou moins au dépens d'autres communes, mais promouvoir la liberté civilisée en un temps où les esclaves humains pourront et devront être remplacés par des machines.
Il est vrai que cela suppose  une redéfinition des finalités de l'économie et une redistribution des richesses; tâches dont l'ampleur et les difficultés nous paraissent incommensurables. Mais il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre: l'optimisme du désir de justice ne suppose-t-il pas le pessimisme de l'intelligence?

     SYLVAIN REBOUL, le 29/03/94. 



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