Cette affaire commerciale (Loft-story) est très intelligente; elle est menée par des concepteurs très conscients des enjeux éthiques qu'elle soulève; on est typiquement en présence d'une instrumentalisation du désir de désir dans toutes ses ambiguïtés (voir thème précédent) et ses contradictions, sans que l'on sache, à l'avance, quelle(s) stratégie(s) de contournement, de compromis ou d'échec apparent (ex: sortir, mais pour se faire immédiatement hypermédiatisé par la presse spécialisée contrôlée par les producteurs de l'émission) les protagonistes vont utiliser pour gérer ces contradictions, et nous y retrouvons presque toutes les stratégies possibles de la mise en scène de soi comme seul mode d'existence possible en un monde libéré de la présence de Dieu et de toute morale a priori et où les relations humaines sont largement marchandisées. C'est cela qui explique, à mon sens, le succès de l'émission: chaque téléspectateur, et surtout les jeunes, cherchent, en l'absence de tout modèle préconstruit, à se positionner et à construire l'image d'eux-mêmes et des possibilités stratégiques les plus efficaces pour se faire valoir aux yeux des autres, à travers un jeu d'où le réel des affects, même retravaillé, peut faire irruption à chaque instant.
Or, la seule stratégie ouvertement exclue du jeu, est celle de l'amour ou de l'amitié commercialement ou professionnellement désintéressés (beaucoup prennent cela pour un casting prolongé); ce que, pourtant, tout un chacun, des protagonistes et du spectateur, recherche pour lui-même; d'où l'ennui que le spectacle risque, à terme, de susciter; sauf si les jeunes, voir le public, font craquer les règles du jeu: refus de la concurrence par entente tacite ou concurrence feinte et cogérée en vue de détourner le jeu au bénéfice de tous, à la sortie; élimination par les protagonistes et le public de ceux qui jouent l'enjeu officiel etc..; Si vous suivez, même incidemment l'émission, vous pourrez voir apparaître une attitude commercialement perverse: la solidarité, malgré tout!. D'où un nouvelle curiosité qui fait, peut-être, le suprême intérêt du jeu: "Et si le jeu explosait?" Très malin! Le commerce a ceci de fort qu'il peut même vendre ce qui s'oppose le plus à sa logique : l'authenticité des affects et des régulations qu'elle exige pour que chacun y trouve, au moins partiellement, ce qu'il cherche: la reconnaissance de soi dans le désir du désir de l'autre, reconnaissance qui exige la mise en jeu de relations intersubjectives plus ou moins libérées de toute instrumentalisation et/ou qui utilise celle-ci comme un prétexte en le détournant. Nous verrons bien comment les choses vont tourner, mais ce type de spectacle ne peut perdurer qu'en niant ses propres règles et à jouer du paradoxe de son statut: "réality-schow"; sauf à se transformer en film X; et alors les jeunes s'en détourneront: ils ont bien d'autre chats à fouetter et d'autres joies à goûter!
Plus généralement, la remise en question des frontières entre vie publique et vie privée ne pose pas le même problème politique et éthique pour l'autonomie des personnes dans une société qui s'affirme et se veut "libérale" que dans des sociétés "autoritaires". Cette porosité de la limite entre l'existence personnelle et l'existence sociale, que manifeste ce spectacle, est au coeur de l'évolution en cours dans tous les domaines; mais en elle s'affrontent deux forces contraires: celle de l'affirmation de chacun à se faire reconnaître dans ses désirs personnels, hors tout jugement moral ou conformiste normalisateur préétabli, (voir le mouvement homosexuel) et celle de l'économie du spectacle et de la représentation, qui était déjà à l'oeuvre dans la littérature savante (mais réservée à une élite intellectuelle et fière de l'être), à récupérer commercialement, en vue du profit, cette exigence de personnalisation des relations aux autres, même dans le cadre professionnel (motivation, investissement personnel etc..)
Big-brothers? Justement non car personne ne peut contrôler centralement le processus en cours et pour une bonne raison: le désir échappe toujours à ceux qui cherchent à l'attraper par la queue (Titre d'une pièce surréaliste et très corrosive de Picasso: "Le désir attrapé par la queue")