L'humaine condition.

La question de la nature humaine est et reste la question première et ultime de la philosophie : le " connais-toi toi-même!" de Socrate et la question " qu’est-ce que l’homme ? " de Kant constituent une seule et même exigence fondamentale de la pensée pour essayer de mieux vivre, plus libres et plus heureux.
Mais les philosophes se sont divisés sur la question de savoir si et comment l’homme transcendait la nature en son être et si sa nature était ou non surnaturelle. Précisons les termes du débat : tous les hommes s’accordent à reconnaître qu’ils ont un corps (mortel) et qu’ils obéissent à ce titre à leur nature biologique selon des modalités partiellement déterminées par les lois de leur espèce ; mais ils se distinguent des autres animaux par leur capacité à penser et à se représenter et le monde et eux-mêmes grâce au langage articulé et à vivre selon des lois morales et politiques qui ne leur sont pas imposées par leur nature biologique mais par eux-mêmes selon des considérations individuelles et/ou collectives plus ou moins variables sur le bonheur et le bien-vivre ensemble. Cette capacité semble constituer la liberté ou l’autonomie humaine par rapport à la (leur) nature biologique. Mais certains philosophes, les transcendantalistes comme Platon, utilisent cette capacité pour faire de la pensée et des valeurs qu’elle produit ou reconnaît une réalité surnaturelle qui autoriserait les hommes à croire qu’ils peuvent être divins et immortels ; c’est à dire échapper à la nature biologique qui s’exprime par le jeu des tendances et des besoins de et dans leur corps ; les hommes seraient par nature des êtres essentiellement spirituels ; leur corps biologique ne serait qu’un accident plus ou moins malheureux qu’il conviendrait de réprimer, de surmonter ou de sublimer en le maîtrisant et en le soumettant  à leur âme proprement spirituelle et immortelle. D’autres au contraire, les immanentistes comme Epicure et Spinoza, refusent cette dualité de l’âme et du corps et considèrent que la pensée est soit le produit spécifique de l’espèce humaine tout à la fois biologique, parlante et sociale et/ou soit l’expression idéalisée plus ou moins autonome de son corps indissociablement biologique et symbolico/social. Se poser la question de la nature de l’homme revient donc à nous interroger sur le problème des relations entre la pensée et le corps et, comme nous le verrons par la suite, sur celles, dans la pensée, entre la sensibilité comme capacité à éprouver des sensations " extérieurs " et des émotions " intérieures " et la raison comme aptitude à réfléchir sur notre expérience externe et interne par concepts logiquement articulés et socialement codés et/ou validés.
 

1) Besoins biologiques et désir humain.

Les hommes, comme les animaux, éprouvent des besoins physiologiques ; ceux-ci sont des tendances à rechercher des satisfactions dont la finalité est la survie biologique des individus et de l’espèce. Ces besoins sont plus ou moins génétiquement programmé et leur réalisation autorégulée par l’organisme dans le cadre des relations d’échange qu’il entretient avec son environnement naturel et/ou artificiel. Chez la plupart des animaux, y compris supérieurs, l’expression de ces besoins est soumise à l’instinct ; celui-ci est une structure comportementale rigide et répétitive innée plus ou moins susceptible de variations et de recombinaisons acquises par l’expérience habituelle et l’imitation des autres individus de la même espèce. Ce sont ces besoins que les philosophes grecs considéraient  comme naturels et nécessaires. Naturels parce que, dans leur forme essentielle, non acquis, permanents et réglés par l’instinct et nécessaires parce que leur satisfaction est indispensable pour survivre : manger, se reposer, éliminer et se reproduire. Or en cela les hommes ne se comportent pas comme les animaux : tout se passe comme si leurs besoins biologiques échappaient, quant à leur mode d’expression, au contrôle de l’instinct ; ils apparaissent comme déliés de leurs finalités biologiques ; parfois même comme en opposition avec elles. La gourmandise, même si c’est plus lent, tue comme la famine ; la sexualité humaine vise le plaisir de l’échange érotique contre la reproduction (la contraception) etc.. Les grecs parlait de démesure pour caractériser la sensibilité humaine et Rousseau de perfectibilité pour rendre compte de la faiblesse de l’instinct et de la capacité humaine à acquérir de nouveaux savoirs et comportements visant la satisfaction. Dès lors que les besoins fondamentaux semblent satisfaits, la sensibilité humaine apparaît constituée par des désirs de plus en plus artificiels et superflus. La plaisir apparaît non plus comme un moyen mais comme une fin en soi et l’invention illimitée de nouvelles formes et de nouveaux objets de plaisir semble désigner les hommes tout à la fois à la violence, à la folie et à la liberté. Cette ambivalence de la sensibilité humaine capable de créer et de détruire définit le désir par opposition au besoin ; au contraire de celui-ci, celui-là est recherche de la satisfaction pour elle-même ; or la plus grande satisfaction réside pour les hommes, en tant qu’ils sont conscients d’eux-mêmes, dans l’affirmation de leur qualité d’être, de leur valeur comparée. Le désir humain est donc fondamentalement égocentrique et narcissique , mais non pas forcément égoïste. La vanité et la possession illimitée de biens sont, selon Hobbes les passions naturelles des hommes en tant qu’ils recherche toujours à s’affirmer dans leur être, leur puissance et leur valeur.
Ce désir narcissique, cet amour de soi est produit par la conscience de soi barrée par la mort : chacun cherche à valoir à ses propres yeux et à ceux des autres pour compenser la certitude de la mort, la sienne et celle de ceux qui sont l’objet de son désir d’être, et pour conjurer l’angoisse qu’elle suscite en lui (le divertissement pascalien). En dehors de tout exutoire religieux (fantasme du salut infini et de l’identification à l’absolu divin hypostase aliénante du désir d’être par delà la mort), le désir d’être ne peut s’exprimer que sous la forme mondaine et relative de l’amour et de la conscience de soi indéfiniment projeté sur le monde par la domination technique de l’environnement naturel, artificiel et humain  et la conscience des autres dans la reconnaissance, le prestige et l’amour humain réciproque. Cette projection prend des formes diverses de l’apparaître, de l’avoir, du pouvoir, de la création esthétique et de l’amour dans les deux directions de l’identité personnelle (distinction comparative) et de l’appartenance collective (identification fusionnelle) diversement voire contradictoirement combinées. Nous pouvons nous représenter les diverses formes possibles du désir d’être des hommes en l’absence de tout dérivatif religieux sous la forme d’un tableau typologique synoptique prenant en compte ces différentes caractéristiques.



Désir d’être => Amour de soi =>Apparence, Avoir,  Pouvoir, Création, Amour réciproque.

Apparence:
-Distinction personnelle: Originalité vestimentaire et des attitudes corporelles =>Valeur : Séduction, prestige, luxe
-Appartenance et identification collectives: Uniformité vestimentaire et des attitudes corporelles, mode mimétique=>Valeur : Conformisme
Avoir: Possession égoïste(rivalité)=>Valeur : Richesse, intérêt, patrimoine
Pouvoir:
Influence et Charisme personnels:=>Valeurs : Honneur, autonomie
Position hiérarchique et politique: => Valeur : Autorité ritualisée légale ou  conventionnelle
Création et invention technique:
Originalité=> Valeur : Beauté, innovation
Artisanat=>Valeur : Travail, tradition
Amour:
Appartenance: Sentiment communautaire =>Valeur :Sécurité, altruisme généralisé
Amour réciproque personnalisé et personnalisant: Désir du désir de l’autre=>Valeur : Erotisme


Quelques précisions pour comprendre ce tableau :
1. En noir gras, les valeurs dominantes
2. Il ne contient que des exemples parmi d’autres possibles.
3. Il n’a qu’une valeur typologique au sens de Max Weber.
4. Il exclut l’amour de Dieu comme forme hyper-aliénée et aliénante de l’amour de soi dans l’obéissance inconditionnelle à de prétendus commandements divins sacrés.
5. Il ne contient aucune évaluation éthique préétablie de son contenu.



 
Si désirer être c’est désirer être heureux, si être heureux, c’est être content de soi, de sa valeur, les formes de ce contentement produisent des conséquences pour soi et pour les autres plus ou moins paradoxales qu’il revient à chacun d’apprécier selon des valeurs collectives, des conventions et des règles toujours plus ou moins incompatibles qu’il lui faut réinterpréter pour son propre compte en référence à des jeux de rôles sociaux multiples et éclatés et à ses propres expériences passées et présentes. On n’est jamais content de soi tout seul : la valeur personnelle de chacun est toujours tributaire de valeurs générales ou généralisables qui exige le jugement en droit, sinon en fait, d’autrui. La question éthique du bien vivre avec soi et les autres est donc à l’intersection du jugement personnel et de l’opinion collective fondée sur des valeurs plus ou moins généralisables ; elle est problématique en cela que l’idée de bonheur ne prend sens, en l’absence de toute idéologie religieuse hégémonique, qu’à travers des signes symboliques de valeurs opposées et des interprétations contradictoires plus ou moins arbitraires. La démocratie politique et l’économie de marché prétendent traiter, sans le résoudre, le problème de la disparité des valeurs par l’expression temporairement majoritaire de conventions et de règles valorisées et valorisante ; mais l’on voit bien que l’opinion, même dominante, ne peut stabiliser durablement et universellement, en une société plurielle et athée, une évaluation positive permanente de soi. Le désir d’être ne peut se prétendre définitivement satisfait : il est en permanence à la recherche d’une preuve impossible qui lui fait se désirer lui-même à l’infini ; c’est cela que Nietzsche appelait la volonté de puissance ou volonté de s’affirmer dans son être qui se veut elle-même (et par conséquent le sujet se veut lui-même), comme pur désir d’affirmation de soi. Je suis mon désir d’être et la puissance d’action qu’il déploie ; je suis ce que je fais de moi comme valeur dans l’instabilité permanente de tout jugement sur soi. Puisque ce que j’ai fait n’est plus à faire, se projeter vers un autre soi-même et les autres en un jeux efficace d’affirmation de soi est la seule forme possible de l’idée du bonheur athée; ce qu’en effet Pascal et Nietzsche avaient très bien compris.
Ces différentes attitudes éthiques peuvent se combiner avec plus ou moins de cohérence et les différentes formes du désir d’être qu’elles traduisent n’ont pas les mêmes effets éthiques ; certaines conduisent à la violence et à la domination, d’autres au dialogue, à l’autonomie et à la solidarité. Ce qui pose la question de la rationalisation du désir et des stratégies plus ou moins efficaces que le sujet élabore pour exprimer son désir d’être donc de son autonomie par rapport au jeu de ses pulsions biologiques et psychologiques et des conditionnement sociaux et éthiques qui les affectent, nous y reviendrons à propos du rôle de la raison vis-à-vis de la sensibilité et aux rapports plus ou moins rationnellement réfléchis et élaborés que le sujet entretient avec lui-même et les autres, nous y reviendrons.

Pour l’instant, résumons notre analyse des rapports entre le désir d’être et nos besoins :

1. Le désir, surdétermine, détourne, recode et exploite, bref domine nos besoins physiologiques et nos tendances ou pulsions biologiques en vue de ses propre fins narcissiques : toute expression de nos besoins, sauf situation d’extrême détresse physiologique, est toujours soumise au jeu du désir.
2. Il n’est pas simple souhait ou manque mais production de soi et agencement du monde en vue de cette production, laquelle est soumise à des conventions et des règles validées ou, pour le sujet, validables selon des valeurs éthiques ou esthétiques générales socialement codées (ou généralisables) que le sujet réinterprète en fonction de son propre projet d’autovalorisation dans des circonstances objectives et subjectives déterminées.
3. Le désir du sujet s’inscrit toujours dans un rapport ambivalent d’imitation et de rivalité avec le désir d’autrui et, dans le cas de l’amour réciproque, se transforme en désir du désir d’autrui où le narcissisme de chacun est médiatisé par le narcissisme d’autrui. Ce qui ne supprime pas la rivalité mais l’oblige à la régulation dialoguée de l’échange de plaisir gratifiant pour ne pas basculer dans son contraire : la violence et/ou la possession passionnelles par lesquelles la narcissisme du sujet trouve son faire valoir dans la supériorité de soi négatrice de l’autre.
4. Il est, comme toute puissance de transformation, indissociablement destructeur et producteur ; fondamentalement la pulsion de mort et la pulsion de vie ne font qu’un avec le désir d’être, mais la répartition entre destruction et production dépend des circonstances et du degrés d’autonomie stratégique du sujet.
5. La violence du désir, souvent dénoncée par les philosophes classiques, n’est autre que son agressivité essentielle qui a mal tournée sous l’effet conjoint de conditions politico/sociales (oppression, exclusion, mépris, inégalité des droits etc..)et internes au sujet (éducation ratée débouchant sur une dévalorisation de la réflexion) défavorables.
6. La société tente toujours de réduire et de canaliser, voire d’exploiter la puissance du désir à son profit en ayant recours à la morale intériorisée, vecteur pour le sujet du sentiment de sa propre valeur, et à la répression des délits et des déviances ; mais elle s’y prend plus oui moins bien, selon que les contradictions qui la traverse condamnent ou non certains des sujets à l’insignifiance et à la déréliction ; la répression et la morale ambiante, sans une prévention qui consiste à offrir à chacun une chance réelle et non seulement juridique de promouvoir son désir d’être dans la réciprocité, est contre performante : elle aggrave, à long terme, le risque de violence et de démoralisation (cynisme vulgaire).
7. La religion, dans la société traditionnelle, en offrant, au désir d’être un exutoire post-mortem, pouvait faire relativement accepter la misère et l’oppression ici-bas et semblait être capable de réduire le risque de violence autodestructrice qu’elles provoquent nécessairement; mais cela ne marchait qu’autant que la religion pouvait imposer une hégémonie indiscutable ; or celle-ci était elle-même compromise à terme par le développement des contradictions politiques et sociales, comme le montre les guerre de religion dont la violence s’autorise de la vérité divine pour s’affirmer sans limites car absolument justifiée ; qu’on le regrette ou non, cela peut encore moins marcher aujourd’hui dans la société moderne laïque, pluraliste et globalement, athée. Le droit au bonheur (contentement de soi) pour chacun dans la mise en œuvre d’un droit universel et de condition sociales et politiques assurant la dignité (narcissique) mutuelle est la seule manière de réduire le risque de voir l’expression du désir d’être capoter dans la violence dominatrice et autodestructrice généralisée. Celle-ci est donc d’abord une production de la société ; mais elle trouve son point d’ancrage dans le narcissisme du sujet réduit par elle à l’impuissance : celui-ci ne peut alors rétablir sa valeur déniée que par la destruction de ce qui la nie, voire sa propre destruction (drogue et suicide) que le sujet vit comme le seul acte lui permettant d’être par soi et de se reconnaître comme valeur envers et contre tout : " voyez de quoi je suis capable, vous qui me méprisez ! ". Tout violent ou suicidaire cherche à se faire respecter avec les seuls moyens qu’il croit, à tord ou à raison, détenir.

Cette analyse du sujet désirant nous conduit à le considérer dans la société pluraliste, éclatée et moralement disparate moderne, comme contraint de jouer successivement, voire parfois simultanément , plusieurs rôles plus ou moins contradictoires pour pouvoir exprimer positivement son désir de reconnaissance. Il est donc doublement menacé dans son désir d’être : par le délire paranoïaque c’est à dire la tentation de s’identifier totalement à un personnage et à un rôle imaginaire gratifiant et réparateur " cohérent ", individuel ou collectif qui va le rendre incapable de s’adapter aux conditions de la modernité, ou à la fragmentation, voire à la perte de soi (autisme) schizoïde .Si la vie humaine est toujours un théâtre social, la vie moderne est un théâtre sans scénario écrit à l’avance trouvant sa source dans le mythe fondateur et les traditions qu’il accrédite, un théâtre dans lequel chacun doit bricoler des références idéologiques dissonantes pour se (faire) reconnaître. La crise des valeurs et de l’autorité idéologique entraîne nécessairement un crise du sujet et de son désir d’être. L’identité du sujet est celle d’un acteur qui doit improviser son (ses) jeu(x) de rôles sans le filet protecteur des traditions. Son seul recours et de tenter de les jouer le plus efficacement possible sans y croire tout à fait, à distance, ironiquement. C’est ce que j’appelle non pas la liberté, qui est une notion métaphysique indéterminable, mais l’autonomie. Celle-ci n’est pas l’indépendance mais la capacité intelligente d’instrumentaliser les jeux de rôles et les contraintes au mieux du désir d’être et de la puissance d’agir du sujet : savoir reconnaître et utiliser ce qui nous est vraiment utile (Spinoza) pour être plus heureux ou moins malheureux, ici-bas, est la seule forme moderne possible de la sagesse. Elle exige le recours par le sujet à la réflexion rationnelle critique sur les contradictions de son expérience propre, sur les valeurs éthiques disparates et qui lui sont plus ou moins arbitrairement proposées et sur les contraintes contradictoires du monde moderne, voire post-moderne. La raison et la philosophie ne doivent pas avoir d’autre ambition que de nous permettre de faire le meilleur usage de la puissance de notre désir d’être comme volonté de puissance. Un usage par lequel le destruction serait créatrice, et où l’agressivité du désir de puissance s’inscrirait dans une intersubjectivité régulée au bénéfice de chacun.
Il convient pour cela de nous interroger sur les rapports entre la réflexion rationnelle et le désir ;question qui est au centrale dans l’histoire de la philosophie
 

2) Désir et raison

Dans l’histoire de la philosophie, deux grandes conceptions philosophiques de la vie humaine se sont opposées :
· Celle qui considère que désir et raison non seulement sont des ennemis irréductibles mais doivent l'être au bénéfice exclusif de la seconde. Mener une vie purement raisonnable , réduire le désir au besoin nécessaire, si ce n'est pas la joie, c'est la sérénité, au moins l'estime de soi.
· Celle qui fait du désir l'essence de l'homme, la source de sa créativité, par laquelle l'homme se reconnaît comme un individu autonome et singulier.

Or, nous l’avons vu, il ne faut confondre le désir ni avec le besoin biologiquement déterminé ni avec la passion fantasmatique, aveugle et destructrice; il est volonté consciente d'être, puissance d'agir. En cela il suppose la confrontation entre le réel et l'imaginaire, la mise à l'épreuve de l'imagination et sa mise en mouvement par l'action, la création esthétique et la relation érotique au désir de l'autre. La raison est la "faculté" qui permet de prendre conscience des conditions universelles de la connaissance du réel, de l'action possible, et des valeurs régulatrices éthiques nécessaires à la réalisation du désir infini. Le bonheur véritable est promotion du désir d'être par la raison. Loin de s'opposer désir et raison doivent s'allier afin d'articuler l'éthique, l'esthétique et l'érotisme dans la joie; celle-ci n'est pas le plaisir extérieur, mais le plaisir intériorisé où le sujet accède à la conscience de lui-même en tant que personne concrète par la médiation de son initiative propre dans le réel, de la conscience et du désir des autres à son égard.

Ainsi le moralisme formel n'est ni possible, ni souhaitable. Dès lors qu'il prétend opposer le bien au bonheur, la raison au désir, il provoque nécessairement l'acceptation du malheur ici bas comme conséquence possible de l'action morale, sous le prétexte d'une hypothétique réconciliation post-mortem et, par là, la haine de la raison. A vouloir sacrifier le désir à la raison, on perd donc sur les deux tableaux: celui de la vertu et celui du bonheur. Le seul recours reste alors la religion:, le devoir religieux et la punition, par la souffrance acceptée, voire désirée ,dans l'espoir d'être sauvé par Dieu; encore faut-il y croire. Or aucune raison, ni théorique ni pratique, ne peut, à cet égard, être suffisamment convaincante surtout au prix du renoncement à la joie comme but de la vie heureuse. Le moralisme de l'impératif catégorique est tellement contraire à la vie qu'il ne peut conduire qu'à la terreur intériorisée et à la culpabilisation généralisée du sujet, toujours coupable d' aimer la vie et de s'aimer soi-même en tant qu'être de désir. Le moralisme ne se soutient que par l'espérance eschatologique absurde d'un bonheur absolu post-mortem, bonheur absurde et inimaginable car sans désir, sans souffrance et donc sans plaisir, bref un bonheur insensible; le prétendu formalisme de la morale purement rationnelle, dont il est possible de montrer l'inconsistance (cf. Hegel, Bergson, etc..), n'est que la rationalisation du sacrifice de soi et des désirs corporels (abnégation), qu'exige de l'homme, soi-disant voué par nature au péché, Dieu et les chefs religieux et politiques qui se réclament du sacré (tout en proclamant paradoxalement, pour les chrétiens, les dogmes de l’incarnation et de la résurrection du corps et de l’âme). C’est d’ailleurs le paradoxe central de toutes les propositions philosophiques moralisantes qui prétendent, qui plus est, au nom de la liberté, exiger des hommes le dépassement de leur humanité désirante au profit de la soumission aux impératifs de la raison supposée pure de tout espèce d’intérêt narcissique : Platon, comme Kant sont obligés de réintroduire par la fenêtre ce qu’ils ont cherché à mettre à la porte, à savoir l’amour de soi que l’un appelle sagesse et maîtrise de soi et l’autre respect et estime de soi. Qui ne voit que la culpabilité et son double, le respect moral, ne sont que des sentiments très intéressés qui conditionnent nos comportements en apparence les plus désintéressés ; prétendre comme Kant que ces sentiments sont les effets dans la sensibilité de la raison pure, c’est oublier justement le conditionnement social intériorisé du narcissisme qui est à la base de toute éducation morale, ce que d’ailleurs Kant reconnaît fort bien lorsqu’il analyse les conditions de l’éducation et du progrès dans l’histoire. A vouloir défendre une conception métaphysique de l’éthique, on s’interdit de définir les conditions réelles de la régulation du désir humain et tout projet réaliste de maîtrise de l’agressivité nécessaire du désir d’être qui n’est autre que le désir d’autonomie personnelle

Ni ange, ni bête, l'homme, à vouloir faire l’ange (sans désir) fait la bête et pire encore comme le disait Aristote ; il ne se soutient positivement que de sa fin propre: le bonheur dans l’amour de soi et, ce qui en est une condition nécessaire l’amour érotique de quelqu’un d’autre que soi  et le respect des autres en général, bas toujours relatif, mélangé et temporaire; celui-ci est autre que le plaisir "animal", puisqu'il met en jeu, indissociablement, la conscience de soi du sujet (acteur de sa vie) comme conscience de sa dignité, qui suppose la reconnaissance mutuelle, conscience de son désir d'être et de sa puissance d'agir dans le jeu des relations aux autres qu'il convient de réguler selon des lois toujours discutables quant à leur contenu empirique, domaine d'application et hiérarchie des valeurs qu’il convient de mettre en œuvre dans telle ou telle situation concrète; ces lois éthiques ne doivent obéir, si le sujet veut jouer une stratégie gagnante pour lui-même en vue du long terme, qu'au seul principe formel de la de l'initiative et du droit égaux de chacun au bonheur (donnant/donnant). La raison pratique n’est rien d’autre que la faculté de calculer et de définir les conditions formelles et réelles de l’optimisation des intérêts narcissiques mutuels fondée sur l’échange réciproque des avantages. Elle n’est et ne peut n’être, sans verser dans la foi en Dieu et en l’immortalité salvatrice (ce qui n’est pas souhaitable, cf. plus haut), qu’une raison instrumentale au service de fins raisonnables qui ne peuvent l’être que si elles prennent en compte la nature désirante de l’homme comme source ultime de valeur. Toute morale rationnelle pure est déraisonnable car elle dévalorise la subjectivité humaine sans laquelle aucune existence pratique sensée ne serait possible. La raison, comme le faisait remarquer Hume, ne peut décider seule s’il est préférable de se soucier du sort de millions de chinois plus que de la blessure de son petit doigt ; il en est de même quant au choix entre la violence et la réciprocité : sans sympathie altruiste et désir vécu de justice, aucune raison ne peut convaincre le violent d’abandonner la violence ; il faut pour cela qu’il en soit personnellement victime dans son désir d’être.

S’il est vain, voire dangereux pour la liberté et le bonheur, de raisonner plus haut que son désir, la question des rapports entre le corps et la pensée doit être réexaminée en conséquence afin que l’idée que l’on doit se faire de la nature de l’homme nous permettent de rendre compte des conditions stratégiques du bon usage de notre puissance d’agir.
 

2) La pensée et le corps.

Au contraire des animaux les hommes pensent ; mais qu’est-ce-à-dire ?
Cela signifie qu’ils sont capables de produire des représentations symboliques et/ou conceptuelles autonomes de leur expérience réelle et/ou imaginaire, externe et interne,. Cette capacité est innée et, les sciences génétiques et cognitives peuvent à bon droit le supposer, génétiquement programmée ; mais elle exige pour être effectuée une sur-programmation culturelle (langage symbolique et conceptuel et logiciel de traitement de l’information) acquis. C’est dire que l’aptitude biologique au langage, l’acquisition sociale du langage et la situation de dialogue affectif et intellectuel (conceptualisé et problématisé) entre les sujets semblent les conditions indissociables du fonctionnement de la pensée humaine de chacun et de son apparente autonomie relative vis-à-vis de celle des autres.
Cette souplesse polyconditionnée de la pensée rend possible, selon des modalités qu’il revient à la science cognitive de définir, le sujet capable de se représenter (programmation) ses actions futures ou possibles sous la forme d’enchaînement de séquences expérimentales imaginaires conceptuellement et logiquement coordonnées ; mais elle lui permet aussi de modifier ces enchaînement et de reprogrammer, au moins partiellement et dans certains cas, le programme acquis. L’aptitude à réfléchir et à suspendre le fonctionnement d’un programme de pensée et d’action pour s’interroger sur sa pertinence et le corriger semble spécifique à l’espèce humaine. Celle de se reconnaître comme sujet autonome de sa pensée et au croisement entre cette aptitude à la réflexion génétiquement programmée et linguistiquement acquise, la position linguistique du sujet grammatical propre à tout langage humain (génétiquement programmé) ; et l’expérience personnalisée et sensée de chacun. La pensée humaine est donc conscience du monde et indissociablement consciente de soi comme pensée personnelle et autonome du monde et de soi et des actions et représentations d’actions réelles et imaginaires, dont la distinction fait probablement appel à des instances de contrôle biologique et culturelle qui restent à découvrir, en vue de résultats vécus comme des conséquences souhaitables et gratifiantes de ces actions du point de vue et pour le sujet, dans le cadre des relations intersubjectives qu’il entretient avec les autres. Ainsi la pensée réflexive, la conscience de soi, et l’amour de soi (où désir narcissique fondamental des hommes) forme un système fonctionnel unique rendant la pensée humaine relativement flexible et dans sa programmation et dans ces performances adaptatives.
Cette prééminence apparente de la pensée réfléchie et personnalisée sur les actions actuelles et/ou virtuelles du corps dans le monde, au contraire des actes irréfléchis plus ou moins conditionnée par l’instinct, l’habitude et les pulsions biologiques (ou les trois combinées), explique que les hommes aient pu se représenter la pensée comme substantiellement indépendante du corps et par conséquent capable de mouvoir le corps, de l’animer par elle-même. Les anciens philosophes, ainsi que les théologiens appelait la pensée " l’âme " pour bien marquer cette supériorité de nature de la pensée sur la corps et cette idée d’âme avait l’immense avantage , en l’absence de tout fondement expérimental fiable, de justifier la croyance narcissiquement gratifiante en l’immortalité.

Or cette représentation (la pensée comme âme indépendante et supérieure au corps, capable de la diriger de l’extérieur) semble démentie par l’expérience scientifique : selon celle-ci, la pensée apparaît bien liée au fonctionnement du cerveau, partie du corps humain qui permet à celui-ci d’assurer ses fonctions et ses activités biologiques, cognitives, pratiques, éthiques, érotiques et esthétiques indissociablement liées. Chaque représentation mentale, chaque émotion trouve son inscription dans le fonctionnement chimique et électrique du cerveau, telle est le seule hypothèse possible épistémologiquement féconde et expérimentalement vérifiable (et jusqu'à présent vérifiée) des neurosciences et des sciences cognitives.

Dira-t-on comme Descartes que la pensée non spatiale et indivisible et le corps spatial et divisible ne peuvent pas être une seule et même substance et donc que la pensée ne peut être causée par le cerveau sans violer le principe d’identité et de non-contradiction ? Dira-t-on comme Bergson que l’expérience scientifique ne prouve rien ? et que l’on peut rationnellement supposer une pensée dont le cerveau ne serait que l’instrument, en effet indispensable, pour lui permettre d’agir physiquement dans le monde matériel, comme seul le piano permet à la pensée musicale du pianiste de se transformer en sons physiquement audibles ?
L’argument du dualisme cartésien avait déjà été logiquement réfuté par Hobbes : rien ne prouve que le corps ne puissent produire une propriété ayant des attributs apparemment différents des siens. La relation de cause à effet n’est pas une relation d’identité relevant d’un jugement analytique, elle est toujours l’objet d’un jugement synthétique ; de plus la pensée pourrait n’être qu’une interprétation non corporelle du fonctionnement du corps produite par celui-ci, une expression, une traduction programmée en un autre programme par le cerveau, dirions-nous aujourd’hui, mais, semble-t-il, contrairement à Spinoza, il y aurait un effet de la pensée ainsi traduite sur le fonctionnement du cerveau, car cette traduction-transposition pourrait à son tour être traduite, par le cerveau lui-même, dans ses effets propres dus au conditionnement de l’expériences subjective personnalisée et personnalisante socialement et symboliquement codée, en activité physico-chimiques du cerveau et du corps. Ainsi nous serions conduits à considérer que l’expression linguistique de la pensée produite par le cerveau permet à celui-ci de s’ouvrir à l’expérience réfléchie du monde et des autres corps pensants, ce qui provoque en retour des modifications de son fonctionnement que le cerveau exprime et traduit plus ou moins rapidement en représentations conscientes nouvelles. Cette hypothèse permet de comprendre l’autonomie apparente de la pensée par rapport au corps, sans qu’elle en est soit indépendante. Elle s’appuie, en les précisant à la lumière des neurosciences et des sciences cognitives, sur les deux propositions de Spinoza :
1. L’âme est l’idée du corps et l’exprime ;
2. Nous ne savons pas ce que peut le corps ;
Propositions à auxquelles j’ajouterait que nous devons nous mettre en demeure de le savoir pour étudier ce que penser veut dire dans le but de penser et agir plus efficacement (utilement). La pensée symbolique consciente d’elle-même ne serait selon notre hypothèse que l’effet d’un programme génétique souple du cerveau, surcodé conceptuellement par la société et l’expérience affective et relationnelle personnalisée des sujets humains, permettant au cerveau d’auto-corriger son fonctionnement physico-chimique et d’auto-organiser partiellement ses réseaux neuronaux afin de produire des représentation nouvelles mieux adaptées aux fins conscientes et inconscientes des corps biologiquement sensible, pensant et actifs en vue du bien-être physique (satisfaction des fonctions vitales) et du bonheur (autosatisfaction par la représentation valorisée du corps pensant et conscient de lui-même) dans le monde et avec les autres.
Quant à l’argument de Bergson qui prétend justifier l’indépendance de la pensée par le recours à des constatations scientifiques qui nous conduisent à distinguer, dans l’amnésie, la mémoire consciente et celle qui semble avoir temporairement disparue de la conscience tout en étant susceptible d’y faire retour, il repose sur l’idée que il n’y a pas de pensée inconsciente possible dans et par le cerveau, voire qu’aucune localisation de la mémoire inconsciente dans le fonctionnement du cerveau n’est expéritalement possible ; ce qui est aujourd’hui expérimentalement démenti. Elle s’inscrit en outre dans la justification d’une pensée mystique qui pourrait s’éprouver, se connaître et se ressourcer par elle-même hors de tout langage conceptuel, ce qui ne peut être qu’une pensée incommunicable et incontrôlable ; c’est à dire épistémologiquement stérile. Son seul intérêt apparent, à notre sens illusoire (cf. plus haut), est de nous promettre le salut post-mortem (dont Bergson se garde bien de nous dire sous quelle forme et ce que serons alors le rapport de la pensée au corps). L’hypothèse de Bergson me semble typique d’une proposition religieuse qui, en tant que telle, ne peut avoir de valeur philosophique et rationnelle, il ne le nie d’ailleurs pas, mais il tente d’effacer explicitement la frontière entre la philosophie et la religion, en s’efforçant de faire de la philosophie qu’il appelle de ses voeux une philosophie intuitive supra conceptuelle relevant d’une expérience mystique ineffable.
Dans ces conditions, la notion d’âme est piégée par les connotation religieuses et spiritualistes qu’elle entraîne dans son sillage jusque dans le domaine de la philosophie ; par conséquent il vaut mieux la bannir de ce dernier au profit de celle de pensée consciente pour la réserver aux divers sectateurs de la transcendance.

Si l’homme est un corps pensant, la pensée est alors le moyen spécifique par lequel les humains expriment leur désir d’être et la puissance d’agir individuellement, intersubjectivement et collectivement de leur corps ; si cette pensée est biologiquement et sociologiquement souplement déterminée et si elle est susceptible d’autonomie non par rapport au cerveau, mais par rapport aux corps et à la pensée des autres, la nature de l’homme est complexe, déterminée à la culture, au symbolique, à la société mais aussi à l’individualisation narcissique pour produire du sens, que celle-ci prenne la forme de l’identification collective, voire religieuse, ou de la distinction élective, rationnelle, voire athée, selon des combinaisons diverses.
 
 

3) Nature et culture : L’idée de nature comme mythe culturel et l’histoire.

Sans éducation les hommes ne peuvent déployer les possibilités fonctionnelles de leur corps et de leur pensée et la sélection naturelle aurait rendu impossible l’espèce humaine. Du fait du manque d’instinct, l’homme ne peut survivre sans être transformé (programmé) par la culture; biologiquement voué à la culture, il est donc par nature un être historique car l’histoire est à la fois transformation et accomplissement des potentialités biologiques des hommes sous l’effet des pratiques sociales et symboliques qui changent les rapports entre les hommes et leur environnement naturel et artificiel (les techniques) et leurs relations mutuelles (l’éthique). L’individu humain se trouve toujours placé à l’interface floue entre des déterminations biologiques et sociales/symboliques ; c’est probablement ce qui l’oblige lorsque ces dernières sont diverses et contradictoires à se construire, par un bricolage plus ou moins cohérent et réfléchi, une stratégie de comportement et des jeux de rôle personnels qu’il cherche, sans toujours y parvenir, à référer à une image positive de soi adaptée à son expérience concrète sous peine de déstructuration psychique et corporelle ; ce que j’appelle l’autonomie (à ne pas confondre avec l’idée métaphysique et stérile de liberté)
Il est remarquable que le corps et particulièrement le cerveau (la pensée) soient programmé pour apprendre et produire de l’organisation, c’est à dire des programmes de fonctionnement (opératoire et linguistique); ce programme fondamental reste à découvrir, c’est la tache des sciences cognitives, mais nous pouvons savoir aujourd’hui que la pensée peut combiner les représentations selon des règles d’association qui produisent une richesse de possibilités cognitives et pratiques apparemment illimitée ; la culture et l’expérience sélectionne ces possibilités en fonction de leurs efficacité physique et/ou psychologique et sociale. Ces règles sont celles de la ressemblances (analogie), de la contiguïté et des relations de cause à effet, au départ confondues avec celles de moyens à fin. Cette dernière fonde la pratique sociale et psychologique et des hommes et par extension anthropomorphique les visions traditionnelles du monde ; La causalité mécanique aveugle, les exigences du raisonnement logique abstrait et l’idée de hasard (cf. plus haut) semblent des constructions programmatiques tardives qui heurtent la pensée spontanée et le sens commun primitif, ceux-ci y font obstacle et lorsqu’ils ne le peuvent plus, les pervertissent. La raison logique abstraite et (auto)critique est donc une production culturelle historique.

Or toute les cultures ne reconnaissent pas explicitement, dans leurs représentations d’elles mêmes, des hommes et du monde, cette dimension historique de l’essence humaine ; les cultures traditionnelles la refuse sous l’effet d’un désir de pérennité, angoissé du fait de leur impuissance technique relative. Elles n’en sont pas moins historique que les sociétés modernes qui ont fait du progrès la justification idéologique centrale (cf. plus haut) de leur valeur. Les premières refusent l’histoire et le progrès au nom d’une vision du monde et de l’homme sacrée et immuable et les secondes l’exigent au nom d’une idée de l’homme naturellement rationnel raisonnable toute aussi sacralisée qu’il faudrait réaliser pour rendre celui-ci enfin maître et possesseur de la nature et de lui-même. En quoi cette opposition met-elle en question la nature historique de l’homme et, par conséquent,  l’idée philosophique de nature?
 

3-1) L’idée de nature et l’opposition entre culture traditionnelle et culture progressiste.

Les cultures traditionnelles, nous l’avons vu, considèrent que l’homme est englobé dans un monde fini, hiérarchisé, destiné à se reproduire à l’identique sauf catastrophe provoquée par les dieux ; tout événement qui affectent les humains est punition ou récompense divines ; le temps est éternel retour, le passé fait modèle pour le futur ; dans ce cadre, l’idée moderne de nature comme réalité distinguée de la volonté des hommes et des dieux n’a pas de sens ; l’environnement et les hommes sont habités et agis par des forces plus ou moins occultes qui les transcende.
Or l’idée philosophique de nature à paradoxalement héritée des propriétés de permanence et de puissance surhumaine de la vision du monde religieuse traditionnelle : les dieux ne sont plus dans le monde, mais le Dieu transcendant unique créateur du monde (Descartes), ou la nature elle-même élevée au rang de substance unique (Spinoza) font que les phénomènes naturels et la nature de l’homme sont ce qu’ils doivent être selon des essences (Platon), des lois éternelles et un ordre stable (Descartes et Spinoza) qui garantissent, non seulement la vérité comme certitude définitive rationnelle, mais la possibilité pour les hommes de vivre une vie pleinement heureuse car totalement conforme à cette vérité quant à leur  nature et à celle des choses. Il en va, semble-t-il, de la valeur même de la philosophie que de reprendre à son compte, dans l’idée qu’elle se fait de la nature, cette fonction de délivrer le sens ultime et universel de l’existence du monde et de l’homme, enfoui sous le fatras des illusions et des croyances irrationnelles, susceptible de fonder une éthique non plus sacrée, mais rationnellement prouvée.
Or Kant montre qu’une telle connaissance rationnelle absolue de la nature des choses et de l’homme n’est pas possible : la connaissance métaphysique purement rationnelle et a priori de la nature est une illusion car toute hypothèse rationnelle appliquée à la nature doit être soumise à l’expérience pour être valide ; l’existence de la réalité des êtres de la nature ou autre (Dieu) que l’on prétend connaître ne peut se démontrer logiquement, elle ne peut que se prouver expérimentalement. ( cf. la réfutation, logiquement indiscutable, de l’argument ontologique de Descartes par Kant)
Avec Kant la distance entre la nature (et sa connaissance expérimentale rationnelle) et la morale (et sa définition rationnelle à priori) est affirmée : on ne peut passer de ce qui est (la nature) à ce qui doit être (le bien) ; mais au contraire soumettre l’usage que l’on fait de la connaissance à ce que l’homme doit raisonnablement vouloir pour vivre une existence digne de sa transcendance intelligible et de sa nature suprasensible. Pourquoi ? Parce que, pour lui, La philosophie morale n’a pas pour but d’assurer le bonheur, même commun, dont la définition est toujours particulière, empirique et intéressé; mais elle a à fonder le devoir dans sa dimension universelle et absolue (impératif catégorique) ; Une " morale de l’intérêt ", même bien compris et solidaire, est toujours susceptible de justifier que l’on désobéisse au devoir au vue de telle ou telle conception de l’intérêt général et du bien (bonheur) commun toujours discutable ; une telle conception de la moralité autoriserait le droit se soustraire à son devoir ce qui est contradictoire avec l’idée même d’obligation morale. La morale est donc, au contraire de la connaissance de la nature une affaire où l’homme n’a affaire qu’à lui-même, c’est à dire qu’à l’idée inconnaissable de sa propre transcendance. Cette idée, la liberté morale (comme l’idée de Dieu) ne sont que des croyances moralement nécessaires.
Mais, nous l’avons vu, le problème est qu’une telle idée de la moralité fondée sur la croyance (non démontrable) en la nature intelligible et suprasensible de l’homme est empiriquement impraticable: l’homme est et reste ici-bas un être sensible, son bonheur comme objet de son désir ne peut être remplacé par le seul fait qu’il le mérite (après la mort), à moins de faire de ce mérite, et de la fierté narcissique qu’il provoque, une motivation pour être moral, ce qui réintroduirait le bonheur comme but de la moralité et serait contradictoire avec l’idée kantienne; Kant lui-même était conscient du problème de l’articulation impensable entre nature intelligible et nature sensible de l’homme au point de faire du devoir moral un simple idéal régulateur, empiriquement inaccessible, mais nécessaire au progrès du droit et de l’humanité dans l’histoire et du progrès moral de chacun. Or, nous l’avons dit, une telle conception dualiste de la nature de l’homme, partagé entre son désir et la moralité, interdit pratiquement de penser et de maîtriser les jeux de désir et de rôles qui affectent les relations humaines : aucun homme n’accepterait de réguler l’expression de son désir d’être s’il ne peut y voir un avantage et son utilité (Spinoza), surtout dans une société individualiste et laïque qui a brisé les mécanismes idéologiques religieux traditionnels des comportements de solidarité automatique.

Il convient donc de comprendre que, dans notre société moderne, libérale et pluraliste ,aucun espoir de fonder la morale en dehors de l’intérêt n’est durablement et collectivement possible ; l’idée de nature doit donc, soit être abandonnée aux oubliettes de l’histoire , soit redéfinie à rebours : la nature n’est ni permanence, ni idéale ; elle est conflit et contradictions de forces et d’intérêts qu’il s’agit de comprendre, en dehors de toute idéologie d’un progrès moral de l’humanité préétabli sur un concept figé de la nature de la nature et de l’homme ; afin de les exploiter au mieux des intérêts mutuels de chacun (si tant est qu’il n’y a point d’intérêt commun, autre fiction/illusion de la philosophie) . Mais si cette idée de nature est polysémique ne serait pas qu’elle est une construction imaginaire et peut-être illusoire ? il conviendra pour le comprendre de nous interroger sur la nature de l’illusion.
 

3-2) Nature de l’illusion et illusion de la nature
 

Si l’idée de nature peut, selon les sociétés, recevoir des significations contradictoires, c’est qu’elle est un miroir des différentes cultures ; chacune doit s’efforcer d’inscrire ses valeurs dans la pérennité en les justifiant afin de normaliser les comportements collectifs, consentis et consensuels des individus,; cette inscription imaginaire dans une transcendance naturelle ou divine permet alors de rendre ces mêmes valeurs comportementales indiscutables ; l’idée de nature ne serait-elle pas la forme plus philosophique de l’illusion religieuse dès lors que les religions ne peuvent prétendre fonder le pouvoir politique et social des états et société modernes mais que ceux-ci  ont besoin de croire et de faire croire à la vérité de leurs idéaux ?
Or une idée imaginaire est illusoire dès lors qu’elle ne se reconnaît pas comme telle ; l’art n’est pas illusoire car il se donne comme une fiction, un documentaire produit de l’illusion lorsqu’il intercale sans le dire des scènes fictives dans son montage ; le rêve est illusoire pendant le sommeil mais ne l’est plus au réveil. Cette confusion entre le réel et l’imaginaire dans le domaine de la pensée est d’autant plus tenace qu’elle est engendrée par un désir de gratification individuel et/ou collectif auquel elle répond. Qu’elle soit psychologiquement et socialement explicable et semble indispensable au fonctionnement des sociétés humaines ne remet pas en cause, au contraire, la nature de l’illusion.
L’idée de nature est alors illusoire en cela que :
1. Elle affirme que la nature est une et existe telle qu’elle la définit sans aucun fondement scientifique possible ; Les sciences ne connaissent que des phénomènes expérimentaux (artificiels mais réels) dont l’unité est toujours problématique ; les lois scientifiques ne sont que des inférences théoriques sans valeur ontologique totalisante, elles sont validées dans des domaines de pertinences spécifiques et restent dépendantes de l’expérience et d’un corps d’ hypothèses remaniables ; Les idéologie de la nature extrapolent à partir des savoirs existants, multiples et éclatés, des convictions qu‘elles présentes comme des " vérités réalistes " ou réalisables scientifiquement. Elles transforment en dogmes généraux des énoncés scientifiques, hypothétiques et partiels et font souvent obstacle, même si elle peuvent le favoriser à court terme, au développement du savoir scientifique ultérieur ; Elles substitue des énoncés métaphysiques non démontrables au savoir scientifique en les présentant comme aussi valides que ce dernier.
2. Elle est investie de jugement de valeur : elle sert toujours de référence positive ou négative en vue de réguler les comportements humains. Cette confusion entre ce qui est et ce qui doit être, entre la vérité et le bien (ou le mal) en vue de faire croire que la société est, sinon la seule possible, au moins la meilleure selon  un ordre naturel permanent ou historique réel ou à réaliser ; les valeurs, nous l’avons vu, ne sont pas prouvables car elles ne relèvent pas d’une procédure de validation et d’expérimentation objectivement et quantitativement universalisables, elles ne relèvent pas du vrai et du faux mais du souhaitable ou de l’interdit: on ne désire pas une valeur ou une chose parce qu’elle est bonne, disait Spinoza, mais on la considère comme bonne parce qu’on la désire et, j’ajouterais, particulièrement quand elle est présentée comme désirable par la société au moyen de la modulation et de la modélisation qu’elle opère, par l’éducation, du désir narcissique des individus. Que cette illusion rende service à ceux qui la partage n’en fait pas moins une illusion, selon la magistrale analuse de l’illusion religieuse de Freud.

Mais constater que l’idée de nature est une illusion culturelle ne suffit pas à l’invalider dans sa fonction éthique, sociale et politique. Toute société, assurait Pascal, à besoin de conventions arbitraires (non démontrables) dont la valeur, la force et l’efficacité confondues ne résident que dans la croyance illusoire qu’elles sont universellement partagées et, par là, vraies. Ne conviendrait-il alors pas mieux de refuser la critique philosophique des fondements de nos croyances qui ne pourrait engendrer qu’un scepticisme ouvrant la porte à la révolte chaotique et violente contre les puissants et les autorités idéologiques plus ou moins alliés qui assurent l’ordre public ? Mais sans la critique philosophique, comme l’histoire l’a montré, la croyance tend à se convertir nécessairement en dogme absolu et à devenir fanatique et hyper violente  Quels doit être alors le rôle de la philosophie vis-à-vis de l’illusion et particulièrement de celle de la nature dont elle est en grande partie responsable ? Doit-elle renoncer partiellement à son droit de critique, dans quelle limites ou sinon en redéfinir les conditions d’usage.
 

3-3) Philosophie et illusion naturaliste.

La croyance philosophique naturaliste vise à offrir aux hommes une conception unifiée et rationalisée du monde, de l’homme et de son histoire. Elle construit une fiction qu’elle prétend réaliste ou vraie et c’est en cela qu’elle est illusoire. Elle s’efforce, par ce moyen, de susciter une adhésion universelle mieux fondée et plus efficace que la croyance religieuse ; la pensée rationnelle, au contraire de la pensée métaphorique et mythique, est, sensée être comprise par tous car les exigences de l’identité et de la non-contradiction assure sa transparence significative et la certitude de son développement. A la fois provoquée par la chute du sacré et la provoquant, la philosophie n’a pas cessé de s’arracher à la dépendance idéologique qu’il instaure ; le principe même de la philosophie est que la raison critique a tous les droits et que toutes les croyances, y compris les siennes propres, mal fondées en raison ou qui se croient l’être à tord, sont et doivent être remise en question, ne serait que pour admettre qu’elles ne sont rien d’autres que des croyances discutables. Or cet arrachement à la dépendance du sacré entraîne les conséquences logiques suivantes :
1. Si les hommes affirment leur droit à la libre pensée critique, il est clair alors que la nature devient pensable par la raison et l’expérience sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir de principe surnaturel sauf pour en garantir (si on a besoin de cette garantie !) au préalable et une fois pour toute ce droit (Descartes).
2.  S’ils sont libres de penser par eux-mêmes (" les lumières ") et si la pensée est l’essence de l’homme ; alors les hommes sont libres par nature et peuvent choisir en toute indépendance ce qu’ils doivent être et faire, ; tous sont fondamentalement égaux en raison et en liberté (Descartes).
3. S’ils sont absolument libre, le risque est qu’il fasse un mauvais usage de cette liberté et mette leur libre arbitre au service de leur désirs égoïstes, arbitraires et violents. En l’absence de la crainte de Dieu, les hommes doivent donc se donner une morale raisonnable et formelle fondée sur le respect de la liberté universelle : la morale universelle (en droits et en devoirs) des droits considérés comme quasi-naturels de l’homme (Kant).
4. Cette morale oblige les hommes à progresser, c’est à dire à devenir ce qu’ils doivent être : libres et égaux dans une société qui garantisse les droits de chacun dans l’intérêt de tous (Kant). Les hommes doivent s’humaniser en se libérant de la domination idéologique et politique et, en eux-mêmes, de la tentation des désirs violents. L’histoire est un impératif philosophique; dès lors qu’il est raison, l’homme doit se penser comme un être qui se fait lui-même par et dans l’histoire (Kant et Hegel) ; celle ci est transformation des rapports entre les hommes et la nature pour s’en rendre comme maîtres et possesseurs (Descartes) et des rapports entre eux pour établir une société plus rationnelle (Kant et Hegel).

Or ce modèle à la fois naturaliste et historique du monde et de l’homme, dans lequel les concepts de nature, de liberté, de morale et d’histoire faisaient système, pas sans dissonance il est vrai, est aujourd’hui en crise.
1. La nature n’a été qu’une construction extrapolée des sciences physiques et cosmologiques à un moment de leur développement ; celles-ci remettent aujourd’hui en question cette rationalisation déterministe globale du monde autorisant une parfaite prévisibilité et maîtrise des phénomènes naturels ; la complexité des phénomènes est telle que la dite nature échappe à nos anticipations simplistes et linéaires ; dans certains domaines les théories scientifiques produisent des énoncés paradoxaux dont la signification et l’efficacité opératoire bouleverse certains principes de la raison raisonnée considérés jusqu’alors comme universels. L’unité de la nature est pour le moins problématique, elle est tout au plus un programme idéal de la connaissance, mais nul ne peut garantir qu’il soit réalisable.
2.  La liberté métaphysique, de certitude subjective et néanmoins fondée chez Descartes, est devenue, à la suite des critiques rationnellement bien argumentées de Spinoza et Leibnitz la dénonçant comme une illusion irrationnelle (un comble !) , un simple postulat de la raison pratique, indémontrable mais moralement nécessaire chez Kant. Or un tel postulat peut librement être révoqué dès lors que l’on refuse la morale kantienne qu’il est censé rendre possible et qu’on en montre les effets pervers sur l’autonomie des personnes dont celui de les soumettre à des principes impersonnels dogmatiques (impératifs catégoriques).
3.  La morale des droits de l’homme, par contre, semble être aujourd’hui la seule à pouvoir instaurer la paix civile et l’ordre public dans des sociétés laïques ; mais cette victoire a son revers : chacun revendique ses droits sans se poser la question de, voire contre, ses devoirs et affirme que ses intérêts sont légitimes dès lors qu’ils sont légaux ou méritent de l’être ; la liberté individuelle devenue valeur fondamentale apparaît comme difficilement compatible avec l’égalité et la solidarité ; en tout cas leur compatibilité exige que chacun renonce contraint ou non à quelques avantages acquis ou espéré au profit de ceux qui sont menacés d’exclusion et de misère psychologique et sociale par le développement des contradictions de positions économiques et d’intérêts sociaux. Le problème est que, concrètement, l’équilibre entre l’égalité, la liberté et la solidarité est toujours dépendant du fait que l’ordre social repose sur des inégalité réelles de pouvoirs légalisés (donc de droits effectifs) injustifiables d’une manière incontestable. Les acteurs sociaux et individuels, selon les positions qu’ils occupent dans ce jeux de la domination et du pouvoir, vont réinterpréter cet équilibre dans des sens opposés ; aucune règle, ni impératif formels catégoriques ne peut a priori trancher entre les diverses interprétations. L’unité morale formelle de la philosophie des droits de l’homme se défait instantanément lorsque l’on passe à l’analyse casuistique des situations et des positions : les droits de l’homme doivent-ils exclure le chômage pour poser l’exigence d’un droit au travail ? L’égalité doit-elle exclure le profit capitaliste dés lors qu’on peut l’interpréter comme le résultat d’une exploitation de l’homme par l’homme (Marx)? Faut-il, par soucis d’égalité des chances, (et donc des droits) abolir l’héritage ? et qu’en est-il de l’héritage culturel ? Les chantres et autres petits marquis d’un kantisme ultra-simplifié et donc falsifié qui prétendent faire des droits de l’homme une politique ne sont le plus souvent que les défenseurs acritique d’un ordre social qui s’est donné des apparences juridiques démocratiques pour légitimer la droit de la propriété et de ses conséquences sociales ; Rousseau ne disait-il pas que, en situation d’inégalité sociale entre les riches et les pauvres, le contrat social n’est qu’une tromperie dès lors que l’égalité des droits théoriques (de la propriété) ne peut qu’avantager davantage les riches aux dépens des pauvres en assurant leur droit de faire usage de leur richesse pour s’enrichir davantage par l’exploitation de leur force de travail? (cf. Marx). La morale formelle apparaît alors comme le fondement hypocrite de la bonne conscience de ceux qui profitent de ce que les autres appelleront une injustice dès lors que, à tord ou à raison, ils se sentent victimes d’une situation dont ils ne se sentent pas responsables.
4.  Quant à la politique et à l’histoire, le moins que l’on puisse dire, c’est que la notion centrale de progrès, incontestable sur le plan scientifique et technique, est, sur le plan moral qui concerne la qualité des relations humaines, discutable : les individus se sentent-ils plus solidaires et plus libres, aujourd’hui qu’hier ? et, si certains se croient tels, ont-ils raison pour eux et ²pour tous? Formellement, l’idée de progrès moral suppose que tous soient d’accord sur son contenu, ce qui, nous venons de le voir est impossible. Donc la question du progrès est en fait et en droit indécidable. Dans ces conditions parler de sens de l’histoire n’a rigoureusement aucun sens ; les intérêts s’affrontent et la décision politique ( et donc l’histoire) dépend des rapports de forces instables de l’opinion et de ceux qui l’orchestrent. Le sens de l’histoire est toujours le sens pour quelqu’un qui cherche à y inscrire le jeu de son désir. Que celui-ci soit un désir de justice et d’égalité est une question de stratégie personnelle ou collective. Mais dans tous les cas ce désir est dans son contenu concret  impossible à définir d’une manière universelle ; même l’exigence formelle de réciprocité est rationnellement discutable : il suffit de montrer que l’ordre politique et social et la paix civile, supposent une hiérarchie de fonctions, de pouvoirs et donc de droits.

Ainsi l’idée de nature est solidaire de la conception philosophique moderne de l’homme et du monde qui a remplacé la conception religieuse. A ce titre elle a joué et joue encore un rôle positif quant à la conquête de l’autonomie personnelle et politique. Mais elle est métaphysique et, à ce titre, porte en elle le risque de l’illusion que l’homme serait par nature destiné à des valeurs transcendantes humanistes dont la définition serait intangible, quelques soient les circonstances et le désir des uns et des autres. Une telle croyance est préjudiciable à l’autonomie qui n’est pas liberté abstraite, mais capacité de construire un projet original dont les finalités sont l’expression d’une subjectivité engagée en un jeu de possibilités soumis à des contraintes réelles objectives. La nature n’impose rien et n’engage à rien, du reste elle n’existe pas en tant qu’entité substantielle elle ne peut être qu’un qualificatif : un phénomène est naturel lorsque qu’il est indépendant de l’activité des hommes ; les comportement humains ne sont jamais naturel mais toujours artificiellement construit sur fond de contraintes biologiques et sociales/symboliques ; leur autonomie dépend des conditions sociales et politiques et des capacités à la réflexion critique acquises.
Ainsi, me semble-t-il, la philosophie doit, comme la métaphysique a provoqué le renoncement au sacré, renoncer aujourd’hui à la métaphysique en tant que celle-ci est l’écho, dans la pensée rationnelle et critique, de la religion et de son désir fantasmatique, illusoire et mortel de la vérité absolue ; cela vaut non seulement dans le domaine de la connaissance comme l’avait bien compris et argumenté Kant mais aussi, contrairement à son projet explicite (sauver la morale du naufrage de la métaphysique comme vraie science) dans celui de l’éthique. La métaphysique à le défaut rédhibitoire de transformer en substance agissante n’importe quelle propriété ou qualité, réelles ou supposées, adhérente à des objets de l’expérience possible ; comme quoi la vertu dormitive se porte très bien en philosophie classique ! Cette transformation a l’avantage de soumettre la pensée (et le cerveau) à de nouvelle idoles (conceptualisées) et de limiter sa marge d’autonomie en assurant la clôture des interprétations possibles en tant qu’effets du désir personnel d’être. La métaphysique agit bien comme pouvoir de limitation de la pensée contre l’autonomie. par la magie rhétorique d’un langage rationnel, voire critique, en apparence, mais fidéiste en réalité.
Mais alors, la philosophie ne risque-t-elle pas en remettant, en cause l’idée métaphysique de nature en général et humaine en particulier, de provoquer le chaos des opinions arbitraires dans le domaine éthique et politique ? Ce risque existe, en effet, mais il convient de remarquer qu’il est plus faible dans ses effets de violence que celui qui découle de croyances métaphysiques et religieuses qui prétendent à la vérité absolue dans le domaine éthique : au non du seul vrai bien tout est permis ; même la politique du pire et l’irresponsabilité quant aux conséquences réelles catastrophiques de convictions qui s’affirmeraient comme intangibles ! (c’est aussi en cela que le formalisme kantien du devoir est insoutenable) ; L’avantage immense du scepticisme critique raisonné que doit, à mon avis, pratiquer la philosophie, dans tous les domaines, c’est de déplacer les conflits idéologiques sur le terrain de l’argumentation rationnelle et de permettre à chacun de se mettre à distance de ses propres croyances pour mieux entendre et évaluer celle des autres ; en cela la philosophie est une prophylaxie de la pensée, elle n’a d’autre rôle que du rendre possible l’autonomie des sujets, non seulement par rapport aux autres , mais surtout par rapport à leurs propres convictions éthiques toujours subjectives. Faut-il en conclure que la philosophie doit déconstruire toutes les croyances ?

Une société a besoin de croyances communes et de conventions acceptées pour fonctionner, de cela la philosophie ne peut pas ne pas tenir compte. Mais elles doit rappeler en permanence que ces croyances conventionnelles ne sont que des fictions et permettre à chacun de s’interroger sur les effets logiques, dans la pensée et l’action, de ces croyances fictives, mais non plus illusoires car mises à distance du fantasme de la vérité. Ces fictions ne valent que par les conséquences sociales et psychologiques qu’elles entraînent. La croyance naturaliste humaniste a pu et peut être encore utile face à des société théocratiques, inégalitaires, voire racistes ; mais dans une société démocratique elle peut devenir un obstacle à l’autonomie des sujets, en exigeant de ceux-ci qu’ils se soumettent à une éthique indiscutable. La démocratie est, qu’on le regrette ou non (mais il vaut mieux s’y résoudre), un régime d’opinion, or la philosophie ne peut et ne doit plus prétendre, sans produire de l’illusion, poser une vérité qui serait au dessus de l’opinion ; elle ne peut qu’autoriser chacun à la lucidité vis-à-vis du risque d’illusion que comporte toutes les croyances, quelques soient leurs avantages circonstanciels éventuels.
 

Sylvain Reboul, le 03/09/97. 


Les hommes sont-ils des animaux?
 
 

La controverse me paraît biaisée, s’agit-il d’un problème biologique, éthique ou métaphysique ?

En général parler de l’animalité de l’homme pour interpréter des comportements qui trouve leur signification dans le domaine psycho-social me semble être toujours l’effet d’une illusion : celle qui consiste à justifier un jugement de valeur par un jugement de connaissance (scientifique).

Sur le plan scientifique, l’homme est un animal qui dispose, par l’effet du jeu de mutations aléatoires et de la sélection naturelle, d’une fonction neuro-cognitive émergente : la fonction symbolique, dont les potentialités ne sont pas réductibles à celles d’un simple mécanisme instinctuel : elle rend possible la culture et une possibilité d’autoprogrammation sociale et individuelle dont les limites nous sont encore inconnues.

Cette fonction ne fonde aucun jugement de valeur, car tout jugement de valeur est produit par le développement socialement déterminé de cette fonction. Que telles ou telles attitudes idéologiques et éthiques sociales soient plus ou moins adaptées à telles ou telles conditions ou circonstance ne favorise ou ne menace pas nécessairement l’espèce humaine en tant qu’espèce biologique, mais telles ou telles modalités historiques de telle culture, et des représentations du monde et de la société qu’elle met en jeu. L’autocorrection est toujours possible et c’est ce qui fait des dysfonctionnements qui affectent les relations des hommes à de leur environnement (naturel et artificiel) et des rapports entre eux non un défaut mais une condition nécessaire de l’évolution, c’est à dire de l’humanisation.

Cette discussion sur l’animalité de l’homme (et pourquoi pas, de l’humanité de l’animal) me paraît d’ordre éthique, voire métaphysique : il s’agit :
-  soit de fonder, à tort, un éventuel droit des animaux, comme si ceux-ci pouvaient, en l’absence de langage symbolique et donc de conscience de soi, être sujets de droit
-  soit de justifier illusoirement  une supériorité transcendante, métaphysique, voire divine des hommes qui les sauverait de la mort. Mais, en cela, si les animaux n’ont pas d’âme, et, à mon sens, les hommes non plus, sauf à prendre le mot âme au seul sens psychologique : la conscience de soi et des autres, indissociable de l’idée plus ou moins critique et lucide du monde, et de ce qui affecte le corps propre et les institutions sociales qui le conditionnent. Rien en effet ne nous autorise rationnellement à croire, ni au paradis, ni à la béatitude éternelle !

Sylvain Reboul, le12/06/99.


Les différences entre l'animal et l'homme sont bio-culturelles et politiques: le cerveau humain, dans un cadre social approprié, a la propriété innée d'instituer et d'apprendre un langage symbolique auto-institué et le langage permet de transformer les objets et les individus en leur accordant des statut symboliques régis par des règles normatives déclaratives instituantes structurées. "ex: "je vous déclare mari et femme ou "président de la république" pour telle ou telle raison admissible et concevable par tous.

Ainsi, les relations socio-politiques, voire économiques reposent non seulement sur des rapports de forces physique et/ou régis par une régulation instinctive de type biologique ou génétique ( qu'il ne faut pas exclure a priori chez les humains), mais aussi sur des institutions de croyances collectives qui les légitiment; croyances transmises par le langage et la pratique institutionnelle; or ces croyances et pratiques sont toujours discutables et remaniables sous l'effet des contradictions qu'elles permettent de repérer et d'interprèter dans tel ou tel contexte historique symbolique et cognitif des rapports de domination économiques et politiques déterminés que ces croyances instituent en les institutionalisant en rapports de pouvoirs dont la légitimité reste toujours problématique dans une société quelconque et cela d'autant plus qu'elle est ouverte et pluraliste (ex: les sociétés laïques à prétention démocratique). L'homme est donc biologiquement un être voué au langage symbolique et à la sociabilité politique et historique qu'il permet d'instituer.

S. Reboul, le 27/02.04


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