1) Besoins biologiques et désir humain.
Les hommes, comme les animaux, éprouvent des besoins
physiologiques ; ceux-ci sont des tendances à rechercher des
satisfactions dont la
finalité est la survie biologique des individus et de
l’espèce. Ces besoins sont plus ou moins
génétiquement programmé et leur réalisation
autorégulée par l’organisme dans le cadre des relations
d’échange qu’il entretient avec son environnement naturel et/ou
artificiel. Chez la plupart des animaux, y compris supérieurs,
l’expression de ces besoins est soumise à l’instinct ; celui-ci
est
une structure comportementale rigide et répétitive
innée plus ou moins susceptible de variations et de
recombinaisons acquises par l’expérience habituelle et
l’imitation des autres individus de la même
espèce. Ce sont ces besoins que les philosophes grecs
considéraient
comme naturels et nécessaires. Naturels parce que, dans leur
forme
essentielle, non acquis, permanents et réglés par
l’instinct
et nécessaires parce que leur satisfaction est indispensable
pour
survivre : manger, se reposer, éliminer et se reproduire. Or en
cela
les hommes ne se comportent pas comme les animaux : tout se passe comme
si
leurs besoins biologiques échappaient, quant à leur mode
d’expression,
au contrôle de l’instinct ; ils apparaissent comme
déliés
de leurs finalités biologiques ; parfois même comme en
opposition
avec elles. La gourmandise, même si c’est plus lent, tue comme la
famine
; la sexualité humaine vise le plaisir de l’échange
érotique
contre la reproduction (la contraception) etc.. Les grecs parlait de
démesure
pour caractériser la sensibilité humaine et Rousseau de
perfectibilité
pour rendre compte de la faiblesse de l’instinct et de la
capacité
humaine à acquérir de nouveaux savoirs et comportements
visant
la satisfaction. Dès lors que les besoins fondamentaux semblent
satisfaits,
la sensibilité humaine apparaît constituée par des
désirs
de plus en plus artificiels et superflus. La plaisir apparaît non
plus
comme un moyen mais comme une fin en soi et l’invention
illimitée
de nouvelles formes et de nouveaux objets de plaisir semble
désigner
les hommes tout à la fois à la violence, à la
folie
et à la liberté. Cette ambivalence de la
sensibilité
humaine capable de créer et de détruire définit le
désir
par opposition au besoin ; au contraire de celui-ci, celui-là
est
recherche de la satisfaction pour elle-même ; or la plus grande
satisfaction réside pour les hommes, en tant qu’ils sont
conscients d’eux-mêmes, dans l’affirmation de leur qualité
d’être, de leur valeur comparée.
Le désir humain est donc fondamentalement égocentrique et
narcissique
, mais non pas forcément égoïste. La vanité
et
la possession illimitée de biens sont, selon Hobbes les passions
naturelles
des hommes en tant qu’ils recherche toujours à s’affirmer dans
leur
être, leur puissance et leur valeur.
Ce désir narcissique, cet amour de soi est produit par la
conscience de soi barrée par la mort : chacun cherche à
valoir à ses propres yeux et à ceux des autres pour
compenser la certitude de
la mort, la sienne et celle de ceux qui sont l’objet de son
désir d’être,
et pour conjurer l’angoisse qu’elle suscite en lui (le divertissement
pascalien).
En dehors de tout exutoire religieux (fantasme du salut infini et de
l’identification
à l’absolu divin hypostase aliénante du désir
d’être
par delà la mort), le désir d’être ne peut
s’exprimer
que sous la forme mondaine et relative de l’amour et de la conscience
de
soi indéfiniment projeté sur le monde par la domination
technique
de l’environnement naturel, artificiel et humain et la conscience
des
autres dans la reconnaissance, le prestige et l’amour humain
réciproque.
Cette projection prend des formes diverses de l’apparaître, de
l’avoir,
du pouvoir, de la création esthétique et de l’amour dans
les
deux directions de l’identité personnelle (distinction
comparative)
et de l’appartenance collective (identification fusionnelle)
diversement
voire contradictoirement combinées. Nous pouvons nous
représenter
les diverses formes possibles du désir d’être des hommes
en
l’absence de tout dérivatif religieux sous la forme d’un tableau
typologique
synoptique prenant en compte ces différentes
caractéristiques.
Apparence:
-Distinction personnelle:
Originalité vestimentaire et des attitudes corporelles
=>Valeur : Séduction, prestige, luxe
-Appartenance et identification collectives:
Uniformité vestimentaire et des attitudes corporelles, mode
mimétique=>Valeur : Conformisme
Avoir: Possession
égoïste(rivalité)=>Valeur : Richesse,
intérêt, patrimoine
Pouvoir:
Influence et Charisme personnels:=>Valeurs
: Honneur, autonomie
Position hiérarchique et politique: => Valeur
: Autorité ritualisée légale ou
conventionnelle
Création et invention technique:
Originalité=> Valeur :
Beauté, innovation
Artisanat=>Valeur : Travail,
tradition
Amour:
Appartenance: Sentiment communautaire
=>Valeur
:Sécurité, altruisme généralisé
Amour réciproque personnalisé et
personnalisant:
Désir du désir de l’autre=>Valeur : Erotisme
Quelques précisions pour comprendre ce tableau :
1. En noir gras, les valeurs dominantes
2. Il ne contient que des exemples parmi d’autres possibles.
3. Il n’a qu’une valeur typologique au sens de Max Weber.
4. Il exclut l’amour de Dieu comme forme hyper-aliénée et
aliénante
de l’amour de soi dans l’obéissance inconditionnelle à de
prétendus
commandements divins sacrés.
5. Il ne contient aucune évaluation éthique
préétablie de son contenu.
Pour l’instant, résumons notre analyse des rapports entre le désir d’être et nos besoins :
1. Le désir, surdétermine, détourne, recode et
exploite,
bref domine nos besoins physiologiques et nos tendances ou pulsions
biologiques
en vue de ses propre fins narcissiques : toute expression de nos
besoins,
sauf situation d’extrême détresse physiologique, est
toujours
soumise au jeu du désir.
2. Il n’est pas simple souhait ou manque mais production de soi et
agencement
du monde en vue de cette production, laquelle est soumise à des
conventions
et des règles validées ou, pour le sujet, validables
selon
des valeurs éthiques ou esthétiques
générales socialement codées (ou
généralisables) que le sujet réinterprète
en fonction de son propre projet d’autovalorisation dans des
circonstances
objectives et subjectives déterminées.
3. Le désir du sujet s’inscrit toujours dans un rapport
ambivalent d’imitation et de rivalité avec le désir
d’autrui et, dans le
cas de l’amour réciproque, se transforme en désir du
désir d’autrui où le narcissisme de chacun est
médiatisé par
le narcissisme d’autrui. Ce qui ne supprime pas la rivalité mais
l’oblige
à la régulation dialoguée de l’échange de
plaisir
gratifiant pour ne pas basculer dans son contraire : la violence et/ou
la
possession passionnelles par lesquelles la narcissisme du sujet trouve
son
faire valoir dans la supériorité de soi négatrice
de
l’autre.
4. Il est, comme toute puissance de transformation, indissociablement
destructeur
et producteur ; fondamentalement la pulsion de mort et la pulsion de
vie
ne font qu’un avec le désir d’être, mais la
répartition entre destruction et production dépend des
circonstances et du degrés d’autonomie stratégique du
sujet.
5. La violence du désir, souvent dénoncée par les
philosophes
classiques, n’est autre que son agressivité essentielle qui a
mal
tournée sous l’effet conjoint de conditions politico/sociales
(oppression,
exclusion, mépris, inégalité des droits etc..)et
internes
au sujet (éducation ratée débouchant sur une
dévalorisation
de la réflexion) défavorables.
6. La société tente toujours de réduire et de
canaliser,
voire d’exploiter la puissance du désir à son profit en
ayant
recours à la morale intériorisée, vecteur pour le
sujet
du sentiment de sa propre valeur, et à la répression des
délits
et des déviances ; mais elle s’y prend plus oui moins bien,
selon
que les contradictions qui la traverse condamnent ou non certains des
sujets
à l’insignifiance et à la déréliction ; la
répression
et la morale ambiante, sans une prévention qui consiste à
offrir
à chacun une chance réelle et non seulement juridique de
promouvoir
son désir d’être dans la réciprocité, est
contre
performante : elle aggrave, à long terme, le risque de violence
et
de démoralisation (cynisme vulgaire).
7. La religion, dans la société traditionnelle, en
offrant, au désir d’être un exutoire post-mortem, pouvait
faire relativement accepter la misère et l’oppression ici-bas et
semblait être capable
de réduire le risque de violence autodestructrice qu’elles
provoquent
nécessairement; mais cela ne marchait qu’autant que la religion
pouvait
imposer une hégémonie indiscutable ; or celle-ci
était
elle-même compromise à terme par le développement
des
contradictions politiques et sociales, comme le montre les guerre de
religion
dont la violence s’autorise de la vérité divine pour
s’affirmer
sans limites car absolument justifiée ; qu’on le regrette ou
non,
cela peut encore moins marcher aujourd’hui dans la
société
moderne laïque, pluraliste et globalement, athée. Le droit
au
bonheur (contentement de soi) pour chacun dans la mise en œuvre d’un
droit
universel et de condition sociales et politiques assurant la
dignité
(narcissique) mutuelle est la seule manière de réduire le
risque
de voir l’expression du désir d’être capoter dans la
violence
dominatrice et autodestructrice généralisée.
Celle-ci
est donc d’abord une production de la société ; mais elle
trouve
son point d’ancrage dans le narcissisme du sujet réduit par elle
à
l’impuissance : celui-ci ne peut alors rétablir sa valeur
déniée
que par la destruction de ce qui la nie, voire sa propre destruction
(drogue
et suicide) que le sujet vit comme le seul acte lui permettant
d’être
par soi et de se reconnaître comme valeur envers et contre tout :
"
voyez de quoi je suis capable, vous qui me méprisez ! ". Tout
violent
ou suicidaire cherche à se faire respecter avec les seuls moyens
qu’il
croit, à tord ou à raison, détenir.
Cette analyse du sujet désirant nous conduit à le
considérer dans la société pluraliste,
éclatée et moralement disparate moderne, comme contraint
de jouer successivement, voire parfois simultanément , plusieurs
rôles plus ou moins contradictoires pour pouvoir exprimer
positivement son désir de reconnaissance. Il
est donc doublement menacé dans son désir d’être :
par
le délire paranoïaque c’est à dire la tentation de
s’identifier
totalement à un personnage et à un rôle imaginaire
gratifiant
et réparateur " cohérent ", individuel ou collectif qui
va
le rendre incapable de s’adapter aux conditions de la modernité,
ou
à la fragmentation, voire à la perte de soi (autisme)
schizoïde
.Si la vie humaine est toujours un théâtre social, la vie
moderne
est un théâtre sans scénario écrit à
l’avance
trouvant sa source dans le mythe fondateur et les traditions qu’il
accrédite,
un théâtre dans lequel chacun doit bricoler des
références
idéologiques dissonantes pour se (faire) reconnaître. La
crise
des valeurs et de l’autorité idéologique entraîne
nécessairement un crise du sujet et de son désir
d’être. L’identité du
sujet est celle d’un acteur qui doit improviser son (ses) jeu(x) de
rôles
sans le filet protecteur des traditions. Son seul recours et de tenter
de
les jouer le plus efficacement possible sans y croire tout à
fait,
à distance, ironiquement. C’est ce que j’appelle non pas la
liberté,
qui est une notion métaphysique indéterminable, mais
l’autonomie.
Celle-ci n’est pas l’indépendance mais la capacité
intelligente
d’instrumentaliser les jeux de rôles et les contraintes au mieux
du
désir d’être et de la puissance d’agir du sujet : savoir
reconnaître
et utiliser ce qui nous est vraiment utile (Spinoza) pour être
plus
heureux ou moins malheureux, ici-bas, est la seule forme moderne
possible
de la sagesse. Elle exige le recours par le sujet à la
réflexion
rationnelle critique sur les contradictions de son expérience
propre,
sur les valeurs éthiques disparates et qui lui sont plus ou
moins
arbitrairement proposées et sur les contraintes contradictoires
du
monde moderne, voire post-moderne. La raison et la philosophie ne
doivent
pas avoir d’autre ambition que de nous permettre de faire le meilleur
usage
de la puissance de notre désir d’être comme volonté
de
puissance. Un usage par lequel le destruction serait créatrice,
et
où l’agressivité du désir de puissance
s’inscrirait
dans une intersubjectivité régulée au
bénéfice
de chacun.
Il convient pour cela de nous interroger sur les rapports entre la
réflexion
rationnelle et le désir ;question qui est au centrale dans
l’histoire
de la philosophie
2) Désir et raison
Dans l’histoire de la philosophie, deux grandes conceptions
philosophiques de la vie humaine se sont opposées :
· Celle qui considère que désir et raison non
seulement
sont des ennemis irréductibles mais doivent l'être au
bénéfice
exclusif de la seconde. Mener une vie purement raisonnable ,
réduire
le désir au besoin nécessaire, si ce n'est pas la joie,
c'est
la sérénité, au moins l'estime de soi.
· Celle qui fait du désir l'essence de l'homme, la source
de
sa créativité, par laquelle l'homme se reconnaît
comme
un individu autonome et singulier.
Or, nous l’avons vu, il ne faut confondre le désir ni avec le besoin biologiquement déterminé ni avec la passion fantasmatique, aveugle et destructrice; il est volonté consciente d'être, puissance d'agir. En cela il suppose la confrontation entre le réel et l'imaginaire, la mise à l'épreuve de l'imagination et sa mise en mouvement par l'action, la création esthétique et la relation érotique au désir de l'autre. La raison est la "faculté" qui permet de prendre conscience des conditions universelles de la connaissance du réel, de l'action possible, et des valeurs régulatrices éthiques nécessaires à la réalisation du désir infini. Le bonheur véritable est promotion du désir d'être par la raison. Loin de s'opposer désir et raison doivent s'allier afin d'articuler l'éthique, l'esthétique et l'érotisme dans la joie; celle-ci n'est pas le plaisir extérieur, mais le plaisir intériorisé où le sujet accède à la conscience de lui-même en tant que personne concrète par la médiation de son initiative propre dans le réel, de la conscience et du désir des autres à son égard.
Ainsi le moralisme formel n'est ni possible, ni souhaitable. Dès lors qu'il prétend opposer le bien au bonheur, la raison au désir, il provoque nécessairement l'acceptation du malheur ici bas comme conséquence possible de l'action morale, sous le prétexte d'une hypothétique réconciliation post-mortem et, par là, la haine de la raison. A vouloir sacrifier le désir à la raison, on perd donc sur les deux tableaux: celui de la vertu et celui du bonheur. Le seul recours reste alors la religion:, le devoir religieux et la punition, par la souffrance acceptée, voire désirée ,dans l'espoir d'être sauvé par Dieu; encore faut-il y croire. Or aucune raison, ni théorique ni pratique, ne peut, à cet égard, être suffisamment convaincante surtout au prix du renoncement à la joie comme but de la vie heureuse. Le moralisme de l'impératif catégorique est tellement contraire à la vie qu'il ne peut conduire qu'à la terreur intériorisée et à la culpabilisation généralisée du sujet, toujours coupable d' aimer la vie et de s'aimer soi-même en tant qu'être de désir. Le moralisme ne se soutient que par l'espérance eschatologique absurde d'un bonheur absolu post-mortem, bonheur absurde et inimaginable car sans désir, sans souffrance et donc sans plaisir, bref un bonheur insensible; le prétendu formalisme de la morale purement rationnelle, dont il est possible de montrer l'inconsistance (cf. Hegel, Bergson, etc..), n'est que la rationalisation du sacrifice de soi et des désirs corporels (abnégation), qu'exige de l'homme, soi-disant voué par nature au péché, Dieu et les chefs religieux et politiques qui se réclament du sacré (tout en proclamant paradoxalement, pour les chrétiens, les dogmes de l’incarnation et de la résurrection du corps et de l’âme). C’est d’ailleurs le paradoxe central de toutes les propositions philosophiques moralisantes qui prétendent, qui plus est, au nom de la liberté, exiger des hommes le dépassement de leur humanité désirante au profit de la soumission aux impératifs de la raison supposée pure de tout espèce d’intérêt narcissique : Platon, comme Kant sont obligés de réintroduire par la fenêtre ce qu’ils ont cherché à mettre à la porte, à savoir l’amour de soi que l’un appelle sagesse et maîtrise de soi et l’autre respect et estime de soi. Qui ne voit que la culpabilité et son double, le respect moral, ne sont que des sentiments très intéressés qui conditionnent nos comportements en apparence les plus désintéressés ; prétendre comme Kant que ces sentiments sont les effets dans la sensibilité de la raison pure, c’est oublier justement le conditionnement social intériorisé du narcissisme qui est à la base de toute éducation morale, ce que d’ailleurs Kant reconnaît fort bien lorsqu’il analyse les conditions de l’éducation et du progrès dans l’histoire. A vouloir défendre une conception métaphysique de l’éthique, on s’interdit de définir les conditions réelles de la régulation du désir humain et tout projet réaliste de maîtrise de l’agressivité nécessaire du désir d’être qui n’est autre que le désir d’autonomie personnelle
Ni ange, ni bête, l'homme, à vouloir faire l’ange (sans désir) fait la bête et pire encore comme le disait Aristote ; il ne se soutient positivement que de sa fin propre: le bonheur dans l’amour de soi et, ce qui en est une condition nécessaire l’amour érotique de quelqu’un d’autre que soi et le respect des autres en général, bas toujours relatif, mélangé et temporaire; celui-ci est autre que le plaisir "animal", puisqu'il met en jeu, indissociablement, la conscience de soi du sujet (acteur de sa vie) comme conscience de sa dignité, qui suppose la reconnaissance mutuelle, conscience de son désir d'être et de sa puissance d'agir dans le jeu des relations aux autres qu'il convient de réguler selon des lois toujours discutables quant à leur contenu empirique, domaine d'application et hiérarchie des valeurs qu’il convient de mettre en œuvre dans telle ou telle situation concrète; ces lois éthiques ne doivent obéir, si le sujet veut jouer une stratégie gagnante pour lui-même en vue du long terme, qu'au seul principe formel de la de l'initiative et du droit égaux de chacun au bonheur (donnant/donnant). La raison pratique n’est rien d’autre que la faculté de calculer et de définir les conditions formelles et réelles de l’optimisation des intérêts narcissiques mutuels fondée sur l’échange réciproque des avantages. Elle n’est et ne peut n’être, sans verser dans la foi en Dieu et en l’immortalité salvatrice (ce qui n’est pas souhaitable, cf. plus haut), qu’une raison instrumentale au service de fins raisonnables qui ne peuvent l’être que si elles prennent en compte la nature désirante de l’homme comme source ultime de valeur. Toute morale rationnelle pure est déraisonnable car elle dévalorise la subjectivité humaine sans laquelle aucune existence pratique sensée ne serait possible. La raison, comme le faisait remarquer Hume, ne peut décider seule s’il est préférable de se soucier du sort de millions de chinois plus que de la blessure de son petit doigt ; il en est de même quant au choix entre la violence et la réciprocité : sans sympathie altruiste et désir vécu de justice, aucune raison ne peut convaincre le violent d’abandonner la violence ; il faut pour cela qu’il en soit personnellement victime dans son désir d’être.
S’il est vain, voire dangereux pour la liberté et le bonheur,
de
raisonner plus haut que son désir, la question des rapports
entre le
corps et la pensée doit être réexaminée en
conséquence
afin que l’idée que l’on doit se faire de la nature de l’homme
nous
permettent de rendre compte des conditions stratégiques du bon
usage
de notre puissance d’agir.
2) La pensée et le corps.
Au contraire des animaux les hommes pensent ; mais
qu’est-ce-à-dire ?
Cela signifie qu’ils sont capables de produire des
représentations symboliques et/ou conceptuelles autonomes de
leur expérience réelle et/ou imaginaire, externe et
interne,. Cette capacité est innée et, les sciences
génétiques et cognitives peuvent à bon
droit le supposer, génétiquement programmée ; mais
elle
exige pour être effectuée une sur-programmation culturelle
(langage
symbolique et conceptuel et logiciel de traitement de l’information)
acquis.
C’est dire que l’aptitude biologique au langage, l’acquisition sociale
du
langage et la situation de dialogue affectif et intellectuel
(conceptualisé
et problématisé) entre les sujets semblent les conditions
indissociables
du fonctionnement de la pensée humaine de chacun et de son
apparente
autonomie relative vis-à-vis de celle des autres.
Cette souplesse polyconditionnée de la pensée rend
possible, selon des modalités qu’il revient à la science
cognitive de
définir, le sujet capable de se représenter
(programmation) ses actions futures ou possibles sous la forme
d’enchaînement de séquences
expérimentales imaginaires conceptuellement et logiquement
coordonnées
; mais elle lui permet aussi de modifier ces enchaînement et de
reprogrammer,
au moins partiellement et dans certains cas, le programme acquis.
L’aptitude
à réfléchir et à suspendre le
fonctionnement
d’un programme de pensée et d’action pour s’interroger sur sa
pertinence
et le corriger semble spécifique à l’espèce
humaine.
Celle de se reconnaître comme sujet autonome de sa pensée
et
au croisement entre cette aptitude à la réflexion
génétiquement
programmée et linguistiquement acquise, la position linguistique
du
sujet grammatical propre à tout langage humain
(génétiquement
programmé) ; et l’expérience personnalisée et
sensée
de chacun. La pensée humaine est donc conscience du monde et
indissociablement consciente de soi comme pensée personnelle et
autonome du monde et
de soi et des actions et représentations d’actions
réelles et
imaginaires, dont la distinction fait probablement appel à des
instances
de contrôle biologique et culturelle qui restent à
découvrir,
en vue de résultats vécus comme des conséquences
souhaitables
et gratifiantes de ces actions du point de vue et pour le sujet, dans
le
cadre des relations intersubjectives qu’il entretient avec les autres.
Ainsi
la pensée réflexive, la conscience de soi, et l’amour de
soi
(où désir narcissique fondamental des hommes) forme un
système
fonctionnel unique rendant la pensée humaine relativement
flexible
et dans sa programmation et dans ces performances adaptatives.
Cette prééminence apparente de la pensée
réfléchie et personnalisée sur les actions
actuelles et/ou virtuelles du corps dans le monde, au contraire des
actes irréfléchis plus ou moins
conditionnée par l’instinct, l’habitude et les pulsions
biologiques (ou les trois combinées), explique que les hommes
aient pu se représenter la pensée comme substantiellement
indépendante du corps et par
conséquent capable de mouvoir le corps, de l’animer par
elle-même. Les anciens philosophes, ainsi que les
théologiens appelait la pensée " l’âme " pour bien
marquer cette supériorité de nature de la pensée
sur la corps et cette idée d’âme avait l’immense
avantage , en l’absence de tout fondement expérimental fiable,
de
justifier la croyance narcissiquement gratifiante en
l’immortalité.
Or cette représentation (la pensée comme âme indépendante et supérieure au corps, capable de la diriger de l’extérieur) semble démentie par l’expérience scientifique : selon celle-ci, la pensée apparaît bien liée au fonctionnement du cerveau, partie du corps humain qui permet à celui-ci d’assurer ses fonctions et ses activités biologiques, cognitives, pratiques, éthiques, érotiques et esthétiques indissociablement liées. Chaque représentation mentale, chaque émotion trouve son inscription dans le fonctionnement chimique et électrique du cerveau, telle est le seule hypothèse possible épistémologiquement féconde et expérimentalement vérifiable (et jusqu'à présent vérifiée) des neurosciences et des sciences cognitives.
Dira-t-on comme Descartes que la pensée non spatiale et
indivisible et le corps spatial et divisible ne peuvent pas être
une seule et même
substance et donc que la pensée ne peut être causée
par
le cerveau sans violer le principe d’identité et de
non-contradiction ? Dira-t-on comme Bergson que l’expérience
scientifique ne prouve rien
? et que l’on peut rationnellement supposer une pensée dont le
cerveau
ne serait que l’instrument, en effet indispensable, pour lui permettre
d’agir
physiquement dans le monde matériel, comme seul le piano permet
à
la pensée musicale du pianiste de se transformer en sons
physiquement
audibles ?
L’argument du dualisme cartésien avait déjà
été logiquement réfuté par Hobbes : rien ne
prouve que le corps ne puissent produire une propriété
ayant des attributs apparemment différents des siens. La
relation de cause à effet n’est pas
une relation d’identité relevant d’un jugement analytique, elle
est
toujours l’objet d’un jugement synthétique ; de plus la
pensée pourrait n’être qu’une interprétation non
corporelle du fonctionnement du corps produite par celui-ci, une
expression, une traduction programmée en un autre programme par
le cerveau, dirions-nous aujourd’hui, mais, semble-t-il, contrairement
à Spinoza, il y aurait un effet de la pensée ainsi
traduite sur le fonctionnement du cerveau, car cette
traduction-transposition pourrait à son tour être
traduite, par le cerveau lui-même, dans ses effets propres dus au
conditionnement de l’expériences subjective
personnalisée et personnalisante socialement et symboliquement
codée,
en activité physico-chimiques du cerveau et du corps. Ainsi nous
serions
conduits à considérer que l’expression linguistique de la
pensée
produite par le cerveau permet à celui-ci de s’ouvrir à
l’expérience
réfléchie du monde et des autres corps pensants, ce qui
provoque
en retour des modifications de son fonctionnement que le cerveau
exprime
et traduit plus ou moins rapidement en représentations
conscientes
nouvelles. Cette hypothèse permet de comprendre l’autonomie
apparente
de la pensée par rapport au corps, sans qu’elle en est soit
indépendante.
Elle s’appuie, en les précisant à la lumière des
neurosciences
et des sciences cognitives, sur les deux propositions de Spinoza :
1. L’âme est l’idée du corps et l’exprime ;
2. Nous ne savons pas ce que peut le corps ;
Propositions à auxquelles j’ajouterait que nous devons nous
mettre
en demeure de le savoir pour étudier ce que penser veut dire
dans
le but de penser et agir plus efficacement (utilement). La
pensée symbolique
consciente d’elle-même ne serait selon notre hypothèse que
l’effet
d’un programme génétique souple du cerveau,
surcodé conceptuellement
par la société et l’expérience affective et
relationnelle
personnalisée des sujets humains, permettant au cerveau
d’auto-corriger
son fonctionnement physico-chimique et d’auto-organiser partiellement
ses
réseaux neuronaux afin de produire des représentation
nouvelles
mieux adaptées aux fins conscientes et inconscientes des corps
biologiquement
sensible, pensant et actifs en vue du bien-être physique
(satisfaction
des fonctions vitales) et du bonheur (autosatisfaction par la
représentation
valorisée du corps pensant et conscient de lui-même) dans
le
monde et avec les autres.
Quant à l’argument de Bergson qui prétend justifier
l’indépendance de la pensée par le recours à des
constatations scientifiques qui nous conduisent à distinguer,
dans l’amnésie, la mémoire consciente et celle qui semble
avoir temporairement disparue de la conscience tout en étant
susceptible d’y faire retour, il repose sur l’idée que il n’y a
pas de pensée inconsciente possible dans et par le cerveau,
voire qu’aucune localisation de la mémoire inconsciente dans le
fonctionnement
du cerveau n’est expéritalement possible ; ce qui est
aujourd’hui
expérimentalement démenti. Elle s’inscrit en outre dans
la
justification d’une pensée mystique qui pourrait
s’éprouver,
se connaître et se ressourcer par elle-même hors de tout
langage
conceptuel, ce qui ne peut être qu’une pensée
incommunicable
et incontrôlable ; c’est à dire
épistémologiquement stérile. Son seul
intérêt apparent, à notre sens
illusoire (cf. plus haut), est de nous promettre le salut post-mortem
(dont
Bergson se garde bien de nous dire sous quelle forme et ce que serons
alors
le rapport de la pensée au corps). L’hypothèse de Bergson
me
semble typique d’une proposition religieuse qui, en tant que telle, ne
peut
avoir de valeur philosophique et rationnelle, il ne le nie d’ailleurs
pas,
mais il tente d’effacer explicitement la frontière entre la
philosophie
et la religion, en s’efforçant de faire de la philosophie qu’il
appelle
de ses voeux une philosophie intuitive supra conceptuelle relevant
d’une
expérience mystique ineffable.
Dans ces conditions, la notion d’âme est piégée par
les
connotation religieuses et spiritualistes qu’elle entraîne dans
son
sillage jusque dans le domaine de la philosophie ; par
conséquent il
vaut mieux la bannir de ce dernier au profit de celle de pensée
consciente
pour la réserver aux divers sectateurs de la transcendance.
Si l’homme est un corps pensant, la pensée est alors le moyen
spécifique
par lequel les humains expriment leur désir d’être et la
puissance
d’agir individuellement, intersubjectivement et collectivement de leur
corps
; si cette pensée est biologiquement et sociologiquement
souplement
déterminée et si elle est susceptible d’autonomie non par
rapport
au cerveau, mais par rapport aux corps et à la pensée des
autres,
la nature de l’homme est complexe, déterminée à la
culture,
au symbolique, à la société mais aussi à
l’individualisation
narcissique pour produire du sens, que celle-ci prenne la forme de
l’identification
collective, voire religieuse, ou de la distinction élective,
rationnelle,
voire athée, selon des combinaisons diverses.
3) Nature et culture : L’idée de nature comme mythe culturel et l’histoire.
Sans éducation les hommes ne peuvent déployer les
possibilités fonctionnelles de leur corps et de leur
pensée et la sélection naturelle aurait rendu impossible
l’espèce humaine. Du fait du manque d’instinct, l’homme ne peut
survivre sans être transformé (programmé)
par la culture; biologiquement voué à la culture, il est
donc
par nature un être historique car l’histoire est à la fois
transformation
et accomplissement des potentialités biologiques des hommes sous
l’effet
des pratiques sociales et symboliques qui changent les rapports entre
les
hommes et leur environnement naturel et artificiel (les techniques) et
leurs
relations mutuelles (l’éthique). L’individu humain se trouve
toujours
placé à l’interface floue entre des déterminations
biologiques
et sociales/symboliques ; c’est probablement ce qui l’oblige lorsque
ces
dernières sont diverses et contradictoires à se
construire,
par un bricolage plus ou moins cohérent et
réfléchi,
une stratégie de comportement et des jeux de rôle
personnels
qu’il cherche, sans toujours y parvenir, à référer
à
une image positive de soi adaptée à son expérience
concrète sous peine de déstructuration psychique et
corporelle ; ce que j’appelle l’autonomie (à ne pas confondre
avec l’idée métaphysique et stérile de
liberté)
Il est remarquable que le corps et particulièrement le cerveau
(la
pensée) soient programmé pour apprendre et produire de
l’organisation,
c’est à dire des programmes de fonctionnement (opératoire
et
linguistique); ce programme fondamental reste à
découvrir, c’est
la tache des sciences cognitives, mais nous pouvons savoir aujourd’hui
que
la pensée peut combiner les représentations selon des
règles
d’association qui produisent une richesse de possibilités
cognitives
et pratiques apparemment illimitée ; la culture et
l’expérience sélectionne ces possibilités en
fonction de leurs efficacité physique et/ou psychologique et
sociale. Ces règles sont celles de
la ressemblances (analogie), de la contiguïté et des
relations de cause à effet, au départ confondues avec
celles de moyens à fin. Cette dernière fonde la pratique
sociale et psychologique et des hommes et par extension
anthropomorphique les visions traditionnelles du monde ; La
causalité mécanique aveugle, les exigences du
raisonnement logique abstrait et l’idée de hasard (cf. plus
haut) semblent
des constructions programmatiques tardives qui heurtent la
pensée spontanée
et le sens commun primitif, ceux-ci y font obstacle et lorsqu’ils ne le
peuvent
plus, les pervertissent. La raison logique abstraite et (auto)critique
est
donc une production culturelle historique.
Or toute les cultures ne reconnaissent pas explicitement, dans leurs
représentations
d’elles mêmes, des hommes et du monde, cette dimension historique
de
l’essence humaine ; les cultures traditionnelles la refuse sous l’effet
d’un
désir de pérennité, angoissé du fait de
leur
impuissance technique relative. Elles n’en sont pas moins historique
que
les sociétés modernes qui ont fait du progrès la
justification
idéologique centrale (cf. plus haut) de leur valeur. Les
premières
refusent l’histoire et le progrès au nom d’une vision du monde
et
de l’homme sacrée et immuable et les secondes l’exigent au nom
d’une
idée de l’homme naturellement rationnel raisonnable toute aussi
sacralisée
qu’il faudrait réaliser pour rendre celui-ci enfin maître
et
possesseur de la nature et de lui-même. En quoi cette opposition
met-elle
en question la nature historique de l’homme et, par
conséquent,
l’idée philosophique de nature?
3-1) L’idée de nature et l’opposition entre culture traditionnelle et culture progressiste.
Les cultures traditionnelles, nous l’avons vu, considèrent
que l’homme
est englobé dans un monde fini, hiérarchisé,
destiné
à se reproduire à l’identique sauf catastrophe
provoquée
par les dieux ; tout événement qui affectent les humains
est
punition ou récompense divines ; le temps est éternel
retour,
le passé fait modèle pour le futur ; dans ce cadre,
l’idée
moderne de nature comme réalité distinguée de la
volonté
des hommes et des dieux n’a pas de sens ; l’environnement et les hommes
sont
habités et agis par des forces plus ou moins occultes qui les
transcende.
Or l’idée philosophique de nature à paradoxalement
héritée des propriétés de permanence et de
puissance surhumaine de la
vision du monde religieuse traditionnelle : les dieux ne sont plus dans
le
monde, mais le Dieu transcendant unique créateur du monde
(Descartes), ou la nature elle-même élevée au rang
de substance unique
(Spinoza) font que les phénomènes naturels et la nature
de
l’homme sont ce qu’ils doivent être selon des essences (Platon),
des
lois éternelles et un ordre stable (Descartes et Spinoza) qui
garantissent,
non seulement la vérité comme certitude définitive
rationnelle,
mais la possibilité pour les hommes de vivre une vie pleinement
heureuse
car totalement conforme à cette vérité quant
à
leur nature et à celle des choses. Il en va, semble-t-il,
de
la valeur même de la philosophie que de reprendre à son
compte,
dans l’idée qu’elle se fait de la nature, cette fonction de
délivrer
le sens ultime et universel de l’existence du monde et de l’homme,
enfoui
sous le fatras des illusions et des croyances irrationnelles,
susceptible
de fonder une éthique non plus sacrée, mais
rationnellement
prouvée.
Or Kant montre qu’une telle connaissance rationnelle absolue de la
nature
des choses et de l’homme n’est pas possible : la connaissance
métaphysique purement rationnelle et a priori de la nature est
une illusion car toute hypothèse
rationnelle appliquée à la nature doit être soumise
à
l’expérience pour être valide ; l’existence de la
réalité
des êtres de la nature ou autre (Dieu) que l’on prétend
connaître
ne peut se démontrer logiquement, elle ne peut que se prouver
expérimentalement.
( cf. la réfutation, logiquement indiscutable, de l’argument
ontologique
de Descartes par Kant)
Avec Kant la distance entre la nature (et sa connaissance
expérimentale rationnelle) et la morale (et sa définition
rationnelle à priori)
est affirmée : on ne peut passer de ce qui est (la nature)
à
ce qui doit être (le bien) ; mais au contraire soumettre l’usage
que
l’on fait de la connaissance à ce que l’homme doit
raisonnablement vouloir pour vivre une existence digne de sa
transcendance intelligible et
de sa nature suprasensible. Pourquoi ? Parce que, pour lui, La
philosophie morale n’a pas pour but d’assurer le bonheur, même
commun, dont la définition
est toujours particulière, empirique et intéressé;
mais
elle a à fonder le devoir dans sa dimension universelle et
absolue
(impératif catégorique) ; Une " morale de
l’intérêt ", même bien compris et solidaire, est
toujours susceptible de justifier que l’on désobéisse au
devoir au vue de telle ou telle conception de l’intérêt
général et du bien (bonheur) commun toujours discutable ;
une telle conception de la moralité autoriserait le droit se
soustraire à son devoir ce qui est contradictoire avec
l’idée même d’obligation morale. La morale est donc, au
contraire de la connaissance de la nature une affaire où l’homme
n’a affaire qu’à lui-même, c’est à dire qu’à
l’idée inconnaissable de sa propre transcendance. Cette
idée, la liberté morale (comme l’idée de Dieu) ne
sont que des croyances moralement nécessaires.
Mais, nous l’avons vu, le problème est qu’une telle idée
de
la moralité fondée sur la croyance (non
démontrable) en la nature intelligible et suprasensible de
l’homme est empiriquement impraticable:
l’homme est et reste ici-bas un être sensible, son bonheur comme
objet
de son désir ne peut être remplacé par le seul fait
qu’il
le mérite (après la mort), à moins de faire de ce
mérite,
et de la fierté narcissique qu’il provoque, une motivation pour
être
moral, ce qui réintroduirait le bonheur comme but de la
moralité
et serait contradictoire avec l’idée kantienne; Kant
lui-même
était conscient du problème de l’articulation impensable
entre
nature intelligible et nature sensible de l’homme au point de faire du
devoir
moral un simple idéal régulateur, empiriquement
inaccessible,
mais nécessaire au progrès du droit et de
l’humanité
dans l’histoire et du progrès moral de chacun. Or, nous l’avons
dit,
une telle conception dualiste de la nature de l’homme, partagé
entre
son désir et la moralité, interdit pratiquement de penser
et
de maîtriser les jeux de désir et de rôles qui
affectent
les relations humaines : aucun homme n’accepterait de réguler
l’expression
de son désir d’être s’il ne peut y voir un avantage et son
utilité (Spinoza), surtout dans une société
individualiste et laïque qui a brisé les mécanismes
idéologiques religieux traditionnels
des comportements de solidarité automatique.
Il convient donc de comprendre que, dans notre société
moderne,
libérale et pluraliste ,aucun espoir de fonder la morale en
dehors
de l’intérêt n’est durablement et collectivement possible
;
l’idée de nature doit donc, soit être abandonnée
aux
oubliettes de l’histoire , soit redéfinie à rebours : la
nature
n’est ni permanence, ni idéale ; elle est conflit et
contradictions de forces et d’intérêts qu’il s’agit de
comprendre, en dehors de toute idéologie d’un progrès
moral de l’humanité préétabli
sur un concept figé de la nature de la nature et de l’homme ;
afin
de les exploiter au mieux des intérêts mutuels de chacun
(si
tant est qu’il n’y a point d’intérêt commun, autre
fiction/illusion
de la philosophie) . Mais si cette idée de nature est
polysémique
ne serait pas qu’elle est une construction imaginaire et
peut-être
illusoire ? il conviendra pour le comprendre de nous interroger sur la
nature
de l’illusion.
3-2) Nature de l’illusion
et illusion
de la nature
Si l’idée de nature peut, selon les sociétés,
recevoir des significations contradictoires, c’est qu’elle est un
miroir des différentes cultures ; chacune doit s’efforcer
d’inscrire ses valeurs dans la pérennité en les
justifiant afin de normaliser les comportements collectifs, consentis
et consensuels des individus,; cette inscription imaginaire dans une
transcendance naturelle ou divine permet alors de rendre ces
mêmes valeurs comportementales indiscutables ; l’idée de
nature ne serait-elle pas la forme plus philosophique
de l’illusion religieuse dès lors que les religions ne peuvent
prétendre
fonder le pouvoir politique et social des états et
société
modernes mais que ceux-ci ont besoin de croire et de faire croire
à
la vérité de leurs idéaux ?
Or une idée imaginaire est illusoire dès lors qu’elle ne
se
reconnaît pas comme telle ; l’art n’est pas illusoire car il se
donne
comme une fiction, un documentaire produit de l’illusion lorsqu’il
intercale
sans le dire des scènes fictives dans son montage ; le
rêve
est illusoire pendant le sommeil mais ne l’est plus au réveil.
Cette
confusion entre le réel et l’imaginaire dans le domaine de la
pensée
est d’autant plus tenace qu’elle est engendrée par un
désir
de gratification individuel et/ou collectif auquel elle répond.
Qu’elle
soit psychologiquement et socialement explicable et semble
indispensable
au fonctionnement des sociétés humaines ne remet pas en
cause,
au contraire, la nature de l’illusion.
L’idée de nature est alors illusoire en cela que :
1. Elle affirme que la nature est une et existe telle qu’elle la
définit sans aucun fondement scientifique possible ; Les
sciences ne connaissent que
des phénomènes expérimentaux (artificiels mais
réels)
dont l’unité est toujours problématique ; les lois
scientifiques
ne sont que des inférences théoriques sans valeur
ontologique
totalisante, elles sont validées dans des domaines de
pertinences
spécifiques et restent dépendantes de l’expérience
et
d’un corps d’ hypothèses remaniables ; Les idéologie de
la
nature extrapolent à partir des savoirs existants, multiples et
éclatés,
des convictions qu‘elles présentes comme des "
vérités
réalistes " ou réalisables scientifiquement. Elles
transforment
en dogmes généraux des énoncés
scientifiques,
hypothétiques et partiels et font souvent obstacle, même
si
elle peuvent le favoriser à court terme, au développement
du
savoir scientifique ultérieur ; Elles substitue des
énoncés
métaphysiques non démontrables au savoir scientifique en
les
présentant comme aussi valides que ce dernier.
2. Elle est investie de jugement de valeur : elle sert toujours de
référence
positive ou négative en vue de réguler les comportements
humains.
Cette confusion entre ce qui est et ce qui doit être, entre la
vérité
et le bien (ou le mal) en vue de faire croire que la
société
est, sinon la seule possible, au moins la meilleure selon un
ordre
naturel permanent ou historique réel ou à réaliser
;
les valeurs, nous l’avons vu, ne sont pas prouvables car elles ne
relèvent
pas d’une procédure de validation et d’expérimentation
objectivement
et quantitativement universalisables, elles ne relèvent pas du
vrai
et du faux mais du souhaitable ou de l’interdit: on ne désire
pas
une valeur ou une chose parce qu’elle est bonne, disait Spinoza, mais
on
la considère comme bonne parce qu’on la désire et,
j’ajouterais,
particulièrement quand elle est présentée comme
désirable
par la société au moyen de la modulation et de la
modélisation
qu’elle opère, par l’éducation, du désir
narcissique
des individus. Que cette illusion rende service à ceux qui la
partage
n’en fait pas moins une illusion, selon la magistrale analuse de
l’illusion
religieuse de Freud.
Mais constater que l’idée de nature est une illusion
culturelle ne suffit pas à l’invalider dans sa fonction
éthique, sociale et politique. Toute société,
assurait Pascal, à besoin de conventions arbitraires (non
démontrables) dont la valeur, la force
et l’efficacité confondues ne résident que dans la
croyance
illusoire qu’elles sont universellement partagées et, par
là,
vraies. Ne conviendrait-il alors pas mieux de refuser la critique
philosophique
des fondements de nos croyances qui ne pourrait engendrer qu’un
scepticisme
ouvrant la porte à la révolte chaotique et violente
contre
les puissants et les autorités idéologiques plus ou moins
alliés
qui assurent l’ordre public ? Mais sans la critique philosophique,
comme
l’histoire l’a montré, la croyance tend à se convertir
nécessairement
en dogme absolu et à devenir fanatique et hyper violente
Quels
doit être alors le rôle de la philosophie vis-à-vis
de
l’illusion et particulièrement de celle de la nature dont elle
est
en grande partie responsable ? Doit-elle renoncer partiellement
à
son droit de critique, dans quelle limites ou sinon en redéfinir
les
conditions d’usage.
3-3) Philosophie et illusion naturaliste.
La croyance philosophique naturaliste vise à offrir aux
hommes une
conception unifiée et rationalisée du monde, de l’homme
et
de son histoire. Elle construit une fiction qu’elle prétend
réaliste ou vraie et c’est en cela qu’elle est illusoire. Elle
s’efforce, par ce moyen,
de susciter une adhésion universelle mieux fondée et plus
efficace
que la croyance religieuse ; la pensée rationnelle, au contraire
de
la pensée métaphorique et mythique, est, sensée
être
comprise par tous car les exigences de l’identité et de la
non-contradiction
assure sa transparence significative et la certitude de son
développement.
A la fois provoquée par la chute du sacré et la
provoquant,
la philosophie n’a pas cessé de s’arracher à la
dépendance
idéologique qu’il instaure ; le principe même de la
philosophie
est que la raison critique a tous les droits et que toutes les
croyances,
y compris les siennes propres, mal fondées en raison ou qui se
croient
l’être à tord, sont et doivent être remise en
question,
ne serait que pour admettre qu’elles ne sont rien d’autres que des
croyances
discutables. Or cet arrachement à la dépendance du
sacré
entraîne les conséquences logiques suivantes :
1. Si les hommes affirment leur droit à la libre pensée
critique,
il est clair alors que la nature devient pensable par la raison et
l’expérience
sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir de principe
surnaturel
sauf pour en garantir (si on a besoin de cette garantie !) au
préalable
et une fois pour toute ce droit (Descartes).
2. S’ils sont libres de penser par eux-mêmes (" les
lumières ") et si la pensée est l’essence de l’homme ;
alors les hommes sont libres par nature et peuvent choisir en toute
indépendance ce qu’ils doivent être et faire, ; tous sont
fondamentalement égaux en
raison et en liberté (Descartes).
3. S’ils sont absolument libre, le risque est qu’il fasse un mauvais
usage
de cette liberté et mette leur libre arbitre au service de leur
désirs
égoïstes, arbitraires et violents. En l’absence de la
crainte
de Dieu, les hommes doivent donc se donner une morale raisonnable et
formelle
fondée sur le respect de la liberté universelle : la
morale
universelle (en droits et en devoirs) des droits
considérés comme quasi-naturels de l’homme (Kant).
4. Cette morale oblige les hommes à progresser, c’est à
dire
à devenir ce qu’ils doivent être : libres et égaux
dans
une société qui garantisse les droits de chacun dans
l’intérêt
de tous (Kant). Les hommes doivent s’humaniser en se libérant de
la
domination idéologique et politique et, en eux-mêmes, de
la
tentation des désirs violents. L’histoire est un
impératif
philosophique; dès lors qu’il est raison, l’homme doit se penser
comme
un être qui se fait lui-même par et dans l’histoire (Kant
et
Hegel) ; celle ci est transformation des rapports entre les hommes et
la
nature pour s’en rendre comme maîtres et possesseurs (Descartes)
et
des rapports entre eux pour établir une société
plus
rationnelle (Kant et Hegel).
Or ce modèle à la fois naturaliste et historique du
monde et de l’homme, dans lequel les concepts de nature, de
liberté, de morale
et d’histoire faisaient système, pas sans dissonance il est
vrai,
est aujourd’hui en crise.
1. La nature n’a été qu’une construction
extrapolée des
sciences physiques et cosmologiques à un moment de leur
développement ; celles-ci remettent aujourd’hui en question
cette rationalisation déterministe globale du monde autorisant
une parfaite prévisibilité et maîtrise
des phénomènes naturels ; la complexité des
phénomènes
est telle que la dite nature échappe à nos anticipations
simplistes
et linéaires ; dans certains domaines les théories
scientifiques
produisent des énoncés paradoxaux dont la signification
et
l’efficacité opératoire bouleverse certains principes de
la
raison raisonnée considérés jusqu’alors comme
universels.
L’unité de la nature est pour le moins problématique,
elle
est tout au plus un programme idéal de la connaissance, mais nul
ne
peut garantir qu’il soit réalisable.
2. La liberté métaphysique, de certitude subjective
et
néanmoins fondée chez Descartes, est devenue, à la
suite
des critiques rationnellement bien argumentées de Spinoza et
Leibnitz
la dénonçant comme une illusion irrationnelle (un comble
!)
, un simple postulat de la raison pratique, indémontrable mais
moralement
nécessaire chez Kant. Or un tel postulat peut librement
être
révoqué dès lors que l’on refuse la morale
kantienne
qu’il est censé rendre possible et qu’on en montre les effets
pervers
sur l’autonomie des personnes dont celui de les soumettre à des
principes
impersonnels dogmatiques (impératifs catégoriques).
3. La morale des droits de l’homme, par contre, semble être
aujourd’hui
la seule à pouvoir instaurer la paix civile et l’ordre public
dans
des sociétés laïques ; mais cette victoire a son
revers
: chacun revendique ses droits sans se poser la question de, voire
contre,
ses devoirs et affirme que ses intérêts sont
légitimes
dès lors qu’ils sont légaux ou méritent de
l’être
; la liberté individuelle devenue valeur fondamentale
apparaît
comme difficilement compatible avec l’égalité et la
solidarité
; en tout cas leur compatibilité exige que chacun renonce
contraint
ou non à quelques avantages acquis ou espéré au
profit
de ceux qui sont menacés d’exclusion et de misère
psychologique
et sociale par le développement des contradictions de positions
économiques
et d’intérêts sociaux. Le problème est que,
concrètement,
l’équilibre entre l’égalité, la liberté et
la
solidarité est toujours dépendant du fait que l’ordre
social
repose sur des inégalité réelles de pouvoirs
légalisés
(donc de droits effectifs) injustifiables d’une manière
incontestable.
Les acteurs sociaux et individuels, selon les positions qu’ils occupent
dans
ce jeux de la domination et du pouvoir, vont
réinterpréter
cet équilibre dans des sens opposés ; aucune
règle,
ni impératif formels catégoriques ne peut a priori
trancher
entre les diverses interprétations. L’unité morale
formelle
de la philosophie des droits de l’homme se défait
instantanément
lorsque l’on passe à l’analyse casuistique des situations et des
positions
: les droits de l’homme doivent-ils exclure le chômage pour poser
l’exigence d’un droit au travail ? L’égalité doit-elle
exclure le profit capitaliste dés lors qu’on peut
l’interpréter comme le résultat d’une exploitation de
l’homme par l’homme (Marx)? Faut-il, par soucis d’égalité
des chances, (et donc des droits) abolir l’héritage ? et qu’en
est-il de l’héritage culturel ? Les chantres et autres petits
marquis d’un kantisme ultra-simplifié et donc falsifié
qui prétendent faire des droits de l’homme une politique ne sont
le plus souvent que les défenseurs acritique d’un ordre social
qui s’est donné des apparences
juridiques démocratiques pour légitimer la droit de la
propriété
et de ses conséquences sociales ; Rousseau ne disait-il pas que,
en
situation d’inégalité sociale entre les riches et les
pauvres,
le contrat social n’est qu’une tromperie dès lors que
l’égalité
des droits théoriques (de la propriété) ne peut
qu’avantager
davantage les riches aux dépens des pauvres en assurant leur
droit
de faire usage de leur richesse pour s’enrichir davantage par
l’exploitation
de leur force de travail? (cf. Marx). La morale formelle apparaît
alors
comme le fondement hypocrite de la bonne conscience de ceux qui
profitent
de ce que les autres appelleront une injustice dès lors que,
à tord ou à raison, ils se sentent victimes d’une
situation dont ils ne se sentent pas responsables.
4. Quant à la politique et à l’histoire, le moins
que
l’on puisse dire, c’est que la notion centrale de progrès,
incontestable sur le plan scientifique et technique, est, sur le plan
moral qui concerne la qualité des relations humaines, discutable
: les individus se sentent-ils
plus solidaires et plus libres, aujourd’hui qu’hier ? et, si certains
se
croient tels, ont-ils raison pour eux et ²pour tous? Formellement,
l’idée
de progrès moral suppose que tous soient d’accord sur son
contenu,
ce qui, nous venons de le voir est impossible. Donc la question du
progrès
est en fait et en droit indécidable. Dans ces conditions parler
de
sens de l’histoire n’a rigoureusement aucun sens ; les
intérêts
s’affrontent et la décision politique ( et donc l’histoire)
dépend
des rapports de forces instables de l’opinion et de ceux qui
l’orchestrent.
Le sens de l’histoire est toujours le sens pour quelqu’un qui cherche
à
y inscrire le jeu de son désir. Que celui-ci soit un
désir
de justice et d’égalité est une question de
stratégie
personnelle ou collective. Mais dans tous les cas ce désir est
dans
son contenu concret impossible à définir d’une
manière
universelle ; même l’exigence formelle de
réciprocité
est rationnellement discutable : il suffit de montrer que l’ordre
politique
et social et la paix civile, supposent une hiérarchie de
fonctions,
de pouvoirs et donc de droits.
Ainsi l’idée de nature est solidaire de la conception
philosophique moderne de l’homme et du monde qui a remplacé la
conception religieuse. A ce titre elle a joué et joue encore un
rôle positif quant à
la conquête de l’autonomie personnelle et politique. Mais elle
est
métaphysique et, à ce titre, porte en elle le risque de
l’illusion
que l’homme serait par nature destiné à des valeurs
transcendantes
humanistes dont la définition serait intangible, quelques soient
les
circonstances et le désir des uns et des autres. Une telle
croyance
est préjudiciable à l’autonomie qui n’est pas
liberté
abstraite, mais capacité de construire un projet original dont
les
finalités sont l’expression d’une subjectivité
engagée
en un jeu de possibilités soumis à des contraintes
réelles
objectives. La nature n’impose rien et n’engage à rien, du reste
elle
n’existe pas en tant qu’entité substantielle elle ne peut
être
qu’un qualificatif : un phénomène est naturel lorsque
qu’il
est indépendant de l’activité des hommes ; les
comportement
humains ne sont jamais naturel mais toujours artificiellement construit
sur
fond de contraintes biologiques et sociales/symboliques ; leur
autonomie
dépend des conditions sociales et politiques et des
capacités
à la réflexion critique acquises.
Ainsi, me semble-t-il, la philosophie doit, comme la
métaphysique a
provoqué le renoncement au sacré, renoncer aujourd’hui
à
la métaphysique en tant que celle-ci est l’écho, dans la
pensée
rationnelle et critique, de la religion et de son désir
fantasmatique,
illusoire et mortel de la vérité absolue ; cela vaut non
seulement
dans le domaine de la connaissance comme l’avait bien compris et
argumenté
Kant mais aussi, contrairement à son projet explicite (sauver la
morale
du naufrage de la métaphysique comme vraie science) dans celui
de
l’éthique. La métaphysique à le défaut
rédhibitoire
de transformer en substance agissante n’importe quelle
propriété
ou qualité, réelles ou supposées, adhérente
à
des objets de l’expérience possible ; comme quoi la vertu
dormitive
se porte très bien en philosophie classique ! Cette
transformation
a l’avantage de soumettre la pensée (et le cerveau) à de
nouvelle
idoles (conceptualisées) et de limiter sa marge d’autonomie en
assurant
la clôture des interprétations possibles en tant qu’effets
du
désir personnel d’être. La métaphysique agit bien
comme
pouvoir de limitation de la pensée contre l’autonomie. par la
magie
rhétorique d’un langage rationnel, voire critique, en apparence,
mais
fidéiste en réalité.
Mais alors, la philosophie ne risque-t-elle pas en remettant, en cause
l’idée
métaphysique de nature en général et humaine en
particulier,
de provoquer le chaos des opinions arbitraires dans le domaine
éthique
et politique ? Ce risque existe, en effet, mais il convient de
remarquer
qu’il est plus faible dans ses effets de violence que celui qui
découle
de croyances métaphysiques et religieuses qui prétendent
à
la vérité absolue dans le domaine éthique : au non
du
seul vrai bien tout est permis ; même la politique du pire et
l’irresponsabilité
quant aux conséquences réelles catastrophiques de
convictions
qui s’affirmeraient comme intangibles ! (c’est aussi en cela que le
formalisme
kantien du devoir est insoutenable) ; L’avantage immense du scepticisme
critique
raisonné que doit, à mon avis, pratiquer la philosophie,
dans
tous les domaines, c’est de déplacer les conflits
idéologiques
sur le terrain de l’argumentation rationnelle et de permettre à
chacun
de se mettre à distance de ses propres croyances pour mieux
entendre
et évaluer celle des autres ; en cela la philosophie est une
prophylaxie
de la pensée, elle n’a d’autre rôle que du rendre possible
l’autonomie
des sujets, non seulement par rapport aux autres , mais surtout par
rapport
à leurs propres convictions éthiques toujours
subjectives.
Faut-il en conclure que la philosophie doit déconstruire toutes
les
croyances ?
Une société a besoin de croyances communes et de
conventions acceptées pour fonctionner, de cela la philosophie
ne peut pas ne pas
tenir compte. Mais elles doit rappeler en permanence que ces croyances
conventionnelles
ne sont que des fictions et permettre à chacun de s’interroger
sur
les effets logiques, dans la pensée et l’action, de ces
croyances
fictives, mais non plus illusoires car mises à distance du
fantasme
de la vérité. Ces fictions ne valent que par les
conséquences
sociales et psychologiques qu’elles entraînent. La croyance
naturaliste
humaniste a pu et peut être encore utile face à des
société
théocratiques, inégalitaires, voire racistes ; mais dans
une
société démocratique elle peut devenir un obstacle
à
l’autonomie des sujets, en exigeant de ceux-ci qu’ils se soumettent
à
une éthique indiscutable. La démocratie est, qu’on le
regrette
ou non (mais il vaut mieux s’y résoudre), un régime
d’opinion,
or la philosophie ne peut et ne doit plus prétendre, sans
produire
de l’illusion, poser une vérité qui serait au dessus de
l’opinion
; elle ne peut qu’autoriser chacun à la lucidité
vis-à-vis
du risque d’illusion que comporte toutes les croyances, quelques soient
leurs
avantages circonstanciels éventuels.
Sylvain Reboul, le 03/09/97.
Les hommes sont-ils des
animaux?
La controverse me paraît biaisée, s’agit-il d’un problème biologique, éthique ou métaphysique ?
En général parler de l’animalité de l’homme pour interpréter des comportements qui trouve leur signification dans le domaine psycho-social me semble être toujours l’effet d’une illusion : celle qui consiste à justifier un jugement de valeur par un jugement de connaissance (scientifique).
Sur le plan scientifique, l’homme est un animal qui dispose, par l’effet du jeu de mutations aléatoires et de la sélection naturelle, d’une fonction neuro-cognitive émergente : la fonction symbolique, dont les potentialités ne sont pas réductibles à celles d’un simple mécanisme instinctuel : elle rend possible la culture et une possibilité d’autoprogrammation sociale et individuelle dont les limites nous sont encore inconnues.
Cette fonction ne fonde aucun jugement de valeur, car tout jugement de valeur est produit par le développement socialement déterminé de cette fonction. Que telles ou telles attitudes idéologiques et éthiques sociales soient plus ou moins adaptées à telles ou telles conditions ou circonstance ne favorise ou ne menace pas nécessairement l’espèce humaine en tant qu’espèce biologique, mais telles ou telles modalités historiques de telle culture, et des représentations du monde et de la société qu’elle met en jeu. L’autocorrection est toujours possible et c’est ce qui fait des dysfonctionnements qui affectent les relations des hommes à de leur environnement (naturel et artificiel) et des rapports entre eux non un défaut mais une condition nécessaire de l’évolution, c’est à dire de l’humanisation.
Cette discussion sur l’animalité de l’homme (et pourquoi pas,
de
l’humanité de l’animal) me paraît d’ordre éthique,
voire
métaphysique : il s’agit :
- soit de fonder, à tort, un éventuel droit des
animaux,
comme si ceux-ci pouvaient, en l’absence de langage symbolique et donc
de
conscience de soi, être sujets de droit
- soit de justifier illusoirement une
supériorité transcendante, métaphysique, voire
divine des hommes qui les sauverait de la mort. Mais, en cela, si les
animaux n’ont pas d’âme, et, à mon sens, les hommes non
plus, sauf à prendre le mot âme au seul
sens psychologique : la conscience de soi et des autres, indissociable
de
l’idée plus ou moins critique et lucide du monde, et de ce qui
affecte
le corps propre et les institutions sociales qui le conditionnent. Rien
en
effet ne nous autorise rationnellement à croire, ni au paradis,
ni
à la béatitude éternelle !
Sylvain Reboul, le12/06/99.
Les différences entre l'animal et l'homme sont bio-culturelles et politiques: le cerveau humain, dans un cadre social approprié, a la propriété innée d'instituer et d'apprendre un langage symbolique auto-institué et le langage permet de transformer les objets et les individus en leur accordant des statut symboliques régis par des règles normatives déclaratives instituantes structurées. "ex: "je vous déclare mari et femme ou "président de la république" pour telle ou telle raison admissible et concevable par tous.
Ainsi, les relations socio-politiques, voire économiques
reposent
non seulement sur des rapports de forces physique et/ou régis
par
une régulation instinctive de type biologique ou
génétique
( qu'il ne faut pas exclure a priori chez les humains), mais aussi sur
des
institutions de croyances collectives qui les légitiment;
croyances
transmises par le langage et la pratique institutionnelle; or ces
croyances
et pratiques sont toujours discutables et remaniables sous l'effet des
contradictions
qu'elles permettent de repérer et d'interprèter dans tel
ou
tel contexte historique symbolique et cognitif des rapports de
domination
économiques et politiques déterminés que ces
croyances
instituent en les institutionalisant en rapports de pouvoirs dont la
légitimité
reste toujours problématique dans une société
quelconque
et cela d'autant plus qu'elle est ouverte et pluraliste (ex: les
sociétés
laïques à prétention démocratique). L'homme
est
donc biologiquement un être voué au langage symbolique et
à
la sociabilité politique et historique qu'il permet d'instituer.
S. Reboul, le 27/02.04
L'illusion naturaliste
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