Economie et philosophie
 

Penser les relations entre l'économie et la philosophie c'est d'abord s'interroger sur le statut de l'économie. Si l'économie est le savoir rationnel qui se donne pour objet de comprendre les mécanismes qui détermine les relations de production et d?échanges marchands de biens et de services (le travail étant aussi une marchandise) entre des individus dont le souci premier est de satisfaire leurs besoins en optimisant cette satisfaction en terme de coûts , l'économie est un savoir théorique qui s'inscrit dans un cadre éthique précis : celui de l'homo économicus calculateur et égoïste sensé connaître le marché afin de prévoir ce qui optimise, dans un cadre d'échange d'équivalents exprimables en termes monétaires, son intérêt à court et moyen terme. L'économie ainsi définie implique deux conditions : la libre concurrence soumise à un droit de la concurrence et le droit commercial défini et imposé par l?état ou autre instance de régulation , d'arbitrage et de sanction afin de garantir chacun que la relation économique ne sera pas seulement à l'avantage exclusif de tel ou tel partenaire de l'échange, mais qu'elle prenne en compte, dans les transactions, les intérêt mutuels en terme d'équivalence, des coûts et des avantages réciproques (justice). Ainsi l'économie implique aussi du droit, donc une politique de régulation des échanges pour faire en sorte que chacun se sente justement reconnu dans son intérêt propre comme acteur autonome de la transaction . Elle met en scène un cadre normatif idéal dans lequel l'intérêt individuel est soumis à des règles et des contraintes qui sont susceptibles de générer la réciprocité virtuelle équilibrée de la satisfaction.

Il y a loin entre ce cadre idéal et la réalité, c'est pourquoi l'économie est moins un science explicative des comportements réels, sinon par défaut et alors elle a besoin des autres sciences humaines, qu'une éthique rationnelle de l'échange marchand qui vise à transformer les comportements économiques en les rendant plus rationnels (moins contradictoires) ; compte tenu du fait que les intérêts individuels et collectifs spontanés le sont toujours plus ou moins. On peut donc faire une double critique philosophique de l'économie :
1) Celle de faire croire que la réalité économique se confond avec le modèle idéal qu'elle construit et du coup d'être aveugle aux disfonctionnement et aux injustices de l'économie réelle en escamotant les relations de pouvoirs inégalitaires que celle-ci met en jeu (illusion économiste)
2) Celle de faire croire que cet idéal est un idéal total qui invalide toute autre forme non marchande et non calculatrice et toute autre éthique des échanges humains.

Ainsi quoiqu'en disent certains chantres du libéralisme  la question de l'égalité des droits est centrale dans une économie marchande et libérale, en cela que rien ne peut idéologiquement justifier les inégalités statutaires, que tout échange marchand doit s'opérer sur la base d'une équivalence monétaire quantifiable, et que la concurrence compétive doit rester ouverte.
Or ce qui pose problème c'est bien cette "ouverture" dans un cadre qui a tendance à reproduire, voire à aggraver, les inégalités des chances d'accèder à cette compétition entre ceux qui disposent, par héritage, du capital économique mais aussi et peut-être surtout culturel (dans un contexte où le savoir devient le facteur principal de la production de la rentabilité du capital) et ceux qui n'en disposent pas.

L'égalité des chances et d'accès au savoir et à la culture devient donc un enjeu décisif de la lutte politique pour la justice, dans le cadre de la démocratie dont Tocqueville disait qu'elle générait spontanément la passion de l'égalité statutaire, sinon et/ou voire des conditions sociales acquises, dès lors que leur aquisition peut toujours être suspectée d'être le fruit d'un avantage au départ et/ou d'un privilège sans mérite personnel...

La mesure des inégalités sociales consiste  donc moins à comparer les niveaux de vie en soi , en effet, que les inégalités des chances et des parcours; or celles-ci sont sous la détermination des inégalités de revenus; donc si l'on peut théoriquement séparer les deux (inégalité des chances et inégalités des revenus) il est hypocrite de croire que cette séparation est pratiquement réalisée, sinon réalisable.

D'autre part,  on ne peut  pas isoler une économie du besoin, par rapport à celle du désir: les deux sont aujourd'hui indissociables. Or celle du désir fonctionne sur la comparaison et la stimulation du désir par la mimétique du désir de ceux qui sont perçus comme socialement plus favorisés de par leur pouvoir financier et symbolique (désir du désir de l'autre): nous sommes dans une société de consommation qui joue en permanence sur la rivalité et la recherche du prestige, donc aussi sur les inégalités de revenu pour (res)susciter le désir (ce dont la pub fait son miel).

Enfin parler d'inégalité des revenus enn général c'est escamoter la différence entre sur les revenus du capital (financier et culturel) par rapport à ceux qui relèvent du travail, dès lors que ce capital est "héritable".

Donc la richesse et la pauvreté sont nécessairement liés car l'écart entre riches et pauvres produit des inégalités originaires des chances et de capital, économique, symbolique (au sens de Bourdieu) et relationnel donc social qui sont contraire à l'idéologie libérale de l'égalité du droit à participer à la compétition sociale: comment faire jouer des gens qui se sentent exclus du jeu et/ou battus d'avance? C'est le gros problème de l'heure dès lors que l'école, par exemple, ne joue plus ou ne semble plus pouvoir jouer son rôle d'ascenceur social pour les moins favorisés au départ.

S'il est un rôle critique indispensable de la philosophie c'est de rappeller que les relations économiques sont  des relations humaines et que l'économie, surtout si le prétend devenir rationnelle  ne peut et ne doit pas faire croire et faire croire qu'à elle seule, elle pourrait en épuiser les significations et les logiques qui y sont à l'oeuvre et encore moins accréditer  l'illusion d'une autorégulation  automatique par la grâce de la  main invisible du marché. La régulation démocratique de l'économie,  dans le sens de la justice, c'est à dire de l'égalité des chances, compte tenu des rapports inégaux des forces en présence, ne peut être qu' un problème de philosophie et d'action politiques en vue de la réduction des inégalités réelles qui la compromettent.


Sur la question des logiciels libres.

Des études récentes  montrent que les entreprises ont un intérêt particulier à exploiter, aux deux sens du terme, des créations collectives gratuites  à usage universel, tels les logiciels libres.. Je n’ai, en principe, rien contre ce fait , sauf qu’il convient d’ajouter qu’il en est de même de tous ceux qui relèvent du domaine public.

Mais cela signifie que le domaine public devrait être par ces mêmes entreprises respecté et soutenu au lieu d’être systématiquement dénigré et de faire l’objet d’une contestation permanente du fait des impôts qui servent à financer au moins indirectement les créateurs de logiciels libres via les chercheurs, universitaires et autres, rémunérés par la puissance publique et qui n’ont, grace à cela, pas besoin de vivre de la production de ces logiciels. Même Microsoft fait son miel et ses profits de cette exploitation du savoir public .

Privatiser les profits et socialiser, autant que faire ce peut, les investissements productifs et les pertes est une règle pour le moins contestable. Mais cela veut dire aussi que sans domaine et impôts publics pour financer la recherche, la formation et l’enseignement publics le capitalisme est sans avenir.
Comme quoi le prétendu ultralibéralisme (en réalité, despotisme du profit financier à court terme, contraire au libéralisme d’A. Smith) est anticapitaliste...

Ce qui me paraît important de souligner dans la question des logiciels  libres, c'est cette alliance entre l’économie de marché et la conception/création/coopération/divulgation gratuite de services et de produits libres d’usage pour promouvoir une activité dont la motivation n’est pas le profit privé, mais la reconnaissance sociale inter-active comme forme de liberté supérieure, car non soumise à des impératifs de rentabilité immédiate, pour le plaisir de créer pour soi et les autres qui seul fait sens ultime.Ceci signifie, me semble-t-il, que l’économie ne peut se passer de motivations plus profondes pour être efficace y compris en son sein. Donc que l’économie est un fait social total (Mauss) qui trouve sa source la plus profonde dans le désir de s’affirmer pour les autres et d’être heureux en se reconnaissant libre par delà des obligations et contraintes professionnelles, tournés vers un résultat immédiat. C'est en cela que l'a question des logociels libres et leur défense relève de l'exigence philosophique du droit de chacun à aspirer à plus d'autonomie personnelle dans son activité et à faire valoir son droit au bonheur dans la société hors et dans l'économie.

Le "tout économie marchande" qui, au nom du profit,  refuserait la logique des logiciels libres est précisément anti-économique, mais il est aussi, plus profondément, anti-libéral.
S. Reboul, le 04/01/06


Argent et libéralisme, suivi de "Les services publics" et "l'éthique du capitalisme"
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