La qualité des produits et des services. 

                Philosophie et qualité
                La démarche de la qualité dans l'entreprise
                La qualité entre l'éthique et l'économie
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    La qualité introuvable.

la qualité d'un produit est le rapport entre la satisfaction désirée par l'usager du produit et la satisfaction obtenue. L'analyse fonctionnelle, pour en faire l'examen, distingue parmi les fonctions de service (un bien matériel est un service et ne vaut qu'en tant que tel) (FS):
-les fonctions d'usage (FU) déterminées par et déterminant logiquement selon des relations cohérentes de causes à effets des actions précises en vue d'objectifs déterminés; elles sont rationnellement définissables en termes de normes et de performances quantifiées; elles expriment et réalisent des besoins.
-les fonctions d'estime (FE) qui mettent en jeu des valeurs symboliques et/ou esthétiques qui n'obéissent plus à la logique instrumentale de l'efficacité et du calcul par anticipation définie par les principes de l'identité et de la non contradiction, mais qui exprime toutes les ambivalences du désir et sont le résultat imprévisible de "choix" subjectifs plus ou moins symboliquement codés.

Mais, de plus, même les fonctions d'usage (FU) sont surdéterminées, voire piratées, par des fonctions d'estime (FE). Quelle valeur accorder à telle ou telle FU; quelle priorité établir entre elles; que signifie, du point de vue du désir d'être d'agir et de paraitre (voir plus loin), telle ou telle performance et norme en un premier sens utilitaire? Les FU peuvent symboliser et symbolisent, souvent inconsciemment, des FE. Dans ces conditions un choix qualitatif déborde nécessairement ses traductions quantitatives rationalisés. Il est toujours irréductiblement subjectif.

Ainsi si le désir investit la totalité du champs de la qualité, toute justification rationnelle d'un choix est aussi une tentative de rationalisation du désir.
Or si le désir excède et surdétermine toujours le besoin, il nous faut nous demander s'il peut être satisfait et si la qualité est autre chose qu'un mirage ou un fantasme entretenus par la publicité.

Qu'est-ce-que le désir? C'est toujours chez l'homme, être conscient de lui-même, le recherche de la jouissance de soi (= le bonheur), de sa propre reconnaissance comme valeur dans ses rapports avec le monde et les autres. La qualité d'un produit ou d'une situation sont donc, au fond, l'expression du désir de soi comme qualité. Ce désir de soi peut s'exprimer sous trois formes combinées et plus ou moins indissociables, bien qu'en tension: l'avoir, l'agir et le paraître.
-Le désir d'avoir est le désir de posséder toujours plus.
-Le désir d'agir est le désir illimité de puissance sur l'environnement physique et humain.
-Le désir de paraître est le désir de produire une image de soi gratifiante pour soi dans la conscience des autres selon des valeurs symboliques partageables, voire reconnues comme universelles ou communes au groupe.
Dans les trois cas la reconnaissance objectivée de soi s'opère par la médiation du social, de la culture et de la technique.

Or ce désir, potentiellement infini, est dans la société moderne insatiable car sa satisfaction est toujours à-venir. Il convient, pour comprendre cela, de distinguer deux attitudes: l'attitude religieuse traditionnelle et l'attitude profane moderne.

- L'attitude religieuse inscrit le bonheur et la reconnaissance de soi dans l'aspiration à la fusion parousique avec l'absolu divin. La fantasme de Dieu canalise l'angoisse d'être en l'immobile répétition d'un rituel symbolique d'allégeance; celui-ci confère au sujet une sécurité identitaire et communautaire inébranlable. L'expérience subjective du sacré procure au désir infini la promesse, vécue dans la communion, d'une satisfaction infinie totale comme certitude collectivement partagée.
La religion fige le temps dans un rituel par lequel le futur ne peut que répéter, à l'infini, les signes symboliques de la reconnaissance originaire (l'alliance).
Or le sacré est irrémédiablement détruit par le monde de la science et de la technique ainsi que par l'individualisme compétitif de la société moderne; la religion a perdu de son caractère de pouvoir social et culturel hégémonique: l'individu est, dans son désir, confronté à la nécessité d'être en permanence reconnu par les autres ; toute reconnaissance passée ou présente exige d'être reconfirmée par des signes: objets-fétiches, actes valorisés et valorisants, apparences savamment entretenues etc...

- L'attitude profane devenue dominante inscrit alors le désir d'être dans la poursuite infinie du renouvellement de biens matériels symboliques, d'actes et d'expressions corporelles, signes devenus éphémères de la reconnaissance de soi. L'homme moderne consomme à l'infini les signes du bonheur et désire son propre désir à travers des objets, des signes et des images idolâtrées de soi (l'être est ce qu'il parait) et des actes de pouvoir (l'être est ce qu'il fait). Les hypermarchés sont les temples modernes et leur éventuelle ouverture le dimanche et les jours sacrés ne fera que signer la substitution symbolique.

La qualité pose alors l'insatisfaction consciente du désir, se désirant lui-même en tant que puissance d'agir et d'être, comme le moteur de l'existence humaine. La qualité totale, hors la religion, est introuvable, mais elle est ce mirage perpétuellement en voie de réalisation symbolique qui nous fait vivre. Bien ou mal, c'est une autre histoire...

Sylvain Reboul, le 24/05/94.


Qualité et désir.

Il faut, d'entrée de jeu, remettre les choses en place: parler de la qualité en soi d'un produit ne veut rigoureusement rien dire. La notion de qualité qualifie la relation subjective de l'homme au produit et renvoie à la gratification que celui-ci en tire, non à la réalité objective du produit. Celle-ci en elle-même n'est ni bonne, ni mauvaise; comme le dit Spinoza, une chose n'est pas désirable parce qu'elle est bonne mais est reconnue bonne par le sujet humain, c'est à dire de qualité, parce qu'elle est désirable ou utile à la réalisation de ses fins humaines et qu'elle donne satisfaction.

Cette mise au point étant faite,  il faut nous demander en quoi la question de la qualité passe par la question du sens et de la valeur de nos désirs et besoins projetés sur des produits. Il conviendra, tout d'abord, de qualifier le désir et le besoin, lesquels sont les facultés de rechercher la satisfaction par le truchement de produits et/ou services, et, ensuite, de nous interroger sur le sens de l'évolution des conventions qualifiantes.

Besoin et désir.

Contrairement au discours habituel de la qualité, je fais une distinction, entre la notion de besoin et celle de désir, que l'on confond trop souvent:
- J'appelle "besoin" la tendance qui recherche un moyen déterminé en vue d'obtenir, selon des relations déterminées de cause à effet, une fin particulière et objective déterminée. Le besoin s'exprime en analyse fonctionnelle sous la forme de fonction d'usage; celle-ci est rationnellement déterminable en terme de normes, de spécifications quantitatives, elle autorise la prévision et l'expérimentation reproductible concernant les performances, la fiabilité et la sûreté d'exploitation du produit ou service.
- J'appelle "désir" la recherche du bonheur défini comme la satisfaction, plus ou moins durable, produite par la reconnaissance par le sujet conscient de lui-même, de sa valeur personnelle et/ou collective; être heureux c'est être content de soi, satisfaire son amour de soi dans des relations satisfaisantes, c'est-à-dire valorisées et valorisantes, aux autres, eux mêmes sujets de désir. Se désirer soi-même c'est toujours désirer être désiré par les autres pour pouvoir se reconnaître soi-même comme valeur selon des critères d'évaluation collectifs considérés, à tort ou à raison, comme universels ou universalisables (les valeurs éthiques et/ou esthétiques).

La satisfaction subjective du besoin n'est que le moyen et/ou la sanction de fins objectives et leur est subordonnée. Le besoin vise le plaisir "de, par et pour quelque chose"; Pour le désir, par contre, les fins objectives ne sont que des moyens de la fin subjective qu'est le bonheur dans l'amour de soi et lui sont subordonnés. Le désir vise la plaisir autovalorisant "pour lui-même". Pour cela et en cela, le désir a besoin de besoins. Les besoins qui visent "l'avoir" sont l'incarnation, toujours remaniée et renouvelée, du désir d'être qui les transcende et leur donne sens.
Le désir peut s'exprimer sous trois formes diversement enchevêtrées: l'avoir, l'agir et le paraître.

- Le désir d'avoir est le désir de posséder toujours plus que les autres pour se confirmer durablement dans la satisfaction de soi-même, sous le feu de la rivalité mimétique du désir inter-individuel;

- Le désir d'agir est le désir de puissance illimitée sur l'environnement naturel et humain comme preuve, toujours à refaire et à stabiliser, de sa supériorité personnelle et/ou collective.

- Le désir de paraître est le désir de reproduire une image gratifiante de soi en sa conscience ainsi que ses conditions symboliques de possibilité dans la conscience et le désir des autres selon des valeurs partagées et/ou partageables (rivalité mimétique).

Dans tous les cas la reconnaissance de soi s'opère par la médiation de la culture et de la technique, bref du social et du symbolique.

On peut voir alors ce qu'il en est du rapport entre le besoin et le désir pour qualifier la qualité: Le désir excède et surdétermine toujours le besoin; en tant que tel il ne peut jamais être "définiment" satisfait (sauf dans une hypothétique béatitude divine en une autre vie après la mort), il ne peut l'être que provisoirement, à la faveur de signes (objets de transfert, gestes rituels, expressions corporelles, paroles,  etc...) fragiles et toujours à réinterpréter par le sujet. Du point du vue du désir, la qualité est indéterminable, car elle pose l'insatisfaction permanente du désir se désirant lui-même à l'infini en tant que puissance d'être et d'agir. Elle est ce mirage perpétuellement en voie de réalisation/déréalisation symbolique qui nous assure le goût de vivre, pour le meilleur ou pour le pire. La qualité n'est déterminable qu'en traduisant/trahissant le désir en besoins objectivés, soit en réduisant la fonction d'estime en fonction d'usage, soit en stabilisant les fonctions d'estime par la mise en oeuvre de codes symboliques conventionnels visant à valoriser "objectivement" les clients. "Tu es ce que tu consommes, exprime-toi en achetant ce que je te vends et je te promets le bonheur dont tu es digne de payer le prix!" tel est "l'impératif catégorique" de l'éthique marchande.
Il faudrait à cet égard distinguer entre les biens matériels et les services, nombres de ceux-ci ont tendance à s'évaluer en terme de qualité subjectivement codée de la relation, même lorsqu'ils font référence à une finalité d'usage objectivable différée.
 
Les conventions qualifiantes.

Qu'est-ce qui et qui assure la réduction ou transformation, économiquement nécessaire, soumises à la concurrence, du désir aux besoins explicites ou implicites des clients visant la production des produits et la prestation de services vendables et rentables?

Cette réduction s'opère par des conventions tacitement admises ou des exigences contractuellement formalisées sur une base conventionnelle entre les acteurs de la scène des échanges économiques de biens et de services.
Qu'est-ce qu'une convention?
C'est un système d'attentes réciproques sur les compétences et les comportements, conçus comme allant de soi et pour aller de soi (R.Salais)
Qu'est-ce qu'une convention qualité?
C'est un accord tacite sur ce que les clients doivent attendre de leurs fournisseurs pour que leur désir soient satisfaits provisoirement sous la forme de besoins plus ou moins objectivés selon deux types de fonctions: les fonctions d'usage quantifiables et les fonctions d'estime "subjectives" mesurables" statistiquement par sondage.
Par qui ces conventions sont-elles socialement produites?
Par trois types d'acteurs: les producteurs, les distributeurs et les clients, tour à tour plus ou moins dominants, selon tel ou tel type de conventions qualifiantes. Ces types sont donc au nombre de trois:
Le marché par délégation aux producteurs ou prestataires de services; le marché compétitif dans lequel les fournisseurs/distributeurs et les clients ont l'initiative de la détermination et de la modélisation des besoins, et enfin le marché compétitif ou les clients sont organisés pour définir les normes de la qualité et peser sur les producteurs et les distributeurs directement ou par le truchement des pouvoirs publics. Ce dernier nous permettra par comparaison de nous interroger sur le sens, la valeur et les limites des associations de consommateurs dans la production des conventions qualifiantes.

- Le marché par délégation.
il repose sur la confiance que les clients et/ou les usagers (services publics) ont dans la qualité et les compétences professionnelles des producteurs et prestataires de services. Cette confiance est garantie par des associations et ordres professionnels ou les pouvoirs publics qui délivrent les labels de compétence. L'offre définit les normes et les attentes légitimes des clients qui en ignorent les spécifications et les conditions concrètes de mise en oeuvre. Le client est "à priori" fidèle; la concurrence est peu prégnante. La rupture de la relation entre producteur et client est exceptionnelle et n'intervient que lorsque la confiance dans le savoir-faire du professionnel semble ouvertement trompée.
Ce type de marché privilégie les besoins objectifs et les solutions techniques ayant fait leurs preuves aux dépens du désir subjectif et de l'inovation.

- Le marché compétitif/distributeur.
C'est le distributeur ou le producteur en tant que distributeur qui oriente les besoins, manipule les désirs et modèle les attentes, par le recours à la pratique des études de marché et des techniques publicitaires.
Cette manipulation des besoins recourt systématiquement aux symboles objectivés des valeurs gratifiantes et des désirs valorisants qui animent et codent les relations sociales de désirs. Mais elle s'efforce de les changer sans cesse afin de provoquer la rotation et le renouvellement rapide des goûts indispensables à la démultiplication de la demande rentable, selon une compétition valorisante incessante; c'est le sens de la mode: être à la pointe de la mode c'est être meilleur que les autres. Le client semble maître de la qualité; il peut en effet décider à chaque instant de changer de produits, de fournisseurs et de marques; il peut jouer de la concurrence, ce qui semble lui conférer le pouvoir sur l'offre, en la soumettant au changement incessant de son désir d'être. Mais ce pouvoir lui-même est en permanence conditionné par l'offre et la capacité de celle-ci à susciter de nouvelles formes de besoins et d'expression du désir d'être. Le rapport de pouvoir entre l'offre et la demande vis-à-vis de la production de la convention qualifiante reste ambigu et peut apparaître irrationnel, dès lors qu'il s'enracine essentiellement dans le jeu pluriel, mouvant et toujours ambivalent des relations de désir produisant sans cesse de nouveaux prétendus besoins. Les produits sont reconnus de qualité par le simple fait qu'ils incarnent du rêve préfabriqué. Le produit tend à se confondre avec son image et l'image de soi qu'elle génère sous la pression des leurres publicitaires euphorisants orchestrés par le fournisseur.
Ce type de marché subordonne les besoins au désir subjectif et tend, en les confondant, à produire , chez les consommateurs, de toujours nouveaux besoins faisant appel à des techniques à évolution rapide, voire révolutionnaire. L'exemple des ordinateurs multimédias en est, aujourd'hui, la preuve "éclatante".

- Le marché compétitif et les clients organisés.
Les clients sont considérés par les fournisseurs soit comme standards (et il s'agit pour cela de les standardiser), soit comme hyperdiversifiés et exprimant des goûts mobiles plus ou moins imprévisibles. Mais ils sont définis comme des individus libres. Or cette impression de "liberté", que le libre marché soumis à la publicité, suscite en eux, diminue en fait leur capacité à prendre conscience des déterminations de leur "activité" consommatrice. C'est pour rendre possible la prise de conscience critique de ces déterminations et et de leurs finalités et pour défendre les intérêts, voire le pouvoir, des consommateurs face aux fournisseurs que les associations de consommateurs ont été crées. Qu'en est-il de leur rôle du double point de vue des rapport entre le désir et le besoin et de celui de la production des conventions qualifiantes? Celui-ci n'est-il pas ambigu? Sous prétexte de les représenter, ne transforment-elles pas les consommateurs en les conditionnant  à leur tour? en prétendant rationaliser leurs désirs et comportements ne sont-elles pas tout autant au services des entreprises qui s'efforcent de stabilisater leur image et leur marché?



 
La qualité des produits est une valeur complexe.

 La Qualité des produits est la "Cause finale" de l'entreprise et donc la cause ultime et déterminante, celle à laquelle toute la vie de l'entreprise et sa gestion sont subordonnées: la qualité d'une entreprise, de son travail se mesure en dernier ressort à la qualité des produits qu'elle offre sur le marché à la clientèle à laquelle elle s'adresse. Mais on voit immédiatement une première difficulté apparaître: la qualité objective des produits est indissociable de l'appréciation plus ou moins subjective de ses clients usagers/consommateurs. La Qualité des produits est d'abord le résultat d'un jugement (bon/mauvais) synthétique pour ne pas dire syncrétique qui n'exige aucune compétence particulière sur le plan technique sinon celles de l'utilisateur qui apprécie en fonction de son degré de satisfaction.

 Mais ce degré de satisfaction met en jeu des qualités objectives des produits - performances, fiabilité- et des qualités subjectives -esthétiques et symboliques-. S'ajoute à cela un facteur qui dépasse la satisfaction privée des consommateurs même s'il peut l'intégrer: le respect des équilibres environnementaux. On voit donc l'énorme complexité de la notion de qualité appliquée à un produit qui doit être à la fois subjectivement et objectivement satisfaisant selon des critères hétérogènes voire contradictoires.
 
Nature du produit (Matières et structure)
         efficacité fonctionnelle objectives
            Qualité du produit technique.
- Fiabilité.
 
- Esthétiques subjectives particulières symboliques et socialement déterminées
- Conditions subjectives universelles ( ex: l'environnement)

 La hiérarchie entre ces critères dépend en dernier ressort du client. Or la clientèle n'est pas homogène, ses besoins et désirs sont divers et mouvants. Telle partie de la clientèle peut très bien valoriser les qualités subjectives du produit aux dépens de ses qualités fonctionnelles techniques surtout lorsqu'il s'agit de biens de consommations. Telle autre sacrifie le respect de l'environnement à l"efficacité technique à court terme. La fiabilité elle-même peut être soumise au critère esthético/symbolique de la mode qui impose un renouvellement constant de produits à fiabilité semblables etc ... Donc la subjectivité sociale et individuelle  prime sur l'objectivité dans tout jugement de qualité y compris en ce qui concerne les qualités proprement fonctionnelles. Or l'entreprise a pour vocation de produire des objets standardisés en grande quantité, c'est-à-dire que son adaptation à la mouvance des désirs et des besoins est limitée. La rationalité fonctionnelle cadre mal avec une clientèle en droit imprévisible. Dans ces conditions l'objectif de la qualité risque toujours d'être "moyenne" c'est)à)dire au bout du compte décevante. Cette déception a longtemps disqualifié le produit industriel anonyme au profit de l'objet artisanal personnalisé (sur mesure).
  De plus l'entreprise doit prévoir et pour ce faire analyser ce qui constitue les indices pertinents de l'évaluation qualitative des produits. Elle doit pour cela traduire en normes quantifiées et segmentées ce qui répond qualitativement aux désirs et aux besoins des usagers consommateurs d'une manière globale. Or une telle traduction ne peut être qu'une trahison. En effet, la qualité optimale est nécessairement synthétique et singulière alors que le produit industriel est par définition analytique dans sa conception et stéréotypé dans sa réalisation. Ainsi, au sens strict, la qualité est un objectif pratiquement introuvable, ce qui, nous le verrons, ne dispense  de le chercher.
 Enfin l'objectivité et la subjectivité s'entremêlent d'une manière tellement inextricable que toute définition rigoureuse de la qualité d'un produit devient logiquement impossible, posons-nous la question ? En quoi une Mercedes est-elle de meilleure qualité qu'une 2CV Citroën ? Pour quoi faire, pour qui ? Il n'y a pas de réponses univoques et générales à de telles questions. Est-ce à dire que la rationalité indispensable de la production industrielle rencontre sa limite dans l'irrationalité des désirs et des besoins ? Cette limite serait-elle indépassable dès lors que la notion de qualité serait pour l'essentiel irrationnelle ?
 Il faut s'entendre sur la notion d'irrationalité: elle peut signifier trois choses:

  - qu'il n'y a aucune logique,
  - qu'il y a plusieurs logiques difficilement compatibles     voire incompatibles,
  - qu'il y a une logique de l'ambivalence et de       l'ambiguïté, c'est-à-dire une autre logique, obéissant     à d'autres règles que celles de l'identité et de la      non contradiction.

 Au premier sens de la contradiction entre l'offre et la demande c'est non seulement irréductible mais ingérable. Si la demande n'obéit à aucune logique, aucune planification, aucune conception de la qualité n'est possible. Il faudra produire en aveugle, le choix se faisant à posteriori, l'offre sera aléatoire et la sélection arbitraire et imprévisible. De ce fait cette première signification est sinon théoriquement critiquable, dumoins pratiquement stérile. L'expérience montre qu'il est possible et nécessaire de considérer que l'individu humain est plus ou moins rationnel dans ses comportements et ses jugements. Mais rationnel ne signifie pas raisonnable et c'est par là que pèche à mon sens la théorie de l'homo économicus = Désirs et besoins obéissent en effet à des logiques multiples qui ne sont pas réductibles à celle de l'intérêt. Seul l'intérêt économique est quantifiable est peut faire l'objet, au contraire des besoins, d'un calcul prévisionnel ( par exemple théorie des jeux ). Les désirs, eux visent des satisfactions purement "qualitatives" qui font intervenir l'imaginaire symbolique, social et individuel et la représentation fantasmatique de soi. Si l'on définit les besoins par les tendances qui visent la réalisation d'un intérêt objectif en matière de grande consommation, les désirs "surdéterminent" en permanence les besoins, ce que les publicitaires savent bien. La satisfaction des besoins dans la société moderne tend à être subordonnée de plus en plus à celle des désirs pour la grande masse des consommateurs; il convient donc de comprendre la notion d'irrationalité au deuxième et troisième sens.
 Au deuxième sens l'irrationalité de la demande est liée au phénomène de surdétermination: les désirs multiples surdéterminent les besoins au point parfois de les compromettre. Je puis par exemple me ruiner pour ravaler un château qui tombe en ruine ou acheter une Porsche "pour" ne pas dépasser les 130 km/h.
Château et Porsche semblent être des acquisitions irrationnelles mais en réalité elles satisfont des désirs de prestige qui obéissent à des logiques symboliques que la psychanalyse et la sociologie permettent de mettre en évidence. Elles fonctionnent selon d'autres lois que la logique habituelle: lois de la condensation, lois de déplacement, de coexistence des contraires, de visualisation des idées, d'élision des enchaînements et de refoulements du sens etc.
 Nous abordons là le troisième sens qui définit l'expression de nos désirs. Or les entreprises de production de biens de consommation ont appris à mettre en oeuvre ces "logiques" complexes et plurielles dans la définition et la réalisation de compromis destinés à satisfaire la clientèle visée. Comment ? Par quelles procédures l'entreprise peut-elle gérer positivement la contradiction entre la rationalité de son mode de fonctionnement et la plurirationalité des logiques qui déterminent la demande ? Comment peut-elle éviter le réductionnisme du qualitatif au quantitatif, du particulier au général, du désir au besoin ?

 - Par un développement des études de marché prenant en compte    la complexité de la clientèle et la diversité de ses critères d'appréciation.
 - Par la publicité qui tend à orchestrer la dérive des valeurs sociales afin d'en exploiter les effets en        stabilisant l'image symbolique des produits dans le jugement des consommateurs ("fabriquer" une image de marque qui valorise l'utilisateur).
 - Par la généralisation des productions personnalisées et la multiplication des options.
 - Par le développement d'une production dans laquelle la  demande tend à précéder l'offre: le client est appelé à   composer lui-même son produit en combinant des éléments diversifiés fonctionnels et esthético/symboliques et celui de la mise en oeuvre des relations interactives entre fournisseurs et clients.

 c'est en cela que l'objectif qualité est à la fois irréalisable et néanmoins fonctionnel, régulateur. Il est l'objet d'une recherche interminable, d'une mise en cause constante des produits. Ceci exige que le produit soit d'abord conçu comme un service, et cette exigence implique elle-même une souplesse de fonctionnement de l'entreprise qui à son tour pose la question de la qualité des rapports de production.



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                Echange sur la "qualité" du produit comme cause finale de l'entreprise, entre monsieur Claude Viola et Sylvain Reboul
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