La qualité introuvable.
la qualité d'un produit est le rapport entre la
satisfaction
désirée par l'usager du produit et la satisfaction
obtenue.
L'analyse fonctionnelle, pour en faire l'examen, distingue parmi les
fonctions
de service (un bien matériel est un service et ne vaut qu'en
tant
que tel) (FS):
-les fonctions d'usage (FU) déterminées par et
déterminant
logiquement selon des relations cohérentes de causes à
effets
des actions précises en vue d'objectifs
déterminés;
elles sont rationnellement définissables en termes de normes et
de performances quantifiées; elles expriment et réalisent
des besoins.
-les fonctions d'estime (FE) qui mettent en jeu des valeurs
symboliques
et/ou esthétiques qui n'obéissent plus à la
logique
instrumentale de l'efficacité et du calcul par anticipation
définie
par les principes de l'identité et de la non contradiction, mais
qui exprime toutes les ambivalences du désir et sont le
résultat
imprévisible de "choix" subjectifs plus ou moins symboliquement
codés.
Mais, de plus, même les fonctions d'usage (FU) sont surdéterminées, voire piratées, par des fonctions d'estime (FE). Quelle valeur accorder à telle ou telle FU; quelle priorité établir entre elles; que signifie, du point de vue du désir d'être d'agir et de paraitre (voir plus loin), telle ou telle performance et norme en un premier sens utilitaire? Les FU peuvent symboliser et symbolisent, souvent inconsciemment, des FE. Dans ces conditions un choix qualitatif déborde nécessairement ses traductions quantitatives rationalisés. Il est toujours irréductiblement subjectif.
Ainsi si le désir investit la totalité du champs de
la qualité, toute justification rationnelle d'un choix est aussi
une tentative de rationalisation du désir.
Or si le désir excède et surdétermine toujours
le besoin, il nous faut nous demander s'il peut être satisfait et
si la qualité est autre chose qu'un mirage ou un fantasme
entretenus
par la publicité.
Qu'est-ce-que le désir? C'est toujours chez l'homme,
être
conscient de lui-même, le recherche de la jouissance de soi (= le
bonheur), de sa propre reconnaissance comme valeur dans ses rapports
avec
le monde et les autres. La qualité d'un produit ou d'une
situation
sont donc, au fond, l'expression du désir de soi comme
qualité.
Ce désir de soi peut s'exprimer sous trois formes
combinées
et plus ou moins indissociables, bien qu'en tension: l'avoir, l'agir et
le paraître.
-Le désir d'avoir est le désir de posséder
toujours plus.
-Le désir d'agir est le désir illimité de
puissance
sur l'environnement physique et humain.
-Le désir de paraître est le désir de produire
une image de soi gratifiante pour soi dans la conscience des autres
selon
des valeurs symboliques partageables, voire reconnues comme
universelles
ou communes au groupe.
Dans les trois cas la reconnaissance objectivée de soi
s'opère
par la médiation du social, de la culture et de la technique.
Or ce désir, potentiellement infini, est dans la société moderne insatiable car sa satisfaction est toujours à-venir. Il convient, pour comprendre cela, de distinguer deux attitudes: l'attitude religieuse traditionnelle et l'attitude profane moderne.
- L'attitude religieuse inscrit le bonheur et la reconnaissance
de
soi dans l'aspiration à la fusion parousique avec l'absolu
divin.
La fantasme de Dieu canalise l'angoisse d'être en l'immobile
répétition
d'un rituel symbolique d'allégeance; celui-ci confère au
sujet une sécurité identitaire et communautaire
inébranlable.
L'expérience subjective du sacré procure au désir
infini la promesse, vécue dans la communion, d'une satisfaction
infinie totale comme certitude collectivement partagée.
La religion fige le temps dans un rituel par lequel le futur ne
peut que répéter, à l'infini, les signes
symboliques
de la reconnaissance originaire (l'alliance).
Or le sacré est irrémédiablement détruit
par le monde de la science et de la technique ainsi que par
l'individualisme
compétitif de la société moderne; la religion a
perdu
de son caractère de pouvoir social et culturel
hégémonique:
l'individu est, dans son désir, confronté à la
nécessité
d'être en permanence reconnu par les autres ; toute
reconnaissance
passée ou présente exige d'être reconfirmée
par des signes: objets-fétiches, actes valorisés et
valorisants,
apparences savamment entretenues etc...
- L'attitude profane devenue dominante inscrit alors le désir d'être dans la poursuite infinie du renouvellement de biens matériels symboliques, d'actes et d'expressions corporelles, signes devenus éphémères de la reconnaissance de soi. L'homme moderne consomme à l'infini les signes du bonheur et désire son propre désir à travers des objets, des signes et des images idolâtrées de soi (l'être est ce qu'il parait) et des actes de pouvoir (l'être est ce qu'il fait). Les hypermarchés sont les temples modernes et leur éventuelle ouverture le dimanche et les jours sacrés ne fera que signer la substitution symbolique.
La qualité pose alors l'insatisfaction consciente du désir, se désirant lui-même en tant que puissance d'agir et d'être, comme le moteur de l'existence humaine. La qualité totale, hors la religion, est introuvable, mais elle est ce mirage perpétuellement en voie de réalisation symbolique qui nous fait vivre. Bien ou mal, c'est une autre histoire...
Sylvain Reboul, le 24/05/94.
Qualité et désir.
Il faut, d'entrée de jeu, remettre les choses en place: parler de la qualité en soi d'un produit ne veut rigoureusement rien dire. La notion de qualité qualifie la relation subjective de l'homme au produit et renvoie à la gratification que celui-ci en tire, non à la réalité objective du produit. Celle-ci en elle-même n'est ni bonne, ni mauvaise; comme le dit Spinoza, une chose n'est pas désirable parce qu'elle est bonne mais est reconnue bonne par le sujet humain, c'est à dire de qualité, parce qu'elle est désirable ou utile à la réalisation de ses fins humaines et qu'elle donne satisfaction.
Cette mise au point étant faite, il faut nous demander en quoi la question de la qualité passe par la question du sens et de la valeur de nos désirs et besoins projetés sur des produits. Il conviendra, tout d'abord, de qualifier le désir et le besoin, lesquels sont les facultés de rechercher la satisfaction par le truchement de produits et/ou services, et, ensuite, de nous interroger sur le sens de l'évolution des conventions qualifiantes.
Besoin et désir.
Contrairement au discours habituel de la qualité, je fais
une distinction, entre la notion de besoin et celle de désir,
que
l'on confond trop souvent:
- J'appelle "besoin" la tendance qui recherche un moyen
déterminé
en vue d'obtenir, selon des relations déterminées de
cause
à effet, une fin particulière et objective
déterminée.
Le besoin s'exprime en analyse fonctionnelle sous la forme de fonction
d'usage; celle-ci est rationnellement déterminable en terme de
normes,
de spécifications quantitatives, elle autorise la
prévision
et l'expérimentation reproductible concernant les performances,
la fiabilité et la sûreté d'exploitation du produit
ou service.
- J'appelle "désir" la recherche du bonheur défini
comme la satisfaction, plus ou moins durable, produite par la
reconnaissance
par le sujet conscient de lui-même, de sa valeur personnelle
et/ou
collective; être heureux c'est être content de soi,
satisfaire
son amour de soi dans des relations satisfaisantes, c'est-à-dire
valorisées et valorisantes, aux autres, eux mêmes sujets
de
désir. Se désirer soi-même c'est toujours
désirer
être désiré par les autres pour pouvoir se
reconnaître
soi-même comme valeur selon des critères
d'évaluation
collectifs considérés, à tort ou à raison,
comme universels ou universalisables (les valeurs éthiques et/ou
esthétiques).
La satisfaction subjective du besoin n'est que le moyen et/ou la
sanction de fins objectives et leur est subordonnée. Le besoin
vise
le plaisir "de, par et pour quelque chose"; Pour le désir, par
contre,
les fins objectives ne sont que des moyens de la fin subjective qu'est
le bonheur dans l'amour de soi et lui sont subordonnés. Le
désir
vise la plaisir autovalorisant "pour lui-même". Pour cela et en
cela,
le désir a besoin de besoins. Les besoins qui visent "l'avoir"
sont
l'incarnation, toujours remaniée et renouvelée, du
désir
d'être qui les transcende et leur donne sens.
Le désir peut s'exprimer sous trois formes diversement
enchevêtrées:
l'avoir, l'agir et le paraître.
- Le désir d'avoir est le désir de posséder toujours plus que les autres pour se confirmer durablement dans la satisfaction de soi-même, sous le feu de la rivalité mimétique du désir inter-individuel;
- Le désir d'agir est le désir de puissance illimitée sur l'environnement naturel et humain comme preuve, toujours à refaire et à stabiliser, de sa supériorité personnelle et/ou collective.
- Le désir de paraître est le désir de reproduire une image gratifiante de soi en sa conscience ainsi que ses conditions symboliques de possibilité dans la conscience et le désir des autres selon des valeurs partagées et/ou partageables (rivalité mimétique).
Dans tous les cas la reconnaissance de soi s'opère par la médiation de la culture et de la technique, bref du social et du symbolique.
On peut voir alors ce qu'il en est du rapport entre le besoin et
le désir pour qualifier la qualité: Le désir
excède
et surdétermine toujours le besoin; en tant que tel il ne peut
jamais
être "définiment" satisfait (sauf dans une
hypothétique
béatitude divine en une autre vie après la mort), il ne
peut
l'être que provisoirement, à la faveur de signes (objets
de
transfert, gestes rituels, expressions corporelles, paroles,
etc...)
fragiles et toujours à réinterpréter par le sujet.
Du point du vue du désir, la qualité est
indéterminable,
car elle pose l'insatisfaction permanente du désir se
désirant
lui-même à l'infini en tant que puissance d'être et
d'agir. Elle est ce mirage perpétuellement en voie de
réalisation/déréalisation
symbolique qui nous assure le goût de vivre, pour le meilleur ou
pour le pire. La qualité n'est déterminable qu'en
traduisant/trahissant
le désir en besoins objectivés, soit en réduisant
la fonction d'estime en fonction d'usage, soit en stabilisant les
fonctions
d'estime par la mise en oeuvre de codes symboliques conventionnels
visant
à valoriser "objectivement" les clients. "Tu es ce que tu
consommes,
exprime-toi en achetant ce que je te vends et je te promets le bonheur
dont tu es digne de payer le prix!" tel est "l'impératif
catégorique"
de l'éthique marchande.
Il faudrait à cet égard distinguer entre les biens
matériels et les services, nombres de ceux-ci ont tendance
à
s'évaluer en terme de qualité subjectivement codée
de la relation, même lorsqu'ils font référence
à
une finalité d'usage objectivable différée.
Les conventions qualifiantes.
Qu'est-ce qui et qui assure la réduction ou transformation, économiquement nécessaire, soumises à la concurrence, du désir aux besoins explicites ou implicites des clients visant la production des produits et la prestation de services vendables et rentables?
Cette réduction s'opère par des conventions
tacitement
admises ou des exigences contractuellement formalisées sur une
base
conventionnelle entre les acteurs de la scène des
échanges
économiques de biens et de services.
Qu'est-ce qu'une convention?
C'est un système d'attentes réciproques sur les
compétences
et les comportements, conçus comme allant de soi et pour aller
de
soi (R.Salais)
Qu'est-ce qu'une convention qualité?
C'est un accord tacite sur ce que les clients doivent attendre de
leurs fournisseurs pour que leur désir soient satisfaits
provisoirement
sous la forme de besoins plus ou moins objectivés selon deux
types
de fonctions: les fonctions d'usage quantifiables et les fonctions
d'estime
"subjectives" mesurables" statistiquement par sondage.
Par qui ces conventions sont-elles socialement produites?
Par trois types d'acteurs: les producteurs, les distributeurs et
les clients, tour à tour plus ou moins dominants, selon tel ou
tel
type de conventions qualifiantes. Ces types sont donc au nombre de
trois:
Le marché par délégation aux producteurs ou
prestataires de services; le marché compétitif dans
lequel
les fournisseurs/distributeurs et les clients ont l'initiative de la
détermination
et de la modélisation des besoins, et enfin le marché
compétitif
ou les clients sont organisés pour définir les normes de
la qualité et peser sur les producteurs et les distributeurs
directement
ou par le truchement des pouvoirs publics. Ce dernier nous permettra
par
comparaison de nous interroger sur le sens, la valeur et les limites
des
associations de consommateurs dans la production des conventions
qualifiantes.
- Le marché par
délégation.
il repose sur la confiance que les clients et/ou les usagers
(services
publics) ont dans la qualité et les compétences
professionnelles
des producteurs et prestataires de services. Cette confiance est
garantie
par des associations et ordres professionnels ou les pouvoirs publics
qui
délivrent les labels de compétence. L'offre
définit
les normes et les attentes légitimes des clients qui en ignorent
les spécifications et les conditions concrètes de mise en
oeuvre. Le client est "à priori" fidèle; la concurrence
est
peu prégnante. La rupture de la relation entre producteur et
client
est exceptionnelle et n'intervient que lorsque la confiance dans le
savoir-faire
du professionnel semble ouvertement trompée.
Ce type de marché privilégie les besoins objectifs
et les solutions techniques ayant fait leurs preuves aux dépens
du désir subjectif et de l'inovation.
- Le marché
compétitif/distributeur.
C'est le distributeur ou le producteur en tant que distributeur
qui oriente les besoins, manipule les désirs et modèle
les
attentes, par le recours à la pratique des études de
marché
et des techniques publicitaires.
Cette manipulation des besoins recourt systématiquement aux
symboles objectivés des valeurs gratifiantes et des
désirs
valorisants qui animent et codent les relations sociales de
désirs.
Mais elle s'efforce de les changer sans cesse afin de provoquer la
rotation
et le renouvellement rapide des goûts indispensables à la
démultiplication de la demande rentable, selon une
compétition
valorisante incessante; c'est le sens de la mode: être à
la
pointe de la mode c'est être meilleur que les autres. Le client
semble
maître de la qualité; il peut en effet décider
à
chaque instant de changer de produits, de fournisseurs et de marques;
il
peut jouer de la concurrence, ce qui semble lui conférer le
pouvoir
sur l'offre, en la soumettant au changement incessant de son
désir
d'être. Mais ce pouvoir lui-même est en permanence
conditionné
par l'offre et la capacité de celle-ci à susciter de
nouvelles
formes de besoins et d'expression du désir d'être. Le
rapport
de pouvoir entre l'offre et la demande vis-à-vis de la
production
de la convention qualifiante reste ambigu et peut apparaître
irrationnel,
dès lors qu'il s'enracine essentiellement dans le jeu pluriel,
mouvant
et toujours ambivalent des relations de désir produisant sans
cesse
de nouveaux prétendus besoins. Les produits sont reconnus de
qualité
par le simple fait qu'ils incarnent du rêve
préfabriqué.
Le produit tend à se confondre avec son image et l'image de soi
qu'elle génère sous la pression des leurres publicitaires
euphorisants orchestrés par le fournisseur.
Ce type de marché subordonne les besoins au désir
subjectif et tend, en les confondant, à produire , chez les
consommateurs,
de toujours nouveaux besoins faisant appel à des techniques
à
évolution rapide, voire révolutionnaire. L'exemple des
ordinateurs
multimédias en est, aujourd'hui, la preuve "éclatante".
- Le marché compétitif et les
clients organisés.
Les clients sont considérés par les fournisseurs soit
comme standards (et il s'agit pour cela de les standardiser), soit
comme
hyperdiversifiés et exprimant des goûts mobiles plus ou
moins
imprévisibles. Mais ils sont définis comme des individus
libres. Or cette impression de "liberté", que le libre
marché
soumis à la publicité, suscite en eux, diminue en fait
leur
capacité à prendre conscience des déterminations
de
leur "activité" consommatrice. C'est pour rendre possible la
prise
de conscience critique de ces déterminations et et de leurs
finalités
et pour défendre les intérêts, voire le pouvoir,
des
consommateurs face aux fournisseurs que les associations de
consommateurs
ont été crées. Qu'en est-il de leur rôle du
double point de vue des rapport entre le désir et le besoin et
de
celui de la production des conventions qualifiantes? Celui-ci n'est-il
pas ambigu? Sous prétexte de les représenter, ne
transforment-elles
pas les consommateurs en les conditionnant à leur tour? en
prétendant rationaliser leurs désirs et comportements ne
sont-elles pas tout autant au services des entreprises qui s'efforcent
de stabilisater leur image et leur marché?
La Qualité des produits est la "Cause finale" de l'entreprise et donc la cause ultime et déterminante, celle à laquelle toute la vie de l'entreprise et sa gestion sont subordonnées: la qualité d'une entreprise, de son travail se mesure en dernier ressort à la qualité des produits qu'elle offre sur le marché à la clientèle à laquelle elle s'adresse. Mais on voit immédiatement une première difficulté apparaître: la qualité objective des produits est indissociable de l'appréciation plus ou moins subjective de ses clients usagers/consommateurs. La Qualité des produits est d'abord le résultat d'un jugement (bon/mauvais) synthétique pour ne pas dire syncrétique qui n'exige aucune compétence particulière sur le plan technique sinon celles de l'utilisateur qui apprécie en fonction de son degré de satisfaction.
Mais ce degré de satisfaction met en jeu des
qualités
objectives des produits - performances, fiabilité- et
des
qualités subjectives -esthétiques et symboliques-.
S'ajoute à cela un facteur qui dépasse la satisfaction
privée
des consommateurs même s'il peut l'intégrer: le respect
des
équilibres environnementaux. On voit donc l'énorme
complexité
de la notion de qualité appliquée à un produit qui
doit être à la fois subjectivement et objectivement
satisfaisant
selon des critères hétérogènes voire
contradictoires.
- Nature du produit (Matières
et structure)
efficacité fonctionnelle objectives
Qualité du produit technique.
- Fiabilité.
- Esthétiques subjectives
particulières
symboliques et socialement déterminées
- Conditions subjectives universelles (
ex: l'environnement)
La hiérarchie entre ces critères
dépend
en dernier ressort du client. Or la clientèle n'est pas
homogène,
ses besoins et désirs sont divers et mouvants. Telle partie de
la
clientèle peut très bien valoriser les qualités
subjectives
du produit aux dépens de ses qualités fonctionnelles
techniques
surtout lorsqu'il s'agit de biens de consommations. Telle autre
sacrifie
le respect de l'environnement à l"efficacité technique
à
court terme. La fiabilité elle-même peut être
soumise
au critère esthético/symbolique de la mode qui impose un
renouvellement constant de produits à fiabilité
semblables
etc ... Donc la subjectivité sociale et individuelle prime
sur l'objectivité dans tout jugement de qualité y compris
en ce qui concerne les qualités proprement fonctionnelles. Or
l'entreprise
a pour vocation de produire des objets standardisés en grande
quantité,
c'est-à-dire que son adaptation à la mouvance des
désirs
et des besoins est limitée. La rationalité fonctionnelle
cadre mal avec une clientèle en droit imprévisible. Dans
ces conditions l'objectif de la qualité risque toujours
d'être
"moyenne" c'est)à)dire au bout du compte décevante. Cette
déception a longtemps disqualifié le produit industriel
anonyme
au profit de l'objet artisanal personnalisé (sur mesure).
De plus l'entreprise doit prévoir et pour ce faire
analyser ce qui constitue les indices pertinents de l'évaluation
qualitative des produits. Elle doit pour cela traduire en normes
quantifiées
et segmentées ce qui répond qualitativement aux
désirs
et aux besoins des usagers consommateurs d'une manière globale.
Or une telle traduction ne peut être qu'une trahison. En effet,
la
qualité optimale est nécessairement synthétique et
singulière alors que le produit industriel est par
définition
analytique dans sa conception et stéréotypé dans
sa
réalisation. Ainsi, au sens strict, la qualité est un
objectif
pratiquement introuvable, ce qui, nous le verrons, ne dispense de
le chercher.
Enfin l'objectivité et la subjectivité
s'entremêlent
d'une manière tellement inextricable que toute définition
rigoureuse de la qualité d'un produit devient logiquement
impossible,
posons-nous la question ? En quoi une Mercedes est-elle de meilleure
qualité
qu'une 2CV Citroën ? Pour quoi faire, pour qui ? Il n'y a pas de
réponses
univoques et générales à de telles questions.
Est-ce
à dire que la rationalité indispensable de la production
industrielle rencontre sa limite dans l'irrationalité des
désirs
et des besoins ? Cette limite serait-elle indépassable
dès
lors que la notion de qualité serait pour l'essentiel
irrationnelle
?
Il faut s'entendre sur la notion d'irrationalité: elle
peut signifier trois choses:
- qu'il n'y a aucune logique,
- qu'il y a plusieurs logiques difficilement
compatibles
voire incompatibles,
- qu'il y a une logique de l'ambivalence et
de
l'ambiguïté, c'est-à-dire une autre logique,
obéissant
à d'autres règles que celles de l'identité et de
la
non contradiction.
Au premier sens de la contradiction entre l'offre et la
demande
c'est non seulement irréductible mais ingérable. Si la
demande
n'obéit à aucune logique, aucune planification, aucune
conception
de la qualité n'est possible. Il faudra produire en aveugle, le
choix se faisant à posteriori, l'offre sera aléatoire et
la sélection arbitraire et imprévisible. De ce fait cette
première signification est sinon théoriquement
critiquable,
dumoins pratiquement stérile. L'expérience montre qu'il
est
possible et nécessaire de considérer que l'individu
humain
est plus ou moins rationnel dans ses comportements et ses jugements.
Mais
rationnel ne signifie pas raisonnable et c'est par là que
pèche
à mon sens la théorie de l'homo économicus =
Désirs
et besoins obéissent en effet à des logiques multiples
qui
ne sont pas réductibles à celle de
l'intérêt.
Seul l'intérêt économique est quantifiable est peut
faire l'objet, au contraire des besoins, d'un calcul
prévisionnel
( par exemple théorie des jeux ). Les désirs, eux visent
des satisfactions purement "qualitatives" qui font intervenir
l'imaginaire
symbolique, social et individuel et la représentation
fantasmatique
de soi. Si l'on définit les besoins par les tendances qui visent
la réalisation d'un intérêt objectif en
matière
de grande consommation, les désirs "surdéterminent" en
permanence
les besoins, ce que les publicitaires savent bien. La satisfaction des
besoins dans la société moderne tend à être
subordonnée de plus en plus à celle des désirs
pour
la grande masse des consommateurs; il convient donc de comprendre la
notion
d'irrationalité au deuxième et troisième sens.
Au deuxième sens l'irrationalité de la demande
est liée au phénomène de surdétermination:
les désirs multiples surdéterminent les besoins au point
parfois de les compromettre. Je puis par exemple me ruiner pour ravaler
un château qui tombe en ruine ou acheter une Porsche "pour" ne
pas
dépasser les 130 km/h.
Château et Porsche semblent être des acquisitions
irrationnelles
mais en réalité elles satisfont des désirs de
prestige
qui obéissent à des logiques symboliques que la
psychanalyse
et la sociologie permettent de mettre en évidence. Elles
fonctionnent
selon d'autres lois que la logique habituelle: lois de la condensation,
lois de déplacement, de coexistence des contraires, de
visualisation
des idées, d'élision des enchaînements et de
refoulements
du sens etc.
Nous abordons là le troisième sens qui
définit
l'expression de nos désirs. Or les entreprises de production de
biens de consommation ont appris à mettre en oeuvre ces
"logiques"
complexes et plurielles dans la définition et la
réalisation
de compromis destinés à satisfaire la clientèle
visée.
Comment ? Par quelles procédures l'entreprise peut-elle
gérer
positivement la contradiction entre la rationalité de son mode
de
fonctionnement et la plurirationalité des logiques qui
déterminent
la demande ? Comment peut-elle éviter le réductionnisme
du
qualitatif au quantitatif, du particulier au général, du
désir au besoin ?
- Par un développement des études de
marché
prenant en compte la complexité de la
clientèle
et la diversité de ses critères d'appréciation.
- Par la publicité qui tend à orchestrer la
dérive des valeurs sociales afin d'en exploiter les effets
en
stabilisant l'image symbolique des produits dans le jugement des
consommateurs
("fabriquer" une image de marque qui valorise l'utilisateur).
- Par la généralisation des productions
personnalisées
et la multiplication des options.
- Par le développement d'une production dans laquelle
la demande tend à précéder l'offre: le
client
est appelé à composer lui-même son
produit
en combinant des éléments diversifiés fonctionnels
et esthético/symboliques et celui de la mise en oeuvre des
relations
interactives entre fournisseurs et clients.
c'est en cela que l'objectif qualité est à la
fois irréalisable et néanmoins fonctionnel,
régulateur.
Il est l'objet d'une recherche interminable, d'une mise en cause
constante
des produits. Ceci exige que le produit soit d'abord conçu comme
un service, et cette exigence implique elle-même une souplesse de
fonctionnement de l'entreprise qui à son tour pose la question
de
la qualité des rapports de production.