Philosophie et qualité.

            La qualité des produits et services
            La démarche de la qualité dans l'entreprise
            La qualité entre l'éthique et l'économie
            Echange sur la "qualité" du produit comme "cause finale" de l'entreprise, entre Monsieur Claude Viola, cadre supérieur, et Sylvain Reboul (nouveau)
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La Qualité est-elle un simple problème technique?

La notion de qualité est aujourd'hui proliférante dans le discours économique et commercial et cela s'explique: la concurrence ne joue plus dans un marché croissant mais passe par la conquête de parts de marché aux dépens des concurrents; de plus les consommateurs solvables sont devenus plus exigeants. La qualité devient donc le moyen, au moins rhétorique, par lequel chaque entreprise cherche à se distinguer et à valoriser son fonctionnement, son image et celle de ses produits auprès de son personnel et de ses clients potentiels.
Ce succès a un coût: à être mise à toutes les sauces, la notion de qualité risque de perdre son sens. Parmi les dangers qui la guette, le moindre n'est pas d'en faire un simple usage publicitaire, mais de croire que les problèmes de qualité sont réductibles à des normes et procédures techniques; or la notion de la qualité est ambiguë: elle se place quelque part entre l'être et la valeur, c'est à dire entre les propriétés et les performances objectives des produits et les désirs et aspirations subjectifs des usagers/consommateurs. Cette ambiguïté est source de confusions voire de mystifications: La plus grave est d'oublier que la qualité n'a de signification que dans la soumission des objectifs et des méthodes de la production et de la distribution à la considération des facteurs humains. Derrière les problèmes techniques et économiques il faut en dernier ressort rechercher l'intelligence et les désirs des hommes. Qu'est ce que la qualité d'un produit ou d'une entreprise? Rien d'autre qu'un jugement de valeur porté sur eux par des hommes selon l'idée qu'il se font de ce qui leur convient, en fonction de critères toujours subjectifs dont les paramètres objectifs et quantifiables ne sont qu'une traduction incertaine. De plus la "rationalité"(?) des comportements, des désirs et des aspirations humains est problématique car complexe c'est à dire multiple et contradictoire. Il n'existe pas de solutions  rationnelles univoques aux problèmes économiques, sociaux, politiques, moraux et psychologiques. En matière de qualité tout est affaire de choix et de compromis plus ou moins négaciés entre des désirs et des aspirations hétérogènes plus ou moins opposés.

Mon ambition philosophique est d'explorer avec vous ces ancrages de l'entreprise et de la production dans l'humain afin de défétichiser la technique. Il s'agit de nous convaincre qu'il est non seulement immoral mais inefficace de penser et d'agir comme si les problèmes humains que sont les problèmes économiques n'étaient que des problèmes techniques et seraient justiciables d'une rationalité linéaire purement instrumentale. Pour ce faire, il nous faudra repérer les contradictions et leur oubli que recouvre l'usage de la notion de qualité et prendre conscience des faux-semblants et des obstacles qu'ils engendrent.
Si l'on veut faire de la qualité autre chose qu'un thème racoleur, il convient, à mon sens, de comprendre la nécessité de transformer les rapports économiques et la vie des entreprises en ramenant les problèmes techniques et économiques  et le soucis légitime de l'efficacité au sens de l'humain et en les soumettant à des exigences éthiques. Cela a toujours été le rôle de la pensée philosophique. Voila pourquoi, à mon sens, votre qualité de futurs "qualiticiens" ne se borne pas à améliorer le fonctionnement taylorien du système de production, mais à être des acteurs qualifiés de sa transformation humaniste.


En quoi la philosophie peut-elle intervenir dans  la formation des ingénieurs "qualiticiens"?

La philosophie peut être définie comme la réflexion rationnelle et critique sur les contradictions universelles de l'existence humaine, en vue de permettre à chacun de se déterminer consciemment et de se justifier universellement (a ses yeux et à ceux des autres) au regard de prises de positions rationnellement possibles.

En ce qui concerne la vie de l'entreprise, les contradictions concernent la technique, l'économie et l'éthique et leurs rapports complexes; ces rapports mettent nécessairement en jeu des aspects objectifs et subjectifs, des états de faits, des théories d'interprétation, des normes et valeurs, sans qu'il soit possible de les séparer dans la pratique: Bien qu'il soit nécessaire de les examiner dans leur autonomie relative, l'économie et l'éthique entretiennent toujours des relations d'interdépendances qui orientent la gestion des entreprises. Cette interdépendance s'affirme dès que l'on pense la vie économique sous la catégorie de la qualité; catégorie qui renvoie en dernière ressort à des finalités subjectives de satisfaction jamais totalement réductibles à des indicateurs quantitatifs purement objectifs qui prétendraient soumettre la vie humaine à des exigences universelles indiscutables.

Si l'idée de la qualité est une idée qui, dans la vie des entreprises, prend en compte les interfaces affectées de contradictions, voire de conflits entre l'économie et l'éthique, les facteurs techniques et les facteurs humains, alors, en effet, la pensée philosophique a non seulement son mot à dire, mais elle doit être mise au fondement de toute réflexion lucide sur l'usage et/ou les mésusages illusoires qui en sont faits.
Trois axes de réflexion conduirons notre travail:

- Quels rapports complexes toute démarche qualité doit-elle établir entre les facteurs objectifs et subjectifs, dans la détermination des finalités des entreprises et des moyens de les mettre en oeuvre?

- De quelles illusions et contradictions vis à vis desquelles elles font écran, la démarche qualité risque-t-elle d'être affectée?

- Quel usage faut-il faire de ces contradictions pour améliorer l'efficacité et la vie des entreprises? A quelles conditions une telle amélioration est elle possible?



 

LA PHILOSOPHIE DANS UNE FORMATION D'INGENIEURS: UNE COQUETTERIE ?

La technique produit deux effets contradictoires

     Elle accroit l'éfficacité de l'action en réduisant les objectifs au stictement nécessaire, en concentrant sur eux la totalité des savoirs et des savoirs-faire disponibles ,en rationalisant les procédures, la répartition et l'organisation des taches.

    Mais elle tend, de ce fait, à occulter le sens et la valeur, pour les personnes qui les utilisent, des moyens et des méthodes employées. Elle dépossède les hommes au travail d'une grande partie de leur subjectivité en les identifiant à leur fonction dans la production (profil du poste) et  en leur imposant une temporalité rigide et étrangère. Ceci entraine nécessairement, chez le plus grand nombre des exécutants, une "démotivation" qui se traduit par une baisse de la qualité de leur travail

Or la quantité (croissance) est aujourd'hui subordonnée à la qualité des produits et à leur caractère innovant, ce qui exige la motivation positive de chacun. Dans ces conditions, l' éfficacité ne peut plus être opposée aux aspirations subjectives des hommes, le plus produire au mieux produire et le mieux produire au mieux   être dans voire hors du travail

La philosophie, en tant que réflexion rationnelle et critique sur la" valeur des valeurs",leurs significations humaines, les fondements des savoirs et les finalités éthiques de leurs usages, a donc une place essentielle dans une formation d'ingénieurs qualititiens. Quatre objectifs de l' intervention de la philosophie me semblent devoir être soulignés:
    _ Cerner les contradictions de la notion de qualité et de ses usages dans l'entreprise, contradictions souvent masquées par les illusions qu'entretiennent certains d'entre eux.
    _Remettre en question la tentation technocratique qui prétend soumettre les hommes aux contraintes techniques sans se soucier des facteurs humains ou, ce qui est pire, transforme ceux-ci en condidérations purement techniques.
    _Réinsérer la technique dans une réflexion sur les valeurs éthiques
    _Essayer de penser les conditions de l'humanisation de la vie économique ou, ce qui veut dire la même chose, de sa qualité.

Ainsi la philosophie, dans une formation d'ingénieurs, ne doit pas être considérée comme un "supplément d'âme", encore moins comme la cerise sur le gateau, mais comme la réflexion globale qui peut permettre d'ouvrir la rationalité techno-scientifique sur la culture générale ou, pour mieux dire, la culture généreuse.

                  Sylvain Reboul.



 
LES AMBIGUITES DE LA NOTION DE QUALITE
 

Dans un texte des "ORGANON", Aristote souligne l'équivoque de la notion de QUALITE. Il dégage quatre significations groupées en deux catégories:

La première fait référence au discours et concerne l'objet: "J'appelle qualité ce en vertu de quoi un objet quelconque est dit être tel" Celle-ci est donc pour Aristote ce qui nous permet de nommer un objet ,de le classer selon son idée, d’après une ou plusieurs différences spécifiques. Un homme, par exemple, est nommé tel car il a la qualité d'être raisonnable et sociable; il s'agit bien d'un jugement ,mais il détermine, à tort ou à raison, la classe des hommes;  il n'affirme aucune évaluation subjective; par contre il va permettre de juger d'une manière rationnelle de la valeur des objets particuliers: Tel homme est-il de bonne qualité, répond-il à son essence? Sans qualité les choses et les êtres n'auraient pas de nature ni de réalité déterminée et l'on ne pourrait pas les nommer: le discours serait un bruit insignifiant et l'être un pur chaos innommable; aucun jugement objectif ne serait possible et aucun jugement de valeur ne pourrait être objectif.
Mais cette signification se subdivise en deux : la qualité qui concerne l'état et celle qui désigne la disposition : l'état est permanent et concerne la nature même des êtres (les caractéristiques constantes) ,la disposition est mouvante et instable; elle est problématique en cela qu'elle ne caractérise pas la nature des êtres mais des modes d'être, tels le chaud et le froid. En cela la disposition reste une qualité "objective", mais d'une objectivité diffuse: elle colore les êtres et les choses et ne s'y applique qu'accidentellement.

Tout autre est, semble-t-il, la deuxième catégorie qui concerne les qualités "affectives" ou sensibles qui ne déterminent pas les objets eux mêmes mais les affections des sujets à leur contact selon, entre autres le plaisir et la douleur: la douceur du miel, la chaleur et le refroidissement etc... Nous pouvons nous étonner de retrouver la chaleur des deux cotés de la frontière entre les qualités objectives et subjectives: on ne sait si cette qualité est de l'objet, "dans" le sujet ou les deux et si, dans ce dernier cas, c'est l'objet qui détermine le sujet ou l'inverse
.
 Cette indécision, nous le savons, a obligé les physiciens "scientifiques" à abandonner les qualités sensibles au profit de paramètres universellement mesurables c'est à dire quantitatifs et non plus qualitatifs et à construire une science où la qualité, y compris objective, est "avalée" par la quantité seule catégorie reconnue par elle comme objective. Le sujet de la connaissance n'est plus le sujet sensible, et il doit, autant que faire se peut, se rendre insensible. C'est à ce prix que la science est devenue la condition de production d'objets techniques toujours plus puissants et efficaces.

Or, dans l'industrie, les objets produits et les services offerts n'ont de valeur que parce qu'ils répondent à des besoins et à des désirs d'une manière satisfaisante laquelle est, en dernier ressort, dominée par des critères subjectifs comme j'essaierai de le montrer plus loin. Ainsi l'entreprise doit s'efforcer, avec plus ou moins de réussite, de soumettre l'objectivité techno-scientifique à des considérations subjectives; tel est, me semble-t-il, le paradoxe qui anime la vie économique tout entière à notre époque; y compris, comme nous pourrions le montrer, dans les services dont la différence d'avec la production de biens matériels tend à s'estomper.

L'objet industriel obéit en effet à une double finalité:
-Répondre à une ou des fonctions d'usage bien déterminables, exigeant des propriétés quantifiables stables.
-Provoquer un plaisir faisant intervenir des valeurs symboliques et subjectives variables et des représentations imaginaires obéissant à la logique ambivalente du désir.
Or ces deux finalités s'entr’exprime toujours et on ne peut les isoler.

De même, la qualité du travail qui est la condition de la qualité du produit doit répondre à deux exigences contraires:
-Le strict respect des procédures et des normes pour garantir la conformité des produits à ces dernières ainsi que les conditions de sécurité.
-Le développement de l'initiative des opérateurs indispensable à la mise en oeuvre d'une politique globale de la qualité visant la souplesse et l'innovation nécessaire pour adapter l'offre, soumise à forte concurrence, à une demande mouvante et variée, tout en la suscitant.

 Comment penser ces paradoxes apparents? Tel est le travail que je tente de mener avec les étudiants en "qualité" pour produire les moyens conceptuels et critiques, sinon de les résoudre, du moins de mieux les comprendre; ne serait que pour éviter les illusions qui par définition escamotent les contradictions en confondant l'objectif et le subjectif, le désir, le discours et la réalité.
 

                       Sylvain  REBOUL.



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