La Qualité est-elle un simple problème technique?
La notion de qualité est aujourd'hui proliférante
dans
le discours économique et commercial et cela s'explique: la
concurrence
ne joue plus dans un marché croissant mais passe par la
conquête
de parts de marché aux dépens des concurrents; de plus
les
consommateurs solvables sont devenus plus exigeants. La qualité
devient donc le moyen, au moins rhétorique, par lequel chaque
entreprise
cherche à se distinguer et à valoriser son
fonctionnement,
son image et celle de ses produits auprès de son personnel et de
ses clients potentiels.
Ce succès a un coût: à être mise à
toutes les sauces, la notion de qualité risque de perdre son
sens.
Parmi les dangers qui la guette, le moindre n'est pas d'en faire un
simple
usage publicitaire, mais de croire que les problèmes de
qualité
sont réductibles à des normes et procédures
techniques;
or la notion de la qualité est ambiguë: elle se place
quelque
part entre l'être et la valeur, c'est à dire entre les
propriétés
et les performances objectives des produits et les désirs et
aspirations
subjectifs des usagers/consommateurs. Cette ambiguïté est
source
de confusions voire de mystifications: La plus grave est d'oublier que
la qualité n'a de signification que dans la soumission des
objectifs
et des méthodes de la production et de la distribution à
la considération des facteurs humains. Derrière les
problèmes
techniques et économiques il faut en dernier ressort rechercher
l'intelligence et les désirs des hommes. Qu'est ce que la
qualité
d'un produit ou d'une entreprise? Rien d'autre qu'un jugement de valeur
porté sur eux par des hommes selon l'idée qu'il se font
de
ce qui leur convient, en fonction de critères toujours
subjectifs
dont les paramètres objectifs et quantifiables ne sont qu'une
traduction
incertaine. De plus la "rationalité"(?) des comportements, des
désirs
et des aspirations humains est problématique car complexe c'est
à dire multiple et contradictoire. Il n'existe pas de
solutions
rationnelles univoques aux problèmes économiques,
sociaux,
politiques, moraux et psychologiques. En
matière
de qualité tout est affaire de choix et de compromis plus ou
moins
négaciés entre des désirs et des aspirations
hétérogènes
plus ou moins opposés.
Mon ambition philosophique est d'explorer avec vous ces ancrages
de l'entreprise et de la production dans l'humain afin de
défétichiser
la technique. Il s'agit de nous convaincre qu'il est non seulement
immoral
mais inefficace de penser et d'agir comme si les problèmes
humains
que sont les problèmes économiques n'étaient que
des
problèmes techniques et seraient justiciables d'une
rationalité
linéaire purement instrumentale. Pour ce faire, il nous faudra
repérer
les contradictions et leur oubli que recouvre l'usage de la notion de
qualité
et prendre conscience des faux-semblants et des obstacles qu'ils
engendrent.
Si l'on veut faire de la qualité autre chose qu'un
thème
racoleur, il convient, à mon sens, de comprendre la
nécessité
de transformer les rapports économiques et la vie des
entreprises
en ramenant les problèmes techniques et économiques
et le soucis légitime de l'efficacité au sens de l'humain
et en les soumettant à des exigences éthiques. Cela a
toujours
été le rôle de la pensée philosophique.
Voila
pourquoi, à mon sens, votre qualité de futurs
"qualiticiens"
ne se borne pas à améliorer le fonctionnement taylorien
du
système de production, mais à être des acteurs
qualifiés
de sa transformation humaniste.
En quoi la philosophie peut-elle intervenir dans la formation des ingénieurs "qualiticiens"?
La philosophie peut être définie comme la réflexion rationnelle et critique sur les contradictions universelles de l'existence humaine, en vue de permettre à chacun de se déterminer consciemment et de se justifier universellement (a ses yeux et à ceux des autres) au regard de prises de positions rationnellement possibles.
En ce qui concerne la vie de l'entreprise, les contradictions concernent la technique, l'économie et l'éthique et leurs rapports complexes; ces rapports mettent nécessairement en jeu des aspects objectifs et subjectifs, des états de faits, des théories d'interprétation, des normes et valeurs, sans qu'il soit possible de les séparer dans la pratique: Bien qu'il soit nécessaire de les examiner dans leur autonomie relative, l'économie et l'éthique entretiennent toujours des relations d'interdépendances qui orientent la gestion des entreprises. Cette interdépendance s'affirme dès que l'on pense la vie économique sous la catégorie de la qualité; catégorie qui renvoie en dernière ressort à des finalités subjectives de satisfaction jamais totalement réductibles à des indicateurs quantitatifs purement objectifs qui prétendraient soumettre la vie humaine à des exigences universelles indiscutables.
Si l'idée de la qualité est une idée qui,
dans
la vie des entreprises, prend en compte les interfaces affectées
de contradictions, voire de conflits entre l'économie et
l'éthique,
les facteurs techniques et les facteurs humains, alors, en effet, la
pensée
philosophique a non seulement son mot à dire, mais elle doit
être
mise au fondement de toute réflexion lucide sur l'usage et/ou
les
mésusages illusoires qui en sont faits.
Trois axes de réflexion conduirons notre travail:
- Quels rapports complexes toute démarche qualité doit-elle établir entre les facteurs objectifs et subjectifs, dans la détermination des finalités des entreprises et des moyens de les mettre en oeuvre?
- De quelles illusions et contradictions vis à vis desquelles elles font écran, la démarche qualité risque-t-elle d'être affectée?
- Quel usage faut-il faire de ces contradictions pour
améliorer
l'efficacité et la vie des entreprises? A quelles conditions une
telle amélioration est elle possible?
LA PHILOSOPHIE DANS UNE FORMATION D'INGENIEURS: UNE COQUETTERIE ?
La technique produit deux effets contradictoires
Elle accroit l'éfficacité de l'action en réduisant les objectifs au stictement nécessaire, en concentrant sur eux la totalité des savoirs et des savoirs-faire disponibles ,en rationalisant les procédures, la répartition et l'organisation des taches.
Mais elle tend, de ce fait, à occulter le sens et la valeur, pour les personnes qui les utilisent, des moyens et des méthodes employées. Elle dépossède les hommes au travail d'une grande partie de leur subjectivité en les identifiant à leur fonction dans la production (profil du poste) et en leur imposant une temporalité rigide et étrangère. Ceci entraine nécessairement, chez le plus grand nombre des exécutants, une "démotivation" qui se traduit par une baisse de la qualité de leur travail
Or la quantité (croissance) est aujourd'hui subordonnée à la qualité des produits et à leur caractère innovant, ce qui exige la motivation positive de chacun. Dans ces conditions, l' éfficacité ne peut plus être opposée aux aspirations subjectives des hommes, le plus produire au mieux produire et le mieux produire au mieux être dans voire hors du travail
La philosophie, en tant que réflexion rationnelle et
critique
sur la" valeur des valeurs",leurs significations humaines, les
fondements
des savoirs et les finalités éthiques de leurs usages, a
donc une place essentielle dans une formation d'ingénieurs
qualititiens.
Quatre objectifs de l' intervention de la philosophie me semblent
devoir
être soulignés:
_ Cerner les contradictions de la notion de
qualité
et de ses usages dans l'entreprise, contradictions souvent
masquées
par les illusions qu'entretiennent certains d'entre eux.
_Remettre en question la tentation technocratique
qui prétend soumettre les hommes aux contraintes techniques sans
se soucier des facteurs humains ou, ce qui est pire, transforme ceux-ci
en condidérations purement techniques.
_Réinsérer la technique dans une
réflexion sur les valeurs éthiques
_Essayer de penser les conditions de
l'humanisation
de la vie économique ou, ce qui veut dire la même chose,
de
sa qualité.
Ainsi la philosophie, dans une formation d'ingénieurs, ne doit pas être considérée comme un "supplément d'âme", encore moins comme la cerise sur le gateau, mais comme la réflexion globale qui peut permettre d'ouvrir la rationalité techno-scientifique sur la culture générale ou, pour mieux dire, la culture généreuse.
Sylvain Reboul.
Dans un texte des "ORGANON", Aristote souligne l'équivoque de la notion de QUALITE. Il dégage quatre significations groupées en deux catégories:
La première fait référence au discours et
concerne
l'objet: "J'appelle qualité ce en vertu de quoi un objet
quelconque
est dit être tel" Celle-ci est donc pour Aristote ce qui nous
permet
de nommer un objet ,de le classer selon son idée, d’après
une ou plusieurs différences spécifiques. Un homme, par
exemple,
est nommé tel car il a la qualité d'être
raisonnable
et sociable; il s'agit bien d'un jugement ,mais il détermine,
à
tort ou à raison, la classe des hommes; il n'affirme
aucune
évaluation subjective; par contre il va permettre de juger d'une
manière rationnelle de la valeur des objets particuliers: Tel
homme
est-il de bonne qualité, répond-il à son essence?
Sans qualité les choses et les êtres n'auraient pas de
nature
ni de réalité déterminée et l'on ne
pourrait
pas les nommer: le discours serait un bruit insignifiant et
l'être
un pur chaos innommable; aucun jugement objectif ne serait possible et
aucun jugement de valeur ne pourrait être objectif.
Mais cette signification se subdivise en deux : la qualité
qui concerne l'état et celle qui désigne la disposition :
l'état est permanent et concerne la nature même des
êtres
(les caractéristiques constantes) ,la disposition est mouvante
et
instable; elle est problématique en cela qu'elle ne
caractérise
pas la nature des êtres mais des modes d'être, tels le
chaud
et le froid. En cela la disposition reste une qualité
"objective",
mais d'une objectivité diffuse: elle colore les êtres et
les
choses et ne s'y applique qu'accidentellement.
Tout autre est, semble-t-il, la deuxième catégorie
qui concerne les qualités "affectives" ou sensibles qui ne
déterminent
pas les objets eux mêmes mais les affections des sujets à
leur contact selon, entre autres le plaisir et la douleur: la douceur
du
miel, la chaleur et le refroidissement etc... Nous pouvons nous
étonner
de retrouver la chaleur des deux cotés de la frontière
entre
les qualités objectives et subjectives: on ne sait si cette
qualité
est de l'objet, "dans" le sujet ou les deux et si, dans ce dernier cas,
c'est l'objet qui détermine le sujet ou l'inverse
.
Cette indécision, nous le savons, a obligé les
physiciens "scientifiques" à abandonner les qualités
sensibles
au profit de paramètres universellement mesurables c'est
à
dire quantitatifs et non plus qualitatifs et à construire une
science
où la qualité, y compris objective, est "avalée"
par
la quantité seule catégorie reconnue par elle comme
objective.
Le sujet de la connaissance n'est plus le sujet sensible, et il doit,
autant
que faire se peut, se rendre insensible. C'est à ce prix que la
science est devenue la condition de production d'objets techniques
toujours
plus puissants et efficaces.
Or, dans l'industrie, les objets produits et les services offerts n'ont de valeur que parce qu'ils répondent à des besoins et à des désirs d'une manière satisfaisante laquelle est, en dernier ressort, dominée par des critères subjectifs comme j'essaierai de le montrer plus loin. Ainsi l'entreprise doit s'efforcer, avec plus ou moins de réussite, de soumettre l'objectivité techno-scientifique à des considérations subjectives; tel est, me semble-t-il, le paradoxe qui anime la vie économique tout entière à notre époque; y compris, comme nous pourrions le montrer, dans les services dont la différence d'avec la production de biens matériels tend à s'estomper.
L'objet industriel obéit en effet à une double
finalité:
-Répondre à une ou des fonctions d'usage bien
déterminables,
exigeant des propriétés quantifiables stables.
-Provoquer un plaisir faisant intervenir des valeurs symboliques
et subjectives variables et des représentations imaginaires
obéissant
à la logique ambivalente du désir.
Or ces deux finalités s'entr’exprime toujours et on ne peut
les isoler.
De même, la qualité du travail qui est la condition
de la qualité du produit doit répondre à deux
exigences
contraires:
-Le strict respect des procédures et des normes pour garantir
la conformité des produits à ces dernières ainsi
que
les conditions de sécurité.
-Le développement de l'initiative des opérateurs
indispensable
à la mise en oeuvre d'une politique globale de la qualité
visant la souplesse et l'innovation nécessaire pour adapter
l'offre,
soumise à forte concurrence, à une demande mouvante et
variée,
tout en la suscitant.
Comment penser ces paradoxes apparents? Tel est le travail
que je tente de mener avec les étudiants en "qualité"
pour
produire les moyens conceptuels et critiques, sinon de les
résoudre,
du moins de mieux les comprendre; ne serait que pour éviter les
illusions qui par définition escamotent les contradictions en
confondant
l'objectif et le subjectif, le désir, le discours et la
réalité.
Sylvain REBOUL.