Monsieur
Viola:
La démarche de votre épouse, concernant la reprise de l’entreprise familiale, sa volonté d’indépendance
tout cas à l’égard des marchés boursiers, me semble receler un grain de sagesse que la lecture des pages
économiques ne fait que confirmer, tant elles semblent souvent plus proches de la rubrique des faits divers
que de l’illustration radieuse des règles aussi splendides qu’éternelles propres à assurer le bien-être de tous
à travers l’égoïsme de chacun. Pour paraphraser le vieux Schopenhauer, renoncer aux promesses exubérantes
d’un développement forcené (fondé, il faut bien le dire, sur le recours à un actionnariat déconnecté
de tout souci de la pérennité de l’entreprise) ne lui rapportera peut-être rien (à l’immédiat)
mais lui épargnera beaucoup (à la longue).
On a parlé d’Odyssée de la conscience, d’Odyssée de la raison, on peut aujourd’hui penser une forme
d’Odyssée de l’entreprise : il y a de l’Ulysse dans l’entrepreneur PME qui essaie de se garder
des forces gigantesques, insidieuses, difficilement prévisibles, qui, parfois avec de bonnes raisons
et la volonté de lui venir en aide, veulent l’annihiler, l’assimiler, le réduire à l’état d’un objet manipulable,
à un chiffre qu’il faut consolider ou une dépouille à vendre au plus offrant. La coordination des stratégies
conçues et mises en œuvre par votre épouse confirme (si besoin en était) que la ruse, le sens de l’alliance,
la ténacité et la capacité à impliquer les troupes ne sont plus, et vraisemblablement n’ont même jamais été,
des qualités spécifiquement masculines, que ce soit en Grèce, en France ou en Allemagne. Je dois vous dire,
considérant cette « mécanique animée d’une immense et savoureuse fantaisie » qu’est ma chère et tendre,
que je m’en doutais un peu. Une remarque en passant : tant vous (philosophe par vocation) que moi
(toujours dans l’apprentissage de la philosophie), nous prenons tous deux, pour exemple et objet
de pensée la « geste » de nos épouses respectives, dans le cadre d’un échange philosophique.
Sur l’agora, l’ontologie et la morale n’ont plus les accents de l’héroïsme surhumain des personnages
homériques mais ceux des activités bien humaines de la femme d’aujourd’hui.
Je suis en train de « lire » votre mail sur les distinctions besoin/désir, fin subjective/fin objective,
bonheur/réduction d’une tension, qui me donne encore beaucoup à penser, et suscite de nouvelles questions.
En fait, j’ai surtout du mal à comprendre votre vision, ou plutôt à m’accorder avec elle.
Pour moi, les besoins sont l’expression du «programme vital» de l’homme et les désirs
ne sont que la manière dont ces besoins s’objectivent (trouvent objet, expression, matière
et procédure de réalisation) dans un environnement donné (naturel et social). Dans cette optique,
on peut dire qu’un désir est toujours le résultat d’un (ou de plusieurs) besoin et d’un environnement
(cette perspective me permet d’expliquer l’ambiguïté de certains désirs, certaines fins).
Les besoins sont en nombre limités, et acceptent toute forme de satisfaction. Je n’effectue pas
de coupure entre besoin et désir : pour moi, il y a bien continuité, et si les désirs et besoins diffèrent,
ce n’est ni par l’objet, ni par la fin, mais par le fait que le désir est une sorte de moyen du besoin,
ou plutôt qu’il est « ce qui se passe » lorsqu’un besoin appréhende son environnement en vue
d’une satisfaction. L’amour, par exemple, que vous estimez de l’ordre du désir, pour moi relève aussi d’un besoin.
Quant au bonheur, j’effectue une distinction entre deux formes.
D’une part, je conçois le bonheur comme une sorte d’état d’équilibre entre les satisfactions
d’un ensemble de besoins : il faut qu’un ensemble de paramètres soient satisfaits pour que se produise cet état.
D’autre part, je conçois aussi le bonheur comme découlant de la conscience suivante : les besoins sont
insatiables (tant que perdure le corps, la santé, etc.), comme les désirs qu’ils impliquent, et
génèrent de ce fait une tension permanente, dont la tension vers le bonheur
(définit comme état d’équilibre) est partie intégrante. Soit : l’existence est une tension vers l’existence
qui nous fait perdre l’existence. A partir de cette « perception » de l’inéluctabilité de la tension vitale,
on peut dégager, ou relativiser, partie de cette tension à travers ses implications narcissico-sociales, etc.,
Selon l’amplitude que l’on donnera à ce mouvement, on aboutira soit à une forme de calme, de quiétude,
l’homme étant ramené à une plus simple « expression », soit à un renoncement complet de type ascétique
(non en tant qu’effort, mais en que conséquence d’un état mental particulier).
Voilà tout ce qui fait, pour ma part, obstacle à une « compréhension » (entendre : en forme d’accord)
de vos vues en la matière.
Il est clair que nos lectures respectives des mêmes phénomènes, événements, désirs, fins, moyens,
ne peuvent que différer, et je ne vois pas comment une conciliation de ces différences serait possible.
Quant au fait de discuter du bien ou mal fondé de votre « doctrine » ou de la mienne,
la tentative me semble oiseuse. Non que je refuse toute discussion sur le sujet, mais il me paraît
difficile de modifier un point de vue qui m’a l’air plus lié au «caractère» d’une personne
qu’au simple usage d’un ensemble de règles à suivre pour parvenir à un résultat dit rationnel.
J’ai le sentiment qu’on pourrait trouver en faveur et en défaveur de l’une ou l’autre de ces
deux visions tel ou tel argument, sans réellement convaincre qui que ce soit. Il y là-dessous
une forme de postulat qui me semble être un reflet trop immédiat de la personne pour que
l’on puisse faire autre chose, dans ce type de discussion, que simplement évaluer des différences
fondamentales de points de vue, ou détruire l’un au détriment de l’autre, mais en suivant les règles
de ce dernier, d’où : cercle vicieux, etc.
Par ailleurs, mais en prenant un autre angle, vous utilisez les mots « besoin » et « désir »
en leur accordant une définition particulière, univoque, tout comme moi, mais une autre définition bien sûr.
Or ces mots ont une pluralité de sens défini, dont certains font l’objet d’une définition dans
les dictionnaires, et sont d’une diversité d’usage qu’il me paraît difficile d’épuiser en
quelques lignes. L’un et l’autre, nous restreignons volontairement le sens de ces mots pour
pouvoir contrôler leur utilisation, leur sens, au cours de l’exposition de nos idées, et sommes
tout à fait capables de défendre notre point de vue à cet égard. Mais il s’agit aussi d’un certain
travail sur la langue, et à travers ce travail, nous construisons autant (et sinon plus) que nous ne découvrons.
Je ne veux pas dire que toute philosophie se résume à cela (un travail sur la langue et une construction),
mais qu’il s’agit de reconnaître que deux usages différents d’un même mot sont légitimes, et ne sont
justiciables ni dans les termes de l’un ou de l’autre. Seule une procédure externe
(à l’un comme à l’autre usage) permettra de trancher sur le plan de la vérité.
Encore faut-il définir les critères commandant cette procédure, et à ces critères peuvent
encore s’opposer d’autres critères, etc. Mais on aboutit là à une variante de la problématique
classique entre scepticisme et dogmatisme, que vous connaissez bien mieux que moi.
Toujours est-il, que le fait que nous construisions quelque chose quand nous pensons,
ou exposons nos pensées, ne me semble pas faire définitivement obstacle à une possibilité de vérité.
Je pense qu’il est possible de sortir du relativisme de la construction à partir du moment où
l’on se demande à quoi sert une construction, tout ce que nous sommes censés faire avec
elle, à travers elle. Que l’usage du langage vise à produire chez l’interlocuteur un certain
état mental, que nous visons précisément à produire, c’est une chose. Mais lorsque nous
pensons seul, en état de dialogue intérieur, nous visons autre chose par le biais de la construction,
nous cherchons à atteindre autre chose que le fait d’être convaincu. Ou plutôt nous ne voulons
pas être convaincu dans n’importe quel condition, et seulement à condition de ce quelque chose
de particulier que nous appelons, précisément, « vérité ». Et c’est également ce quelque chose
de particulier que nous cherchons à transmettre en créant un état mental particulier chez notre
interlocuteur à l’aide d’un certain usage des mots. Tout du moins, tant que nous ne trompons pas,
ou que nous ne cherchons pas purement et simplement à manipuler notre interlocuteur.
J’ajoute, pour être complet mais sans détailler cette fois-ci, que restent pour moi encore nombre
de questions concernant l’utilisation d’un même outillage pour comprendre la réalité et l’expliquer,
l’exposer, convaincre, etc. J’ajoute également que « besoin » et « désir » ne sont peut-être pas
les meilleurs outils pour rendre compte de la continuité de ce processus par lequel un être humain
entre en relation avec la réalité et se « réalise ». Il s’agit de mots dont nous héritons, qui ont une
longue et riche histoire, et qui peuvent d’une certaine façon influer sur la problématique du simple
fait de leur utilisation.
Je m’excuse de ces digressions et du fait d’avoir si abondamment exposé ces idées
(assez classiques au demeurant), mais il m’a semblé nécessaire d’éclaircir tous les à-côtés
d’un dialogue, de façon à ce que les lignes de force de tout désaccord potentiel
puisse être visibles dans leur intégralité.
En tout cas, votre final (« En l’absence du regard salvateur et sourcilleux de Dieu, nous ne pouvons
faire autrement que nous efforcer de nous estimer nous-même à travers l’image que nous nous
forgeons de nous même pour le meilleur et pour le pire...») est d’une puissance et d’une
portée qui laisse présager des choses très intéressantes. Je pense, notamment, à une
philosophie de l’histoire (impliquant le présent et la présence) quasi désespérée,
et peut-être négative (dans le sens d’une absence d’histoire, en profondeur mais pas
en surface, de l’homme). Je dis « quasi » parce que je vous suppose, à tort ou à raison,
une solution à cette recherche infinie de la reconnaissance de soi à travers les autres.
On pourrait bâtir des bibliothèques sur la richesse de cette thématique (absence du regard
qui montre ce qui est et fait ce qui est – à savoir Dieu :verbe et miroir- et recherche infinie,
frénétique, de l’image vraie - et valorisante - à travers toutes sortes de formes et de mises en scène).
Voilà l’un de ces points de vue d’où l’on surplombe toute l’activité humaine, où tout trouve
sens, qui permet un décollage irrémédiablement vertical par rapport à la soi-disant « réalité sociale ».
Je suis actuellement (jusque mi-juin) coupé de tout accès Internet (et oui, ce sont des choses qui arrivent),
et vous fait transmettre ce mail par un tiers. Je ne peux donc consulter le site que vous
me conseillez sur « L’objet du désir : le désir et son sujet ».
Je remarque que notre dialogue, au lieu d’être très concentré sur le sujet (cause finale de l’entreprise),
à l’instar des dialogues exposés sur le rasoir philosophique, fait preuve d’un sens du vagabondage
qui aurait certainement irrité un philosophe féru de systématisation myope et de rigueur borgne,
ce qui ne semble pas être votre cas. Il y a tellement d’implicites dans ce que nous disons
(cf. vos pertinentes réponses qui savent sortir des rails suggérés par le langage,
qui suivent la parole sans se laisser entraîner par les mots), que ce type de vagabondage
pourrait bien se révéler être au bout du compte une forme de raccourci plus court que toute géométrie.