Echange sur la qualité comme cause finale de l'entreprise

entre Monsieur Claude Viola, cadre supérieur et Sylvain Reboul

Je suis actuellement en train de lire et d'étudier, avec un regard non seulement philosophique mais également très professionnel, votre analyse de la qualité, que je trouve aussi claire que pertinente. Cependant, un passage attire mon attention et je ne peux m'empêcher certaines remarques. Je veux parler de votre affirmation selon laquelle " la qualité des produits est la cause finale de l'entreprise ", dans " La qualité des produits et des services ", au tout début de La qualité des produits est une valeur complexe.
Une des facteurs qui orientent cette affirmation réside dans une certaine conception de l'entreprise.
>
Savoir ce qu'est une entreprise est moins simple qu'il n'y paraît, même si de nombreux livres, et sommités, prétendent fournir une réponse sans sommation, qui ne se discute pas et n'ouvre aucun questionnement. Une entreprise est destinée à produire, ce qui fatalement entraîne la cause finale du côté du destinataire du produit. Mais l'entreprise ne se résume pas seulement à sa fonction de production, et il existe des managers, créateurs, actionnaires et clients qui ont une autre vision, tout aussi pertinente de ce à quoi " sert " une entreprise, même si elle provoque le tollé des puristes et des penseurs de " l'entreprise ". Il existe, je veux dire dans la réalité, pas au fin fond d'une théorie, des entreprises qui ont un objectif différent. On parlera d'exception, jugement ad hoc qui permet d'obvier, parfois, à la réalité, surtout quand
elle ne concorde pas avec la théorie que l'on défend. Mais une exception, si elle confirme la règle, met en péril la loi.
>
Par ailleurs, une étude attentive des interprétations des différents acteurs dans l'entreprise, ou aux alentours de l'entreprise donne une vision bien différente de la définition classique. La théorie des agents, la théorie économique des conventions, pour ne citer qu'elles, bien qu'une définition de l'entreprise ne soit pas précisément l'objet de leur recherche, ont ouvert des questionnements dont elles ne perçoivent pas toujours les conséquences. La notion de frontières de l'entreprise (même si de nombreux spécialistes du sujet soulèvent à peine un sourcil de lassitude face à ce problème jugé) est loin d'être un sujet clos : et au fur et à mesure, non que les théories progressent, mais
que des curiosités individuelles s'emparent de domaine que l'on savait même pas exister (ou qu'on écarte la plupart du temps avec un moue de mépris), on s'aperçoit qu'entre l'entreprise et son environnement les points d'ouverture et les flux d'échanges peuvent se multiplier, au point de rendre difficile, voire impossible, toute distinction entre des entités bien séparées des théories classiques de l'entreprise.
>
Un conseil : si un manager, ou un penseur en management, fut-il philosophe, vous certifie que l'entreprise est ceci ou cela, c'est-à-dire ne correspond qu'à une seule définition, écoutez le (après tout, il sait de quoi il parle), mais surtout ne fermez pas vos oreilles après coup : il reste encore beaucoup de choses à entendre.
>
J'ai travaillé pendant 7 ans dans une filiale d'une grande entreprise française, filiale dont l'axe principal était la qualité, en tant que
responsable opérationnel et fonctionnel. Pendant 2 ans, l'entreprise a été gérée par un des dix plus grands spécialistes français de la qualité, professeur d'université, théoricien pur et dur. Sa mission fut un échec, faute d'avoir une compréhension souple, hors des dogmes officialisés, des frontières internes et externes de l'entreprise, qui n'était pas une entreprise ordinaire, mais était une entreprise tout de même. De plus, mon épouse dirige deux structures dont les objectifs ne sont ni le produit, ni le client, ni les bénéfices, même si ces trois facteurs sont considérés comme des moyens essentiels de parvenir à l'objectif, cause ultime, qui détermine toute la vie de l'entreprise et sa gestion.
N'ayez crainte, je ne confonds pas objectif et cause ultime, même si ce qui précède peut en donner l'impression. Il se trouve simplement que l'objectif de ces structures  coïncide avec les objectifs de ceux qui se trouvent au bout de la chaîne de production REELLE de l'entreprise (même si ils n'en ont pas conscience!...).
>
Ce que je veux dire, c'est que dans votre conception, que je qualifie pour lebesoin de ces remarques de " classique ", c'est le client qui détermine l'identité métaphysique de l'entreprise. Pour le dire d'un point de vue pratique : sans le client, l'entreprise n'existe pas. Dans une autre conception de l'entreprise, telle que je l'ai vécu, tel que le vit mon épouse, le client est un moyen, ou, si vous préférez, si pour vous c'est le terme " client " qui est déclencheur, via la production, de la cause finale de l'entreprise, alors il faut envisager un tout autre client et une tout autre production. D'où le concept de production réelle. La production réelle, dans ce contexte, c'est la production qui détermine le sens de la cause finale. Si pour l'entreprise le client est ce pour quoi elle a été créée en tant qu'unité de production, la production réelle correspond à ce que tout le monde pense en général être la production de l'entreprise. En revanche, si le client, en tant qu'acheteur de ce que produit l'entreprise, n'est qu'un moyen pour entretenir une autre chaîne de production, jugée elle comme le but ultime, comme la véritable production, alors la production réelle ne correspond pas à ce que l'on entend traditionnellement par production d'entreprise.
>
Je sais que tous les problèmes que je viens de soulever exigent une approche très complexe, et peuvent sembler, de prime abord, faire obstacle à toute compréhension rationnelle de l'entreprise. Cependant, ce n'est ni la rationalité, ni nos capacités à traiter la complexité qui se trouvent mis en question par leur existence, mais tout simplement nos habitudes (que nous prenons pour des réalités), et un champ de pensée (l'entreprise) qui, contrairement à ce que l'on croit, en est encore aux balbutiements, et à propos duquel d'innombrables
choses restent à dire et à découvrir.
>
Beaucoup d'hommes vivant et/ou pensant l'entreprise croient savoir de quoi il s'agit, et certains ont un véritable savoir en la matière. En revanche, ceux qui ont eu l'occasion d'intégrer ou de créer, et/ou de penser, une entreprise non classique sont mieux à même de percevoir la complexité de toute compréhension de l'entreprise en général, la difficulté à la définir, et partant à déterminer sa cause finale.
>
En tout cas, je salue votre entreprise : elle est très importante. Il est temps que l'on aborde enfin la métaphysique, ou philosophie, de l'entreprise et de son environnement.


Cordialement

Réponse et questions de Sylvain Reboul

Je suis tout à fait d'accord avec vous sur la nécessité de faire dans chaque cas une analyse concrète des causes finales de l'entreprise qui sont complexes, à savoir nombreuses, hétérogènes, interdépendantes mais parfois et en même temps aussi contradictoires entre elles; mais cela ne doit pas nous dispenser de les hiérarchiser afin d'assurer une cohérence minimale, condition de sa survie et de son développement. Il me semble que justement la qualité (coût/qualité) en terme de critère de l'acte d'achat du client est la condition des conditions ou la cause finale des causes finales ; or celle-ci engage autant sinon plus des considérations subjectives qu'objectives (d'où la nécessité de la pub) en externe et de plus exige en interne  la mise en oeuvre d'une qualité relationnelle qui engage le vécu et les désirs des différents acteurs de l'entreprise. Je ne crois pas de ce point de vue être très classique dès lors que je pense plus la vie de l'entreprise en terme de désirs complexes et toujours subjectifs qu'en terme de prétendue rationalité strictement et unilatéralement économique (homo economicus), à mon sens introuvable, car les rapports économiques sont toujours des rapports humains donc passionnels, plus ou moins rationalisés. Ce qui ne  nous interdit pas de tenter d'en découvrir la logique et de les ordonner pour faire en sorte que leurs finalités ne se neutralisent pas entre elles mais, au contraire de tenter de les mettre en synergie conflictuelle dynamique...Et la notion de qualité (et non de quantité) du produit et du travail est centrale à ce sujet.
J'aimerais que vous précisiez ce qu'est pour vous la cause finale principale  de l'entreprise au regard de votre expérience, serait-ce le profit (retour sur investissement)? Si oui il faudrait alors distinguer le cause finale interne et la cause finale externe et se demander en quoi et comment elles sont liées. Pour Platon par exemple, c'est l'utilisateur du lit qui connaît vraiment l'idée du lit, donc le lit en sa forme idéale et vraie que le fabriquant doit réaliser (au contraire du peintre par exemple qui n'en produit que le simulacre).
De plus je ne comprends pas comment une entreprise pourait ne pas avoir pour finalité externe  principale, sinon unique, le souci du client même s'il l'instrumentalise au service du profit (finalité interne) ...

Réponse de monsieur Viola:

Je vais essayer de m'expliquer brièvement (je suis en plein déménagement,  plus quelques autres tribulations aussi chronophages qu'anonymes). Ma réponse  risque de ne pas être très structurée, mais je tâcherais de faire en sorte  qu'elle soit au moins claire, contrairement à certaines parties de mon mail  d'origine qui aujourd'hui vous amène à me questionner.

Je ne vais pas discuter de la notion de cause finale, et j'accepte tout à  fait la définition de Platon que vous proposez.
Je ne sais si elle est vraie ou fausse, et si on ne peut pas construire un  meilleur outil, mais je trouve pour le moment qu'elle remplit l'usage à quoi  nous la destinons dans ce dialogue, à partir du moment bien sûr où nous spécifions à quel utilisateur nous pensons, ce qui est votre cas. C'était moins clair de ma part, et vous avez bien raison d'y revenir aujourd'hui.

Je pense que vous avez précisé votre position dans votre dernier mail, en me montrant que vous teniez bien compte de la multiplicité des agents, donc des causes finales. A partir de là, effectivement, la notion de qualité peut devenir centrale : elle est un critère essentiel pour chaque agent, bien qu'il se peut que certains agents ne le formulent pas ainsi. Tout au moins tant qu'on ne leur " soumet pas le cas ".

Je ne pense pas qu'il existe une cause finale de l'entreprise, tout du moins une cause finale au regard d'un agent (profit, salaire, qualité du produit en fonction d'un acheteur, etc.), puisque ce sont différents points de vue qui se croisent, que chacun d'eux à sa raison d'être, que chaque agent produit l'entreprise et l'utilise : la direction, les employés, les cadres, les actionnaires, les clients, etc.
Cependant, pour reprendre votre analyse, la qualité répond à toutes ses attentes, d'une façon différente chaque fois, différence dans le contenu, pas dans la forme.

Ne m'en veuillez pas des reformulations de votre point de vue : il s'agit aussi pour moi de savoir si nous parlons de la même chose.

Quand j'ai commencé à réfléchir sur l'entreprise, j'avais un point de vue très élémentaire : pour moi, la cause finale de l'entreprise, ça ne pouvait être que le créateur de l'entreprise qui pouvait la donner, comme seul Dieu peut donner le sens de sa création. Lui seul sait ce qu'il avait dans l'esprit quand il l'a créé. Lui seul sait la fin à laquelle elle est destinée. Seule fin que je pouvais imaginer à l'époque : le profit, évidemment. Aujourd'hui, ma réponse est nettement plus souple, fragmentaire, adaptée, fluctuante, voire inconsistante d'une certaine façon. Ce qui ne veut pas dire que je ne peux pas rendre compte de mon point de vue, ni qu'il ne soit pas justiciable d'une certaine vérité.
Mais je reviendrais, si vous le permettez, ultérieurement sur ce sujet. Je n'ai, malheureusement, ni le temps ni l'esprit dans les circonstances actuelles de vous faire une réponse satisfaisante, structurée, construite, qui puisse permettre une compréhension et éventuellement une critique pertinente de votre part.

En revanche, je puis faire réponse à la relation entre entreprise et client (votre dernière réponse).
Pour l'entreprise classique, normale, celle que l'on trouve un peu partout, le client est à l'extérieur de l'entreprise. Mais il existe des entreprises qui ont deux clients : un client externe et un client interne. Je ne veux pas parler de cette décalcomanie de la relation client/fournisseur que l'on essaie d'instaurer entre services et/ou personnes au sein des entreprises, mais d'un véritable client à l'intérieur de l'entreprise. Exemple typique : les entreprises de travail temporaire ont un client/client et un client/salarié.
Un exemple encore plus poussé : une des deux structures que dirige mon épouse a pour objet essentiel l'insertion par le travail. Les objectifs de l'entreprise sont les suivants : vendre des prestations à une clientèle extérieure à l'entreprise, faire du bénéfice (on fait du social par l'économique : il faut donc que cette affaire tienne économiquement la route), donner du travail à des chômeurs longue durée, intervenir autour des problématiques d'insertion.
Pour approfondir ce dernier exemple, il faut bien comprendre qu'un des soucis essentiels de mon épouse et de son équipe d'organisateurs, un de leurs objectifs essentiels, c'est la viabilité économique de la structure. Le bénéfice est pensé non comme une décoration économique à exhiber dans un bilan, ni comme un bonus pour dirigeant ou une plus value pour actionnaires, mais en tant que condition sine qua non de la pérennité de la structure et de sa santé : en termes de moyens dégagés, de ressources, de crédibilité et d'exemple vis à vis des
salariés. Et pour faire du profit, il faut évidemment que le client soit prêt à commander, à consommer et à régler des prestations, d'où qualité à l'externe, etc.
Cependant, cette entreprise n'existerait pas (j'entends par là que les membres - fondateurs - du conseil d'administration, l'ensemble des salariés chargées d'organiser l'insertion et de commercialiser les prestations, mon épouse, bref, personne n'y travaillerait : il s'agit pour l'ensemble de ces personnes tout à la fois d'un travail et d'une vocation) si l'objectif de l'insertion n'était pas le thème central de cette entreprise. Où serait la cause finale dès lors ?
Les salariés en insertion sont l'objet de toute la démarche de l'entreprise. En fait, il faut comprendre la totalité de l'entreprise, y compris les prestations réalisées, sa production, son bénéfice, etc., comme un moyen au service des salariés en insertion. Il n'y a pas de pensée seconde, d'histoire autre.
Objectivement, l'affaire se présente comme cela et doit être comprise comme cela. Y compris par les clients, qui connaissent tous la portée sociale de cette entreprise.
Maintenant, cela n'exclut pas que quelques clients n'aient pour souci que la qualité du service qu'ils achètent (d'où l'effort porté sur la qualité des prestations), ou que des salariés ne se voient qu'en tant que salariés, ou que mon épouse utilise son salaire en fin de mois, ou que les membres du CA se félicitent personnellement et intérieurement pour leurs efforts.
Mon épouse utilise le terme de client en parlant des salariés en insertion, pour bien signifier que l'entreprise est à leur service, et que toute
l'activité de l'entreprise est orientée vers la réalisation concrète de l'insertion.
Les dirigeants pensent insertion, les salariés organisateurs pensent insertion, les clients consommateurs de prestation pensent insertion et les salariés en insertion pensent insertion.
Je sais bien que ce que je retire d'un côté, à savoir la qualité du côté client, on finit par le retrouver de l'autre, puisque l'insertion implique
également une insertion de qualité.

J'espère que mes réponses ne sont pas trop décevantes. Je ne pense pas qu'il faille juger cette expérience d'entreprise comme une exception, même si nous la pensons comme une exception (question d'habitude). J'ai appris à me méfier des corbeaux blancs qui m'expliquent qu'ils sont des anomalies, surtout depuis que j'ai découvert mes capacités de ventriloque.

Je regrette de n'avoir pas le temps nécessaire pour vous concocter une réponse digne de ce nom, qui ne me fasse pas trop honte, offre matière à votre sagacité et puisse prolonger le débat sans faire office de miroir.

N'étant pas un professionnel de la philosophie, je pense, en tout cas, qu'il me sera nécessaire de reformuler certaines de vos idées, de façon à m'assurer que je vous ai bien compris.

Réponse de Sylvain Reboul:
Le cas de l'entreprise de votre épouse est en effet plus complexe, car elle se donne une fonction sociale (faciliter l'insertion de chomeurs) par laquelle elle exerce une mission de service public (ce qui ne préjuge en rien de la nécessité technique de faire des bénéfices comme moyen), entreprise ayant ou se donnant une mission de service public dont l'objet est principalement de traiter un problème d'intérêt general et qu'il ne faut pas confondre avec une institution  d'état (confusion trop fréquente en France).
Elle  met en jeu deux types de clients: les entreprises demandeuses et les salariés en insertion, ces deux types de clients ne constituent pas séparément la cause finale c'est la qualité de leur relation qui l'est. Elle est en mon sens externe au sens où cette relation ne fait partie prenante du fonctionnement  interne l'entreprise dès lors qu'un des acteurs de cette relation, les entreprises demandeuses de salariés, s'il sont insatisfait, peuvent à tout moment faire défection. Donc la qualité de la relation dépend en dernier ressort des attentes de ces clients que sont ces entreprises et si les salariés sont salariés internes de l'entreprise c'est en tant qu'ils sont empoyables par des entreprises externes. Nous sommes donc bien au croisement de deux fonctions: une fonction d'intérêt général tournée vers la réduction du chomage et une fonction d'intérêt privé , la satisfaction des entreprises clientes. Laquelle donc domine (ou commande) l'autre dans ce cas (à distinguer des institutions d'état de service public)? La réponse réside à mon sens dans la fait que nous sommes dans un cadre d'économie sociale de marché "capitaliste" (et peut être n'y en a t-il pas d'autre viable) qui impose que  l'intérêt général doit en permanence s'ajuster aux intérêts particuliers pour se mettre en oeuvre. Ce qui est difficile, parfois impossible et alors il convient de faire intervenir directement l'état, mais qui me semble la seule possiblité dans ce cas, sauf à transformer chaque chomeur en fonctionnaire..

Remarques de Monsieur Viola

Effectivement, "la qualité de la relation dépend en dernier ressort des attentes de ces clients", sauf que les dits clients sont tous membres d'office de la structure, précision que j'avais oublié de vous fournir. Ce montage a d'ailleurs été conçu pour réduire les frictions inhérentes à  une relation interne/externe. Mais, je tiens ce dernier point pour rhétorique.

Il y plusieurs autres choses dont j'aimerais débattre, puisque j'ai terminé la totalité de vos écrits sur la qualité. Non que la notion de " cause finale " ne mérite plus ample examen, mais je pense qu'il ne s'agit pour vous que d'un outil, et qu'il est inutile que je vous demande une justification à  ce propos.

J'aimerais commencer par la mission que vous assignez aux " chevaliers " de la qualité : humaniser l'univers taylorien de l'entreprise française. En fait, c'est un peu plus complexe : vous définissez quatre objectifs pour justifier l'existence d'un module de philosophie dans une formation d'ingénieur, l'objectif immédiat étant surtout, au fond, d'humaniser la démarche de l'ingénieur, d'amener à  la tête pensante d'autres informations que le " 1, 2, 3, 4 " de la technique, de sculpter le plus profondément possible des objectifs humains à l'intérieur de ce crâne constitué essentiellement en vue d'une industrielle efficacité.

Il se peut que je me trompe quand j'emploie le terme de " mission ". En ce cas, considérez comme nulle et non avenue l'ensemble des propos qui vont suivre.

Déjà  une remarque : si vous leur assignez une mission, c'est qu'ils en ont bien besoin. La situation est-elle dramatique à  ce point qu'un doyen d'université estime nécessaire de fournir des rudiments d'humanité et de réflexion à  de futurs managers, qu'on va bientôt lâcher dans la nature ? Bien entendu, j'ironise, et il vaut mieux instruire si l'on veut transformer la société que de courir a posteriori, une civière en main.

Une deuxième remarque : la motivation des futurs ingénieurs. J'imagine que sur la masse des " patients " que vous traitez (car pour moi, la philosophie dans un tel cadre est aussi destinée Ãà purger de quelques idées préexistantes, à assainir une situation, ou en tout cas à  donner des élèments permettant d'orienter une pensée, donc une action, ne serait-ce que sous une forme négative, par le doute), il doit bien y en avoir quelques uns chez qui votre enseignement va réellement être fondateur, révélateur, ou jouer, dans le meilleur des cas,
le rôle de confirmation. Du genre pessimiste, je suis moins persuadé des effets de votre discours sur la majeure partie de nos futurs ingénieurs, à  part, évidemment, pour accroître leur capacité à  produire de beaux discours et à convaincre u'il vaut mieux courir après les
horizons dorés de la qualité que de revendiquer, à  tort ou à  raison. La tentative a au moins le mérite d'exister.

Cependant, je reste persuadé que le goût du pouvoir, si ce n'est l'esprit du gain pour le gain, instrumentalisera la qualité (si ce n'est déjà  fait) comme ont déjà  été instrumentalisés de nombreuses (sinon toutes) doctrines managériales, sociales, politiques, etc., ce qui est d'ailleurs une des raisons de la nécessité de leur renouvellement. Dialectique, dont je présume, malheureusement, le caractère infini.
Pour vous, le qualiticien (expert qualité) doit être au carrefour de toutes les grandes fonctions de l'entreprise. Son rôle est fonctionnel. Je partage tout à  fait votre point de vue. Cependant, j'ai remarqué (et je n'ai eu, hélas, absolument aucun mal à  le remarquer) que plus un expert s'enfonce dans son fauteuil, plus un ingénieur se retranche derrière ses capacités d'abstraction, plus l'humanité qu'il est chargé de " révéler ", d'animer mais surtout de réanimer (dans la perspective d'un univers taylorien) devient lointaine, de plus en plus admirable, mais au fond très irrélle, au point que finalement on finit par penser n'importe quoi derrière ce mot. Après tout Lénine (pour ne prendre que lui, de toute façon les exemples abondent, et je vous sais suffisamment érudit pour vous éviter une kyrielle de références, tant historiques que littéraires) agissait dans l'horizon de l'humain, par des moyens inhumains, certes, mais sa philosophie, sa justification prenait source dans l'humain. Je ne pense vraiment pas que retiré dans sa citadelle, l'ingénieur soit à  même de penser réeellement l'humain. Ne reste-t-on pas à  un niveau technocratique, d'une certaine façon ? On a eu l'ingénieur papa, l'ingénieur machine, l'ingénieur tourmenté (post soixante-huitard) et maintenant voilà  qu'arrive un nouveau sauveur : l'ingénieur qualité, investi de la noble tâche de poser ses mains sur le "lazare " salarié. Enfin, tant qu'on en n'est pas à  faire du bouche à  bouche à  un squelette.

Troisième remarque. Votre conception de la qualité, que j'approuve, semble impliquer toute une série de conséquences, en aval, évidemment, mais aussi en amont. Je lui suppute une portée sociale, notamment à  travers le participatif, le réinvestissement du sens de son travail par le salarié, la réhumanisation de la relation entre action et objectifs, etc.

Encore une fois, ces buts sont louables. Et décisifs¦ dans un univers capitaliste. Là , il y a toute une série de pensées que vous n'explorez pas, en tout cas que vous ne traitez pas complêtement dans vos réflexions sur la qualité. J'imagine que vous avez encore de la réserve sur le sujet : je suis tout ouïe.

Dernière remarque. Comment jugez-vous la pertinence de votre enseignement, en terme de comportement de la part de ces aspirants ingénieurs une fois dans le vie active ? Avez-vous un retour d'expérience, je veux dire un réel retour qui ne soit pas seulement le fait de quelques " bons élèves " ou de quelques employeurs déjà  convaincus ? Un retour intéressant devrait inclure les points de vue des différents acteurs de l'entreprise et autour de l'entreprise : DG, collègues cadres, l'intéressé lui-même, les salariés de base, les clients, etc.
Quelle est la plus-value de cet enseignement ? Et s'il y a plus-value, comment le savez-vous ? Bref, je pose la question de la qualité de votre enseignement sur la qualité (un retour à  soi qui est de circonstance dans un cadre philosophique), par rapport à  l'objectif visé. Je suis sérieusement intéressé par le sujet.

J'ai encore d'autres remarques sur la qualité, sur vos textes (je pense notamment à  votre notion immanente du désir), mais cela sera pour une autre fois, si vous le permettez et êtes intéressé.

Je dois vous dire que j'apprécie énormorment votre travail sur la qualité, que je trouve profond et comportant des perspectives trèss intéressantes. J'ai des choses à  y redire, peut-être surtout sur des points de détail, mais souvent je pense que vous y avez déjà  pensé et voulant nous évitez un débat au cours duquel vous seriez amené  me faire un cours sur l'histoire de telle ou telle notion philosophique, je préfère me concentrer sur des problêmes plus concrets, et certainement annexes à votre propos.

Même si je pense que la  " mission " que vous assignez à nos futurs qualititiens  risque fort de transformer (vos idées sont, je l'avoue, grisantes) certains d'entre eux en Don Quichotte de la qualité, une approche et un enseignement philosophique de la qualité (mais on peut aussi imaginer d'autres domaines) me semblent très importants, voire nécessaires, pour de futurs ingénieurs et managers.

Félicitations Monsieur Reboul, ainsi qu'au Doyen, et à  toutes les personnes qui ont oeuvré pour faire en sorte que ce cours existe.

Très cordialement, Claude Viola


Réponse de Sylvain Reboul,

Un grand merci pour vos remarques et pour votre très aimable appréciation de mon travail.

Nous sommes d'accord: la question de la qualité dépend en dernier ressort des relations de pouvoir dans  et hors l'entreprise; or celles-ci ont aujourd'hui tendance, dans nombre d'être elles parmi les plus grandes, à être soumise sans contre-pouvoir au capital financier anonyme et sans responsabilté sociale dont l'unique finalité est la maximation du taux de profit à très court terme; dans un  tel cadre dictatorial le thème de la qualité ne peut être qu'un adjuvent rhétorique mystificateur. Mon épouse (décidément) a repris en 1995 la direction et la succession de l'entreprise familiale de ses parents en Allemagne (80 personnes) avec pour objectif essentiel de préserver l'emploi; ce qu'elle a pu faire dans un contexte difficile en refusant de la transformer en société anonyme, voire en autofinançant sa modernisation et en associant clients et fournisseurs à une stratégie anti-capitaliste (au sens boursier), laquelle chez nombre de nos concurrents s'est avérée fatale. En interne elle a développé le management par groupe de projet et la flexibilité interne en accord avec le personnel en renouvelant l'encadrement par des départs à la retraite anticipée pour ceux qui se refusaient à accepter cette modernisation managériale (rendue indispensable du reste par l'informatisation...). Je pense que tout n'est pas joué sur ce plan dans la mesure où la plus value à pour source essentielle aujourd'hui (via l'innovation et le développement) le savoir et que celui-ci ne peut être dissocié des personnes qui le détiennent dans la mesure où elle ne peuvent le vendre sans le conserver et le développer pour elles même. Reste évidemment les autres...

Je suis pour ma part à a retraite de l'éducation nationale depuis 2003 et ne peut plus suivre ce qui se passe à l'ISTIA, d'autant que je vis, en partie en Allemagne, mais je compte bien communiquer notre échange à mon successeur et au responsable de la formation, néamoins je m'informe auprès de ma fille (titulaire d'un doctorat en management et gestion des entreprises), laquelle occupe un poste de responsabilité en qualité et organisation, des problèmes qu'elle rencontre, ainsi qu'auprès de mon fils et de mon gendre, ingénieurs dans des branches et entreprises très différentes.

Je vous signale le texte que j'ai publié sur mon site sur la question du pouvoir, suite à un cours donné à des étudiants en DESS:

les relations de pouvoir et les jeux du désir

Monsieur Viola:
J'oubliais une question : comment opérez-vous la distinction entre fin
objective et fin subjective ? Des exemples.

SR:
Une fin subjective est portée par un désir en tant que recherche d'une satisfaction réflexive dont le sujet est l'objet (concience et amour de soi) dans ses rapports aux autres lesquels mettent en jeu leurs désirs en une réciprocité mimétique plus ou moins conflictuelle: domination, prestige, puissance, honneur, estime et reconnaissance des autres, séduction, amour ou amitié etc..; une fin objective renvoie toujours à un besoin lié à un intérêt ou une nécessité objective naturellement ou socialement déterminable pour "survivre" en tant qu'individu lambda en une situation déterminée (ex: rentabilité  de l'entreprise, manger, réduire la souffrance physique, accroître son pouvoir technique etc.)

Les deux sont toujours plus ou moins liés; mais, et cela est ma thèse, seul le désir est tourné vers le bonheur, à savoir l'amour et la reconnaissance de soi, le besoin est tourné vers la réduction d'une tension pour pallier un manque ou une impuissance déterminée dans notre rapport aux choses. Le bonheur prime toujours sur la seule satisfaction dite "extérieure", c'est à dire le désir sur le besoin; or nous sommes dans une économie du désir qui se "déguise" en besoins; les objets de consommation présentés comme des besoins sont en réalité  aujourd'hui les médiateurs symboliques et de plus en plus de notre désir d'être, de puissance, de paraître, d'aimer et d'être aimé etc.., bref de nous mettre en scène (en particulier  tous les objets dit de communications et de représentation et d'expression de soi; voir à ce sujet l'évolution de la télé). En l'absence du regard salvateur et sourcilleux de Dieu, nous ne pouvons faire autrement que de nous efforcer de nous estimer nous-même à travers l'image que nous nous forgeons de nous même pour le meilleur et pour le pire...
Derrière le besoin cherchez le désir; derrière les relations aux objets, cherchez les relations humaines et à soi;
derrière la quantité cherchez la qualité. La qualité est de l'ordre du désir, non du besoin...

Monsieur Viola:
La démarche de votre épouse, concernant la reprise de l’entreprise familiale, sa volonté d’indépendance
tout cas à l’égard des marchés boursiers, me semble receler un grain de sagesse que la lecture des pages
économiques ne fait que confirmer, tant elles semblent souvent plus proches de la rubrique des faits divers
que de l’illustration radieuse des règles aussi splendides qu’éternelles propres à assurer le bien-être de tous
à travers l’égoïsme de chacun. Pour paraphraser le vieux Schopenhauer, renoncer aux promesses exubérantes
d’un développement forcené (fondé, il faut bien le dire, sur le recours à un actionnariat déconnecté
de tout souci de la pérennité de l’entreprise) ne lui rapportera peut-être rien (à l’immédiat)
mais lui épargnera beaucoup (à la longue).

On a parlé d’Odyssée de la conscience, d’Odyssée de la raison, on peut aujourd’hui penser une forme
d’Odyssée de l’entreprise : il y a de l’Ulysse dans l’entrepreneur PME qui essaie de se garder
des forces gigantesques, insidieuses, difficilement prévisibles, qui, parfois avec de bonnes raisons
et la volonté de lui venir en aide, veulent l’annihiler, l’assimiler, le réduire à l’état d’un objet manipulable,
à un chiffre qu’il faut consolider ou une dépouille à vendre au plus offrant. La coordination des stratégies
conçues et mises en œuvre par votre épouse confirme (si besoin en était) que la ruse, le sens de l’alliance,
la ténacité et la capacité à impliquer les troupes ne sont plus, et vraisemblablement n’ont même jamais été,
des qualités spécifiquement masculines, que ce soit en Grèce, en France ou en Allemagne. Je dois vous dire,
considérant cette « mécanique animée d’une immense et savoureuse fantaisie » qu’est ma chère et tendre,
que je m’en doutais un peu. Une remarque en passant : tant vous (philosophe par vocation) que moi
(toujours dans l’apprentissage de la philosophie), nous prenons tous deux, pour exemple et objet
de pensée la « geste » de nos épouses respectives, dans le cadre d’un échange philosophique.
Sur l’agora, l’ontologie et la morale n’ont plus les accents de l’héroïsme surhumain des personnages
homériques mais ceux des activités bien humaines de la femme d’aujourd’hui.

Je suis en train de « lire » votre mail sur les distinctions besoin/désir, fin subjective/fin objective,
 bonheur/réduction d’une tension, qui me donne encore beaucoup à penser, et suscite de nouvelles questions.
En fait, j’ai surtout du mal à comprendre votre vision, ou plutôt à m’accorder avec elle.
Pour moi, les besoins sont l’expression du «programme vital» de l’homme et les désirs
ne sont que la manière dont ces besoins s’objectivent (trouvent objet, expression, matière
et procédure de réalisation) dans un environnement donné (naturel et social). Dans cette optique,
on peut dire qu’un désir est toujours le résultat d’un (ou de plusieurs) besoin et d’un environnement
(cette perspective me permet d’expliquer l’ambiguïté de certains désirs, certaines fins).
Les besoins sont en nombre limités, et acceptent toute forme de satisfaction. Je n’effectue pas
de coupure entre besoin et désir : pour moi, il y a bien continuité, et si les désirs et besoins diffèrent,
ce n’est ni par l’objet, ni par la fin, mais par le fait que le désir est une sorte de moyen du besoin,
ou plutôt qu’il est « ce qui se passe » lorsqu’un besoin appréhende son environnement en vue
d’une satisfaction. L’amour, par exemple, que vous estimez de l’ordre du désir, pour moi relève aussi d’un besoin.
Quant au bonheur, j’effectue une distinction entre deux formes.
D’une part, je conçois le bonheur comme une sorte d’état d’équilibre entre les satisfactions
d’un ensemble de besoins : il faut qu’un ensemble de paramètres soient satisfaits pour que se produise cet état.
D’autre part, je conçois aussi le bonheur comme découlant de la conscience suivante : les besoins sont
insatiables (tant que perdure le corps, la santé, etc.), comme les désirs qu’ils impliquent, et
génèrent de ce fait une tension permanente, dont la tension vers le bonheur
(définit comme état d’équilibre) est partie intégrante. Soit : l’existence est une tension vers l’existence
qui nous fait perdre l’existence. A partir de cette « perception » de l’inéluctabilité de la tension vitale,
on peut dégager, ou relativiser, partie de cette tension à travers ses implications narcissico-sociales, etc.,
Selon l’amplitude que l’on donnera à ce mouvement, on aboutira soit à une forme de calme, de quiétude,
l’homme étant ramené à une plus simple « expression », soit à un renoncement complet de type ascétique
(non en tant qu’effort, mais en que conséquence d’un état mental particulier).
Voilà tout ce qui fait, pour ma part, obstacle à une « compréhension » (entendre : en forme d’accord)
de vos vues en la matière.
Il est clair que nos lectures respectives des mêmes phénomènes, événements, désirs, fins, moyens,
ne peuvent que différer, et je ne vois pas comment une conciliation de ces différences serait possible.
Quant au fait de discuter du bien ou mal fondé de votre « doctrine » ou de la mienne,
la tentative me semble oiseuse. Non que je refuse toute discussion sur le sujet, mais il me paraît
difficile de modifier un point de vue qui m’a l’air plus lié au «caractère» d’une personne
qu’au simple usage d’un ensemble de règles à suivre pour parvenir à un résultat dit rationnel.
J’ai le sentiment qu’on pourrait trouver en faveur et en défaveur de l’une ou l’autre de ces
deux visions tel ou tel argument, sans réellement convaincre qui que ce soit. Il y là-dessous
une forme de postulat qui me semble être un reflet trop immédiat de la personne pour que
l’on puisse faire autre chose, dans ce type de discussion, que simplement évaluer des différences
fondamentales de points de vue, ou détruire l’un au détriment de l’autre, mais en suivant les règles
de ce dernier, d’où : cercle vicieux, etc.

Par ailleurs, mais en prenant un autre angle, vous utilisez les mots « besoin » et « désir »
en leur accordant une définition particulière, univoque, tout comme moi, mais une autre définition bien sûr.
Or ces mots ont une pluralité de sens défini, dont certains font l’objet d’une définition dans
les dictionnaires, et sont d’une diversité d’usage qu’il me paraît difficile d’épuiser en
quelques lignes. L’un et l’autre, nous restreignons volontairement le sens de ces mots pour
pouvoir contrôler leur utilisation, leur sens, au cours de l’exposition de nos idées, et sommes
tout à fait capables de défendre notre point de vue à cet égard. Mais il s’agit aussi d’un certain
travail sur la langue, et à travers ce travail, nous construisons autant (et sinon plus) que nous ne découvrons.
Je ne veux pas dire que toute philosophie se résume à cela (un travail sur la langue et une construction),
mais qu’il s’agit de reconnaître que deux usages différents d’un même mot sont légitimes, et ne sont
justiciables ni dans les termes de l’un ou de l’autre. Seule une procédure externe
(à l’un comme à l’autre usage) permettra de trancher sur le plan de la vérité.
Encore faut-il définir les critères commandant cette procédure, et à ces critères peuvent
encore s’opposer d’autres critères, etc. Mais on aboutit là à une variante de la problématique
classique entre scepticisme et dogmatisme, que vous connaissez bien mieux que moi.
Toujours est-il, que le fait que nous construisions quelque chose quand nous pensons,
ou exposons nos pensées, ne me semble pas faire définitivement obstacle à une possibilité de vérité.
Je pense qu’il est possible de sortir du relativisme de la construction à partir du moment où
l’on se demande à quoi sert une construction, tout ce que nous sommes censés faire avec
elle, à travers elle. Que l’usage du langage vise à produire chez l’interlocuteur un certain
état mental, que nous visons précisément à produire, c’est une chose. Mais lorsque nous
pensons seul, en état de dialogue intérieur, nous visons autre chose par le biais de la construction,
nous cherchons à atteindre autre chose que le fait d’être convaincu. Ou plutôt nous ne voulons
pas être convaincu dans n’importe quel condition, et seulement à condition de ce quelque chose
de particulier que nous appelons, précisément, « vérité ». Et c’est également ce quelque chose
de particulier que nous cherchons à transmettre en créant un état mental particulier chez notre
interlocuteur à l’aide d’un certain usage des mots. Tout du moins, tant que nous ne trompons pas,
ou que nous ne cherchons pas purement et simplement à manipuler notre interlocuteur.

J’ajoute, pour être complet mais sans détailler cette fois-ci, que restent pour moi encore nombre
de questions concernant l’utilisation d’un même outillage pour comprendre la réalité et l’expliquer,
l’exposer, convaincre, etc. J’ajoute également que « besoin » et « désir » ne sont peut-être pas
les meilleurs outils pour rendre compte de la continuité de ce processus par lequel un être humain
entre en relation avec la réalité et se « réalise ». Il s’agit de mots dont nous héritons, qui ont une
longue et riche histoire, et qui peuvent d’une certaine façon influer sur la problématique du simple
fait de leur utilisation.

Je m’excuse de ces digressions et du fait d’avoir si abondamment exposé ces idées
(assez classiques au demeurant), mais il m’a semblé nécessaire d’éclaircir tous les à-côtés
d’un dialogue, de façon à ce que les lignes de force de tout désaccord potentiel
puisse être visibles dans leur intégralité.

En tout cas, votre final (« En l’absence du regard salvateur et sourcilleux de Dieu, nous ne pouvons
faire autrement que nous efforcer de nous estimer nous-même à travers l’image que nous nous
forgeons de nous même pour le meilleur et pour le pire...») est d’une puissance et d’une
portée qui laisse présager des choses très intéressantes. Je pense, notamment, à une
philosophie de l’histoire (impliquant le présent et la présence) quasi désespérée,
et peut-être négative (dans le sens d’une absence d’histoire, en profondeur mais pas
en surface, de l’homme). Je dis « quasi » parce que je vous suppose, à tort ou à raison,
une solution à cette recherche infinie de la reconnaissance de soi à travers les autres.
On pourrait bâtir des bibliothèques sur la richesse de cette thématique (absence du regard
qui montre ce qui est et fait ce qui est – à savoir Dieu :verbe et miroir- et recherche infinie,
frénétique, de l’image vraie - et valorisante - à travers toutes sortes de formes et de mises en scène).
Voilà l’un de ces points de vue d’où l’on surplombe toute l’activité humaine, où tout trouve
sens, qui permet un décollage irrémédiablement vertical par rapport à la soi-disant « réalité sociale ».

Je suis actuellement (jusque mi-juin) coupé de tout accès Internet (et oui, ce sont des choses qui arrivent),
et vous fait transmettre ce mail par un tiers. Je ne peux donc consulter le site que vous
me conseillez sur « L’objet du désir : le désir et son sujet ».

Je remarque que notre dialogue, au lieu d’être très concentré sur le sujet (cause finale de l’entreprise),
à l’instar des dialogues exposés sur le rasoir philosophique, fait preuve d’un sens du vagabondage
qui aurait certainement irrité un philosophe féru de systématisation myope et de rigueur borgne,
ce qui ne semble pas être votre cas. Il y a tellement d’implicites dans ce que nous disons
(cf. vos pertinentes réponses qui savent sortir des rails suggérés par le langage,
qui suivent la parole sans se laisser entraîner par les mots), que ce type de vagabondage
pourrait bien se révéler être au bout du compte une forme de raccourci plus court que toute géométrie.

SR: 

Deux remarques sur cette distinction entre besoin et désir que j'effectue:

1) Elle est classique en philosophie : de Platon à R. Girard en passant par Rousseau et Hegel,
Adam Smith, Start Mill, etc...;

2) Elle se fonde sur l'expérience universelle de la souffrance psychique à savoir
celle de qui se sent, à tort ou à raison, dévalorisé, humilié et méprisé quelque
soient les circonstances...et lasatisfaction ou l'insatisfaction de ses  besoins "extérieurs".
Un cas typique est celui du suicide qui n' a d'autre cause que celle que tout
déprimé exprime très bien: "je suis nul, ma vie n'a plus de sens"...
Ce qui tend à montrer qu'il faut au moins faire une distinction entre besoin intérieur
(amour et estime de soi et des autres) et besoin extérieur (amour des objets ou
des ressources "objectales" même socialement et physiquement vitales ) et que
ce premier besoin l'emporte, comme on le voit dans le suicide, l'anoréxie,
la recherche d'expériences extrêmes mettant la vie en danger pour se prouver son courage etc...
Ce que vous admettez dans la fin de votre commentaire, cette expérience est toujours
plus ou moins affectée de conditions sociales (ex: la rivalité la domination , le harcellement moral,
le chomage, l'exclusion, l'indifférence...).

Si vous admettez que nul ne peut être heureux s'il se sent méprisé ou humilié  et que
toutes les autres satisfaction ne valent qu'en tant qu'elles symbolisent (ou fétichisent) le désir
de se valoriser soi-même, alors nous sommes sur le fond d'accord et notre différent
n'est que verbal...ce que montre du reste indirectement la première partie
de votre intervention (sur la question homme/femme et le management).
(Couplez la fin de votre intervention avec son  début) .
La dignité et l'estime de soi (la logique de l'honneur) sont les seules motivations qui
nous permettent d'affronter le risque de la mort et des sacrifices dits "matériels" en se
sentant malgré tout heureux (contents de soi), en tout cas moins malheureux,
même s'il est juste de dire, comme vous le faites, que le désir de valorisation est
insatiable sur le long terme, à moins de désirer mourir, c'est à dire désirer ne plus désirer.
Ce qui fait le bonheur toujours très relatif ici bas c'est moins la satisfaction du désir que
son sens du point de vue de cette conscience interminable de soi qui travaille en profondeur
le désir du désir ou désir de vivre et non pas seulement de survivre qui peut lui être contraire.

C'est aussi cela philosopher: penser chaque chose dans l'horizon de l'universel humain
dont chacun peut faire et fait l'expérience sous des formes différentes...
Cordialement, Sylvain Reboul 
Besoin et désir
L'objet du désir: le désir et son sujet


Retour à la Qualité des produits et des services
Retour à la page d'accueil