L'organisation du travail et
son évolution.
Le taylorisme s'est imposé,dans le cadre d'une demande fortement croissante, comme une organisation scientifique du travail industriel; strictement hiérarchisée, elle est fondée sur la segmentation du procès de production en opérations simplifiées à l'extrème, de telle sorte que les opérateurs soient entièrement soumis à un rythme de travail imposé, afin que soient assurés les objectifs de productivité de la direction sans qu'aucune résistance ouvrière, en temps normal, ne puisse s'y opposer. Les opérateurs, dépourvus d'initiative, sont transformés en machines, au service de cette immense machine qu'est l'entreprise, que la direction pilote d'en haut, par cadres interposés, dans le seul but d'obtenir le rendement quantitatif maximum de la force de travail "employée". Une telle organisation est et a été économiquement efficace, mais à trois conditions:
- Que la production opère sur de grandes séries homogènes à évolution lente.
- Que l'on accepte le coût de la non-qualité, entraîné par la démotivation du personnel qu'engendre ce système, ainsi que celui engendré par le gonflement des stock pour se prémunir contre les aléas du marché, les incidents affectant le procès de production, y compris les grèves pouvant survenir dans tel ou tel secteur de l'entreprise.
- Qu'un compromis social soit trouvé donc, et cela est essentiel,
de telle sorte que les "exécutants" acceptent ces conditions inhumaines
de travail contre l'assurance d'avoir accès à la consommation
de masse et à un minimum de sécurité sociale (y compris
l'emploi); sinon la résistance passive (absentéisme, défauts,
etc...) et la résistance active (sabotage et grèves) remettent
en cause les gains relatifs de productivité, en particulier, lorsque
s'accroit la concurrence mondiale.
Dans un tel système, la qualité des produits, c'est
à dire, ici, leur conformité aux normes décidées
par la direction, est contrôlée à posteriori par un
service spécialisé qui élimine les pièces défectueuses
et fait appel à la direction du personnel, quand celui- ci est en
cause, pour prendre des sanctions, et au bureaux des méthodes quand
l'organisation du travail est à revoir.
Or pour, les raisons que nous avons dites, ces conditions ne sont plus remplies, ou le sont de plus en plus difficilement; le système taylorien est en crise. C'est pourquoi, l'exigence de la qualité, enjeu de la compétitivité aujourd'hui, passe par une autre organisation de la production afin que l'entreprise répondent sur le champs à une demande variée, mobile et imprévisible, pour satisfaire les désirs "subjectifs", qui surdéterminent les besoins "objectifs," d'une clientèle de plus en plus diversifiée, et cela, dans les conditions d'une concurrence "aux couteaux". Les transformations en cours s'organisent autours des idées suivantes, largement inspirées par l'expérience japonaise:
1 La souplesse contre la rigidité.
Si l'entreprise doit s'adapter à la demande, sans stocks, l'aval, de la production à la distribution, doit commander l'amont. C'est ainsi que les opérateurs demandent eux-mêmes les pièces dont ils ont besoin et que celles-ci sont, non seulement fournies, mais produites en conséquence. Les postes de travail sont redéfinis au jour le jour en fonction de la variation de ces demandes et de celle du marché et des incidents qui affectent la production. Les relations clients/ fournisseurs, plus ou moins contractualisées, se généralisent à l'intérieur de l'entreprise pour organiser la production et les relations entre les différents services. Les techniques commerciales deviennent des modèles de référence pour la production elle-même.
2 Le management participatif contre le management autoritaire.
Un tel fonctionnement impose un changement dans les méthodes de direction: il repose, en effet, sur l'initiative des opérateurs qui participent directement à l'organisation de la production et doivent avoir accès aux informations afin que leur participation soit efficace et qu'ils puissent faire des propositions et collaborer, au moins à titre consultatif, à la prise de décision. Celle-ci ne peut être suivie d'effet, dans de telles conditions, que si elles est"consentie," sans avoir à faire usage de la menace, toujours démotivante quant à l'exigence de la qualité. Ainsi le dirigeant doit savoir écouter, animer, communiquer et persuader, pour convaincre. La mise en place de groupes autonomes d'opérateurs, gérant la mise en oeuvre des objectifs négociés avec la direction, remplace, dans certains cas, la pesante et couteuse tutelle hiérarchique; l'organigramme de l'entreprise s'applatit, voire est redéfinie en commun selon les projets décidés (mises à part les directions centrales).
3 La formation promotionnelle contre l'immobilité statutaire.
Le personnel, pour être efficace dans ces conditions, doit être polyvalent, afin de pouvoir changer de postes et cumuler des fonctions de production, de gestion de l'organisation souple et décentralisée de la production, et de maintenance des machines. Il est, pour cela, indispensable, de lui assurer une formation générale et spécifique permanente. Mais, si l'on veut que le personnel se motive, il est impératif que cette formation soit valorisante -en lui permettant de déployer plus d'initiative- et se traduise par des possibilités larges de promotions aux dépens des statuts prédéfinis et protégés par les diplômes initialement obtenus à l'école.
4 La qualité autocontrôlée contre le contrôle qualité.
L'objectif d'une politique de la qualité de qualité, c'est de faire en sorte que les coûts de la non-qualité soit éliminés le plus possible en amont . Il faut donc, pour cela, sensibiliser le personnel à cette politique, de telle sorte qu'il évite à priori les défauts et les défaillances. Mais là encore tout se ramène à la question lancinante des motivations du personnel.
Or c'est bien là que le bât blesse et qu'apparaissent
des contradictions peut-être insolubles, sinon ingérables.
Les contradictions entre le
discours et la réalité dans la démarche de la qualité
Ainsi, nous venons de le voir, l'exigence de la qualité en
tant que "gestion globale et donc humaine de la qualité" et non
pas seulement "contrôle de la qualité" (obligation de résultats)
ou "assurance de la qualité" (obligation des moyens techniques)
oblige l'entreprise à compter sur les motivations du personnel et
à redéfinir les relations humaines, en son sein, qui les
conditionnent. Ce qui est "découvert" par l'entreprise aujourd'hui
ce sont deux choses:
- Que les problèmes techniques sont toujours surdéterminés
par des problèmes humains.
- Que l'on ne peut traiter les problèmes humains comme des
problèmes techniques, car ils mettent en jeu des "libres" choix
éthiques et le sentiment de dignité des personnes.
De ce point de vue plusieurs obstacles compromettent la transformation
des relations dans l'entreprise; obstacles qui renvoient aux contradictions
socio-économiques, éthiques et politiques, affectant la vie
de l'entreprise.
1 La contradiction entre le capital et le travail.
L'objectif du capital c'est le profit maximum dans le minimum de temps; la logique du capital a donc tendance à s'inscrire dans le court terme. Or une politique de la qualité exige du temps avant de produire ses effets économiques éventuels, car elle passe par une formation du personnel prolongée, la transmission et le renouvellement et l'amélioration continus des savoirs et des savoirs-faire. En période de crise, l'instabilité des marchés financiers aggravent les mouvements erratiques des capitaux qui recherchent, soit une rentabilité immédiate plus ou moins spéculative, soit des placements garantis mais économiquement peu productifs, en l'absence de toute assurance de profit, quant à l'avenir, dans le domaine industriel. Le long terme risque donc d'être sacrifié au court terme, puisque en système capitaliste le pouvoir de décision appartient au capital et non au travail. A la moindre difficulté financière les entreprises cherchent à réduire les coûts humains en licenciant ou en rognant sur les salaires, directs ou indirects, ou en réduisant les coûts de la formation indispensable à la mise en oeuvre d'une véritable politique de gestion de la qualité.
2 La contradiction entre l'éthique et l'économie.
Dans ces conditions, les opérateurs et salariés sont souvent considérés d'abord comme des instruments au service de la seule logique du capital, que l'on peut et doit exploiter et jeter après usage, d'où les mises à la retraite anticipées qui n'épargnent pas les cadres, au contraire. Il s'agit, derrière la mise en oeuvre de la politique de la gestion de la qualité, d'obtenir, du personnel, des gains de productivité sans compensation autre que purement symbolique: félicitations et mise à l'honneur des équipes auto-controlées, appels chaleureux à la réalisation de soi, identification valorisante de soi, à une "culture d'entreprise" qu'on s'efforce d'accréditer par des discours ronflants et conviviaux et des opérations de prestige internes et externes. Le personnel repère vite le contradiction entre le discours et la pratique , dès lors qu'il s'aperçoit que l'on ne lui garantit même pas la sécurité de l'emploi. Le discours moralisant et humaniste sur la qualité est alors ressenti comme un piège. Ses prétentions éthiques, au service de la seule économie de profit, est, très logiquement, vécue comme une mystification, c'est à dire un idéal trompeur, qui masque la réalité en prétendant la refléter. Ceci est aussi vrai pour les cadres à qui on a prétendu qu'ils étaient l'élite intellectuelle et morale de la société, dont les revenus étaient en proportion de leurs éminents mérites et de leurs responsabilités et qui découvrent qu'ils ne valent que par leur capacité à "motiver" le personnel à accroître la productivité, et leur talent à se vendre au plus offrant, en acceptant de "se défoncer" pour l'entreprise et/ou gagner davantage, en y sacrifiant vie personnelle et culturelle. La démoralisation est à son comble, lorsque ceux à qui l'on demande de moraliser les autres, n'y croient plus. Surtout s'ils se savent menacés, à chaque instant, d'être mis au chômage, comme eux.
3 La contradiction entre participation et hiérarchie.
La gestion de la qualité exige une réduction des niveaux hiérarchiques, afin de s'appuyer sur les initiatives de la base. Mais, d'une part, l'encadrement voit d'un mauvais oeil la mise en cause de l'idée qu'ils se font de leur pouvoir; idée qui justifie, pour ceux qui se font encore des illusions, les écarts de revenus dont ils bénéficient et qui sont pour eux le signe de leur valeur, socialement reconnue; d'autre part, la décision qui engage la vie professionnelle de chacun relève uniquement de la direction, elle est même tributaire de la décision des actionnaires et des "choix" plus ou moins imprévisibles des consommateurs. Dans ces conditions, l'appel à la participation est sans objet puisque en est exclu l'essentiel: la possibilité pour chacun de gérer sa vie professionnelle et la possibilité pour tous de décider de leur intérêt commun et de contrôler ceux qui prétendent l'incarner dans l'entreprise. D'un côté, la participation se réclame de l'idéal démocratique afin de favoriser la motivation du personnel et, de l'autre, la nature autocratique du pouvoir, sinon sa forme apparente, reste inchangée.
4 La contradiction entre autonomie et flexibilité et rigidité financière et technocratique
C'est dans ce contexte d'autoritarisme vaguement participatif que
l'appel à l'autonomie des acteurs, à la flexibilité
interne, à l'innovation en vue de toujours mieux adapter l'entreprise
et ses produits au(x) désir(s) plus ou moins imprévisibles
de clients de plus en plus personnalisés (la notion de service investit
l'industrie tout autant que le tertiaire), risque d'apparaitre pour ce
qu'il semble devenir: une invitation à accepter d'être à
tout moment changé de poste et d'affectation, voire licencié.
Sous la dictature financière à court terme du capital aux
prises avec les aléas du marché (y compris financiers), la
souplesse exigée substitue la précarité à la
flexibilité interne nécessaire. La confiance indispensable
à toute coopération durable (cf.la théorie des jeux)
est radicalement compromise. Dans ces conditions l'implication du personnel
devient inexistante pour ceux d'en bas et purement égocentrique
pour ceux d'en haut (faire carrière en sautant tous les deux ans
d'une entreprise à l'autre).
De plus le développement de l'assurance qualité y
compris au niveau de la recherche et développement (ISO 9001), loin
de favoriser l'initiative parait soumettre chacun à une double contraite
contradictoire: innove mais à condition de suivre les procédures
et les consignes à la lettre en vue d'objectifs de rentabilité
non-négociables. Le droit à l'erreur est réfusé
et souvent sanctionné. Soyons clairs sur ce point: La prévisibilité
technocratique du fonctionnement d'une entreprise est logiquement contradictoire
avec l'initiative laissée aux acteurs, en cela Taylor était
plus cohérent que certains chantres de la qualité totale.
Un acte autonome est, en cette autonomie même, imprévisible,
hors normes; c'est toujours un risque et une chance pour qui veut améliorer
la réactivité d'une organisation.
La seule manière de réduire ce risque et d'optimiser
cette chance c'est d'améliorer la qualité des relations transversales
entre les acteurs et leur formation en développant le dialogue transversal
et le climat de confiance à long terme. Cela est d'abord un problème
éthique avant d'être un problème technique. Mais cela
exige du temps, de la solidarité,; ce qui semble contraire à
la logique de la réduction des coûts du travail par la précarisation
accélérée réelle et psychologique de la situation
du personnel, qui est, ne l'oublions pas, composé de personnes qui
entendent dans la poursuite légitime de leur bonheur être
considérés et respectés, en un mot reconnus.
5 Pour une déontologie négociée.
IL est donc clair, à mon sens, que les entreprises vivent
des contradictions qu'elles ne peuvent gérer d'une manière
satisfaisante dans les conditions manageriales actuelles: D'une part, l'exigence
de la qualité implique de sortir du système fordien, fondé
sur une situation des marchés et sur un compromis social aujourd'hui
dépassés, mais elles ne peuvent plus compenser économiquement
et socialement les efforts demandés pour la transformation et la
valorisation du travail des opérateurs et leur participation active
au procès de production. Elles exigent d'eux, d'autre part, l'initiative,
tout en imposant hiérarchiquement le respect de procédures
de plus en plus tatillonnes pour assurer la conformité aux normes.
Elles veulent le beurre et l'argent du beurre: l'introduction des techniques
japonaises de gestion de la qualité, sans en payer le prix social
voire politique; Cela désorganise le système fordien,
en le fragilisant (l'absence de stocks rend l'entreprise très sensible
aux grèves minoritaires, chez elle, ou chez un fournisseur) , sans
le remplacer par une autre forme d'organisation de la production cohérente.
C'est pourquoi ces techniques échouent le plus souvent; non pas
parce qu'elles seraient mauvaises en soi ou inapplicables à des
mentalités occidentales, mais parce que, en matière de facteur
humain, on ne peut rien faire de durable sans considérer sérieusement
les hommes comme des fins, sans que l'éthique soit en position de
faire valoir ses propres fins vis à vis de celles de l'économie
. Si l'économie a besoin de l'éthique, la question est de
savoir comment celle-ci peut se compromettre avec celle-là sans
y perdre son âme; quelles règles de déontologie, quel
droit du travail et quelles conventions légitimées selon
quelles procédures, permettrons aux acteurs sociaux de négocier
en un rapport de forces favorable à la transformation qualitative
(humaniste) du travail.
Cela reste à imaginer; la discussion est ouverte.
LA QUALITE DE L'ENTREPRISE
l'entreprise peut être définie comme un ensemble
d'opérateurs et de moyens de production différenciés
dont les effets sont et doivent être logiquement coordonnés
pour produire des biens et des services visant la satisfaction de la clientèle
et l'obtention d'un profit économique pour l'entreprise et ceux
qui disposent de son capital.
Ses conditions idéales et rationnelles de fonctionnement
découlent de cette définition: elles sont:
- Une définition analytique et précise des produits
selon des normes et exigences soumises à la demande
existante ou anticipée.
- Une définition de l'enchaînement méthodique
des opérations et des procédés de fabrication afin
de réaliser ces normes.
- Une autorité fixant à chaque opérateur
les moyens, les méthodes pour réaliser les fonctions définies
par son poste de travail dans l'organigramme de l'entreprise. Cette fonction
d'autorité délimite précisément la responsabilité,
l'initiative et le domaine de compétence de chacun afin d'éviter
les chevauchements, les contradictions entre les fins
poursuivies, et d'assurer la coordination sans rupture des opérations.
Cette structure théorique met en jeux deux types de
rapports:
- Les rapports entre ceux qui conçoivent et ceux qui
exécutent.
- Les rapports entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent.
Ces deux types de rapports se superposent sans se confondre sinon d'une manière partielle.
La structure de l'entreprise est donc holiste (le tout détermine
la partie) et finaliste (les fins du tout déterminent les fins de
chacune des parties). Mais du point de vue de l'individu cette structure
est mécaniste puisque chaque opérateur n'est qu'un instrument
de l'ensemble, un exécutant soumis à la détermination
de directives supérieures. Le fonctionnement du tout est alors conditionné
par la parfaite instrumentalisation de chacune des parties. Si un des opérateurs
n'est plus strictement déterminé dans sa fonction, cela entraîner
un dysfonctionnement du tout. Le tout dépend de ses parties et pour
que cette dépendance soit positive, il convient que chaque partie
soit rendue dépendante du tout. Pour ce faire cette structure holiste/mécaniste
exige la mise en place d'une hiérarchie pyramidale où le
pouvoir circule à sens unique du haut vers le bas et l'information
du bas vers le haut. Une telle hiérarchie pour que la prise de décision
puisse s'opérer doit déconcentrer l'initiative de telle sorte
qu'aucun conflit de pouvoir ne soit possible et pour cela chaque niveau
n'est responsable que vis à vis de l'échelon supérieur.
La déconcentration de l'exercice de l'autorité est donc le
moyen de son extrême centralisation entre les mains d'un seul, le
Président Directeur Général. Ainsi la structure "idéale"
de l'entreprise est nécessairement hiérarchique/autoritaire,
c'est à dire monarchique. Mais cette structure ne peut fonctionner
que si elle est acceptée par le personnel. L'entreprise n'est en
effet ni une "machine" ni un organisme biologique car ses différents
"composants" sont des êtres conscients poursuivant leurs propres
finalités. Ils n'acceptent d'obéir que s'ils y "voient" leur
intérêt propre. Parmi ces intérêts et ces finalités
domine la recherche du bonheur inséparable de la conscience de leur
propre valeur, c'est à dire de la reconnaissance positive de soi.
C'est par là que réside la contradiction principale de l'entreprise
monarchique traditionnelle: elle soumet, mais en soumettant disqualifie
les individus qu'elle soumet en proportion de leur plus ou moins grande
initiative intellectuelle et "politique". La plupart sont donc exclus de
la reconnaissance valorisante et ravalés à la fonction d'instruments
dépossédés de leur dignité, c'est à
dire de leur liberté humaine. Ils sont alors contraints de travailler
sans pouvoir inscrire dans leur travail l'expression de leur valeur humaine.
Cela entraîne deux conséquences:
- La résistance active ou passive des "travailleurs"
vis à vis de l'autorité.
- le renforcement des contrôles et du système
de sanction pour briser cette résistance. Chaque dysfonctionnement
du tout est imputé à tel ou tel que l'on accuse d'être
incompétent ou de faire un usage négatif de sa liberté,
il relève alors de la menace ou de la punition. IL conviendrait
pour éviter ce cercle vicieux que chacun accepte librement de se
soumettre, encore faudrait-il que cette liberté soit réelle
et non pas seulement juridique et formelle (condition du contrat de travail)
ce qui n'est pas le cas. La perversion de ce système réside
dans le fait qu'il ne pet fonctionner qu'en contraignant des individus
à se soumettre "librement" à une autorité disqualifiante.
La liberté est à la fois affirmée ( le travailleur
s'engage par contrat) et niée: à obéir sans pouvoir
y inscrire sa propre recherche du bonheur. Dans ces conditions, une politique
de la qualité est condamnée à multiplier les normes
et à soumettre le personnel à une surveillance permanente
qui à son tour accédera à la démotivation de
celui-ci, responsable des dysfonctionnements et de la multiplication des
défauts que l'on cherche à réduire. Le modèle
fordiste est donc incompatible avec une politique de la qualité
motivante et efficace. La division du travail qui transforme le plus grand
nombre en exécutants passifs, soumis et dévalorisés
est la source des rigidités du système et de l'irresponsabilité
du personnel. Or, quand on sait que la souplesse et l'initiative sont les
conditions d'une politique d'une production adaptée aux fluctuations
du marché et à la diversification de la clientèle,
l'entreprise est contrainte de remettre en cause la division traditionnelle
du travail.
C'est pourquoi elle tente de substituer aux rapports d'autorité
statuaires des rapports contractuels et participatifs qui réduisent
la séparation entre ceux qui conçoivent et ceux qui exécutent,
entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Il s'agit d'une
part de réintroduire les individus dans les processus de la prise
de décision ou en tout cas de la conception (Boite à idées,
cercles de qualité) et de généraliser à l'intérieur
de l'entreprise les relations client/fournisseur, la direction par objectifs
négociés, les groupes de travail autonomes etc, d'autre part
de développer une politique généralisée de
la formation qualifiante pour donner à chacun l'espoir de voir reconnaître
ses compétences par le jeu des promotions. La formation permanente
est de toute manière indispensable à la polyvalence des individus
qu'exige le développement technologique, les changements rapides
et la diversification des produits. Enfin la hiérarchie dominatrice
tente de devenir directive est animatrice. Une précision sur ce
point: dominer c'est asservir, soumettre à la volonté particulière
de celui qui exerce le pouvoir, diriger c'est prendre et mettre en oeuvre
les décisions qui concernent la volonté et le bien commun.
Encore faut-il pour diriger et pour assurer la légitimité
de cette direction créer les conditions d'un accord pour la définition
du Bien commun et c'est là que l'on se heurte aux limites du système
de production lui-même. Celui-ci engendre spontanément un
ensemble de conflits qui compromets l'idée même d'un intérêt
général dans l'entreprise.
Le conflit entre l'ensemble des consommateurs et les producteurs.
Les producteurs ne travaillent pas pour eux mais pour satisfaire
les besoins et les désirs des clients. Ils sont soumis à
la variation de la demande et aux contraintes de la concurrence. L'intérêt
commun des personnels est donc subordonné aux aléas du marché
et ne peut être déterminant quant aux décisions à
prendre, même si l'on peut théoriquement considérer
qu'il passe par la satisfaction de la clientèle, mais comment en
convaincre ceux qui voient stagner leurs revenus et qui sont menacés
de licenciements dans une conjoncture difficile ?
Le conflit entre les producteurs et les détenteurs des capitaux, entre les salaires et les profits. Il est nécessaire d'insister sur ce point: il ne faudrait pas oublier que la lutte des classes n'est pas une invention de Marx, même si les espoirs dans le communisme semblent aujourd'hui défaits.
Le capitalisme interdit que s'instaure un contrat social dans
l'entreprise au sens de Rousseau, dés lors que la Direction est
responsable devant les actionnaires et non devant le personnel de la politique
qu'elle mets en oeuvre et que la loi de l'entreprise n'est pas et ne peut
être l'expression de la volonté général. C'est-à-dire
que la Direction d'une entreprise est toujours, et non sans raison, soupçonnée
de vouloir dominer et exploiter le personnel même lorsqu'elle prétend
le faire participer. On voit donc les limites d'une politique de la qualité
totale qui associerait positivement chacun à sa gestion. Si elles
sont indépassables, il faut alors se convaincre que les relations
dans l'entreprise sont nécessairement conflictuelles.
Plus généralement, la contradiction majeure
de notre société réside dans le fait qu'aucune hiérarchie
n'est à priori incontestable et que l'inégalité réelle
des pouvoirs reste indispensable, en tout qu'elle inclue la domination
et l'exploitation. Cela est encore plus vrai dans l'entreprise que dans
le corps politique, où la démocratie juridique parait légitimer
la pouvoir des dirigeants. La différence culturelle entre le Japon
et nous est grande sur ce point: les rapports hiérarchiques y sont
encore légitimés par la tradition féodale. C'est pourquoi
nous ne pouvons espérer créer dans l'entreprise française
un consensus à la japonaise, à moins d'une révolution
des mentalités qui extirperait la domination idéologique
de l'individualisme égalitaire.
Dans ces conditions que faire ? Comment définir le rôle du qualiticien ? Rappelons que l'amélioration de la qualité des produits passe par l'amélioration de la qualité des relations dans l'entreprise.
- Que l'amélioration des relations dans l'entreprise
passe par le fait que chacun puisse se sentir reconnu et valoriser dans
son travail,
- qu'un travail de qualité est un travail qualifiant,
- que seul un travail qualifiant est un travail motivant.
Reconnaissons alors que facteur surdétermine constamment
les facteurs techniques. Le rôle du qualiticien est d'abord celui
d'un analyste critique des relations humaines et des relations des hommes
à leur poste de travail dans la perspective de rendre aux travailleurs
le sentiment de leur dignité afin d'améliorer leur motivation
et la qualité de leur travail, il est ensuite celui d'un communiquant
à l'interface entre le secteur commercial et le secteur productif,
entre les différents niveaux de la hiérarchie, entre les
différents secteurs de la production. Il ne s'agit pas pour lui
de résoudre ou de faire disparaître les conflits mais de proposer
les procédures de négociations pour les gérer positivement
dans la recherche et la mise en oeuvre de compromis mutuellement acceptables,
pour ce faire il ne doit avoir selon moi de fonction d'autorité
dans la production car il doit apparaître comme un intellectuel/expert
consultant autonome des rapports que l'entreprise à instituer en
elle-même et avec la demande extérieure. Il est enfin un animateur
de projet qu'il doit s'efforcer de rendre commun. Sa place et sa fonction
entre Direction et exécution, entre production et commercialisation
est indécise voire ambiguë, mais cette indécision est
la condition de son initiative et donc de l'efficacité de son intervention
contre la routine et l'incompréhension.
Lancinant revient sur le tapis l'éternel débat sur les
finalités de la formation des ingénieurs qualiticiens:
faut-il privilégier la technique: métiers de base + outils
qualité, par rapport à la formation générale
"humaniste": langues, droit, psycho-sociologie et économie, voire
philosophie critique?...Si oui cette préséance entraîne
-t-elle de limiter cette dernière, afin de mieux coller aux véritables
besoins à plus ou moins long terme des entreprises, si tant est
qu'elles les connaissent?
La fin de ce type de débat manifeste presque toujours l'impossibilité
apparente de réconcilier les positions, et cela, à partir
d'un double constat:
- Les intervenants qui représentent les entreprises militent en faveur de l'importance des facteurs humains dans la définition du métier de qualiticien, mais les "placeurs" s'efforçent de rappeler à la réalité telle qu'ils l'infèrent et la perçoivent à partir des offres de stages ou de premiers emplois: celles-ci sont toujours formulés en termes précisément techniques.
- Certains demandent une formation initiale nécessaire à la compréhension des hommes, à la communication et à l'animation relevant de l'université; d'autres affirment qu'elle est le résultat de l'expérience de la vie de l'entreprise?
Mais à vouloir transformer ces difficultés en alternatives on risque fort de "traire le bouc dans une passoire", selon la joyeuse formule que Kant utilise à propos de la vérité (est-elle logique ou expérimentale?). Certains, à mon sens, risquent , de se faire piéger par les facilités d'un discours qui prétendrait résoudre les tensions réelles par le recours à une logique simpliste du choix exclusif: entre le mythe et la réalité, le discours et la pratique, le court terme et le long terme. En cela, comme toujours, il convient, à mon sens, non pas de résoudre les contradictions de la vie, mais de les comprendre, afin de définir les conditions de leur possible maîtrise pratique. Une certaine logique, unilatérale et linéaire, pertinente quand on a affaire à la matière inerte (et encore: cf la physique atomique) est mortifère quand on tente de l'appliquer à la vie!
La contradiction entre l'inflation du discours idéal libéral/humaniste et le réalisme trivial des offres d'emploi me parait, à la fois, nécessaire et vaine, voire dangereuse, selon l'interprétation qu'on lui donne.
- Nécessaire, car il est nécessaire qu'un technicien ne
soit pas que cela et qu'il soit convaincu que derrière des problèmes
techniques, il trouvera toujours des problèmes humains; c'est à
dire le désir humain de reconnaissance de soi sous des formes contradictoires
et ambivalentes. Il devra donc, pour tenter de changer les choses, être
capable d'en faire l'analyse rationnelle; celle-ci sera dialectique, voire
dialogique (E. Morin), ou sera fausse et illusoire; il se condamnera alors
à l'échec technique apparent ("ça marche sur le papier,
mais les hommes sont trop "irrationnels!")
Les problèmes techniques liés à la qualité
des produits et de la production sont souvent, sinon toujours, des symptômes
de problèmes éthiques, comme on le voit en médecine
psycho-somatique. La technicien doit, en lui-même, s'opposer à
la croyance, à priori confortable, que les questions qu'il se pose
peuvent se résoudre "mécaniquement"; c'est à dire
par un agencement rationnel harmonieux sous condition d'user de la terreur
pour neutraliser l'expression parasitaire des désirs humains.
Mais il est juste de rappeler qu'il nous faut des méthodes pour
agir avec efficacité et que la qualité d'une formation dépend
de la valeur universalisable des outils qu'elle enseigne.
Que certains insistent sur tel aspect ou sur tel autre me parait sain:
c'est la preuve que nous sommes de "bons" vivants et que nous marchons
sur nos deux jambes!
- C'est pourquoi il est vain, voire dangereux, de prétendre que
la vie d'une organisation se réduit au bon usage d'outils techniques
qu'il conviendrait d'appliquer sans se soucier des motivations diversifiées,
voire contradictoires, des acteurs. Il faut, pour être réaliste,
savoir prendre en compte les désirs tout aussi réels que
la machinerie fonctionnelle de l'entreprise; celle-ci est, en effet, toujours
"piratée" et détournée par les finalités que
poursuivent les différents acteurs.
Le premier désir d'un homme, sous des formes opposées,
c'est d'être reconnu comme fin de son action, comme valeur, et non
pas comme simple moyen ou instrument; les hommes ne marchent qu'à
la dignité, même lorsqu'ils ne semblent s'intéresser
qu'à l'argent; l'avoir symbolise l'être!
De là vient le discours, plus ou moins racoleur et mythique,
qui insiste sur le respect des hommes (le zéro mépris). Mais
ce mythe est au travail dans le réel, sous une forme elle-même
contradictoire:
- il illusionne sur les fins réelles de l'entreprise: instrumentaliser
le travail humain et les hommes jusque dans leurs désirs;
- il traduit une exigence légitime et de légitimité:
il invoque la nécessité d'un changement éthique des
relations humaines et il exige que le pouvoir satisfasse l'intérêt
mutuel des "partenaires".
Sans un tel discours à propos du "management participatif par
la qualité" et les pratiques plus ou moins conséquentes qu'il
induit, dans un monde où ni la religion ni le techno/science ne
peuvent plus imposer un pouvoir incontestable (sacré), la résistance
active ou passive des employés ferait échec aux objectifs
quantitatifs et qualitatifs de l'entreprise.
Si les premières offres de stages et d'emplois ne concernent que des activités techniques (ex: la certification), c'est pour la raison simple (et non simpliste) que la qualité humaine d'un homme ne peut se déployer que dans l'action même, dont dépendra sa carrière future; c'est cela qui explique le décalage entre le discours sur la qualité du qualiticien et les offres en question, entre, comme on le dit souvent , le court terme et le long terme; mais il convient d'ajouter que, sans le long terme, le court terme perd son sens. D'où la question: l'université doit-elle former le savoir-être des hommes ou se contenter de leur savoir-faire technique?
Là encore, ne transformons pas une opposition nécessaire en alternative stérile; d'un côté ce n'est pas son rôle d'apprendre à vivre concrètement dans l'entreprise, car c'est la vie réelle qui, toute sa vie, forme ou déforme un homme; mais, encore faut-il que, pour cela, il soit auparavant rendu capable d'apprendre et de comprendre la vie. Inciter à avoir l'esprit vif, ouvert, curieux et sensible à la critique et à l'autocritique est la tâche irremplaçable de l'université; si tant est qu'elle doive faire l'effort de former, non des robots mais des hommes; ce qui passe par le développement de la réflexion théorique et critique sur les comportements humains et sociaux, donc par l'accès à la culture générale "humaniste".
SYLVAIN REBOUL, le 11/05/99.