« Il ne nous reste aujourd'hui plus
aucune
espèce d'indulgence pour l'idée du « libre
arbitre
» ; nous savons trop bien ce que c'est : le tour de
passe-passe
théologique le plus suspect qu'il y ait, pour rendre
l'humanité
«
responsable » à la façon des
théologiens
; ce qui veut dire : pour rendre l'humanité dépendante
des
théologiens... Je ne fais que donner ici la psychologie de cette
tendance à vouloir rendre responsable. Partout où l'on
cherche
à établir les responsabilités, c'est
généralement
l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre. On a
dépouillé
le devenir de son innocence, lorsque l'on a ramené à une
volonté, à des intentions, à des actes de
responsabilité,
le fait d'être de telle ou telle manière : la doctrine de
la volonté a été principalement inventée
à
des fins de châtiment, c'est-à-dire avec l'intention de
trouver
coupable. Toute l'ancienne psychologie, la psychologie de la
volonté,
n'existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs
des
communautés anciennes, voulurent se créer le droit
d'infliger
une peine, ou plutôt qu'ils voulurent donner ce droit à
Dieu...
Les hommes ont été considérés comme «
libres », pour pouvoir être jugés et punis,
pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action
devait être regardée comme voulue, l'origine de toute
action
comme se trouvant dans la conscience. »
__________________________________________________________________________________________________
Introduction :
Qui est responsable du mal commis par l'homme?
De deux choses l'une : soit le mal moral, c'est
à dire la souffrance que l'homme fait subir à
l'homme,
qu'elle soit physique ou psychologique, est le résultat
d'une
cause extérieure aux hommes et donc pourrait provenir de cette
cause
fut-elle le destin ou dieu, soit l'homme seul en est la cause
première.
Dans le premier cas l'homme subi des affects et il n'est en rien
responsable
des actes dont il est l'agent, au sens ou il ne peut ni ne doit
répondre
de ce qui est fait dès lors que ce n'est pas lui qui fait
mais les causes qui agissent sur lui: c'est comme ça, le mal est
un malheur au même titre qu'un événement naturel
peut
produire une catastrophe. Dans le deuxième cas, l'homme est
totalement
responsable, car s'il est cause première, c'est à dire
libre,
de son acte violent, il doit alors répondre de sa
décision
consciente de choisir délibérément de faire le mal
dès lors qu'il est supposé avoir était capable de
choisir et de faire le bien, du moins de s'abstenir de suivre la
tentation
de nuire.
Or cette idée du libre-arbitre absolu
(métaphysique) est, en effet, indémontrable, elle n'est
donc
qu'une croyance et nous savons qu'elle a été
introduite
parla théologie ou discours interprétatif des choses
divines
pour faire que Dieu ne soit pas responsable du mal produit pas sa
créature,
ce qui contredisait et sa perfection et la légitimité de
son pouvoir moral de punir qu'il est censé exercer sur les
hommes
pour les sauver du mal dont ils sont la cause première. mais,
selon
Nietzsche, ce dieu créateur ainsi que l'idée même
de
libre-arbitre sont des inventions des prêtres et des
théologiens
qui utilisent la croyance en lui qu'ils produisent et entretiennent
pour
exercer ce pouvoir divin dont ils prétendent être les
dépositaires
pour punir et se soumettre les hommes au nom même de leur
prétendue
liberté. Cette ruse perverse, ce mensonge, est pour N
à
l'origine du triomphe de la morale au service des faibles dont les
prêtres
ne sont que l'expression concentrée, pour faire que les forts
soient
dominés par les faibles. Morale négative et contre
nature,
morale de l'affaiblissement des forces vitales, symptôme de
leur décadence nihiliste.
Mais cette thèse vient heurter de
front
l'ensemble du droit, à la fois libéral et pénal
fondé
une l'idée même du libre-arbitre, elle renverse tout
ce qui semble avoir été au cœur du progrès de la
civilisation:
le renoncement à la violence pour établir le bien vivre
ensemble,
la justice, l'ordre pacifique, la solidarité entre les
individus.
N'est-elle pas à son tour une menace pour le
développement
de l'humanité en l'homme et un retour à la barbarie
pré
humaine, animale, sous le couvert de la revalorisation des
forces vitales et immorales des instincts primitifs? Si le
libre-arbitre
est une croyance n'est-elle pas nécessaire à
l'intériorisation
des normes éthiques et des valeurs communes indispensables
à
la vie sociale pacifiée? Ne faut-il pas moraliser l'animal
humain
pour le rendre social, dès lors que l'instinct n'y suffit pas?
La
force peut-elle faire droit? Et sinon, le droit n'exige t il pas que
les
hommes soient considérés comme libres et responsables?
Tel
est l'enjeu de ce texte, dont on voit qu'il nous oblige remettre en
question
nos croyances morales et sociales les plus fondamentales, ne serait ce
une pour en mesurer la précarité et nous mettre à
la recherche de fondements mieux assurés de l'éthique..
L'étude de ce texte, dont le style et
le contenu provocant doit nous être une incitation à la
réflexion
la plus radicale, est donc indispensable pour penser la morale et non
la
laisser aux aléas de l'opinion conformiste ; d’autant que dans
notre
société politiquement et culturellement largement
déchristianisée,
les valeurs éthiques traditionnelles ne vont plus de soi, quand
elles ne sont pas ouvertement contestées au nom d'une conception
de la liberté individuelle sans limites clairement et
consensuellement
déterminables.
Analyse commentée du texte
1-1 Analyse globale
1-1-1 Ce texte se présente comme une
révocation
radicale de l’idée du libre-arbitre présentée
comme
une invention mensongère, un subterfuge magique (« tour de
passe-passe »e) produit par des illusionnistes conscient, les
théologiens,
au service d’une volonté de domination, la leur, exercée
sur les individus naïvement croyants et abusés, le nous
désigne
ici Nietzsche lui-même et ceux qui se reconnaissent dans ses
thèses,
mais, plus largement, tous ceux qui ont plus ou moins rompu avec les
croyances
judéo-chrétiennes, comme fondement transcendant (divin)
de
la morale. Nietzsche se borne à réinterpréter
à
sa manière, en terme d’expression d’une volonté de
puissance,
des croyances qu’il ne prend pas même la peine ici de critiquer
au
fond (critique interne), comme si la critique externe qu’il en fait
suffisait
à réduire à néant toute éventuelle
justification
de cette croyance dans le libre-arbitre, dont il affirme qu’elle n’a
plus
cours pour lui et ceux qui s’en sont libérés. Cette
absence
de critique interne est « justifiée » par le seul
fait
que lui, Nietzsche, ne croit pas ; c’est dire que, pour ce « nous
» dont il est le porte-parole, la croyance dans le libre-arbitre
ne vaut que par la croyance religieuse (en Dieu, et dans le salut
post-mortem)
qui la soutend et le besoin de croire des individus abusés par
les
théologiens; il en est ainsi de toute croyance religieuse ou
métaphysique
: elles échappent à toute épreuve de
réalité,
car elles ont pour fonction de nous détourner de la
réalité
; au profit d’un idéal imaginaire rassurant défini, sans
preuve possible, comme suprême réalité, c’est
à
dire Vérité Supérieure. Ainsi est-il
stérile,
car absurde, de critiquer par la raison une illusion religieuse,
celle-ci
est, par nature, au delà de toute raison. Il suffit d’en
dénoncer
la fonction biologique et politique objective (externe) pour en ruiner
l’effet chez qui veut pleinement vivre dans le réel («
nous
», les incroyants par principe, les vrais philosophes,
opposés
aux « théologiens » et aux croyants)
Il se borne donc à indiquer
l’enchaînement
des notions qui fait du libre-arbitre un instrument de pouvoir efficace
sur (et pour) le plus grand nombre (l’humanité composée
en
majorité de faibles qui ont peur de la vie), mais une tromperie
grossière pour qui refuse de se soumettre, pour qui est vraiment
libre ; c’est à dire, qui est animé d’une volonté
de puissance forte (les aristocrates qui se distinguent du troupeau
humain).
Le libre-arbitre génère le sentiment de sa
responsabilité
devant les autres en général et devant ceux, en
particulier,
qui exercent le pouvoir (présenté comme de droit divin)
de
juger et de punir (les théologiens et les prêtres), or
cette
exigence de responsabilité transforme chacun en coupable qui
doit
subir le jugement et la punition dont il accepte, voire désire
par
avance, être l’objet, afin d’être délivré du
sentiment du péché ou de la faute que les
théologiens
eux-mêmes ont fait naître en lui, en le convaincant qu’il
avait
librement choisi de faire le mal. Pour comprendre cet
enchaînement
idéologique qui constitue le tour de passe-passe qui rend les
faibles,
les croyants naïfs, victimes consentante de la domination des
prêtres
qu’ils subissent, il convient de nous interroger et d’interroger le
texte
sur 3 points :
1-1-2 Questions
1) En quoi la notion du « libre-arbitre
» est-elle, pour Nietzsche, une invention des théologiens
indissociable de son origine théologique (religieuse) ?
2) En quoi génère-telle le
sentiment
de responsabilité chez le faible (heureux dit la bible les
faibles
en esprit !) et d’auto culpabilité en vue d’être puni,
avec
son consentement ?
3) En quoi cette notion est-elle un instrument
de domination d’autant plus efficace qu’il se présente sous un
jour
paradoxal : justifier la soumission aux yeux des faibles afin qu’ils se
soumettent, en effet, à Dieu et aux prêtres au nom de
l’absolue
liberté de l’homme !?
1-2 Analyse détaillée (conceptuelle)
1-2-1 En quoi la notion du «
libre-arbitre
» est-elle, pour Nietzsche, une invention des théologiens
indissociable de son origine théologique (religieuse) ?
« Il ne nous reste aujourd'hui plus
aucune espèce d'indulgence pour l'idée du « libre
arbitre
» ; nous savons trop bien ce que c'est : le tour de passe-passe
théologique
le plus suspect qu'il y ait, pour rendre l'humanité «
responsable
» à la façon des théologiens ; ce qui veut
dire
: pour rendre l'humanité dépendante des
théologiens...
»
Les hommes, selon Nietzsche, sont d’abord des
animaux et, comme tous les animaux, ils se distinguent entre eux entre
forts et faibles, dominants et dominés, c’est là une loi
de la vie et de la nature (sélection naturelle). Or l’homme fort
est violent, c’est là l’expression spontanée de son
instinct
de domination, de sa volonté de puissance; or cette violence
provoque
la peur de ceux qui la subissent sans pouvoir y résister de par
la faiblesse de leur volonté de puissance propre. La morale
altruiste-égalitaire,
compassionnelle est donc d’abord une tentative pour les faibles de se
protéger
de la violence des forts en la désignant comme mauvaise,
cruelle,
afin de la brider en la rendant honteuse, en rendant le fort honteux de
sa force (Thèse de Calliclès, adversaire de Socrate, dans
le dialogue de Platon : « le Gorgias », reprise par
Nietzsche).
L’homme fort est, du point de vue des faibles, violent donc mauvais,
dès
lors que ces instincts égoïstes le sont, mais plus
généralement
toute volonté de vivre, laquelle se confond avec la
volonté
de puissance, tout désir d’appropriation et de domination
génèrent,
pour eux, le mal moral. La vie des faibles est vouée ici-bas
à
la souffrance et la seule manière pour eux de supporter cette
souffrance
c’est de la justifier en vue du salut post-mortem qui implique à
son tour la toute puissance protectrice et salvatrice divine, en tant
que
réalité supérieure et suprême
vérité,
opposée à la réalité violente d’ici-bas.
Mais
un problème logico-théologique apparaît
aussitôt
: comment ce Dieu, supposé parfait et infiniment bon,
a-t-il
pu créer les hommes mauvais (violents), non seulement les forts,
mais tout homme qui désire affirmer ici-bas sa volonté de
puissance (même faible), donc y compris les faibles s’ils n’en
étaient
empêchés par plus forts qu’eux ? Dieu bon serait-il alors
responsable du mal moral ? Outre la tentative par Leibniz de dire que
le
mal n’est qu’un mal pour l’homme , mais un bien pour Dieu (dans le
meilleurs
des mondes possible) qui risque d’opposer le bien, du point de vue
supposé
de Dieu, au bien vécu par le croyant, la seule réponse
théologique
possible pour sortir d’un tel paradoxe, lequel risquerait de ruiner
l’amour
du croyant en son Dieu et d’ébranler sa foi, est d’affirmer que
dieu, par amour pour sa créature, a créé l’homme
absolument
libre de choisir entre le bien qu’il lui a révélé
et le mal ; ainsi le libre-choix de la créature humaine est donc
radical entre obéir aux commandements de Dieu (exemple : «
tu ne tueras point », « tu aimeras ton prochain comme
toi-même
»etc..) ou y désobéir, au risque d’en perdre toute
possibilité d’être sauvé. L’homme en tant qu’il est
libre, c’est à dire en tant qu’il est capable de choisir
inconditionnellement
( absolument) entre le bien et le mal, est seul responsable du mal
moral
(de la violence de l’homme faite à l’homme), Dieu est ainsi
«
dédouané » de la responsabilité du mal. Le
libre-arbitre
est ce pouvoir absolu, accordé par Dieu aux hommes par dieu,
pour
l’homme d’être cause première de soi dans le bien, comme
dans
le mal. On voit en quoi cette idée est théologique dans
son
origine, sa visée et son essence même : elle tend à
sauver la perfection divine de toute accusation qui rendrait Dieu
responsable
du mal (devant l’homme qui souffre), et elle affirme l’idée de
cause
première, qui, comme, l’écrivait Descartes, fait de
l’homme
un être quasi-divin, à l’image et à la ressemblance
de Dieu (donc promis aussi à l’immortalité et au salut
post-mortem,
à la condition qu’il choisisse d’obéir à Dieu).
Cette
idée est profondément irréelle, voire
irrationnelle
et incompréhensible : rien dans la nature ne manifeste une telle
causalité, et l’idée d’un vouloir qui serait sa propre
cause
est insaisissable par le raison, qui ne peut atteindre l’absolu, vu
qu’elle
ne peut exprimer et expliquer que des relations
(phénomènes
relatifs) par des relations (lois générales). La
liberté
absolue est démentie et s’évanouit instantanément,
dès lors que l’on tente d’expliquer rationnellement (par la
biologie
et/ou la psychologie) un acte humain quelconque, elle est donc une
croyance
irrationnelle, sans preuve possible, qui s’affirme comme une
vérité
dans le seul but intéressé du faible (son salut en une
autre
vie que la vie réelle ici-bas : une vie imaginaire qu’il appelle
la vraie vie); ce qui est la définition même de le
l’illusion.
Cette illusion est produite dans l’imaginaire du croyant («
inventée
») par les théologiens pour rendre les hommes responsables
de leur désir égoïste de vivre devant Dieu et devant
eux-mêmes qui s’en font les intermédiaires
autorisés.
Cette invention est un tour de passe-passe dans la mesure où
elle
masque la réalité du stratagème par laquelle elle
tente de faire que les hommes ne reconnaissent pas le fait que Dieu et
le libre arbitre sont des inventions humaines et rien d’autres pour les
faire obéir en les menaçant de la punition divine et leur
promettant le salut comme récompense.
1-2-2 En quoi l’idée de libre-arbitre
génère-telle le sentiment de responsabilité chez
le
faible (heureux dit la bible les faibles en esprit !) et d’auto
culpabilité
en vue d’être puni, avec son consentement ?
«Je
ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à
vouloir
rendre responsable. Partout où l'on cherche à
établir
les responsabilités, c'est généralement l’instinct
de punir et de juger qui est à l’œuvre On a
dépouillé
le devenir de son innocence, lorsque l'on a ramené à une
volonté, à des intentions, à des actes de
responsabilité,
le fait d'être de telle ou telle manière : la doctrine de
la volonté a été principalement inventée
à
des fins de châtiment, c'est-à-dire avec l'intention de
trouver
coupable »
Selon les théologiens, magiciens menteurs
et illusionnistes, être libre c’est être cause de soi, donc
pouvoir répondre devant les autres d’un acte que l’on a commis
et
s’il est cruel et violent, s’il fait souffrir autrui, s’affirmer comme
l’auteur (la seule cause première) et non seulement acteur
(cause
ayant une autre cause) du choix que l’on a fait de la commettre le mal
en le sachant. Dès lors que l’on accuse le destin ou la
fatalité,
(voire les dieux, chez les anciens grecs) l’homme n’a pas à
répondre
de ses actes : il est innocent, en deçà du bien et du
mal.
Au contraire de Socrate qui affirmait que nul n’était
méchant
volontairement, mais que le méchant commettait une erreur en se
trompant de bien, les théologiens prétendent que,
grâce
à Dieu, qui s’est révélé à lui et a
enseigné aux hommes le Bien en dictant à Moïse les
tables
de la loi, l’homme méchant sait toujours qu’il est
méchant,
et que, par conséquent, il a choisi
délibérément
le mal contre le bien. De plus, pour eux, le mal a sa source dans le
désir
de vivre même, égoïste et violent, donc, dès
lors
que ce désir de vivre est naturel (nature sensible de l’homme en
tant qu’être vivant, ex : le désir sexuel, voir Adam et
Eve)
tout homme se sait pécheur par nature (péché
originel)
et sait qu’il hérite en cela du péché originel
commis
par Adam et reproduit par Caen tuant son frère Abel. Le seul bon
choix de l’homme est donc de refuser le désir d’être
heureux
ici-bas pour gagner le Paradis après la mort afin de jouir de la
félicité éternelle (béatitude). L’homme est
donc un pécheur conscient du péché qui
réside
en lui et dont il peut se délivrer en faisant un usage
sacrificiel
de son libre-arbitre (renoncer au bonheur ici-bas). Ainsi rien de ce
qui
arrive par son action n’est innocent : tout acte est soit bon, soit
mauvais.
Or pour Nietzsche le devenir, ce qui arrive dans
l’expérience humaine et dans la nature en son ensemble, comme
transformation
imprévisible incessante des êtres, des choses et des
situations
est le résultat de rapports de forces enchevêtrées
non seulement entre les êtres mais au sein d’un même des
êtres,
humains ou non. Tout est puissance affirmative ou négative selon
la volonté forte ou faible qui l’exprime et chaque être
est
pluralité de désirs et d’instinct plus ou moins forts et
faibles : le résultat à tel ou tel moment est innocent,
c’est
à dire sans rapport avec l’idée du bien ou du mal ; c’est
plutôt ces idées (fausses) du Bien et du mal qui sont le
résultat
d’un rapport de force négatif : le faible juge mauvais un acte
à
cause de sa faiblesse, s’il l’avait emporté il le jugerait bon
(juste)
: du reste le fort ne se juge pas et ne juge pas les autres: tout ce
que
produit sa volonté de puissance est bon par définition,
il
affirme sa volonté de puissance comme un fait qui n’a pas
à
se justifier. Si seul le faible peut être jugé mauvais et
se juger lui-même responsable du mal, qui juge et pourquoi ?
Juger
c’est, pour celui qui juge, attribuer une qualité morale
(mauvaise)
à celui qui est jugé et s’attribuer une qualité
morale
(bonne) qu’ils n’ont ni l’un, ni l’autre, dans le seul but d’affirmer
le
pouvoir faussement supérieur de celui qui juge cherche et qu’il
cherche à justifier sur celui qui est jugé pour le
soumettre
à sa volonté de puissance affaiblie. Ainsi punir celui
qui
est jugé responsable du mal, c’est répondre au mal (la
faute)
par le mal (la punition) ; et dans le cas du prêtre
théologien,
il s’agit, nous dit Nietzsche d’un instinct : celui de faire souffrir,
pour jouir de sa souffrance, celui que l’on accuse à tort
d’être
responsable (cause première) du mal. Ainsi jouir de la
souffrance
de l’autre est un comportement réactif de faible qui a besoin de
se croire supérieur moralement pour être assuré de
son pouvoir, qui a besoin de la caution divine et du ressentiment
contre
celui qui est puni pour maintenir l’illusion de sa
pseudo-supériorité.
La prêtrise est l’ultime tentative pour certains faibles de
maintenir,
vis-à-vis de presque aussi faibles qu’eux et par comparaison
à
eux, le sentiment problématique de leur valeur. Aux royaumes des
aveugles les borgnes sont rois. Le fort, non encore affaibli par la
morale,
n’a pas à justifier moralement l’usage de sa force : elle
s’impose
d’elle-même comme une évidence. En cela l’idée de
libre-arbitre
est l’instrument de domination utilisé par certains faibles sur
l’humanité pour se maintenir en position de force relative, sous
l’autorité d’une puissance irréelle: Dieu.
1-2-3 En quoi la notion de libre-arbitre
est-elle
un instrument de domination d’autant plus efficace qu’il se
présente
sous un jour paradoxal : justifier la soumission aux yeux des faibles
afin
qu’ils se soumettent, en effet, à Dieu et aux prêtres au
nom
de l’absolue liberté de l’homme !?
« Toute l'ancienne psychologie, la
psychologie de la volonté, n'existe que par le fait que ses
inventeurs,
les prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se
créer le droit d'infliger une peine, ou plutôt qu'ils
voulurent
donner ce droit à Dieu... Les hommes ont été
considérés
comme « libres », pour pouvoir être jugés et
punis,
pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action
devait être regardée comme voulue, l'origine de toute
action
comme se trouvant dans la conscience. »
Le fort n’a nul besoin du droit pour affirmer
sa puissance : elle est de fait et s’impose en tant que telle, or le
faible
qu’est le prêtre-théologien, chef de la communauté
des croyants, ne dispose pas d’une puissance telle qu’elle produise par
elle-même l’effet de domination qu’elle recherche, il a donc
besoin
d’un doit supérieur surhumain (divin) pour faire
reconnaître
son pouvoir de domination comme bénéfique à celui
qui le subit : il a besoin de faire croire que son pouvoir est
l’expression
même du désir de celui qui est puni d’être
délivré
de la faute dont le prétendu libre-arbitre de celui-ci lui est
présentée
comme la cause première. Le puni est alors convaincu (con
vaincu)
qu’il doit être puni pour son bien, qu’il doit souffrir par ordre
de Dieu et des prêtres pour être sauvé du
péché.
Sa liberté est à la fois la raison de sa punition (en
droit)
et l’expression imaginaire de son désir d’être
sauvé
du mal pour lequel il est condamnable (menacé par au le diable
et
l’enfer). Si l’action libre est reportée faussement à la
conscience de soi comme cause du mal, (alors que pour Nietzsche elle
réside
dans la volonté de puissance dont l’origine est biologique et
inconsciente),
l’individu se sent alors mauvais (mauvaise conscience) et
réclame
la souffrance de la punition pour « redevenir bon » ; or
cette
souffrance implique la soumission aux prêtres et à leur
jugement
qui ont produit l’illusion en lui du libre-arbitre en vue d’exercer
leur
domination. La culpabilité générée par
l’illusion
du libre arbitre, inventée par les théologiens, induit,
chez
les faibles (la majorité des humains), le sentiment
intériorisé
d’être l’origine absolu de son propre mal (coupable par soi) et
le
désir de ne pouvoir se réhabiliter qu’en se soumettant
sans
condition, librement, à l’autorité divine. Un pouvoir
n’est
jamais aussi efficace que lorsqu’il crée les conditions d’une
servitude
consentie. L’illusion de la liberté métaphysique est la
condition
et l’expression ultime de toute servitude : elle produit des individus
qui croient vouloir librement être dominés, alors que ce
désir
n’est que l’expression de leur volonté de puissance affaiblie.
Si
l’origine du mal est en eux, il ne peuvent croire être
sauvés
qu’en en se soumettant à un bien dont l’origine est posée
hors d’eux, dans la puissance fantasmatique irrésistible de Dieu
et des prêtres. L’illusion du libre-arbitre est, pour Nietzsche,
l’illusion religieuse la plus aboutie pour assurer la domination de la
faiblesse sur la force, du pouvoir corrosif de la maladie sur la
santé
vitale.
Conclusion :
Pour Nietzsche, la religion, la morale et le libre-arbitre ne sont que des mensonges mortifères indissociables, inventées par les prêtres en vue d’assurer leur domination ; ces croyances visent à assurer le triomphe des valeurs de la faiblesse et du pouvoir des faibles contre les forts: la morale de la liberté absolue est, pour lui, l’expression la plus achevée de la domination désirée par les faibles pour se protéger des forts et garantir leur survie et leur salut. Reste à savoir ce qu’il peut ad(e)venir de cette morale dans une société largement déchristianisée qui, sans plus croire en dieu et sans reconnaître la légitimité d’un pouvoir théocratique, administre la justice pénale et le droit au nom du libre-arbitre, dont la croyance, si l’on peut dire, flotte, sans fondement théologique, sur un tissus d’ignorance en lambeaux, de plus en plus déchiré par les coup de ciseaux des sciences biologiques et humaines. Mais si dieu est politiquement mort et si la croyance dans le libre-arbitre se dissipe, tout ne devient-il pas possible, c’est à dire permis, au delà du bien et du mal dans l’innocence d’un devenir où la violence sans fart et une nouvelle barbarie scientifique se substituerait à la domination religieuse ? Au delà de la critique provocante et stimulante de Nietzsche, une morale sans illusion théologique est-elle possible ?
Sylvain Reboul, le 12/03/01