Nietzsche et le libre-arbitre :
Voir la contribution de Monsieur Alain Jattiot sur le même texte dans sa version complète:
Contribution à la lecture de Nietzsche  ( À propos du libre-arbitre)

Etude d'un texte de Nietzsche, tiré de l'ouvrage  : "Le crépuscule des idoles "

« Il ne nous reste aujourd'hui plus aucune espèce d'indulgence pour l'idée du « libre arbitre » ; nous savons trop bien ce que c'est : le tour de passe-passe théologique le plus suspect qu'il y ait, pour rendre l'humanité « responsable » à la façon des théologiens ; ce qui veut dire : pour rendre l'humanité dépendante des théologiens... Je ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. Partout où l'on cherche à établir les responsabilités, c'est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre.  On a dépouillé le devenir de son innocence, lorsque l'on a ramené à une volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité, le fait d'être de telle ou telle manière : la doctrine de la volonté a été principalement inventée à des fins de châtiment, c'est-à-dire avec l'intention de trouver coupable. Toute l'ancienne psychologie, la psychologie de la volonté, n'existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le droit d'infliger une peine, ou plutôt qu'ils voulurent donner ce droit à Dieu... Les hommes ont été considérés comme « libres », pour pouvoir être jugés et punis, pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l'origine de toute action comme se trouvant dans la conscience. »
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Introduction :

Qui est responsable du mal commis par l'homme?
De deux choses l'une : soit le mal moral, c'est à dire la souffrance  que l'homme fait subir à l'homme, qu'elle soit physique ou psychologique, est  le résultat d'une cause extérieure aux hommes et donc pourrait provenir de cette cause fut-elle le destin ou dieu, soit l'homme seul en est  la cause première. Dans le premier cas l'homme subi des affects et il n'est en rien responsable des actes dont il est l'agent, au sens ou il ne peut ni ne doit répondre  de ce qui est  fait dès lors que ce n'est pas lui qui fait mais les causes qui agissent sur lui: c'est comme ça, le mal est un malheur au même titre qu'un événement naturel peut produire une catastrophe. Dans le deuxième cas, l'homme est totalement responsable, car s'il est cause première, c'est à dire libre, de son acte violent, il doit alors répondre de sa décision consciente de choisir délibérément de faire le mal dès lors qu'il est supposé avoir était capable de choisir et de faire le bien, du moins de s'abstenir de suivre la tentation de nuire.
Or cette idée du libre-arbitre absolu (métaphysique) est, en effet, indémontrable, elle n'est donc qu'une croyance et nous  savons qu'elle a été introduite parla théologie ou discours interprétatif des choses divines pour faire que Dieu ne soit pas responsable du mal produit pas sa créature, ce qui contredisait et sa perfection et la légitimité de son pouvoir moral de punir qu'il est censé exercer sur les hommes pour les sauver du mal dont ils sont la cause première. mais, selon Nietzsche, ce dieu créateur ainsi que l'idée même de libre-arbitre sont  des inventions des prêtres et des théologiens qui utilisent la croyance en lui qu'ils produisent et entretiennent pour exercer ce pouvoir divin dont ils prétendent être les dépositaires pour punir et se soumettre les hommes au nom même de leur prétendue liberté. Cette ruse perverse, ce mensonge,  est pour N à l'origine du triomphe de la morale au service des faibles dont les prêtres ne sont que l'expression concentrée, pour faire que les forts soient dominés par les faibles. Morale négative et contre nature, morale de l'affaiblissement des forces vitales, symptôme  de leur décadence nihiliste.
Mais cette thèse vient heurter de front  l'ensemble du droit, à la fois libéral et pénal fondé une l'idée même du libre-arbitre, elle renverse  tout ce qui semble avoir été au cœur du progrès de la civilisation: le renoncement à la violence pour établir le bien vivre ensemble, la justice, l'ordre pacifique, la solidarité entre les individus. N'est-elle pas à son tour une menace pour le développement de l'humanité en l'homme et un retour à la barbarie pré humaine,  animale, sous  le couvert de la revalorisation des forces vitales et immorales des instincts primitifs? Si le libre-arbitre est une croyance n'est-elle pas nécessaire à l'intériorisation des normes éthiques et des valeurs communes indispensables à la vie sociale pacifiée? Ne faut-il pas moraliser l'animal humain pour le rendre social, dès lors que l'instinct n'y suffit pas? La force peut-elle faire droit? Et sinon, le droit n'exige t il pas que les hommes soient considérés comme libres et responsables? Tel est l'enjeu de ce texte, dont on voit qu'il nous oblige remettre en question nos croyances morales et sociales les plus fondamentales, ne serait ce une pour en mesurer la précarité et nous mettre à la recherche de fondements mieux assurés de l'éthique..
L'étude de ce texte, dont le style et le contenu provocant doit nous être une incitation à la réflexion la plus radicale, est donc indispensable pour penser la morale et non la laisser aux aléas de l'opinion conformiste ; d’autant que dans notre société politiquement et culturellement  largement déchristianisée, les valeurs éthiques traditionnelles ne vont plus de soi, quand elles ne sont pas ouvertement contestées au nom d'une conception de la liberté individuelle sans limites clairement et consensuellement déterminables.

Analyse commentée du texte

1-1 Analyse globale

1-1-1 Ce texte se présente comme une révocation radicale de l’idée du libre-arbitre présentée comme une invention mensongère, un subterfuge magique (« tour de passe-passe »e) produit par des illusionnistes conscient, les théologiens, au service d’une volonté de domination, la leur, exercée sur les individus naïvement croyants et abusés, le nous désigne ici Nietzsche lui-même et ceux qui se reconnaissent dans ses thèses, mais, plus largement, tous ceux qui ont plus ou moins rompu avec les croyances judéo-chrétiennes, comme fondement transcendant (divin) de la morale. Nietzsche se borne à réinterpréter à sa manière, en terme d’expression d’une volonté de puissance, des croyances qu’il ne prend pas même la peine ici de critiquer au fond (critique interne), comme si la critique externe qu’il en fait suffisait à réduire à néant toute éventuelle justification de cette croyance dans le libre-arbitre, dont il affirme qu’elle n’a plus cours pour lui et ceux qui s’en sont libérés. Cette absence de critique interne est « justifiée » par le seul fait que lui, Nietzsche, ne croit pas ; c’est dire que, pour ce « nous » dont il est le porte-parole, la croyance dans le libre-arbitre ne vaut que par la croyance religieuse (en Dieu, et dans le salut post-mortem) qui la soutend et le besoin de croire des individus abusés par les théologiens; il en est ainsi de toute croyance religieuse ou métaphysique : elles échappent à toute épreuve de réalité, car elles ont pour fonction de nous détourner de la réalité ; au profit d’un idéal imaginaire rassurant défini, sans preuve possible, comme suprême réalité, c’est à dire Vérité Supérieure. Ainsi est-il stérile, car absurde, de critiquer par la raison une illusion religieuse, celle-ci est, par nature, au delà de toute raison. Il suffit d’en dénoncer la fonction biologique et politique objective (externe) pour en ruiner l’effet chez qui veut pleinement vivre dans le réel (« nous », les incroyants par principe, les vrais philosophes, opposés aux « théologiens » et aux croyants)
Il se borne donc à indiquer l’enchaînement des notions qui fait du libre-arbitre un instrument de pouvoir efficace sur (et pour) le plus grand nombre (l’humanité composée en majorité de faibles qui ont peur de la vie), mais une tromperie grossière pour qui refuse de se soumettre, pour qui est vraiment libre ; c’est à dire, qui est animé d’une volonté de puissance forte (les aristocrates qui se distinguent du troupeau humain). Le libre-arbitre génère le sentiment de sa responsabilité devant les autres en général et devant ceux, en particulier, qui exercent le pouvoir (présenté comme de droit divin) de juger et de punir (les théologiens et les prêtres), or cette exigence de responsabilité transforme chacun en coupable qui doit subir le jugement et la punition dont il accepte, voire désire par avance, être l’objet, afin d’être délivré du sentiment du péché ou de la faute que les théologiens eux-mêmes ont fait naître en lui, en le convaincant qu’il avait librement choisi de faire le mal. Pour comprendre cet enchaînement idéologique qui constitue le tour de passe-passe qui rend les faibles, les croyants naïfs, victimes consentante de la domination des prêtres qu’ils subissent, il convient de nous interroger et d’interroger le texte sur 3 points :
1-1-2 Questions
1) En quoi la notion du « libre-arbitre » est-elle, pour Nietzsche, une invention des théologiens indissociable de son origine théologique (religieuse) ?
2) En quoi génère-telle le sentiment de responsabilité chez le faible (heureux dit la bible les faibles en esprit !) et d’auto culpabilité en vue d’être puni, avec son consentement ?
3) En quoi cette notion est-elle un instrument de domination d’autant plus efficace qu’il se présente sous un jour paradoxal : justifier la soumission aux yeux des faibles afin qu’ils se soumettent, en effet, à Dieu et aux prêtres au nom de l’absolue liberté de l’homme !?

1-2 Analyse détaillée (conceptuelle)

1-2-1 En quoi la notion du « libre-arbitre » est-elle, pour Nietzsche, une invention des théologiens indissociable de son origine théologique (religieuse) ?
« Il ne nous reste aujourd'hui plus aucune espèce d'indulgence pour l'idée du « libre arbitre » ; nous savons trop bien ce que c'est : le tour de passe-passe théologique le plus suspect qu'il y ait, pour rendre l'humanité « responsable » à la façon des théologiens ; ce qui veut dire : pour rendre l'humanité dépendante des théologiens... »
Les hommes, selon Nietzsche, sont d’abord des animaux et, comme tous les animaux, ils se distinguent entre eux entre forts et faibles, dominants et dominés, c’est là une loi de la vie et de la nature (sélection naturelle). Or l’homme fort est violent, c’est là l’expression spontanée de son instinct de domination, de sa volonté de puissance; or cette violence provoque la peur de ceux qui la subissent sans pouvoir y résister de par la faiblesse de leur volonté de puissance propre. La morale altruiste-égalitaire, compassionnelle est donc d’abord une tentative pour les faibles de se protéger de la violence des forts en la désignant comme mauvaise, cruelle, afin de la brider en la rendant honteuse, en rendant le fort honteux de sa force (Thèse de Calliclès, adversaire de Socrate, dans le dialogue de Platon : « le Gorgias », reprise par Nietzsche). L’homme fort est, du point de vue des faibles, violent donc mauvais, dès lors que ces instincts égoïstes le sont, mais plus généralement toute volonté de vivre, laquelle se confond avec la volonté de puissance, tout désir d’appropriation et de domination génèrent, pour eux, le mal moral. La vie des faibles est vouée ici-bas à la souffrance et la seule manière pour eux de supporter cette souffrance c’est de la justifier en vue du salut post-mortem qui implique à son tour la toute puissance protectrice et salvatrice divine, en tant que réalité supérieure et suprême vérité, opposée à la réalité violente d’ici-bas. Mais un problème logico-théologique apparaît aussitôt : comment ce Dieu, supposé parfait et  infiniment bon, a-t-il pu créer les hommes mauvais (violents), non seulement les forts, mais tout homme qui désire affirmer ici-bas sa volonté de puissance (même faible), donc y compris les faibles s’ils n’en étaient empêchés par plus forts qu’eux ? Dieu bon serait-il alors responsable du mal moral ? Outre la tentative par Leibniz de dire que le mal n’est qu’un mal pour l’homme , mais un bien pour Dieu (dans le meilleurs des mondes possible) qui risque d’opposer le bien, du point de vue supposé de Dieu, au bien vécu par le croyant, la seule réponse théologique possible pour sortir d’un tel paradoxe, lequel risquerait de ruiner l’amour du croyant en son Dieu et d’ébranler sa foi, est d’affirmer que dieu, par amour pour sa créature, a créé l’homme absolument libre de choisir entre le bien qu’il lui a révélé et le mal ; ainsi le libre-choix de la créature humaine est donc radical entre obéir aux commandements de Dieu (exemple : « tu ne tueras point », « tu aimeras ton prochain comme toi-même »etc..) ou y désobéir, au risque d’en perdre toute possibilité d’être sauvé. L’homme en tant qu’il est libre, c’est à dire en tant qu’il est capable de choisir inconditionnellement ( absolument) entre le bien et le mal, est seul responsable du mal moral (de la violence de l’homme faite à l’homme), Dieu est ainsi « dédouané » de la responsabilité du mal. Le libre-arbitre est ce pouvoir absolu, accordé par Dieu aux hommes par dieu, pour l’homme d’être cause première de soi dans le bien, comme dans le mal. On voit en quoi cette idée est théologique dans son origine, sa visée et son essence même : elle tend à sauver la perfection divine de toute accusation qui rendrait Dieu responsable du mal (devant l’homme qui souffre), et elle affirme l’idée de cause première, qui, comme, l’écrivait Descartes, fait de l’homme un être quasi-divin, à l’image et à la ressemblance de Dieu (donc promis aussi à l’immortalité et au salut post-mortem, à la condition qu’il choisisse d’obéir à Dieu). Cette idée est profondément irréelle, voire irrationnelle et incompréhensible : rien dans la nature ne manifeste une telle causalité, et l’idée d’un vouloir qui serait sa propre cause est insaisissable par le raison, qui ne peut atteindre l’absolu, vu qu’elle ne peut exprimer et expliquer que des relations (phénomènes relatifs) par des relations (lois générales). La liberté absolue est démentie et s’évanouit instantanément, dès lors que l’on tente d’expliquer rationnellement (par la biologie et/ou la psychologie) un acte humain quelconque, elle est donc une croyance irrationnelle, sans preuve possible, qui s’affirme comme une vérité dans le seul but intéressé du faible (son salut en une autre vie que la vie réelle ici-bas : une vie imaginaire qu’il appelle la vraie vie); ce qui est la définition même de le l’illusion. Cette illusion est produite dans l’imaginaire du croyant (« inventée ») par les théologiens pour rendre les hommes responsables de leur désir égoïste de vivre devant Dieu et devant eux-mêmes qui s’en font les intermédiaires autorisés. Cette invention est un tour de passe-passe dans la mesure où elle masque la réalité du stratagème par laquelle elle tente de faire que les hommes ne reconnaissent pas le fait que Dieu et le libre arbitre sont des inventions humaines et rien d’autres pour les faire obéir en les menaçant de la punition divine et leur promettant le salut comme récompense.
1-2-2 En quoi l’idée de libre-arbitre génère-telle le sentiment de responsabilité chez le faible (heureux dit la bible les faibles en esprit !) et d’auto culpabilité en vue d’être puni, avec son consentement ?
 «Je ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. Partout où l'on cherche à établir les responsabilités, c'est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre On a dépouillé le devenir de son innocence, lorsque l'on a ramené à une volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité, le fait d'être de telle ou telle manière : la doctrine de la volonté a été principalement inventée à des fins de châtiment, c'est-à-dire avec l'intention de trouver coupable »
Selon les théologiens, magiciens menteurs et illusionnistes, être libre c’est être cause de soi, donc pouvoir répondre devant les autres d’un acte que l’on a commis et s’il est cruel et violent, s’il fait souffrir autrui, s’affirmer comme l’auteur (la seule cause première) et non seulement acteur (cause ayant une autre cause) du choix que l’on a fait de la commettre le mal en le sachant. Dès lors que l’on accuse le destin ou la fatalité, (voire les dieux, chez les anciens grecs) l’homme n’a pas à répondre de ses actes : il est innocent, en deçà du bien et du mal. Au contraire de Socrate qui affirmait que nul n’était méchant volontairement, mais que le méchant commettait une erreur en se trompant de bien, les théologiens prétendent que, grâce à Dieu, qui s’est révélé à lui et a enseigné aux hommes le Bien en dictant à Moïse les tables de la loi, l’homme méchant sait toujours qu’il est méchant, et que, par conséquent, il a choisi délibérément le mal contre le bien. De plus, pour eux, le mal a sa source dans le désir de vivre même, égoïste et violent, donc, dès lors que ce désir de vivre est naturel (nature sensible de l’homme en tant qu’être vivant, ex : le désir sexuel, voir Adam et Eve) tout homme se sait pécheur par nature (péché originel) et sait qu’il hérite en cela du péché originel commis par Adam et reproduit par Caen tuant son frère Abel. Le seul bon choix de l’homme est donc de refuser le désir d’être heureux ici-bas pour gagner le Paradis après la mort afin de jouir de la félicité éternelle (béatitude). L’homme est donc un pécheur conscient du péché qui réside en lui et dont il peut se délivrer en faisant un usage sacrificiel de son libre-arbitre (renoncer au bonheur ici-bas). Ainsi rien de ce qui arrive par son action n’est innocent : tout acte est soit bon, soit mauvais.
Or pour Nietzsche le devenir, ce qui arrive dans l’expérience humaine et dans la nature en son ensemble, comme transformation imprévisible incessante des êtres, des choses et des situations est le résultat de rapports de forces enchevêtrées non seulement entre les êtres mais au sein d’un même des êtres, humains ou non. Tout est puissance affirmative ou négative selon la volonté forte ou faible qui l’exprime et chaque être est pluralité de désirs et d’instinct plus ou moins forts et faibles : le résultat à tel ou tel moment est innocent, c’est à dire sans rapport avec l’idée du bien ou du mal ; c’est plutôt ces idées (fausses) du Bien et du mal qui sont le résultat d’un rapport de force négatif : le faible juge mauvais un acte à cause de sa faiblesse, s’il l’avait emporté il le jugerait bon (juste) : du reste le fort ne se juge pas et ne juge pas les autres: tout ce que produit sa volonté de puissance est bon par définition, il affirme sa volonté de puissance comme un fait qui n’a pas à se justifier. Si seul le faible peut être jugé mauvais et se juger lui-même responsable du mal, qui juge et pourquoi ? Juger c’est, pour celui qui juge, attribuer une qualité morale (mauvaise) à celui qui est jugé et s’attribuer une qualité morale (bonne) qu’ils n’ont ni l’un, ni l’autre, dans le seul but d’affirmer le pouvoir faussement supérieur de celui qui juge cherche et qu’il cherche à justifier sur celui qui est jugé pour le soumettre à sa volonté de puissance affaiblie. Ainsi punir celui qui est jugé responsable du mal, c’est répondre au mal (la faute) par le mal (la punition) ; et dans le cas du prêtre théologien, il s’agit, nous dit Nietzsche d’un instinct : celui de faire souffrir, pour jouir de sa souffrance, celui que l’on accuse à tort d’être responsable (cause première) du mal. Ainsi jouir de la souffrance de l’autre est un comportement réactif de faible qui a besoin de se croire supérieur moralement pour être assuré de son pouvoir, qui a besoin de la caution divine et du ressentiment contre celui qui est puni pour maintenir l’illusion de sa pseudo-supériorité. La prêtrise est l’ultime tentative pour certains faibles de maintenir, vis-à-vis de presque aussi faibles qu’eux et par comparaison à eux, le sentiment problématique de leur valeur. Aux royaumes des aveugles les borgnes sont rois. Le fort, non encore affaibli par la morale, n’a pas à justifier moralement l’usage de sa force : elle s’impose d’elle-même comme une évidence. En cela l’idée de libre-arbitre est l’instrument de domination utilisé par certains faibles sur l’humanité pour se maintenir en position de force relative, sous l’autorité d’une puissance irréelle: Dieu.

1-2-3 En quoi la notion de libre-arbitre est-elle un instrument de domination d’autant plus efficace qu’il se présente sous un jour paradoxal : justifier la soumission aux yeux des faibles afin qu’ils se soumettent, en effet, à Dieu et aux prêtres au nom de l’absolue liberté de l’homme !?
« Toute l'ancienne psychologie, la psychologie de la volonté, n'existe que par le fait que ses inventeurs, les prêtres, chefs des communautés anciennes, voulurent se créer le droit d'infliger une peine, ou plutôt qu'ils voulurent donner ce droit à Dieu... Les hommes ont été considérés comme « libres », pour pouvoir être jugés et punis, pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l'origine de toute action comme se trouvant dans la conscience. »
Le fort n’a nul besoin du droit pour affirmer sa puissance : elle est de fait et s’impose en tant que telle, or le faible qu’est le prêtre-théologien, chef de la communauté des croyants, ne dispose pas d’une puissance telle qu’elle produise par elle-même l’effet de domination qu’elle recherche, il a donc besoin d’un doit supérieur surhumain (divin) pour faire reconnaître son pouvoir de domination comme bénéfique à celui qui le subit : il a besoin de faire croire que son pouvoir est l’expression même du désir de celui qui est puni d’être délivré de la faute dont le prétendu libre-arbitre de celui-ci lui est présentée comme la cause première. Le puni est alors convaincu (con vaincu) qu’il doit être puni pour son bien, qu’il doit souffrir par ordre de Dieu et des prêtres pour être sauvé du péché. Sa liberté est à la fois la raison de sa punition (en droit) et l’expression imaginaire de son désir d’être sauvé du mal pour lequel il est condamnable (menacé par au le diable et l’enfer). Si l’action libre est reportée faussement à la conscience de soi comme cause du mal, (alors que pour Nietzsche elle réside dans la volonté de puissance dont l’origine est biologique et inconsciente), l’individu se sent alors mauvais (mauvaise conscience) et réclame la souffrance de la punition pour « redevenir bon » ; or cette souffrance implique la soumission aux prêtres et à leur jugement qui ont produit l’illusion en lui du libre-arbitre en vue d’exercer leur domination. La culpabilité générée par l’illusion du libre arbitre, inventée par les théologiens, induit, chez les faibles (la majorité des humains), le sentiment intériorisé d’être l’origine absolu de son propre mal (coupable par soi) et le désir de ne pouvoir se réhabiliter qu’en se soumettant sans condition, librement, à l’autorité divine. Un pouvoir n’est jamais aussi efficace que lorsqu’il crée les conditions d’une servitude consentie. L’illusion de la liberté métaphysique est la condition et l’expression ultime de toute servitude : elle produit des individus qui croient vouloir librement être dominés, alors que ce désir n’est que l’expression de leur volonté de puissance affaiblie. Si l’origine du mal est en eux, il ne peuvent croire être sauvés qu’en en se soumettant à un bien dont l’origine est posée hors d’eux, dans la puissance fantasmatique irrésistible de Dieu et des prêtres. L’illusion du libre-arbitre est, pour Nietzsche, l’illusion religieuse la plus aboutie pour assurer la domination de la faiblesse sur la force, du pouvoir corrosif de la maladie sur la santé vitale.

Conclusion :

Pour Nietzsche, la religion, la morale et le libre-arbitre ne sont que des mensonges mortifères indissociables, inventées par les prêtres en vue d’assurer leur domination ; ces croyances visent à assurer le triomphe des valeurs de la faiblesse et du pouvoir des faibles contre les forts: la morale de la liberté absolue est, pour lui, l’expression la plus achevée de la domination désirée par les faibles pour se protéger des forts et garantir leur survie et leur salut. Reste à savoir ce qu’il peut ad(e)venir de cette morale dans une société largement déchristianisée qui, sans plus croire en dieu et sans reconnaître la légitimité d’un pouvoir théocratique, administre la justice pénale et le droit au nom du libre-arbitre, dont la croyance, si l’on peut dire, flotte, sans fondement théologique, sur un tissus d’ignorance en lambeaux, de plus en plus déchiré par les coup de ciseaux des sciences biologiques et humaines. Mais si dieu est politiquement mort et si la croyance dans le libre-arbitre se dissipe, tout ne devient-il pas possible, c’est à dire permis, au delà du bien et du mal dans l’innocence d’un devenir où la violence sans fart et une nouvelle barbarie scientifique se substituerait à la domination religieuse ? Au delà de la critique provocante et stimulante de Nietzsche, une morale sans illusion théologique est-elle possible ?

Sylvain Reboul, le 12/03/01



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Contribution à la lecture de Nietzsche  ( À propos du libre-arbitre)

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