Contribution à la lecture du texte Nietzsche et le libre-arbitre rétabli dans sa version complète, tiré du "Crépuscule des idoles", "Les quatre grandes erreurs", par Monsieur Alain Jattiot
Dans la version Gallimard (textes
établis
par G. Colli et Mazzino Montinari) la traduction est de Jean-Claude
Hémery
"Nous n’avons
maintenant
plus aucune indulgence pour la notion de « libre arbitre
»
; nous ne savons que trop ce que c’est – le plus suspect des tours de
passe-passe
des théologiens, aux fins de rendre l’humanité «
responsable
», au sens où ils l’entendent, c’est-à-dire de la
rendre
plus dépendante des théologiens…Je n’évoquerai ici
que la psychologie de toute « responsabilisation
générale
». Chaque fois que l’on cherche à «
établir
les responsabilités » c’est habituellement
l’instinct
de vouloir punir et juger qui est à l’œuvre. C’est
dépouiller
le devenir de son innocence qu’attribuer à une volonté,
à
des intentions, à des actes de responsabilité le fait
d’être
de telle ou telle manière. La théorie de la
volonté
a été essentiellement inventée à des fins
de
châtiment, c’est-à-dire par «désir de
trouvercoupable».
Toute l’ancienne psychologie, la psychologie de la volonté, est
née de ce que ses auteurs, les prêtres qui étaient
à la tête des anciennes communautés, voulaient se
donner
un droit d’infliger des punitions, ou donner à Dieu un tel
droit…Si
l’on a conçu les hommes « libres »,
c’est
à seule fin qu’ils puissent être jugés et
condamnés,
afin qu’ils puissent devenir coupables : par conséquent, il
fallait
absolument que chaque action fût conçue comme voulue, que
l’origine de toute action fût conçue comme résidant
dans la conscience (ce qui revenait à faire de l’imposture la
plus
radicale in psychologicis le principe même de la psychologie…).
Aujourd’hui,
maintenant que nous nous sommes engagés dans la direction
inverse,
maintenant que nous, les immoralistes, avons surtout entrepris de
toutes
nos forces d’abolir la notion de faute et la notion de punition et d’en
purifier la psychologie, l’histoire, la nature, les institutions et les
sanctions sociales, il n’est à nos yeux pas d’adversaires plus
décidés
que les théologiens qui continuent, par leur concept de l’ »ordre
moral universel», à infecter de «
punition
» et de « faute », l’innocence
du devenir. Le christianisme est une métaphysique de bourreau…"
Je ferai trois remarques concernant le
l'aphorisme
publié dans votre site:
- L’aphorisme est incomplet !
(je ne pouvais prendre la responsabilité de faire étudier
des formules aussi provocantes par des élèves peu
préparés,
dans le cadre de l'enseignement public S.R.)
- Les guillemets sont respectés mais pas
les mises en italiques. Et la ponctuation ainsi que les
caractères
sont importants pour Nietzsche. (Erreur
de
ma transcription électronique que je vais corriger S.R)
- Je ne vais pas respecter les principes
académiques
du commentaire de texte tels qu’ils sont enseignés au
lycée
mais je reconnais la propédeutique du texte de Sylvain Reboul.
Cependant
je ne peux pas m’abstraire de mes lectures de Nietzsche et en
particulier
des dernières en date ce qui fait que la perception que j’ai de
ce texte est quelque peu différente d’un pur commentaire ou
corrigé
dans le cadre d’un enseignement. Ainsi lorsque je lis une
première
fois cet aphorisme, d’une part des réminiscences m’adviennent
ainsi
que d’autre part j’inscris ce texte dans l’architecture
générale
de l’œuvre et je ne peux m’empêcher de faire
référence
à mes lectures non seulement de Nietzsche mais aussi sur
Nietzsche.
De ma première lecture, je repère les expressions « devenir » et « innocence », expressions que nous retrouvons dans Ainsi Parla Zarathoustra ; Nietzsche parlait à propos de ses œuvres postérieures, de glossaires de son œuvre pivot . Karl Löwith ne manque pas de le rappeler dans son livre sur L’Eternel Retour du Même. Ces deux expressions sont placées symétriquement dans l’aphorisme ; dans ce qui représente le premier paragraphe et l’explication de la tentative des prêtres de le dépouiller et dans l’avant-dernière phrase de ce qui est le « deuxième paragraphe » de ce texte où Nietzsche définit ce qui reste à entreprendre par les « immoralistes. » C’est pourquoi je regrette la coupure du texte d’origine , même si je comprends l’effet didactique de cette coupure. L’effet de symétrie joue aussi sur « l’instinct de vouloir punir et juger », car on retrouve les expressions « punition » et « faute » accolées à l’innocence du devenir dans l’avant dernière phrase. En outre ces concepts de devenir et d’innocence appartiennent à la démarche ontologique de Nietzsche et il est difficile de passer par-dessus ou à côté. C’est ainsi que je choisirai plutôt cette perspective que celle que vous avez choisi qui est d’abord éthique. Le devenir s’oppose à l’étant, ou plutôt se substitue à l’étant, car Nietzsche dénie ces oppositions et ce besoin de rechercher à toute chose son pendant. Le vrai et le faux et pourquoi pas tel le sophiste le vraisemblable ! L’innocence du devenir met en relief d’une part une certaine part d’ »empirisme »et d’autre part une certaine vision « vitaliste » . Je mets ces termes entre guillemets afin de prévenir le lecteur du sens relatif de ces mots. Mais il faudra revenir sur le sens de ces guillemets dans le texte. Ces concepts annoncent l’amor fati et le Retour du Même avec tout le problème que les interprétations ne se valent pas toutes. Mais d’un point de vue ontologique, la valeur se substitue à la vérité. Car la vérité n’existe pas, il n’y a pas de monde-vrai, il n’y a que le monde des apparences. Vérité divine, vérité des prêtres, arrières-mondes et monde de l’apparence. Comme l’écrit Alexis Philonenko nous sommes devant un paralogisme car toutes les interprétations ne se valent pas ; le problème de la transvaluation des valeurs se pose car il ne suffit pas de faire tomber les idoles, il faut dire les nouvelles valeurs. A la métaphysique du bourreau il faut substituer non pas une métaphysique de l’athéisme car Nietzsche accorde autant de critiques aux athées qu’aux chrétiens, mais aller au-delà de l’acceptation du Oui-à-l’Être. Cette innocence, c’est le oui de l’enfant, de mes enfants, après le Oui du Chameau et le Non du Lion dans le désert. La critique porte bien sur la métaphysique, combat permanent de Nietzsche tout au long de son œuvre, lorsqu’il critique la théorie de la volonté, une invention comme la notion de libre-arbitre est aussi une invention des prêtres . Cette métaphysique « platonicienne » est représentée par son élément le plus corrupteur : le christianisme. Toute la démarche généalogique se retrouve là lorsqu’il faut dégager les origines, le Wohin, le Wozu, de la morale, de son utilité et produit de l’imagination des prêtres inventant des concepts ou des dogmes qui vont « infecter » l’innocence du devenir. Il y a là une démarche purificatrice, scarificatrice, pour retrouver aux fondements des choses et de nos origines. Toute la construction civilisatrice repose sur ce « platonisme », cette nécessité de dresser les hommes donc de les punir et indiquer que la vie sur terre n’est que châtiment, punition et culpabilité mais que c’est le prix à payer pour rejoindre l’au-delà le monde vrai. Les tours de passe-passe, les inventions sont nécessaires pour entretenir la croyance du monde vrai, monde vrai qui est aussi une falsification. Ces tours visent à créer l’illusion, « une illusion que de prendre pour une cause ce qui émerge dans la conscience comme acte de volonté ». Il n’y a rien que le devenir et le Oui à l’Être et à la vie. Les termes employés pour critiquer cette morale de la « compassion » sont des termes de non vie : punition, coupable, punir, juger, châtiment, infliger, condamnés et jugés, faute. Effectivement si la vie sur terre n’est que cela, en effet il vaut mieux guetter l’au-delà, y croire et faire ce qu’il faut (mais quoi) pour le mériter ! Les prêtres sont bien sûr les agents d’un pouvoir, les agents d’une civilisation conquérante, plus que le simple curé de campagne même s’il fait partie du dispositif comme le Pape épuisé lors du chemin de croix, appelant à la compassion fait aussi partie du dispositif. Le devenir c’est l’homme « dans son unité complexe, dans son unité complexe, comme problème, projet, promesse, et déception. » Je retiens cette « définition de Jean Granier car ce terme si nous l’analysons ouvre une des nombreuses fenêtres que contient ce texte. J’ouvre la fenêtre ontologique car elle permet ensuite d’aborder d’une manière plus « sûre » la voie de l’Ethique. L’Homme, ce devenir, qui reste à faire, doit d’abord viser à s’émanciper de cette morale ; le nihilisme est sans doute le passage obligé mais il faut qu’il soit actif pour dire oui à ce devenir. Mais reconnaître à cet avenir, à cette promesse une innocence après l’avoir dégager d’une morale de la cruauté ( au travers des punitions), morale des bourreaux, c’est prendre un risque. Nietzsche est sur le fil du rasoir. Il vit dangereusement ; ses idées sont dangereuses. Nous ne pouvons pas en rester là. Cette affirmation de ce devenir pourrait mener à tout et n’importe quoi ; mais il faut d’abord passer par cette phase dangereuse de dénonciation de décapage avant de construire une nouvelle Ethique. Ce texte qui affirme le devenir, cette volonté de puissance appelle une Ethique un renversement ou une transvaluation de toutes les valeurs. C’est le « platonisme renversé » et la redécouverte de l’Homme, ce Crucifié, dernier cri dans le désert de Nietzsche avant de nous quitter.
Les fondements ontologiques ainsi dégagés, mais l’enchaînement n’est que didactique, la critique nietzschéenne s’en prend à la psychologie traditionnelle ; le vocabulaire est limité mais récurrent :instinct, psychologie, conscience ; cette critique porte d’une part sur la volition et sur le fait que l’origine de toute action serait logée dans la conscience ; Cette psychologie de la volonté, psychologie idéaliste, repose d’une part sur la théorie du sujet et la théorie de la volonté. Dans ce texte il s’agit de la conception réputée idéaliste de la volonté ; on retrouve la critique du causalisme : «que l’origine de toute action fût conçue comme résidant dans la conscience»; dans cet extrait il s’agit des notions de cause et d’effet : »l’agent n’est qu’ajouté à l’action – l’action est tout.» l’affirmation que derrière toute action il y a la conscience est pour Nietzsche la définition de la psychologie traditionnelle; s’il évoque aussi le concept d’instinct; cet instinct de juger, voire de dé-juger, de (dé)négation [Instinkt der Verneinung des Lebens] presque tous les ingrédients de la problématique nietzschéenne sont une fois de plus réunis, même le « désir (de punir) ». C’est la force de son système en aphorismes comme l’écrit K. Löwith. Opposition entre instinct de et psychologie de la responsabilité notons les oppositions entre cet instinct et la volonté ; c’est cette contradiction qui fait exploser la morale. L’association des termes instinct et vouloir vise bien cette démolition de la morale traditionnelle. Mais pourquoi cet instinct ? Dans le texte il n’est point dit mais cela a été déjà dit ailleurs et il faut comprendre que cette qualification relève de la psychologie nietzschéenne purifiée de l’ancienne morale et des anciennes tables. La critique morale suit donc l’herméneutique psychologique et physiologique (d’où le terme « infecter » qui relève d’une métaphorique médicale). Les interprétations du monde sont le symptôme de cet instinct du christianisme Le texte est donc bien structuré en « trois parties » , une partie ontologique, une partie psychologique et une partie éthique. Granier qualifie la démarche (la critique) nietzschéenne de tentative de dissolution « dans « le flux du Devenir » les instances et les structures du psychisme humain. » Nietzsche lui-même qualifie ce devenir « qu’en tant qu’inventer, vouloir, se nier soi-même, se surmonter soi-même (…) Renverser l’ »étant » (Dieu, idées, lois de la nature etc.), le condamner. Faut-il pour autant sur-évaluer l’aspect éthique, je n’en suis pas sûr sauf à craindre les aspects « dangereux » de la pensée de Nietzsche, dangereux pour lui certes, mais aussi dangereux pour des « âmes sensibles » ; l’influence de sa pensée sur la littérature française a montré qu’il ne fallait pas chercher les « âmes sensibles » de ce côté de la frontière. De l’autre côté de la frontière, son influence et surtout sa critique du militarisme, de l’antisémitisme et des nouveaux prêtres de Nuremberg malheureusement n’ont pas été entendu. Pire même un certain Martin H. l’utilise pour se réhabiliter de ses égarements inexpliqués, inavoués et inavouables. Alors oui déclarons une nouvelle fois la supériorité de l’Ethique et que la fin de l’humanisme n’est peut-être que le renversement des idoles techniciennes et socratiques.
Le deuxième aspect du commentaire doit porter, même si ce n’est pas l’élément déterminant mais cela fait partie intégrante de la démarche du philosophe-médecin et philologue, sur la ponctuation : le discours de Nietzsche vise à dénoncer les falsifications et le moyen le plus net de montrer celles-ci y compris dans le langage et en particulier le langage moral, c’est le recours aux guillemets ; attention lecteur à me bien lire, à me lire lento surtout lorsque apparaissent ces signes. Eric Blondel écrit qu’il faut considérer ces signes comme voulant préciser que les mots entre guillemets ne sont isomorphes. Ainsi : « libre », « libre-arbitre », « responsable », « responsabilité » et « responsabilisation ». Eric Blondel pense que Nietzsche « se désolidarise « de ces expressions. « Les guillemets, ainsi, instaurent la différence et la hiérarchie des valeurs (…) Nietzsche, avec une constance inopinée, enveloppe systématiquement de guillemets les termes clefs du discours moral.» Est-ce vrai dans le texte présent ? à peu de choses près (coupables, punitions dans le « premier paragraphe » ) oui. Cette écriture a aussi pour but de montrer que la morale parce qu’elle croit à la grammaire et aux mots demeure un effet de surface, c’est-à-dire une figure imposée. « la morale n’existe qu’en paroles (…) »Derrière cela il y a une critique toujours implicite du « je », du « sujet », du « complément » et de l’ »attribut » et du cogito de Descartes. Mais là je pousse un peu trop loin le commentaire sauf sur l’aspect « surface des choses et de la morale ». En outre ces guillemets révèlent le discours mensonger de la morale en ce sens que les mots sont des artifices. Cet aspect mensonger se retrouve dans le souci que chaque action fût conçue comme voulue, que l’origine de toute action fût conçue comme résidant dans la conscience. Cette insistance dans l’utilisation du mot « concevoir » montre la construction intellectuelle imaginée par les prêtres et dénonce de fait leur œuvre falsificatrice. Au langage mensonger de la morale, Nietzsche oppose le langage du corps qui « ré indique le devenir, la vie, l’instinct. »Nous pourrions aussi montrer le sens du mot désir accolé au « désir de trouver coupable ». Quelle jouissance, mais quelle cruauté et quel esprit de vengeance, il y a contenue dans cette expression, mais aussi quel refoulement contenu. Nietzsche montre que cette morale utile autrefois ne sert plus, mais là est le danger du nihilisme, stade nécessaire, passage scabreux, périlleux parce que l’homme est « une corde sur un abîme », « une corde, entre bête et surhomme tendue, »et qui parce que la réflexion au terme du XIXème siècle est encombrée, étouffée par le « sens de l’histoire », Nietzsche peut annoncer le « grand danger ». Malheureusement sa philosophie fut sur ce point prophétique mais aussi l’hégélianisme et le marxisme. Ce qui ne veut pas dire que ces herméneutiques ont failli mais qu’elles ont été confisquées par les troupeaux et que les bergers visaient l’Apocalypse.
Bien à vous et pas de méprise sur l’ »académisme » du commentaire, car en fait je n’en connais plus les règles enseignées de mon temps ni même les actuelles.
Merci pour votre commentaire est en tout point excellent: il est un approfondissement du mien, lequel s'adresse à des élèves qui ne connaissent pas l'auteur du texte et ne sont pas censés le connaître (règle du bac sous sa forme actuelle, que je critique par ailleurs); sa portée était donc plus éthique qu'ontologique et s'inscrivait dans une réflexion sur l'idée de libre-arbitre dans l'espace politico-social de la domination idéologique. Aller dans votre sens aurait débordé les limites d'un devoir de terminale. S.R