Introduction:
La condamnation à mort de Socrate ne doit pas être prise comme une simple injustice, laquelle peut être discutée, mais comme le symptôme d’un problème quant au statut et au rôle de la philosophie dans la cité. « Philosopher, disait Platon, c’est s’étonner ! » Or s’étonner c’est considérer comme étonnant ce qui est vécu par la plupart des hommes comme allant de soi : les croyances communes, les préjugés collectifs ; s’étonner est donc tout à la fois rester stupéfait (comme frapper par le tonnerre) par la fausse évidence des idées toutes faites et l’adhésion spontanée et irréfléchie du plus grand nombre aux croyances sans fondements rationnels suffisants qui marquent les traditions religieuses sociales et politiques sur lesquels semble reposer la cohésion sociale et les idées que les individus se font du bien-vivre avec soi (le bonheur personnel) et les autres (la justice, l’entente et la solidarité). Ainsi s’étonner n’est pas seulement l’état d’un individu frappé par le doute, mais un acte volontaire posé par le philosophe pour remettre en questions (sens et valeur) les croyances les mieux partagées car fondées sur l’habitude et l’imitation passive des autres ; c’est vouloir faire exploser la certitude illusoire des croyances trop rassurantes. La philosophie s’est donc historiquement présentée comme une pratique de la provocation rationnelle, en effet détonante, dans le confort apparent du consensus ambiant du caractère faussement évident de l’opinion qui affirme sans savoir vraiment, ni argumenter d’une manière rigoureuse. Douter par principe de ce qui se présente comme indubitable (l’existence du monde sensible, la poursuite de la richesse et du pouvoir comme conditions du bonheur etc.) est la mission du philosophe pour que soit dégager un espace de réflexion radicale afin de parvenir à des principes de pensée et d’action mieux fondées et donc plus efficaces en vue du bien-vivre car plus rationnels et plus raisonnables.
Mais ce doute systématique, poussé parfois jusqu’au
scepticisme,
est pour cette raison même perçue par la plupart des
hommes
et par les hommes politiques comme personnellement et collectivement
stérile
ou dangereux pour le bonheur individuel et la paix civile. Douter des
croyances
auxquelles chacun s’identifie pour donner sens et valeur à sa
vie
peut engendrer le doute de soi-même et le fin du consensus
politique
minimal (valeurs consensuelles traditionnelles, autorité des
institutions)
qui rend possible une vie commune ordonnée. Toute
société
repose sur des références communes valorisées et
valorisantes
qui permettent l’accord entre ses membres et réduit le risque de
conflits violents engendré par la tentation égoïste
des désirs et passions individuelles et collectives. De ce point
de vue Socrate est donc logiquement condamnable : il est
présenté,
non sans motif pragmatique , comme impie et corrupteur de la jeunesse,
car il cherche à convaincre chacun de changer de vie et la
cité
d’opérer une révolution radicale pour devenir juste
contre
ceux qui détienne la responsabilité et le pouvoir de
l’administrer
au mieux des valeurs, désirs et intérêts
apparents
du plus grand nombre, manipulés par les dirigeants. Ainsi le
doute
philosophique peut semer le trouble et faire naître la
contestation.
Cependant, l’histoire le montre, les évidences et les croyances
communes irrationnelles et aveugles peuvent conduire aux pires
violences
(ex le racisme et les guerres de religions) car elles prétendent
à la vérité sans être capable de
s’interroger
sur leur sens et leur valeur et de mettre en question leur fondement ;
En l’absence de raisons et d’arguments convaincants elles ne peuvent
donc
s’imposer que par la violence et la manipulation. D’autre part, celui
qui
refuse de remettre en question ses croyances les subit ; il ne peut
être
maître de lui-même et de ses projets de vie ;
manipulé
et manipulables par les démagogues, faiseurs d’opinion, il perd
toute possibilité d’autonomie personnelle.
C’est dire que la philosophie comme pratique de l’interrogation
rationnelle
et critique des croyances, comme volonté de douter des
préjugés,
est marquée par une ambivalence originaire : dangereuse pour
ceux
qui défendent l’ordre pérenne existant et la confiance
aveugle
dans les croyances aveugles qu’il implique, elle apparaît comme
indispensable
à ceux qui veulent refonder la vie sur des valeurs plus
cohérentes
et les droits qu’elles impliquent (ex : les droits de l’homme) ; c’est
à dire qui cherchent à établir les conditions de
possibilités
d’une société libérale et une idée du
bonheur
fondée sur l’autonomie de l’individu. Comment sortir de cette
ambivalence
?
Il nous faudra cerner les différents types de croyances quant
à leur forme et leur contenu, sans en exclure la philosophie
elle-même,
pour nous demander si, cas par cas, elles exigent une remise en
question
volontaire, en quoi, pour(-)quoi et dans quelles limites . L’enjeu du
problème
qui nous est posé est bien de préciser le rôle de
la
philosophie dans la culture et son évolution et son rapport
à
l’idéal de liberté.
1) « Croyance réalistes » et vérité
1-1 Définitions :Les
«
croyances réalistes » décrivent et/ou expliquent un
état des choses existant extérieurement à la
pensée
qui le conçoit (même s’il s’agit d’un état de la
pensée,
car celui-ci reste extérieur à la conscience qui le
pense).
Si cette description/explication est en accord avec cet état des
choses réellement existant on l’admet comme vraie, sinon, on
doit
la juger fausse. Mais un tel accord ne va pas de soi ; il exige que
l’on
se pose la question des motifs de croire : pourquoi croit-on à
la
vérité d’une croyance réaliste ?
1-2 Les motifs de croire. Soit
l’on admet cet accord sur fond de simple expérience subjective
personnelle,
soit par l’imitation des autres : on croit parce que les autres y
croient,
et qu’on peut, voire qu’on doit socialement leur faire confiance (les
experts,
les maîtres à penser, les professeurs etc.), soit enfin
parce
que l’on dispose soi-même de preuves rationnelles suffisantes,
expérimentales
(reproductibles) et logiques (cohérence des faits et des
théories)
objectives. Dans ce dernier cas les croyances sont admises comme des
savoirs
légitimes. Mais, la plupart du temps, la croyance de chacun
relève
d’un mélange entre ces différents, voire opposés,
motifs.
1-3 Faut-il en douter ? C’est
dire que ces croyances réalistes sont souvent objectivement
douteuses
car mal fondées : elles mêlent des motifs subjectifs
irrationnels
à des raisons objectives, d’autant plus que l’on croit souvent
parce
que l’on désire croire, ce qui est la définition de
l’illusion
(croire réel ce qui est le produit de notre imagination
désirante).
Les croyances réalistes peuvent reposer sur des motifs
psychologiquement
et socialement « satisfaisants » sans être
rationnellement
prouvées ( ex : les croyances racistes, inégalitaires ou
sexistes, la croyance en un prétendu « ordre naturel
»
du monde). Mais ces croyances rationnellement douteuses
répondent
à des besoins profonds : ceux qui ressortent de l’action
collective
qui exige un ordre hiérarchique stable et de l’espérance
individuelle de chacun , en sa valeur et sa capacité d’action.
Il
vaut mieux parfois croire (ex : en sa guérison réellement
possible pour un malade objectivement condamné) que sombrer dans
un désespoir impuissant : ne dit-on pas souvent que la foi fait
des miracles (soulève des montagnes) et que les effets placebo
(ou
la méthode Coué) sont efficaces ? Il y a donc une
puissance
réelle des croyances illusoires car elles mobilisent et motivent
les individus en leur faisant perdre la prudence qui les ferait
renoncer
à s’engager en des combats subjectivement nécessaires
mais
à l’issue objective douteuse. Or ces illusions ne peuvent valoir
que temporairement : « la réalité et les faits sont
têtus », disait Lénine ; à long terme les
croyances
illusoires, voire délirantes (qui nient la réalité
objectivement constatée) conduisent à l’échec : la
réalité « se venge toujours cruellement » et
les illusions conduisent à terme au désespoir et à
la désillusion dépressive , renvoyant l’individu à
un découragement pire que celui dont on prétend à
tort qu’il est le fait de la prudence ; celle-ci exige du courage
devant
les difficultés et la prise en compte des erreurs et des
échecs
au contraire de la témérité qui, par gloriole et
inconscience
narcissique, refuse de peser les risques et les dangers
réels
de l’action efficace. Il convient alors de refuser les «
croyances
réalistes » illusoires au nom de l’efficacité et de
la réussite, au nom du véritable courage qui ne consiste
pas à jouer les héros sacrifiés mais à
surmonter
les difficultés et, parfois, à renoncer lorsque
l’échec
est inscrit dans la « logique des faits » (ex : voler
à
la manière d’Icare). Pour ce faire il est donc nécessaire
de soumettre les croyances pseudo-réalistes à
l’épreuve
de critères de vérités scientifiques
objectifs
que sont la logique (cohérence des idées entre elles et
des
idées avec les faits qu’elles prétendent expliquer) et
l’expérience
reproductible.
1-4 De la valeur des hypothèses
scientifiques.
Une proposition scientifique qui prétend expliquer des
états
de choses (Wittgenstein) et les phénomènes observables
selon
des principes et lois rationnelles générales n’est jamais
qu’une hypothèse, c’est à dire une inférence entre
les faits (cause à effet, déterminations
réciproques
etc.) qui n’est jamais certaine car elle est toujours «
sous-déterminée
» par les expériences dont elle cherche à rendre
compte
: celles-ci sont toujours plus particulières que la proposition
générale qui les explique et d’autre part des
hypothèses
concurrente hétérogènes, voire contradictoires,
peuvent
rationnement expliquer les mêmes faits ou états des choses
expérimentaux (phénomènes). Dans les sciences de
la
nature (dites dures), toute proposition scientifique exige donc
d’être
soumise avec succès à l’épreuve
d’expérience
nouvelle pour être validée par la communauté des
chercheurs.
Elle le doit car elle le peut : elle ne vaut en effet que si elle est
capable
d’anticiper sur des faits nouveaux quantitatifs mesurables
expérimentalement
reproductibles, et que si elle permet de prévoir par le
calcul
les résultats expérimentaux effectivement
(réellement)
mesurés. Sa vérité est donc relative et par nature
douteuse (incertaine) ; la remise en question des croyances
scientifiques
(ex : la croyance dans le déterminisme, la croyance dans la
continuité
ou la discontinuité du réel etc.. Quant aux sciences
humaines
(dites molles) qui ne peuvent opérer que par des
interprétations
« compréhensives » des motivations des sujets; elles
ne peuvent faire l’économie de la subjectivité
humaine
(désirs, conscients ou inconscients
polydéterminés)
pour rendre compte des comportements individuels (psychologie) et/ou
collectifs
(psychologie sociale et sociologie, voire économie). De
là
découle l’impossibilité de vérifier objectivement
nombre de propositions, sauf sur fond d’enquêtes statistiques,
mais
dont on peut toujours reprendre l’interprétation ou en
limiter
le domaine de pertinence et d’application ; de plus aucune de ces
enquêtes
ne peut se dérouler dans des conditions objectives rigoureuses
permettant
la production artificielle d’expériences cruciales
nécessaires
à la validation d’une hypothèse par rapport à une
autre. C’est pourquoi le domaine de prévisibilité (et
donc
de vérification objective univoque) des sciences humaines est
limité
aux comportements les plus automatiques et les moins humains (les moins
réfléchis et les moins conscients). Cependant, cette
impuissance
relative des sciences humaines fait aussi sa force : elle permet
d’abord
de multiplier les points de vue rationnels qu’il faut chercher à
articuler en s’efforçant de les rendre logiquement
complémentaires.
Elle permet ensuite de récuser la tendance réductioniste
qui consiste à oublier que les hommes sont, par la
complexité
des déterminations conscientes ou inconscientes qui s’exercent
sur
leur désirs et comportements, des êtres individuellement
imprévisibles,
c’est à dire autonomes (Bergson). En cela les sciences humaines
sont et peuvent être des conditions de l’accroissement de la
compréhension
par chacun de ses désirs propres et donc de sa capacité
à
les mettre en œuvre d’une manière plus autonome et plus
efficace.
1-5 Conclusion partielle et transition;
Si les croyances réalistes exigent pour prétendre
à
la vérité, (vraisemblance rationnelle), une mise en
question
philosophique et scientifique rigoureuse de leur motifs et
procédures
de validation, cette entreprise se heurte à des
préjugés
dont la persistance réside le plus souvent d’un désir
illusoire
de maintenir des croyances prescriptives et existentielles qui
prétendent,
au nom du vrai bien et du vrai et unique sens « transcendant
»
de la vie, affirmer la valeur de vérité de ces croyances
contre toute vraisemblance rationnelle et expérimentale (ex : la
survie de la pensée et de l’individu après la mort de son
cerveau). Il convient, pour éviter cette tentation illusoire, de
nous interroger sur la valeur de cette prétention et sur le sens
et la valeur de ces valeurs normatives et existentielles, c’est
à
dire sur les motifs et raisons d’en douter.
2) Croyances normatives et Bien-vivre.
2-1 Définitions. Les
croyances
normatives concernent non ce qui existe réellement hors de
l’esprit
qui le pense mais ce qui doit être mis en œuvre (ou
réalisé)
pour bien vivre avec les autres (l’éthique ou la morale) et avec
soi (le bonheur). Elles posent un certain nombre de valeurs ou
d’exigences
fondamentales qui doivent diriger l’action quant à ses fins
ultimes,
par exemple : la liberté, l’égalité, la
solidarité,
l’amour, la puissance etc. Ces valeurs s’incarnent dans des
règles
morales et/ou de droit plus ou moins contraignantes qui visent à
discipliner les comportements humains en vue de réduire la
violence
et la souffrance physique et psychologique (ou morale),
d’accroître
la solidarité et l’autonomie des individus. Elles ont donc une
fonction
régulatrice des désirs et des passions humaines
irréfléchis,
spontanément égoïstes et violentes, afin de
préserver
l’ordre public confondu, dans nos sociétés
libérales
et démocratique (égalitaires en droit) avec le respect
des
libertés individuelles fondamentales ; lequel est
considéré
comme le fondement du bien commun ou mutuel.
2-2 Les motifs de croire. Ils se
subdivisent là encore en deux catégories : des motifs
irrationnels
ou rationnels. Est irrationnel tout motif qui invoque des dogmes
sacrés
surhumains et religieux, ou des désirs personnels particuliers,
pour fonder la valeur des valeurs éthiques valant pour tous; est
rationnelle toute exigence, en droit universalisable sans
contradiction,
dont il est possible de montrer qu’elle est nécessaire au
bien-vivre
ensemble.
2-2-1 Les motifs religieux (et
irrationnels) de croire en des valeurs et règles communes de vie
(pensons aux tabous alimentaires et sexuels) sont utiles dans les
sociétés
traditionnelles pour maintenir la stabilité de l’ordre social et
politique fondé sur des rapports de domination stricts entre les
ordres et les sexes ; en sacralisant les valeurs de
références
la religion, par nature hégémonique, interdit toute
contestation individuelle qui serait facteur de conflits ; les valeurs
religieuses de droit divin et les pouvoirs politiques qui s’en
réclament,
constituent donc le ciment identitaire des collectifs qui refusent
toute
évolution par crainte de disparaître sous l’effet
conjugué
des agressions externes et des désordres intérieurs .
Mais
elles ne peuvent être efficaces que dans des
sociétés
closes et à évolution technologique lente, dans un monde
morcelé aux frontières culturelles étanches,
sociétés
qui refusent radicalement les droits des individus à construire
des projets de vie autonomes et elles deviennent dangereuses dans le
contexte
de sociétés ouvertes et pluralistes, car elles favorisent
le fanatisme et toutes les variante de l’intégrisme pour faire
échec,
sans succès, à la montée des remises en question
critiques
externes et internes.
2-2-2 Dans les sociétés
libérales
et pluralistes dominent les valeurs rationnelles. En ce qui
les croyances normatives deux approches rationnelles sont possibles ;
l’une
qui est d’ordre empirique et relativiste et vise la cohérence
des
principes d’action et la définition de leur chance de
succès
selon des points de vue et des contextes différents; ainsi
l’inégalité
des compétences et des pouvoirs est nécessaire aux
sociétés
modernes dont la gestion pose des problèmes de plus en plus
complexe
(technocratie), mais l’égalité dans la liberté est
indispensable aux sociétés démocratiques
(Montesquieu
et Tocqueville); la compatibilité entre ces deux exigences reste
problématique et fait l’objet de disputes interminables ;
l’autre
prétend délivrer des impératifs (commandements)
catégoriques
(absolus ou inconditionnels) valant pour tous les individus
raisonnables,
donc pour tous les hommes sans exclusive (Kant) et dans tous les cas:
en
cela cette approche transcende les différences culturelles et
politiques
en vue d’une morale et/ou éthique universelle devant tôt
ou
tard s’imposer partout et toujours.
2-3 Faut-il en douter ? Les
croyances
normatives dogmatiques quelles soient leurs motifs et leurs forme,
rationnelle
ou non, risquent toujours de générer l’impuissance
à
mettre en œuvre un idéal irréalisable ou la violence pour
l’imposer contre le désir, l’intérêt et les mœurs
de
ceux qui le refuserait. C’est le paradoxe de la « belle âme
», bien décrit par Hegel, celle du moraliste
déchiré
entre l’impuissance et la terreur, entre la cité terrestre et la
cité céleste. Un idéal irréalisable n’est
pas
souhaitable, car il ne peut déboucher que sur la bonne
conscience
de celui qui ne veut pas agir pour ne pas se salir les mains ou sur
l’échec
et la violence de celui qui tente de forcer les hommes se soumettre
à
ses commandements éthiques supérieurs au mépris de
leur désir d’être heureux ici et maintenant; ce qui est
absurde
car nul ne peut forcer quiconque à être altruiste et
généreux
contre son gré et le forcer ne peut qu’entretenir
l’égoïsme
exclusif et la haine de l’autre
Les valeurs sont parfois contradictoires entre elles
(égalité
et autonomie, respect et assistance etc.) ou inapplicables dans tel ou
tel contexte (ex : la guerre ou la paix, le commerce marchant ou
l’amour,
la vie professionnelle ou la vie privée etc.). De plus des
croyances
normatives dogmatiques ont le défaut rédhibitoire
d’être
contradictoire avec l’évolution rapide des
sociétés
modernes pluralistes qui, en privilégiant la valeur de
liberté
individuelle, exigent de chacun qu’il redéfinisse en permanence
ses rapports aux autres et à lui-même (ex : être
femme
ou homme devient problématique dans nos sociétés
ouvertes
égalitaires).
2-4 Comment en douter ? Le meilleur
compromis possible entre des valeurs et des règles de
comportement
collectifs plus ou moins contradictoires ne peut passer que par des
débats
publics argumentés qui rendent indispensable l’usage
raisonné
du dialogue avec les autres et avec soi (ex : avortement, manipulations
génétiques de l’embryon humain, diagnostique
génétique
préimplantatoire, clonage thérapeutique ou
reproductif,
éducation privée ou publique, sécurité
sociale
publique ou assurance privée etc.). Dans ce domaine on ne peut
qu’avoir
des convictions plus ou moins universalisables dans nos
sociétés
libérales et pluralistes au regard de trois critères
pragmatiques
(produisant des effets expérimentaux bénéfiques
pour
tous) : la réduction du risque de violence interindividuelle ou
sociale (légale ou non); la mise en place d’une
solidarité
équilibrée en faveur des plus défavorisés
et
la réduction des inégalités réelle
(sociales
et politiques) qui génèrent toujours des
inégalités
dans l’usage des droits formellement égaux; l’accroissement de
l’autonomie
de décision et d’action de chacun.
Ils s’agit donc de mesurer les avantages et les inconvénients
des valeurs et des règles des jeux sociaux au regard de leurs
effets
observables sur les rapports entre les individus par des techniques
d’analyses
des comportements et des motivations, ce pour quoi les sciences
humaines
peuvent être d’une grande utilité. Cette étude
interrogative
doit rendre possible la redéfinition
démocratiquement
argumentée de leur pertinence et de leur justesse dans un
contexte de revendication dont la légitimité aux regard
des
critères susmentionnés doit faire l’objet d’une remise en
question permanente (ex : le mariage entre homosexuels). Entre deux
décisions
, le débat est l’essence de la démocratie, dont la
croyance
est fondée par l’idée, aujourd’hui incontournable, de
l’autonomie
individuelle dans l’égalité des droits. Et le
débat
démocratique est contraire à tout refus de remettre en
question
nos croyances normatives
2-5 Conclusion partielle et transition.
Toute conviction éthique et/ou politique ne vaut pas seulement
par
ses intentions théoriques mais par ses conséquences
pratiques
réelles ; cette confrontation critique entre l’intention et les
conséquences de nos actes est indispensable à la mise en
œuvre d’une éthique et d’une politique responsables dans nos
sociétés
modernes. Elle exige une mise en question régulière
raisonnable
de nos croyances, de leur fins, de leurs moyens et de leurs effets, au
regard des contradictions rencontrées et des
échecs.
Elle est prudence et recherche non d’une absurde perfection mais de ce
qui est convenable ici et maintenant.
Faut-il dans ces conditions remettre en question toute croyance
métaphysique
en un sens ultime de l’existence humaine, et/ou en une autorité
transcendante fondatrice de ce sens ? Faut-il douter de la croyance
religieuse
ou philosophique en l’absolu ?
3) Croyances et sens de la vie
3-1 Définitions. Les
croyances
existentielles de type religieux, sous des formes mystiques (qui font
l’objet
d’une expérience subjective de fusion ineffable avec l’absolu
divin)
ou rationalisées tentent de soumettre les désirs
des
individus et leurs conduites à l’autorité supposée
infinie (Dieu tout puissant !) transcendante extérieure et
supérieure
à l’homme d’un être ou d’un principe absolument vrais et
réellement
existants disposant d’un pouvoir irrésistible de
récompenser
et de punir au regard de valeurs et de normes indiscutables et
sacrées
(intouchables). Il en va donc du sens de la vie toute entière,
voire
du salut après la mort, d’obéir sans conditions
(sacrifice
d’Isaac) aux commandements divins.
3-2 La religion dans les
sociétés
traditionnelles. Dans les sociétés
traditionnelles
(qui se soumettent à des traditions qui tentent de reproduire un
ordre originaire présenté comme un modèle
bénéfique
intangible et donc qui refusent le changement), la religion est au
fondement
de la vie culturelle et politique ; elle administre la croyance en un
principe
salvateur surnaturel et surhumain qui a tout pouvoir sur la vie de
chacun,
selon des rituels symboliques collectifs qui conditionnent la
soumission
des croyants aux commandements de Dieu et aux prêtres
(l’église)
qui sont les agents terrestres de son pouvoir irrésistible, en
vue
de leur salut individuel et collectif. En cela elle cherche à
exercer
un pouvoir hégémonique sur les consciences, les conduites
et le pouvoir politique avec lequel elle se confond plus ou moins, au
nom
de la vérité absolue (divine) du sens de la vie. Cette
hégémonie
permet de soustraire les collectivités politico-religieuses
(théocratiques)
de croyants au risque de désocialisation et d’anomie (absences
de
normes collectives consensuelles) qu’engendrerait la mise en question
individuelles
des règles communes de vie. C’est pourquoi ni la religion, ni la
culture traditionnelles ne peuvent tolérer le doute concernant
les
dogmes (principes absolus) du message religieux et des
obligations
collectives et individuelles qui en découlent. Elles
récusent
d’ailleurs par principe la distinction entre la vie publique et la vie
privée, entre le vie religieuse et le vie politique, au nom du
caractère
sacré et univoque du droit coutumiers. Ce faisant, elles
opèrent
la confusion entre les croyances prescriptives et la croyance
réaliste
indémontrable de l’existence de principes divins protecteurs ou
d’un Dieu, créateur de l’ordre du monde et sauveur des
hommes
: se soumettre à Dieu c’est obéir à des normes
naturelles
et sociales réellement existantes crées par le ou les
Dieux
depuis l’origine du monde et/ou de la communauté et
jusqu’à
le fin des temps. Vérité de l’être et
moralité
du devoir-être se confondent au nom du vrai sens de la vie
humaine
et de son salut (à la condition d’obéir à Dieu et
à ses représentants politiques et cléricaux sur
terre).
Il y a une vraie morale, une vraie politique qui découlent de la
réelle existence de Dieu et du monde naturel et social
créé
par lui selon sa volonté toute puissante. Dans la tradition
chrétienne
par exemple, si tout le Bien vient de Dieu , le Mal ne peut venir que
de
l’homme qui désobéit à Dieu en faisant un mauvais
usage de cette liberté que Dieu lui a donné par amour.
Vérité
du sens ultime de l’existence en vue du salut après la mort, la
croyance religieuse dans l’absolu divin , la foi, ne peut s’exercer et
se transmettre de génération en génération
que par l’appel au sentiment de culpabilité (le
péché
originel) et la menace d’être abandonné
(déréliction)
par le sauveur suprême et par la communauté des croyants
qui
a foi dans sa Vérité infinie. Cette foi crée un
sentiment
d’identité fusionnelle entre les croyants et fait naître
la
communauté comme ensemble d’individus soumis à la
même
loi transcendante, sur fond de renoncement à toute autonomie de
pensée et d’action. La communauté peut exiger le
sacrifice
symbolique de l’individu à elle même au nom de son Dieu
(humilité
devant Dieu) en vue du salut de tous et si cette soumission est
transgressée
ou si des mécréants ou des hérétiques
menacent
cette soumission, alors le sacrifice réel du ou des coupables
peut
en découler pour sauver le sens du sacré comme sens
ultime
de la vie de tous les autres (ex : la chasse aux sorcières,
l’inquisition,
les guerres religieuses d’extermination etc.). La remise en question de
le religion traditionnelle et des ces dogmes est donc un crime contre
(les)
Dieu(x) et la communauté des croyants dans son ensemble qu’elle
menace de l’intérieur ; pire donc que des crimes contre les
individus
quelque soit leur rang ; le refus de reconnaître la
volonté
sacrée de Dieu, est le crime le plus grave : celui du
blasphème
(insulte à(ux) Dieu(x)). Toute liberté de penser par
soi-même
est rigoureusement interdite et sanctionnée par des peines
publique
les plus cruelles et les plus infamantes : démembrement,
crémation
vivante etc.(Giordano Bruno torturé et brûlé vif en
place publique sur ordre de l’église catholique en 1600 pour
avoir
soutenu que l’univers était infini ; Galilée n’a pu
échapper
à ce châtiment en 1633 qu’en abjurant et en
renonçant
à enseigner sa théorie cosmologique), afin d’entretenir
la
terreur sacrée pour dissuader toute autre tentation de douter de
la vérité divine.
Or l’autorité indiscutable (sacrée) des religions ne
peut se maintenir que dans des sociétés closes (Bergson),
sans ouverture sur des sociétés différentes et
culturellement
homogènes qui ont pu éradiquer la propension des hommes
à
affirmer l’autonomie spontanée et parfois violente
(transgression
des interdits) de leur désirs, par le menace terrorisante, de
l’exclusion
du groupe, de la mort et de l’enfer et par le sentiment humiliant de
culpabilité
intérieure (le péché).
3-3 La liberté de penser et les
sociétés
libérales et pluralistes modernes. Mais les
sociétés
modernes, individualistes et pluralistes, après une phase de
transition
tumultueuse et chaotique, souvent anarchique et sanglante, qui se sont
développées peu à peu sous le coup des
échanges
avec d’autres sociétés et d’autres cultures, et par la
rationalisation
progressive des échanges internes (développement d’un
marché
égalitaire en droit, des marchandises, de la monnaie et du
travail),
sont filles du commerce (et du règne du désir
individualiste
de consommer qu’il entretient et légitime), de l’industrie
(transformation
de la nature et de notre rapport à elle pour produire des biens
à l’infini), des droits égalitaires qui leur sont
nécessaires
(démocratie individualiste et droits universels de l’homme), et
du développement de l’esprit scientifique et technique
rationnel,
expérimental et critique (voir plus haut) ; en particulier
l’efficacité
de la médecine scientifique a fait reculer l’expérience
permanente
de la souffrance et l’échéance de la mort. Dans ces
conditions
le modèle de la vérité religieuse traditionnelle
unique
et absolue entre en crise et s’écarte progressivement de la
position
politique et culturelle centrale qu’elle occupait, pour laisser place
à
une vision libérale et pluraliste de l’acte de penser qui fait
du
doute le facteur permanent d’une progrès perçu comme une
condition de survie et du Bien-vivre des sociétés et des
individus. La société libérale,
démocratique
et marchande fait des individus, de leurs désirs et besoins
propres
au moins en droit (idéalement) leur but ; et fait de l’autonomie
individuelle sa valeur fondamentale. Dans ces conditions la religion
est
contrainte de se réformer pour survivre en tant que pratique
individuelle
et tolérante répondant aux besoins privés
d’individus
en mal d’espérance et d’identité spirituelles ;
l’état
se sépare de l’église, la laïcité s’impose
comme
une exigence fondamentale du bien-vivre ensemble, le droit de vote
permet
de trancher les conflits de valeurs. Toute tentative de revenir en
arrière
(le monde religieux perdu) devient la source de pratiques aussi
violences
(extrémisme, intégrisme) que vaines et absurdes.
La philosophie et la pratique du doute rationnel et de la controverse
argumentée sur les principes devient le condition du
développement
de la culture, de la vie politique démocratique en vue de la
recherche
du bonheur. La philosophie du droit (droits de l’homme et du citoyen)
et
la philosophie de l’état du droit remplacent la théologie
et le théocratie de droit divin. Or la philosophie du droit
libéral
est problématique : elle doit concilier deux exigences
apparemment
contradictoires : celle de l’autonomie la plus grande et de la
solidarité
nécessaire au bien-vivre ensemble dans la pluralité plus
ou moins contradictoire des intérêts et des désirs
; de là découlent deux tendances de la philosophie qui
s’affirment
en se combinant et en s’opposant d’une manière complexe. La
tendance
métaphysique rationnelle de l’éthique et du droit et la
tendance
empirique et critique libérale (pragmatique). Qu’en est-il de la
relation complexe entre la religion, la philosophie métaphysique
et la philosophie critique et libérale ?
3-5 La critique philosophique de la
pensée
religieuse. Face à la crise culturelle et politique
qui
affectait la domination de la pensée d’autorité
croyante
sur la pensée critique, face au développement des
sciences
et aux exigences critiques et rationnelles de vérité
qu’elles
déploient, la religion a tenter de s’adapter et d’adapter son
discours
pour le rendre plus crédible dans un contexte pluraliste
nouveaux
; mais elle ne pouvait le faire qu’en empruntant à la
philosophie,
y compris antique, des manières d’argumenter plus rationnelles.
Ainsi s’est développer la théologie et/ou la
métaphysique
rationnelles pour établir le sens et la valeur des dogmes sur
des
bases moins subjectives (affectives). Cette métaphysique a
tenté
de démontrer avec St-Anselme et St-Thomas d’Aquin les
preuves
de l’existence de Dieu pour fonder l’ordre de la vérité
sur
la certitude de son existence et de sa bonté et de rendre compte
d’une manière conceptuelle de certains paradoxes tels que celui
de la trinité (Le père, le fils et le saint-esprit), de
la
double nature du Christ (homme et Dieu), de la relation entre le
création
divine et l’existence du mal, du rapport entre le toute puissance du
Dieu
et la liberté humaine, entre le péché
originel,
la grâce et le salut, le scandale de la souffrance des innocents
etc.. Mais aucun de ces dogmes n’est rationnellement démontrable
; l’échec de la tentative de Descartes dans les «
Méditations
Métaphysiques » (voire la critique définitive qu’en
fait Kant dans « La critique de la Raison Pure »), ,
stratégiquement
très habile, après la condamnation de Galilée par
l’église, de fonder la vérité de la science sur la
vérité du cogito et de l’existence de Dieu qu’il croyait
pouvoir démonter logiquement (preuve ontologique) est la
dernière
variante d’une impossibilité : traiter des croyances
religieuses
en termes purement rationnels (comme le reconnaîtra Pascal dans
les
« Pensées). Plus grave, en faisant des dogmes religieux
l’objet
d’un questionnement philosophique, et rationnel, quel que soit le
réponse positive apportée, la théologie et la
métaphysique
introduisaient le vers de la raison critique dans le fruit trop mur de
la foi. Qu’est ce que la métaphysique? C’est la science
supposée
démontrable des premiers principes qui échappent par
nature
à l’expérience (Dieu, l’âme, la liberté
comme
libre-arbitre, l’immortalité, le salut etc.); or Kant,
après
Pascal montrera que cette science est une illusion (transcendantale):
tout
peut être démontré, dans ce domaine et son
contraire
(voir dans « La critique de la raison pure » de Kant le
chapitre
sur « la dialectique de la raison et ses apories ») ; car
elle
une science sans objet expérimental possible donc sans
critère
réaliste qui puisse servir de preuve objective (reproductible)
de
vérité. La philosophie ne pouvait alors que
désacraliser
la religion jusqu’à sa mise en cause radicale chez Diderot,
Condorcet,
Marx, Nietzsche et Freud. Cela dit, cette mise en déroute
de la foi comme fondement de la vérité, faisait courir un
risque de remise en question de la valeur de la morale et du
droit
(« Si Dieu est mort, tout est permis ! »): s’il n’y a plus
de morale vraie comme expression de la volonté divine et/ou
comme
démontrables métaphysiquement dans ses fondements, alors
quel fondement, valant pour tous, donner aux valeurs et règles
du
bien-vivre ensemble ? Deux orientations philosophiques
apparaîtront
qui font l’objet des débats philosophiques du monde moderne et
contemporain,
l’une qui tentera d’établir une morale de la liberté
raisonnable
posant des impératifs catégoriques (absolus) qui obligent
à poser un certains nombres de postulats indémontrables
(croyances
moralement raisonnables : la liberté métaphysique,
l’existence
de Dieu et d’une vie après la mort etc.), mais moralement et
politiquement
nécessaires pour établir un universel des droits et des
devoirs
de l’homme (Kant). L’autre s’efforce de montrer que la
vérité
et les règle du bien-vivre ne sont pas plus absolue que la
vérité
religieuse et pose comme critère de toute valeur, la
liberté
critique elle-même et les droits universels et laïcs qui
peuvent
garantir les libertés individuelles en limitant le risque de
violence
et de domination de l’homme par l’homme : une philosophie
libérale
et pragmatique qui exige la mise à l’épreuve des
règles
de vie au regard des effets qu’elles produisent dans tel ou tel
contexte
de jeu social (voir plus haut).
Conclusion générale
La philosophie libérale et rationaliste exige un effort
résolu
de remise en question de toutes les croyances pour éviter le
danger,
pour l’autonomie des individus et le bien-vivre ensemble, des croyances
dogmatiques qui prétendent les fonder; cela passe par une
critique
systématiques des croyances métaphysique, toujours
tentés
par le dogmatisme car hantée par l’absolu (dire le vrai, le bien
et le juste en soi) et par la prise de conscience raisonnée du
désir
d’autonomie de chacun et de ses conditions formelles, culturelles
sociales
et politiques de possibilité, conscience soumise à
l’épreuve
de la tristesse et de la joie (Spinoza). La vie est relation, toute
philosophie
de la vie ne peut être que relative, ce pour quoi toute
philosophie
du bien-vivre et du bien-penser, ne peut être que la critique de
la tentation, en la pensée philosophique, de l’absolu
métaphysique
; car le seul absolu réel possible, c’est la mort. Or s’il est
raisonnable
de philosopher pour bien-vivre, il est déraisonnable de
philosopher
pour mourir, ou pour la nuit obscure de l’au delà.
S. Reboul, le 09/12/2000.