Retour sur la conférence de Sloverdijk: "Règles pour le parc humain" par Jacques Bonniot et Sylvain reboul.
Texte original de Jacques Bonniot en rouge, remarques de Sylvain Reboul en vert et remarques de Jacques Bonniot en bleu.
« Face à des
questions
qui sont inouïes, la philosophie reste à faire. »
(Henri
Atlan)
Il s'agit d'entreprendre une discussion
à
partir d'une approche principalement philosophique des thèses de
Peter Sloterdijk contenues dans "Règles pour le parc humain",
mais
avec un niveau de difficulté et de technicité "faible"
pour
s'adresser (pour le moins) à l'ensemble des lecteurs qui se sont
intéressés à la polémique provoquée
par ce texte (dans le "Monde des Débats" et ailleurs) + de la
polémique
qui fait rage en Allemagne entre partisans de Sloterdijk et partisans
d'Habermas
. J'envisage la possibilité d'une approche plus "technique" et
plus
approfondie (en particulier, reprise et
relecture
des textes dont Sloterdijk se réclame ou ceux auxquels il
renvoie,
en critiquant l'usage qu'il en fait : essentiellement Heidegger,
Nietzsche,
Platon) rejetée en notes en fin d'ouvrage, d'où 2 niveaux
de lecture possibles : l'un destiné au grand public
(cultivé),
l'autre plus aux spécialistes de la philosophie, pour en faire
un
outil de travail, en donnant en notes les principaux textes
susceptibles
d'enrichir ou d'éclairer la discussion).
Mes orientations : Je me présente comme
philosophe, répondant en tant que tel à un autre
philosophe
(Sloterdijk) et décline toute compétence en biologie,
génétique,
biotechnologies. Je revendique en ces matières le droit de
douter,
me présente comme quelqu'un qui doute.?
Thèse défendue dans
l'introduction
: l'ère du doute (en matière de clonage humain
reproductif
et de manipulations génétiques) n'est
dépassée
pour personne, je doute qu'on puisse en avoir fini avec le doute, je
soutiens
que le doute en ces matières concernant tous les hommes ne
pourra
pas être levé de manière solitaire, par un
biologiste,
un généticien, un philosophe ou un homme politique qui se
serait fait son idée de son côté. Le doute ne
pourra
être levé que collectivement à la suite d'une
réflexion
et d'une décision collectives.
SR :
Le doute ne peut jamais être levé par une décision
collective, sauf à attendre que les autres décident pour
nous, mais par une décision individuelle rationnellement
argumentée
par soi (Descartes) (et non démontrée car en ce domaine
rien
n’est démontrable) ; la décision ne clôt pas le
doute
: le doute doit rester ouvert ; il faut savoir mettre sa
décision
à l’épreuve de l’expérience et de l’avancée
du débat. En démocratie et pour moi en philosophie,
aucune
décision n’est et ne doit être définitive si elle
prétend
être rationnelle.
Jacques :
je ne me situe pas du tout dans une perspective cartésienne
(individuelle,
remise en cause de ce que j'avais admis en ma créance en
tant qu'individu). Il se s'agit pas d'un doute portant sur la
connaissance
mais sur l'action, sur ce qu'il convient de faire ou de ne pas
faire
: donc doute concernant une décision, la bonne décision
à
prendre. Pour moi, cela ne peut pas être individuel, puisque la
décision
de réaliser ou non le clonage humain ne relève
évidemment
pas de l'initiative de l'individu. Le risque serait d'après moi
de laisser la décision "par défaut" à un groupe
d'experts
(politiques ou scientifiques) qui décideraient à notre
place,
dans la mesure où une telle décision engage tous les
hommes,
remet en jeu ce que nous appelons humanité, et engage l'avenir
de
l'humanité dans une voie particulière, qui
mérite
donc d'être décidée/argumentée, qui
mérite
un débat sur les fins : je ne vois pas d'autre niveau possible
que
le débat démocratique.
SR: il faut bien sur distinguer
le niveau de la décision politique et celui de la
décision
philosophique; mais je pense que l'on ne peut contribuer à
celle-là
qu'en ne différant pas trop celle-ci. Et ce débat doit,
à
mon sens, contribuer à cette contribution. Il est de notre
responsabilité
d'être peu ou prou cartésien (penser par soi-même)
lorsque
l'on philosophe; ne serait-ce que pour faire avancer le débat
sur
des propositions et des positions plus claires.
Jacques: Descartes n'a
-heureusement
- pas le monopole de ce beau projet : penser par soi-même, mais
le
moins qu'on puisse dire, je pense, c'est qu'il ne débouche pas
chez
lui sur les exigences d'un débat démocratique. C'est
plutôt
vers ... Habermas qu'il faudrait se tourner, avec cette question
centrale
chez lui d'une éthique de la discussion.
SR: C'est pourquoi je
considère
que les positions proprement religieuses ne peuvent valoir d'arguments
philosophiques (et donc de philosophie politique) en vue d'un
débat
démocratique: elles ne peuvent convaincre que les croyants et
non
la raison des citoyens, sauf à montrer qu'elles sont aussi
rationnelles
(et/ou raisonnables) et peuvent valoir pour tous, croyants ou non; mais
alors elles ne sont plus religieuses. Je ne dirais pas "la religion
dans
les limites de la simple raison"; mais la religion doit devenir
raisonnable
et taire son fondement religieux (Dieu) pour convaincre et valoir comme
élément du débat public. (voir Christine Boutin
brandissant
la bible au Palais Bourbon)
D'où le projet est de poser (si possible) toutes les questions (sans préjuger des réponses, en les laissant ouvertes), d'ouvrir autant que possible le champ des possibles, d'engager le débat autrement que sur le mode de la polémique stérile et des insultes (tour qu'a pris, en Allemagne, un débat qui méritait mieux.) sans aucunement prétendre le trancher de manière autoritaire.
Corps du texte .
Après une tentative d'exposer les
thèses
de Peter Sloterdijk avec le plus d'honnêteté
intellectuelle
possible (pour permettre aux lecteurs qui ne l'auraient pas suivi
jusque
là de prendre le débat en cours de route, tout en en
comprenant
l'objet et les enjeux), j'entreprends une discussion sur le fond : je
commence
par contester son idée que l'essence du lien social à
l'âge
classique aurait reposé sur la fiction d'une amitié de
lettrés
réunis autour de leur amour des mêmes textes, des
mêmes
références, des mêmes auteurs. Sloterdijk se
contredit
en
qualifiant un tel lien de mythe et d'illusion,
puis en disant que ce lien constituait malgré tout la
vérité
du lien social à l'ère humaniste classique.
Puis il opère une transition entre cet état passé et le nôtre, qui serait celui du post-humanisme, celui où la capacité d'écrire de longues lettres à des amis aurait perdu son pouvoir fondateur du lien social, sa capacité fondatrice (réunion d'une nation autour de textes communs) : comment opérer une transition historique entre un état purement fictif et notre état présent, historique, sociologique, politique ? (Atlan a déjà signalé que Sloterdijk majorait considérablement le rôle de l'écriture à l'âge classique humaniste.)? En insistant sur le lien d'amitié, Sloterdijk escamote l'aspect polémique, agonal, combatif de la pensée philosophique, de la réflexion philosophique. La philosophie est au sens noble ce lieu où les hommes combattent et s'affrontent pour la vérité.
SR : D’accord ; mais je crois qu’il s’agit de l’usage institutionnel de la philosophie qui, en effet, tend à présenter les choses d’une manière qui tend à émousser les divergences au profit de convergences ad hoc. Ne pas confondre par exemple la philo et son enseignement et usage humanistes réconciliateurs, voire syncrétiques (Victor Cousin).(Soit) L’humanisme est, à mon sens, un concept idéologique fabriqué pour légitimer l’idéalisme philosophico-politique, comme fondement de le légitimité l’état républicain ( cf : Marx, Nietzsche, Althusser, Michel Foucault, Bourdieu etc...)
Sloterdijk prétend que nous sommes sortis de cette époque où la confrontation entre les penseurs avait une portée sociale, débordant la sphère privée. La conférence de Sloterdijk, sa publication en Allemagne, la polémique à laquelle elle a donné lieu, l'intérêt et l'émotion soulevés dans la population, le présent livre sont une "réfutation par la marche" de la thèse de Sloterdijk sur la post-modernité comme post-humanisme et déclin de la portée sociale des débats intellectuels, et en particulier de ces "lettres" que sont les livres, envoyés vers des lecteurs inconnus et vers l'avenir. La véritable réfutation des thèses de Sloterdijk, c'est l'ampleur du débat que la publication de sa conférence a suscité.
La philosophie est née contre l'écriture (Socrate, Platon : rien ne remplace le dialogue vivant, oral, dont le dialogue philosophque écrit n'est que le reflet, et dialogue vivant qui n'est lui-même que l'extériorisation de ce dialogue intérieur qu'est la pensée (pour Platon)). Donc, on ne peut voir dans la philosophie un pur produit de l'alphabétisation et de l'écriture. D'où contestation de l'idée que l'éducation à l'âge classique d'humanistes, d'honnêtes hommes, était un travail "de sélection et d'élevage".
SR : Mais ce dialogue s’est
pétrifié
dans l’enseignement en culte des grands philosophes, le transformant en
exercice formel, mi histoire de la philo, mi contrôle du penser
correct
(idéaliste) (identification
qui est loin d'aller de soi...) dans
lequel
les problèmes seraient en théories solubles par quelques
recours aux grands textes et/ou rendus, dans les faits, insolubles et
insondables
par une rhétorique métaphysique grandiloquente
déconnectée
de toute analyse des contradictions politiques et sociales
réelles
(tu vois je suis encore marxiste !). L’éducation
transformée
en élevage idéologique...qui fonctionne de moins en moins
bien ; ce que Sl remarque à juste titre.
Jacques : Je te trouve
sévère
et injuste ?, il y a quand même de grandes lectures qui sont des
grands moments de pensée : Hegel réinterprétant
l'ensemble
de la tradition philosophique, Heidegger lisant Nietzsche …
SR : Je parle de l’enseignement
de la philosophie, pas du travail philosophique que les philosophes ont
fait sur les philosophes en vue de construire leur propre philosophie
Jacques: Oui, mais regarde les
Problèmes kantiens d'Eric Weil, admirable d'attention au texte
(kantien)
et d'audace dans l'interrogation et la remise en question de la vulgate
"néo-kantienne". Même chose pour la re-lecture de Marx par
Michel Henri : tu l'as lu ? Il commence par poser que "le marxisme est
l'ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx",
que
la pensée marxiste n'est ni dialectique, ni matérialiste,
ni un historicisme, ne prétend pas à la
scientificité
: après, tout le reste est à l'avenant : on
redécouvre
Marx comme si on ne l'avait jamais lu (et on ne l'avait jamais lu - du
moins moi - tant son œuvre était recouverte de la vulgate
"marxiste
léniniste ! : c'est une lecture que je t'invite vivement
à
faire, si ce n'est déjà fait (surtout le tome 1, M.
Henri,
Marx t.I TEL Gallimard, pour ne pas croire en avoir fini trop vite avec
Marx…)
.
SR : Je suis personnellement
d’accord
avec cette distinction philosophique pour moi fondamentale , mais elle
est moderne...
Jacques: H. Arendt la
retrace
depuis l'Antiquité : qu'est-ce que l'amitié des sages
épicuriens
qui cultivent leur relation hors de l'investissement politico-social,
et en font donc un lien purement privé centré autour
d'une
quête commune de la sagesse : là, ce dont parle Slordijk
me
semble rencontrer une réalité (trouver son lieu
d'effectivité
dirait Hegel!) mais il est clair qu'aucun Etat n'a jamais
fonctionné
sur ce modèle !)
SR: ...et programmatique et est quasi
incompréhensible
en Allemagne car une paroisse religieuse et une commune civile se
disent
d’un même mot : die Gemeinde (oui,
là
tu rejoins ce que j'ai rajouté plus haut : je suis d'accord pour
dire que le lien "paroissial" consistait dans un tel "mélange"
privé/public,
Gesellschaft/Gemeinschaft.) (et Hannah
Arendt
en savait quelque chose après avoir fréquenté de
près
Heidegger et son nazisme pratique , sinon théorique). Max Weber
n’est connu que des sociologues et encore...(plus
maintenant : au moins "L'éthique protestante" est-il sorti de la
confidentialité : mais d'accord pour le reste (passionnant!) de
son œuvre.) Quand on interroge les
allemands,
il ont du mal à distinguer les deux mots dans leur sens
général
(comme ils ne comprennent pas le mot laïcité).
Société
chrétienne, droit du sang, communauté allemande (voir
Fichte)
, tout cela est confondu dans l’esprit de 99,99999% d’entre eux. Voir
le
débat sur la question de la double nationalité. Qui a
été
tranché par la négative mais aussi en admettant un droit
du sol qui « s’adjoint » au droit du sang (!)
Jacques: Oui,
solution bâtarde qui n'est sans doute qu'une étape dans la
bonne direction. Sans doute d'ailleurs que l'intégration
européenne
rendra de tels débats obsolètes et quelque peu
surannés,
ce dont je ne saurais me plaindre… Je ne suis pas sûr de
comprendre
ce que tu appelles le "nazisme pratique" de Heidegger, ni que Arendt
serait
d'accord avec toi : as-tu lu le plaidoyer vibrant qu'elle fait pour
Heidegger
dans "Vies politiques" (TEL Gallimard) ? Cet attachement envers et
contre
tout d'Arendt à Heidegger reste pour moi bien (douloureusement)
mystérieux.
SR: La notion de
laïcité,
comme séparation du religieux (domaine privé) du
politique
(domaine public), permet seule de distinguer clairement la notion
de communauté (Gemeinschaft) de celle de société
(Gesellschaft),
or, comme je viens de le dire, elle n'existe pas dans la loi
fondamentale
(constitution) Allemande qui fait référence
à
Dieu comme fondement de la loi politique (Remarque
de J.B: La constitution américaine fait elle aussi
référence
à Dieu, ce qui n'empêche pas le lien social d'être
purement
profane dans la société américaine, et de se
doubler
d'un autre lien, optatif, volontaire, conditionnel, d'ordre religieux
par
le biais des appartenances confessionnelles (Marcel Gauchet, Le
désenchantement
du monde.) Comme tu l'as dit toi-même plus haut, il faut lire les
textes à travers les pratiques effectives, et non pour
eux-mêmes)
et, dans la pratique, l'impot d'église est prélevé
par l'état et les prêtres sont rétribués par
l'état (à hauteur de la rétribution des
professeurs
de lycée); de plus les églises ont le quasi-monopole du
domaine
social et humanitaire (Remarque : les
syndicats
et les "laïcs" n'ont qu'à aller eux aussi au charbon
:personne
ne les en empêche je présume ?) (Les
syndicats et les laïcs ne touchent pas l'impot d'église
prélevé
et redistribué par l'état exclusivement pour les
religions
reconnues) et elles excercent un contôle dual sur les
médias
publics audiovisuels; l'enseignement religieux est
intégré
aux études (au contraire de la philosophie qui n'est plus qu'un
enseignement optionnel croupion); enfin, et cela est lié, le
droit
national reste encore un droit du sang, même si la loi
récente
y a adjoint le droit du sol; on l'a bien vu lors du débat sur la
double nationalité concernant les immigrés d'origine
turco-musulmane:
pour un allemand on ne peut vraiment être allemand que si
l'on
est chrétien, (Remarque : on
dirait
que la situation n'a pas bougé depuis Marx et "la question
juive". C'est assez désespérant...)
que si l'on parle l'allemand et que si l'on est de souche allemande; la
dernière qualification l'emporte du reste sur la seconde, comme
l'a montré la (re)nationalisation éclair des
russo-allemand
de la Volga, la plupart étant incapable de soutenir une
conversation
courante en allemand. Le nationalisme allemand est religieux (mixte
catholique
et luthérien ), ethnique et j'y vois l'expression d'une
société
communautariste; même si les choses sont en train
d'évoluer,
il s'en faut de beaucoup que la plupart des allemands admette les
principes
politiques universalistes de la Gesellschaft à la
française.
Jacques: oui, je sais ; c'est une
notion typiquement française. Mais même en France, c'est
un
mot lourdement chargé d'ambiguïtés : il peut
signifier
l'absention de la puissance public et du social de toute
référence/de
tout choix religieux ("laïc"), comme il peut signifier le
militantisme
anti-religieux consistant à "bouffer du curé" : sens qui
a largement prévalu à l'école, via les syndicats
(combats
laïcs) Pour moi bien sûr, seul le premier sens est
légitime
et je serais prêt à défendre jusqu'au bout la
laïcité
en ce sens là. Mais quand dans ton texte sur la biologie tu
prends
la peine une dizaine de fois de récuser les interlocuteurs qui
se
référeraient à une "transcendance", tu tombes
à
mon avis dans le mauvais sens de la laïcité, bien peu
compatible
soit dit en passant avec le libéralisme : le lien social est
un lien contraint, on ne choisit pas avec qui on fait
société,
on accepte ses concitoyens tels qu'ils sont là, où ils en
sont. (Sylvain: C'est aujourd'hui
devenu
discutable: on ne choisit pas le lieu de sa naissance, mais on peut
changer
de nationalité et de pays, la question de la libre-circulation
mérite
d'être approfondie car, à la fois, on considère que
le droit de circuler est un droit fondamental de l'homme, mais on
maintient
le droit aux pays de refuser ce droit, sauf dans l'Europe Unie et c'est
tant mieux) On réfute leurs
arguments
éventuellement sur un plan rationnel, mais à condition
aussi
d'écouter les leurs, de leur répondre, d'écouter
aussi
ce qu'ils ont à te répondre, au lieu de les exclure du
débat
: si tu le fais, c'est toi qui inities la violence. Il y aura
nécessairement
violence dès lors que tu exclues des individus à qui tu
n'as
plus rien à dire (Cf. le malheureux texte de Nietzsche à
la fin de L'Antéchrist : "la loi contre le christianisme" -
Comme
si, soit dit en passant aussi, il n'y avait pas de transcendance dans
le
libéralisme : tu sais très bien qu'on ne peut exclure
une transcendance qu'au profit d'une autre. Alain Minc (La
mondialisation
heureuse) admet fort honnêtement que dans le libéralisme
(dont
il se revendique), on attend la liberté et l'autonomie des
individus
de la transcendance du "Marché", dont je note, soit-dit
toujours
en passant, qu'il lui attribue tous les caractères/attributs
du Dieu de la métaphysique : ubiquité (le
marché
est partout), invisibilité, caractère à la fois
transcendant
et immanent (le marché est à la fois impalpable et
omniprésent),
caractère imprévisible (les voies du marché, comme
celles de la Providence, sont insondables),
irrésistibilité
de ses "tendances lourdes" (comme la grâce divine était
irrésistible
dans le jansénisme…), j'en passe et des meilleures : que
t'inspire
cette comparaison? Dieu mort, dirait Nietzsche, les idoles se
bousculent
au portillon pour postuler à sa place laissée vacante.
"Le
Marché" est un bon candidat, qui a toutes ses chances,
après
le forfait du millénarisme prolétarien : tu n'as pas
l'impression
de rester pris dans la quête des idoles, la succession
étant
ouverte après la mort de Dieu ?).
SR: Je pense que la
laïcité
et la rigueur philosophique nous imposent de ne pas confondre dans
l'argumentation
publique des arguments de foi qui ne peuvent convaincre que des
croyants;
et des arguments rationnels ...
Jacques : Tu sais bien que toute
position philosophique repose sur des présupposés dont il
est impossible de rendre pleinement compte par la raison. Le
libéralisme
n'échappe nullement à la règle : croyance à
une autorégulation du
marché, croyance que l'enrichissement
global tendra à résorber les inégalités
(alors
que toutes les analyses économico-historiques démontrent
invariablement le contraire), et surtout, ce sont les "pieds d'argile"
voire "de cristal" du libéralisme, croyance qu'il y a un sens
à
parler de l'individu de façon abstraite, qu'un tel individu
pourrait
avoir des désirs, des plaisirs et des peines qui ne seraient pas
le fruit d'une histoire, et donc qu'on peut fonder la
société
sur l'association d'individus abstraits, toute la
fécondité
de la sociologie provenant de ce qu'elle part des
présupposés
rigoureusement inverses ! ) Mais surtout, tu sais ce que Hegel appelle
la "Sittlichkeit", la moralité concrète d'un peuple, et
là,
tu ne peux pas refaire l'histoire et faire comme si les
différents
courants religieux n'avaient joué aucun rôle dans la
constitution
de cette Sittlichkeit. Ceci étant dit, je pense qu'il faut
s'efforcer
de combattre toute tentative de mainmise ou d'emprise des institutions
religieuses sur le corps social, à plus forte raison sur le
contenu
des lois politiques
(ex: tentatives de l'Eglise catholique
d'introduire
l'interdiction de l'avortement en Pologne). A mon sens, aucune religion
n'est en droit de tenter d'imposer sa propre éthique, ses
propres
valeurs à ceux qui ne les partagent pas, et à plus forte
raison par le biais de la loi politique. Mais ce combat ne peut
être
mené que si l'on commence par prendre acte de l'influence
historique
du phénomène religieux sur la Sittlichkeit, et par
admettre
que cette influence se poursuit jusqu'à aujourd'hui sous la
forme
des opinions d'une large part de la population avec qui je fais
société.
SR: Mais ce ne sont pas seulement
les opinions qui font la valeur du débat
démocratique
mais des idées argumentées qu'il faut s'efforcer, surtout
si l'on est philosophe, de faire intervenir dans le débat public
afin de tenter de convaincre croyants et non-croyants; ce qui implique
que des arguments à l'origine psycho-culturelle religieuse ...
(Jacques : Tu ne vois pas
que l'individualisme à la base du libéralisme est lui
aussi
d'origine religieuse ? (Cf. M. Weber, L'éthique protestante et
l'esprit
du capitalisme) En quoi est-il plus ou moins rationnel que le
communautarisme
par exemple ? Rep de SR:
cela
se discute: l'individualisme du christianisme primitif me parait bien
peu
présent dans "les actes des apôtres"; mais surtout
l'individualisme
est plus rationnel (mieux adapté) dans nos société
démocratiques compétitives et libérales que le
communautariste:
on ne peut vouloir la démocratie libérale et les
droits
de l'homme et être communautariste; la rationalité est une
question de cohérence logique et d'adaptation positive avec le
monde
et l'expérience historique qui sont les nôtres; il
n'y
a pas de rationalité concrète absolue mais que des
rationalités
relatives, comme il n'y a pas qu'une axiomatique mathématique.
...soient transformés en arguments
rationnels (si c'est possible), mais alors ils ne sont plus religieux
(fondés
sur une révélation ou des textes sacrés) et
doivent
être soumis à l'évaluation critique de la logique
et
de l'expérience universalisable. Il est clair, selon moi, que
"le
tout marché" ou le "tout pour le profit économique
privé"
du capitalisme mondialisé dérégulé, s'il
n'est
pas une religion au sens traditionnel ( Dieu n'est pas l'argent), est
un
naturalisme fataliste inacceptable et irrationnel; c'est pourquoi je
suis
un libéral politique et culturel universaliste; je me prononce
pour
un pluralisme des désirs et des priorités (en vue du
droit
au bonheur) ce qui entraine que les choix politiques soient toujours
discutables
et exigent des débats et des décisions
démocratiques
au nom de la réciprocité universelle des
intérêts
et du droit au bonheur ainsi que des conditions générales
de leur mise en oeuvre: égalité des droits fondamentaux,
des chances, à l'éducation publique, du droit aux
soins
et du droit au travail. Je ne suis donc pas un libéral
(<=faussement=>)
économique, comme en témoigne tous mes textes sur mon
site.
Quant aux grecs, il faudrait y voir de plus
près
: je pense, moi, qu’ils avaient une conception de la politique
très
communautariste (la citée avant tout, pas de droit de l’homme,
mais
droit du citoyen, religion civile, cultes et sacrifices collectifs
obligatoires...)
Ne confonds pas certains philosophes :les cyniques, les
épicuriens
et les stoïciens (Platon, qui admiraient les spartiates, dans
«
Les lois » est assez clair la dessus, quant à Aristote...)
avec les grecs en général.
Jacques: Mais pour moi, c'est
Sloterdijk
qui fait la confusion : il part de cette "société de
lettrés"
ultraminoritaire, un simple "club" très sélect, pour en
faire
le modèle ou la matrice du lien social tout entier : quelle
illusion
!!
SR: Si Socrate a été
condamné à mort c’est pas pour des prunes, nom d’un chien
(cynique) !
Jacques: Mais justement : cela
contredit totalement le rôle que Sloterdijk prétend faire
jouer à l'écriture, au rassemblement autour de
références
communes ! Le philosophe roi est un simple rêve/fantasme de
Platon
aux antipodes de la réalité historique… Alors que
Sloterdijk
voudrait nous faire croire que depuis toujours les
"lettrés"
les intellectuels, les instruits "élèvent" les hommes et
gèrent le parc humain, il s'appuie sur les texte de Platon qui
ne
sont que la revanche littéraire sur une réalité
toute
contraire : le poids quasi nul des philosophes ds la Cité (Cf.
Les
échecs politiques répétés de Platon
auprès
de Denys de Cyracuse : quel contresens!)
SR: Je suis d'accord mais il me
semble que Sl fait plus référence à l'usage des
philosophes
grecs dans la culture humaniste chrétienne pour légitimer
le platonisme idéaliste contre les courants non-spiritualistes
de
la philosophie antique dont les textes ont été du reste
en
partie détruits par l'église catholique (voir "Le nom de
la rose"). Ce que l'humanisme allemand a refusé (au contraire
des
courants des lumières français), Kant y compris,
c'est
l'athéisme confondu avec le paganisme grec. Et c'est bien de
cela
aussi qu'il s'agit chez Nietzsche. On ne
peut
comprendre Nietzsche et Sl sans les remettre dans ce contexte
anti-laïc
et anti-athée de l'humanisme politico-philosophique allemand. Du
reste, même chez nous, il n'est pas fait justice aux philosophes
des lumières français explicitement athées dans
l'enseignement
de la philosophie en terminale alors qu'ils ont joué un
rôle
politique considérable.
Cela implique que l'on développe (ou du moins esquisse) une philosophie du rapport de l'homme à sa naissance. A partir de st Augustin, de Heidegger, de H. Arendt, ébauche d'une philosophie de l'homme comme être "né", de sa "nativité" faisant pendant à sa mortalité, à son être pour la mort (Heidegger). Esquisse d'une approche de l'homme comme le "naissanciel" (H. Arendt), par analogie avec l'homme comme le "mortel". La question de l'éducation : on ne peut penser ce qui se joue dans l'éducation humaine qu'à condition de déployer l'opposition entre éducation et dressage. Un animal ne peut qu'être dressé en ce que sa nature lui est donnée dès le départ par l'instinct, il n'a pas besoin de passer par une éducation pour y accéder. Au contraire, le dressage d'un animal l'écarte de son instinct et le mène à s'éloigner de sa nature, loin de l'accomplir (ex. des bêtes de cirque que l'on dresse pour leur faire faire des "tours" les plus contraires à leur nature = les plus spectaculaires. Ex. faire du chien un bipède, etc.) Chez l'homme au contraire, sa nature est une vocation, ce qu'il a pour tâche d'accomplir, sa nature est devant lui comme ce à quoi il doit accéder.
SR : Là tu
mélanges
deux plans : ce que tu penses de ce que doit être
l’éducation
digne de ce nom et ce qu’elle est ( confusion idéaliste
classique)
et deux critiques, l’une historique :Sl a-t-il
raison
de penser que l’éducation était un élevage
idéologico-symbolique,
voire religieux dans l’humanisme classique et la société
(encore) très traditionnelle, surtout en Allemagne
(quasi-instinct
dit Bergson dans « les 2 sources » à propos des
coutumes
et traditions religieuses dans les sociétés closes)
Jacques: Je ne comprends pas ce
que tu veux dire : que la conception de l'éducation (Bildung)
à
l'époque des Lumières et jusqu'à Hegel est une
illusion
? Pourquoi, pourquoi plus qu'une autre conception ? pour moi, c'est
un moment, une étape réelle de l'histoire de
l'éducation/formation,
ce qui ne veut pas dire bien sûr que c'est un modèle
éternel,
ni qu'on puisse en "revenir" à cette étape : pour moi, on
ne "revient" jamais à quoi que ce soit, tous les
"néo-"
ne sont qu'autant d'impasses, dans lequel le nouveau échoue
à
faire advenir sa nouveauté faute de s'assumer comme
nouveauté
radicale.) Le "quasi" est
d'une importance capitale : toute cette analyse est au conditionnel :
"serait",
etc. Cf. mon commentaire ds les 50 Fiches vol. 2 p. 168).
SR: L’autre philosophique : a-t-il
raison de penser que l’éducation relève toujours d’une
sorte
de dressage ? Aujourd’hui ce n’est plus l’humanisme classique qui
éduque
(conditionne) mais la télé et la rhétorique
émotionnelle
(formulation excessive à mon sens :
disons en tout cas que leur place ne cesse de croître en effet,
et
semble être passée au premier plan chez les jeunes
américains)
que déploient la publicité et l’industrie audio-visuelle
; la dessus je suis assez d’accord avec Sl : l’humanisme n’est plus
qu’un
drapeau en lambeaux.
Jacques: sans
doute, mais toute l'ambiguïté de son propos consiste
à
dire que finalement, ce que l' " humanisme" a toujours fait, c'est
aussi
cela que le "post-humanisme" fera, seulement de façon autrement
plus efficace…La leçon de la Lettre sur l'humanisme ne me semble
ni comprise, ni retenue : rien n'est plus difficile que de sortir de
l'humanisme,
et ce n'est sûrement pas en définissant l'homme comme
créature
à dresser et à domestiquer, à soumettre à
de
bonnes infiuences et à sélectionner, qu'on en aura fini
avec
l'humanisme, d'autant plus que Sl. admet lui-même que c'est ce
que
"l'humanisme" a toujours fait, pour nous dire simplement que le
"post-humanisme
le fera plus ouvertement, plus directement et plus efficacement. Si tel
est le cas, il ne sort ni de l'humanisme, ni de la métaphysique
au sens où l'entend Heidegger.)
SR: Je suis d'accord sur le fond
avec cette critique, mais, là
encore,
il faut comprendre sa position comme une provocation cynique pour
dévoiler
le mensonge social d’une éducation (soit
: je suis d'accord avec l'ambition, même si la manière me
semble discutable, et même peut-être affaiblir le propos…)
qui, sous le masque de la liberté, sacrifie l’autonomie de la
pensée
à la domination idéologique d’un humanisme trompeur de
moins
en moins philosophique et de plus en plus commercial : tu devrais
relire
« La vie des philosophes illustres » de Diogéne
Laërce
(je l'ai lu) à
propos de Diogène le cynique. (« Je cherche un homme..
»)
(justement, cette recherche d'un homme me
semble intéressante. Je pense m'en servir si je finis par
"pondre"
un petit livre : philosophiquement parlant, il est autrement plus
difficile
de produire/trouver/devenir un homme qu'un clone ou un esclave…).
Tu (père)sévères avec un
esprit
de sérieux, contre lequel aurait Nietzsche aurait dû te
prévenir,
à interpréter Sl au premier degré (oui,
ce reproche touche très certainement juste. La lecture de la
Critique
de la Raison cynique devrait m'aider à saisir le ton juste.
Reste
que le sujet que malgré tout il aborde (l'eugénisme) fait
mauvais ménage avec la légèreté et le
badinage
+ que si l'on veut écrire au second degré, à mon
avis
on évite d'amuser la galerie avec des expressions
"humoristiques"
(?) sur le IIIè Reich… Je suis entièrement d'accord avec
H. Atlan quand il écrit que rassembler dans une même
phrase
l'eugénisme nazi et les biotechnologies de demain
n'élève
pas le débat et ne peut que renforcer les confusions ambiantes
(est-ce
le but poursuivi ?) ... Sylvain:
Et l’ironie socratique, et le performatif cher
aux
linguistes ? Sl est, comme Nietzsche, un philosophe au marteau. Jacques:
oui, mais tout est dans la manière de manier le marteau…
Tu as vu qu'il attribue à "Zarathoustra"
(p.
37 des Règles pour le parc humain, éd. Des 1001 Nuits)
l'impression
que tout a rapetissé du fait d'"une association habile
d'éthique
et de génétique" !!! Je ne suis pas bien sûr que
l'humour
soit toujours volontaire : je trouve qu'ici on est plus au niveau de la
perle de copie de terminale…)
Sylvain:
et il est à lire comme tel. Pratique pas si nouvelle de
la philosophie ( à vrai dire aussi ancienne qu’elle, y compris
chez
Platon). Enfin l’amitié, là aussi, est à prendre
au
sens social et culturel , voire politique
Jacques: (cela, je ne le comprends
pas, ou le refuse). Je
ne comprends pas ce que peut être une "amitié politique".
Cela me semble extrêmement malsain sur le plan politique. Je
pense
à Hannah Arendt qui était accusée, après la
publication d'Eichmann à Jérusalem, de manquer
d'amitié/d'amour
pour le peuple juif. Elle a répondu : "j'ai de l'amitié
pour
mes amis, je ne sais pas ce que c'est que d'aimer un peuple, en effet,
je n'aime pas le peuple juif". Quelle grandeur, quelle classe ! Je suis
sur la même ligne : l'amitié est un sentiment purement
privé…
) :
Sylvain: Mais déjà
chez les grecs ordinaires les amis étaient d'abord des amis
politiques
et/ou philosophiques et du reste les individus étaient des
concitoyens
avant que d'être des hommes (Début de "La
République":
"être juste c'est faire du bien à nos amis et du mal
à
nos ennemis").
Jacques : (Mais comment
mieux dire que la société est composée d'amis et
d'ennemis,
autrement dit que le lien d'amitié n'est nullement l'essence du
lien social, mais au contraire un lien possible qui peut exister
à
l'intérieur, mais peut-être aussi en dehors, du lien
social?
...(Sylvain: Tu parles des amis
"désintéssés"
idéaux, moi je parle des amis avec qui on tisse des liens
d'intérêts
mutuels particuliers qui peuvent être d'ordre politique et/ou
communautaire
ou autre en vue de s'imposer dans la cité greque voire contre
d'autres
cités (qui ne sont pas encore des
sociétés/états
au sens moderne)
Sylvain: Et pour nous aujourd'hui
n'en est-il pas souvent de même? Les amis politiques (ou
compagnons)
sont ceux dont parlent très souvent la droite et en particulier
le RPR à propos des adhérents du parti; et les amis
culturels
sont cyniquement ceux, chez les intellectuels qui ont un pouvoir
culturel,
avec qui, par delà les siècles (et plus il y a de
siècles
mieux ça marche, noblesse de la tradition oblige), on
déclare
avoir des affinités valorisantes (sens
?) et qu’il est de bon ton d’invoquer dans
le cadre d’une stratégie de légitimation d’un capital
culturel,
en vue d’assurer la maîtrise d’une rhétorique persuasive
efficace
et d’une position dominante dans un champs social
déterminé.
(ouf, je vais bientôt battre Bourdieu sur son terrain
pontifiant).
Qu’est-ce qu’une thèse de doctorat en lettre et/ou en
philosophie?
Là encore ne mélange pas
l'idéal
et la réalité, le premier servant souvent à
couvrir
l'autre; et il est, pour un cynisme réaliste, nécessaire
de mettre cela en perspective.
L'éthique consiste à
apprendre
à se comporter avec "humanité" envers autrui. La nature
de
l'homme est "destinale" (Kant), elle est ce qu'il cherche en
tâtonnant
à travers l'éducation (individuellement) et l'histoire
(collectivement).
Il y a éducation et non pas dressage lorsque l'homme est
élevé
non pas pour lui imposer des buts étrangers à sa nature,
mais pour lui permettre d'accéder à sa nature et à
l'accomplir (par exemple, l'homme est un animal doué de raison,
mais il doit apprendre à bien utiliser sa raison pour devenir
effectivement
un
être rationnel et raisonnable. De
même
pour le langage : l'homme est doué de langage, mais il ne pourra
accéder à cette faculté que pour autant qu'on lui
enseigne au moins une langue.? Mais qui va éduquer les
éducateurs
? Kant écrit que cette question est la plus difficile et celle
qui
sera résolue en dernier dans l'histoire humaine. Sloterdijk veut
voir dans les bio-généticiens de demain les futurs
"éleveurs"
de l'humanité, à la fois en un sens "botanique" : ceux
qui
vont cultiver l'homme, orienter l'évolution de l'espèce
humaine
en agissant directement sur le génome, et au sens
d'éducateurs,
d'instituteurs. Or cela suppose que l'on sache vers quoi il convient
d'aller.
ceux qui guident l'humanité appartiennent-ils eux-mêmes
à
l'humanité (relecture de Kant, et surtout de Platon : Platon
emploie
bien la métaphore du berger pour penser le rapport entre l'homme
politique et le peuple qu'il gouverne, mais Sloterdijk oublie qu'il ne
s'agit que d'une métaphore : réflexion sur le statut de
la
métaphore.
Que se passe-t-il lorsqu'on la "réalise" = lorsqu'elle devient la "réalité" comme ce serait le cas avec des biologistes qui entreprendraient d'"améliorer" l'espèce humaine).
SR : La Là encore tu fais une confusion entre la description provocatrice (Jacques:je perçois bien la provocation, mais que signifie-t-elle ? quel est son but, son sens ? Une telle provocation n'est jamais gratuite mais toujours "tendancieuse", comme dit Freud à propos du "mot d'esprit". Mon travail va être de tenter de dégager cette "tendance" qui travaille ces provocations.) par Sl d’une réalité qui est en train de se faire dans les pays anglo-saxons et même en Allemagne par derrière des discours plus ou moins moralisants - la réalité du capitalisme bio-éthique et informatique qui sera celui du XXIème siècle- et une position normative qui la justifierait ; Il me semble qu’en bon cynique « d’en bas », Sl veut dire que, quitte à le faire (manipuler le génome humain), il convient au moins de dire selon quelles règles éthiques claires (oui, ça j'ai compris et je trouve que c'est l'un des points forts de sa conf. qui, je le reconnais, ne manque pas d'intérêt. Toujours est-il que cette injonction ("définir les règles") me semble pour l'instant fonctionner surtout comme moyen d'escamoter le moment de la décision (= de faire l'impasse sur la question des fins poursuivies. Commencer par les règles = par définir les moyens acceptables, oui, mais pour faire quoi ? On ne peut quand même pas faire l'impasse sur cette question, comme si la question des règles était découplée de la question des fins à poursuivre !) au lieu de faire croire qu’on l’interdit, comme l’humanisme a prétendu faire croire au respect absolu de la personne humaine pour couvrir le développement du capitalisme libéral et contractuel (là, je te suis mal : tu es en train de me dire que le développement du "capitalisme libéral" s'est fait au détriment de la dignité de la personne humaine ? Serais-tu en train d'amorcer un nouveau virage : vers quoi ? . Vers un capitalisme libéral socialisé et donc politiquement régulé (voir plus haut). Là encore il s’agit de sortir de l’hypocrisie actuelle (OK sur cet objectif) pour penser l’évolution du droit sans fausse pudeur et encadrer, non par une morale idéaliste dont le leurre fonctionne de moins en moins, mais par des mesures légales qui disent ce qui doit être sur fond des droits universels de l'homme dans les conditions des sociétés démocratiques pluralistes et qui fassent l’objet d’un débat explicite sans faux-semblants. Prêter à Sl des positions scientistes c’est un comble ! (voir son bouquin : « Critique de la raison cynique ») (Jacques: je ne me rappelle pas l'avoir fait personnellement : qui vises-tu? Moi ? Sylvain :tu sembles parfois penser qu'il veut capituler devant les progrès des sciences et des techniques sans poser la question des fins, alors que selon moi, au contraire,il veut ouvrir le débat sur la mise en oeuvre de règles qui disent clairement ce qui doit être, sans moralisme mais avec un certain mordant cynique).
Est-on alors exposé au risque d'un
retour
et d'une régression vers un nouvel esclavage ? (C'est la
thèse
d'Henri Atlan : risque de fabrication de clones en série
produits
pour accomplir des tâches bien précises et
particulières,
pour répondre à une demande sociale et donc qui seraient
entièrement soumis à des fins qui leur seraient par
définition
étrangères (puisque planifiées avant qu'ils
existent,
et dont la planification serait à l'origine de leur naissance.)?
Ma thèse est qu'il ne s'agit aucunement
d'un "retour" à l’esclavage ou à quelque situation
historique
passée, mais au contraire d'une mutation sans
précédent
dans l'horreur humaine".
SR : « L’horreur économique » et sociale du capitalisme dérégulé et humaniste (la liberté, vous dis-je !). (je ne te comprends pas.. Pour moi l'horreur humaine est un terme qui fait l'économie de la réalité historique concrète et donc ne permet pas de penser une politique)
Même l'esclave, l'homme
prisonnier
dans un camp de concentration, déshumanisé, pouvaient se
révolter au moins intérieurement, (se) dire : je
n'étais
pas fait pour cela, le traitement que l'on m'inflige est inhumain et
dégradant,
constitue une atteinte à mon être, à qui je suis.
Le
clone n'aurait pas même la possibilité d'un tel "retrait",
puisque sauf absence de toute lucidité et de toute
possibilité
de jugement clairvoyant, il ne pourrait que se dire
précisément
: je n'ai été fait que pour cela, la totalité de
mon
génome s'explique par cette tâche que la
société
m'assigne, le fait même de mon existence, de ma naissance,
s'explique
à partir de cette tâche et d'elle seule. Donc, il y aurait
atteinte au caractère "naissanciel" de l'être humain, et
impossibilité
de faire fond sur quoi que ce soit pour se révolter contre la
situation
qui lui serait faite.
Le traitement qui lui serait infligé
ne serait pas "déshumanisant" ou aliénant, puisqu'il
serait
au contraire en tout point conforme à ce pour quoi il aurait
été
"conçu", aux 2 sens du terme (pensé et
créé).
SR : je doute fortement qu’une
manipulation
génétique quelconque, sauf à fabriquer un robot,
ce
qui nous ferait sortir de notre sujet (pourquoi pas ? quelle
différence
éthique y a-t-il entre un ordinateur électronique et un
ordinateur
neuronal (clonage partiel)-.et on y arrive.-, voire un ordinateur
mixte?)
dès lors que « ce sujet » aura la possibilité
du langage, la subjectivité et la conscience de soi, je pense
qu’il
sera impossible de le maintenir en esclavage (tu
ne réagis pas à ce qui me semble l'essentiel : ce ne
serait
précisément pas de l'esclavage, cela ne ferait pas faire
violence à de tels êtres mais serait au contraire de part
en part conforme à leur être même, et même le
seul état conforme à qui ils seraient : donc bien pire
que
de l'esclavage) longtemps par des
artifices
rhétoriques, sauf à inventer une religion ad’hoc ad hoc
suffisamment
convaincante (pour quelle promesse de salut et/ou de bonheur
crédible
?).
Jacques: Vraiment difficile
à
prévoir : Zaki Laïdi (Malaise dans la mondialisation)
écrit
avec raison à mon avis que les inventions tehnologiques ont
toujours
été détournées de leur sens premier dans un
sens imprévisible (ex.: Internet) Si l'on suppose que l'on a,
d'ici
quelques dizaines d'années, déchiffré la
totalité
du génome humain + déterminé des "faisceaux de
gènes"
correspondant à des "profils physico-psychologiques (plus ou
moins
grande force physique, plus ou moins grande
combativité/agressivité/ambition,
plus ou mois grande intelligence ou distinction entre formes
d'intelligence
particulières, comment exclure que l'on soit tenté
(même
sans manipulation génétique, par simple sélection
préférentielle), de produire par exemple plus
d'êtres
humains forts et dociles, ou intelligents de dociles (par exemple, s'il
y a surplus d'ouvriers et de travailleurs manuels, "corriger le tir" en
donnant naissance à plus de futurs ingénieurs dociles… Tu
vois, dans mon esprit, cela ne supposerait nullement le
rétablissement
de "l'esclavage" au sens institutionnel : ce serait infiniment plus
subtil,
impalpable, sournois, dc plus difficile à combattre… si tant est
qu'il faille le combattre ! Bien sûr, tout cela relève de
la pure S-F aujourd'hui, mais personne ne peut exclure que ce soit
techniquement
possible demain. D'où la question aujourd'hui : de telles
pratiques
seraient-elles légitimes, justes, inacceptables ? De qui, de
quelles
décisions relèveraient-elles ?) Il va vite remettre en
cause
la domination naturelle et/ou symbolique à laquelle on
prétend
l’asservir sans condition.
SR: Je pense qu'en effet tu fais
de la science fiction peu crédible car tu supposes,
à
mon avis à tort, que par les gènes on pourra
déterminer
les réactions psychologiques d'un individu sensible, conscient
(de
soi) et parlant sans imposer une culture de typa néo-nazie et/ou
religieuse totalitaire (voir l'illusion du "tout
génétique"
dénoncée par ATLAN, non pas sur un plan moral mais
scientifique
et technique)): c'est pourquoi je mets en avant les principes du droit
libéral comme les sources mêmes et les seules possibles de
la régulation que j'appelle de mes voeux.
Conclusion :
Un "éloge du moratoire". Non que le
moratoire résolve à lui seul quelque problème que
ce soit. Il ne doit pas être conçu comme une simple
manœuvre
dilatoire, un artifice pour différer le moment d'affronter les
problèmes
et de les traiter. Nous sommes confrontés à des questions
tellement graves, impliquant tellement le devenir futur de
l'humanité
et affectant si profondément la perception que nous avons de
l'humanité,
c'est-à-dire en dernière analyse de nous-mêmes,
qu'il
nous est interdit tant de décider dans l'urgence et la
précipitation,
sous la
poussée/pression des avancées
scientifiques, que de recourir à des manœuvres dilatoires. Le
moratoire
doit être un temps laissé pour la pensée et pour le
doute. S'offrir le temps de la pensée, laisser à la
réflexion et au débat démocratique le temps de
mûrir.
+ Temps consacré, pour la recherche, à l'étude des
conséquences possibles, prévisibles de nos actes, pour
qu'à
la levée du moratoire et à l'examen à nouveaux
frais
de la question, nous disposions d'autant d'éléments
nouveaux
que possible pour éclairer au mieux les décisions
à
prendre.
SR : On risque d’attendre
longtemps
et, face à ce qui se fait dans tous les labos
spécialisés
à une vitesse accélérée, d’arriver trop
tard.
Jacques: Justement, il ne s'agit
certainement pas à mettre les labos de recherche en vacances, ni
de les plonger dans le sommeil de "la belle au bois dormant", mais de
redéfinir
les priorités et les grands axes de la recherche. Un
chercheur
comme Jean-Paul Renard semble être en demande d'un "moratoire"
pris
en ce sens, mais ce n'est évidemment pas d'un labo de recherche,
ni même de la communauté scientifique, que doit venir
cette
initiative, mais bien de la souveraineté populaire (suivant des
modalités à définir), puisqu'il s'agit bel et bien
de choisir la société - et même
l'humanité
de demain. Il semblait penser, à la fin de sa conf, qu'un
moratoire
de 4 à 5 ans sur le clonage reproductif laisserait le temps
d'aboutir
de façon satisfaisante à un clonage thérapeutique
non reproductif (ne passant pas par la fabrication d'embryons, par le
stade
de la culture de cellules totipotentes : indépendamment de
l'aspect
éthique, il semble penser que cette voie est scientifiquement la
plus prometteuse (il a fallu mettre en route une centaine de clones
pour
aboutir à la seule naissance de Dolly ; les animaux
clonés
(veaux, chèvres) présentent au cours de leur
développement,
pour 20 à 30% d'entre eux, des anomalies de développement
(en particulier, problème d'obésité) qu'on ne sait
à l'heure actuelle, ni expliquer, ni
guérir/prévenir
: donc, un taux "d'échecs" absolument insupportable si on le
rapporte
à l'espèce humaine, et d'après lui, pour longtemps
encore semble-t-il. Par ailleurs, contrairement à ce qui fascine
le grand public, ce qui intéresse les chercheurs ds le clonage
n'est
pas la reproduction à l'identique, mais au contraire le
transgénique
(étude du rapport inné/acquis, de la façon dont
les
gènes s'expriment dans le phénotype en fonction du
milieu,
possibilité d'infléchir les propriétés
d'une
espèce ou d'une lignée.
Voilà quelques réactions à tes réactions : à suivre ! Je vais me plonger ds la lecture de la raison cynique : c'est promis!
(Moratoire ne signifie
pas inviter les chercheurs à prendre des vacances mais orienter
la recherche autrement que par une simple course-poursuite à la
quête de prouesses technologiques : temps d'évaluer les
conséquences,
recherche des moyens de calculer au mieux les risques.) Surtout,
aucun moratoire, jamais, ne résorbera le hiatus entre le temps
de
la décision humaine (calendrier politique + échelle de la
vie humaine), et l'échelle temporelle le long de laquelle vont
se
développer les conséquences (pour le nucléaire
comme
désormais pour le clonage ou les manipulations
génétiques,
que ce soit sur la plante, sur l'animal ou sur l'homme.).
Cet écart ne saurait être
résorbé
par rien. Il faut donc le "gérer" par le principe de
précaution