Vers un eugénisme à visage humain ?

Retour sur la conférence  de Sloverdijk: "Règles pour le parc humain" par Jacques Bonniot et Sylvain reboul. 


Texte original de  Jacques Bonniot en rouge, remarques de Sylvain Reboul en vert et remarques de Jacques Bonniot en bleu.  



Jacques Bonniot est co-auteur de "La sensibilité", "Autrui" , "Eléments de culture générale"(Ellipses1999) et"50 fiches de lecture en philosophie" chez "Bréal Editeur" en 2 tomes; dernier tome paru en janvier 2000: "De Hegel à la philosophie contemporaine"


« Face à des questions qui sont inouïes, la philosophie reste à faire. » (Henri Atlan)
 
Il s'agit d'entreprendre une discussion à partir d'une approche principalement philosophique des thèses de Peter Sloterdijk contenues dans "Règles pour le parc humain", mais avec un niveau de difficulté et de technicité "faible" pour s'adresser (pour le moins) à l'ensemble des lecteurs qui se sont intéressés à la polémique provoquée par ce texte (dans le "Monde des Débats" et ailleurs) + de la polémique qui fait rage en Allemagne entre partisans de Sloterdijk et partisans d'Habermas . J'envisage la possibilité d'une approche plus "technique" et plus approfondie (en particulier, reprise et relecture des textes dont Sloterdijk se réclame ou ceux auxquels il renvoie, en critiquant l'usage qu'il en fait : essentiellement Heidegger, Nietzsche, Platon) rejetée en notes en fin d'ouvrage, d'où 2 niveaux de lecture possibles : l'un destiné au grand public (cultivé), l'autre plus aux spécialistes de la philosophie, pour en faire un outil de travail, en donnant en notes les principaux textes susceptibles d'enrichir ou d'éclairer la discussion).
Mes orientations : Je me présente comme philosophe, répondant en tant que tel à un autre philosophe (Sloterdijk) et décline toute compétence en biologie, génétique, biotechnologies. Je revendique en ces matières le droit de douter, me présente comme quelqu'un qui doute.?
Thèse défendue dans l'introduction : l'ère du doute (en matière de clonage humain reproductif et de manipulations génétiques) n'est dépassée pour personne, je doute qu'on puisse en avoir fini avec le doute, je soutiens que le doute en ces matières concernant tous les hommes ne pourra pas être levé de manière solitaire, par un biologiste, un généticien, un philosophe ou un homme politique qui se serait fait son idée de son côté. Le doute ne pourra être levé que collectivement à la suite d'une réflexion et d'une décision collectives. 


SR : Le doute ne peut jamais être levé par une décision collective, sauf à attendre que les autres décident pour nous, mais par une décision individuelle rationnellement argumentée par soi (Descartes) (et non démontrée car en ce domaine rien n’est démontrable) ; la décision ne clôt pas le doute : le doute doit rester ouvert ; il faut savoir mettre sa décision à l’épreuve de l’expérience et de l’avancée du débat. En démocratie et pour moi en philosophie, aucune décision n’est et ne doit être définitive si elle prétend être rationnelle.
Jacques : je ne me situe pas du tout dans une perspective cartésienne (individuelle, remise en cause de ce que j'avais admis en ma créance en tant qu'individu). Il se s'agit pas d'un doute portant sur la connaissance mais sur l'action, sur ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire : donc doute concernant une décision, la bonne décision à prendre. Pour moi, cela ne peut pas être individuel, puisque la décision de réaliser ou non le clonage humain ne relève évidemment pas de l'initiative de l'individu. Le risque serait d'après moi de laisser la décision "par défaut" à un groupe d'experts (politiques ou scientifiques) qui décideraient à notre place, dans la mesure où une telle décision engage tous les hommes, remet en jeu ce que nous appelons humanité, et engage l'avenir de l'humanité dans une voie particulière, qui mérite donc d'être décidée/argumentée, qui mérite un débat sur les fins : je ne vois pas d'autre niveau possible que le débat démocratique.
SR: il faut bien sur distinguer le niveau de la décision politique et celui de la décision philosophique; mais je pense que l'on ne peut contribuer à celle-là qu'en ne différant pas trop celle-ci. Et ce débat doit, à mon sens, contribuer à cette contribution. Il est de notre responsabilité d'être peu ou prou cartésien (penser par soi-même) lorsque l'on philosophe; ne serait-ce que pour faire avancer le débat sur des propositions et des positions plus claires.
Jacques: Descartes n'a -heureusement - pas le monopole de ce beau projet : penser par soi-même, mais le moins qu'on puisse dire, je pense, c'est qu'il ne débouche pas chez lui sur les exigences d'un débat démocratique. C'est plutôt vers ... Habermas qu'il faudrait se tourner, avec cette question centrale chez lui d'une éthique de la discussion.
SR: C'est pourquoi je considère que les positions proprement religieuses ne peuvent valoir d'arguments philosophiques (et donc de philosophie politique) en vue d'un débat démocratique: elles ne peuvent convaincre que les croyants et non la raison des citoyens, sauf à montrer qu'elles sont aussi rationnelles (et/ou raisonnables) et peuvent valoir pour tous, croyants ou non; mais alors elles ne sont plus religieuses. Je ne dirais pas "la religion dans les limites de la simple raison"; mais la religion doit devenir raisonnable et taire son fondement religieux (Dieu) pour convaincre et valoir comme élément du débat public. (voir Christine Boutin brandissant la bible au Palais Bourbon) 


D'où le projet  est de poser (si possible) toutes les questions (sans préjuger des réponses, en les laissant ouvertes), d'ouvrir autant que possible le champ des possibles, d'engager le débat autrement que sur le mode de la polémique stérile et des insultes (tour qu'a pris, en Allemagne, un débat qui méritait mieux.) sans aucunement prétendre le trancher de manière autoritaire.

Corps du texte  .

Après une tentative d'exposer les thèses de Peter Sloterdijk avec le plus d'honnêteté intellectuelle possible (pour permettre aux lecteurs qui ne l'auraient pas suivi jusque là de prendre le débat en cours de route, tout en en comprenant l'objet et les enjeux), j'entreprends une discussion sur le fond : je commence par contester son idée que l'essence du lien social à l'âge classique aurait reposé sur la fiction d'une amitié de lettrés réunis autour de leur amour des mêmes textes, des mêmes références, des mêmes auteurs. Sloterdijk se contredit en
qualifiant un tel lien de mythe et d'illusion, puis en disant que ce lien constituait malgré tout la vérité du lien social à l'ère humaniste classique.



SR : Une illusion collective (nationale et/ou religieuse) produit toujours des effets sociaux, culturels et politiques réels (positifs ou négatifs) ; c’est même sa fonction principale : produire du liant ou du ciment social incontestables (Gemeinschaft). Mais c’est bien pourquoi il convient d’en faire l’examen critique, si l’on veut changer la société dans le sens de la Gesellschaft, c’est à dire de la démocratie. (Costoriadis).
Jacques : je ne vois pas de moment historique (surtout à l'ère des Etats Nations, de la modernité des Lumières et donc de l'apogée de l'humanisme classique), où le lien social à l'échelle d'une Nation aurait été de l'ordre de la Gemeinschaft. Cela pourrait se défendre à la limite à l'échelle des "paroisses" au Moyen-Age, avec peut-être des survivances jusqu'à l'exode rural massif qui a défait ce type de lien bâtard (social/religieux).
SR :Toutes les formes de nationalisme ethnique (en particulier le nazisme), voire l’idée communiste d’une société fusionnelle, me paraissent des résurgences plus ou moins religieuses , y compris sous une forme laïque, de la Gemeinschaft élargie à des entités collectives identificatoires où les individus sont censés s’appartenir les uns aux autres pour mériter et avoir le droit de vivre ensemble. "Der Volk" en allemand signifie à la fois la race et le peuple: Der deutsch Volk signifie le peuple racial allemand; c'est pourquoi certains veulent  remplacer ce terme par "die Bevölkerung" (la population), ce qui scandalise les conservateurs, y compris démocrates (chrétiens). 

Puis il opère une transition entre cet état passé et le nôtre, qui serait celui du post-humanisme, celui où la capacité d'écrire de longues lettres à des amis aurait perdu son pouvoir fondateur du lien social, sa capacité fondatrice (réunion d'une nation autour de textes communs) : comment opérer une transition historique entre un état purement fictif et notre état présent, historique, sociologique, politique ? (Atlan a déjà signalé que Sloterdijk majorait considérablement le rôle de l'écriture à l'âge classique humaniste.)? En insistant sur le lien d'amitié, Sloterdijk escamote l'aspect polémique, agonal, combatif de la pensée philosophique, de la réflexion philosophique. La philosophie est au sens noble ce lieu où les hommes combattent et s'affrontent pour la vérité.  


SR : D’accord ; mais je crois qu’il s’agit de l’usage institutionnel de la philosophie qui, en effet, tend à présenter les choses d’une manière qui tend à émousser les divergences au profit de convergences ad hoc. Ne pas confondre par exemple la philo et son enseignement et usage humanistes réconciliateurs, voire syncrétiques (Victor Cousin).(Soit)  L’humanisme est, à mon sens, un concept idéologique fabriqué pour légitimer l’idéalisme philosophico-politique, comme fondement de le légitimité l’état républicain ( cf : Marx, Nietzsche, Althusser, Michel Foucault, Bourdieu etc...) 


Sloterdijk prétend que nous sommes sortis de cette époque où la confrontation entre les penseurs avait une portée sociale, débordant la sphère privée. La conférence de Sloterdijk, sa publication en Allemagne, la polémique à laquelle elle a donné lieu, l'intérêt et l'émotion soulevés dans la population, le présent livre sont une "réfutation par la marche" de la thèse de Sloterdijk sur la post-modernité comme post-humanisme et déclin de la portée sociale des débats intellectuels, et en particulier de ces "lettres" que sont les livres, envoyés vers des lecteurs inconnus et vers l'avenir. La véritable réfutation des thèses de Sloterdijk, c'est l'ampleur du débat que la publication de sa conférence a suscité.



SR : En Allemagne, la controverse philosophique est escamotée au profit d’un débat d’opinion qui mêle un moralisme pathologique déconceptualisé et hypocrite, hors de toute analyse de l’évolution des sociétés contemporaines avec des considérations religieuses sentimentales et communautaristes qui énervaient tant (et à juste titre) Nietzsche. La philosophie en Allemagne a été idéologiquement occultée au profit d’une entente catho-luthérienne en faveur de la démocratie chrétienne ( voir la loi fondamentale (non-laïque) et la place centrale des églises dans tous les débats dits de société). On ne peut comprendre les outrances de Sl (comme de Nietzsche) en dehors de ce contexte historique et politique, tellement contraire au nôtre. Voir aussi la loi allemande sur l’avortement : crime dépénalisé et remboursé ; bravo l’hypocrisie ! En Allemagne presque tout est à l’avenant : beaucoup de discours moralement corrects, de droits tatillons sur le papier, ce qui n’empêche nullement de faire le contraire au nom de la liberté individuelle la plus irresponsable. (Je suis fort satisfait de te le voir écrire…) En ce qui concerne les manipulations génétiques de l'embryon humain, la loi allemande est la plus restrictive d’Europe ; mais le Max-Planck Institut  est un des plus avancé dans la recherche sur le clonage thérapeutique et les thérapies trangéniques (avec les entreprises "Aventis"  en Allemagne et en France et "Trangène" en France), sinon reproductif humain (ça vaudrait le coup de faire une enquête sur ce point en Angleterre). Cette question fait aujourd'hui l'objet d'une polémique orchestrée par Grennpeace à propos de le délivrance et de l'utilisation d'un brevet européen déposé par des chercheurs écossais concernant un procédé de manipulation de l"embryon humain, comme si c'était à un organisme technique de se prononcer sur un problème éthique. Il y a bien une interdiction européenne globale concernant le clonage humain et l'utilisation des embryons en vue de recherches, mais sans directive formelle qui reste en attente; la Grande Bretagne s'y oppose semble-t-il (et peut-être aussi l'Espagne). Quant à la situation française, elle n'est pas limpide: la loi de 94, moins restrictive qu'en Allemagne, aurait du être rediscutée et revue en 99, mais il n'en a rien été et rien ne semble annoncé; c'est le comité éthique composé à majorité d'experts qui se prononce au coup par coup à propos des manipulations à but thérapeutiques non reproductives (d'individus complets) sur des embryons surnuméraires (avec accord des donneurs). Le moins que l'on puisse dire c'est que la transparence démocratique ne règne pas en Europe sur ce point et que l'accord sur des principes  ou règles minimaux clairs, malgré une phraséologie humaniste commune,  n'existe pas. Sl a au moins le mérite de rappeler certaines conceptions et pratiques masquées par de belles paroles moralement correctes auxquelles plus grand monde ne croit.
Jacques, tu as trop tendance à oublier que les discours ne se suffisent pas à eux-mêmes pour comprendre leurs significations ; il faut les confronter aux pratiques et au fonctionnement des institutions idéologiques et politiques (Oui, tu as sûrement raison) comme machine de pouvoir sur les consciences et la politique (surtout les églises, mais aussi l’école) (également les partis politiques et les syndicats,
  ajouterais-je, sans parler de tous les comportements de type "lobbies") et aux stratégies des acteurs qui les utilisent. Relis Machiavel, Marx, Nietzsche, Freud, Michel Foucault, Bourdieu (là, je m’expose !) 

 

La philosophie est née contre l'écriture (Socrate, Platon : rien ne remplace le dialogue vivant, oral, dont le dialogue philosophque écrit n'est que le reflet, et dialogue vivant qui n'est lui-même que l'extériorisation de ce dialogue intérieur qu'est la pensée (pour Platon)). Donc, on ne peut voir dans la philosophie un pur produit de l'alphabétisation et de l'écriture. D'où contestation de l'idée que l'éducation à l'âge classique d'humanistes, d'honnêtes hommes, était un travail "de sélection et d'élevage". 



 

SR : Mais ce dialogue s’est pétrifié dans l’enseignement en culte des grands philosophes, le transformant en exercice formel, mi histoire de la philo, mi contrôle du penser correct (idéaliste) (identification qui est loin d'aller de soi...) dans lequel les problèmes seraient en théories solubles par quelques recours aux grands textes et/ou rendus, dans les faits, insolubles et insondables par une rhétorique métaphysique grandiloquente déconnectée de toute analyse des contradictions politiques et sociales réelles (tu vois je suis encore marxiste !). L’éducation transformée en élevage idéologique...qui fonctionne de moins en moins bien ; ce que Sl remarque à juste titre.
Jacques : Je te trouve sévère et injuste ?, il y a quand même de grandes lectures qui sont des grands moments de pensée : Hegel réinterprétant l'ensemble de la tradition philosophique, Heidegger lisant Nietzsche …
SR : Je parle de l’enseignement de la philosophie, pas du travail philosophique que les philosophes ont fait sur les philosophes en vue de construire leur propre philosophie
Jacques: Oui, mais regarde les Problèmes kantiens d'Eric Weil, admirable d'attention au texte (kantien) et d'audace dans l'interrogation et la remise en question de la vulgate "néo-kantienne". Même chose pour la re-lecture de Marx par Michel Henri : tu l'as lu ? Il commence par poser que "le marxisme est l'ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx", que la pensée marxiste n'est ni dialectique, ni matérialiste, ni un historicisme, ne prétend pas à la scientificité : après, tout le reste est à l'avenant : on redécouvre Marx comme si on ne l'avait jamais lu (et on ne l'avait jamais lu - du moins moi - tant son œuvre était recouverte de la vulgate "marxiste léniniste !  : c'est une lecture que je t'invite vivement à faire, si ce n'est déjà fait (surtout le tome 1, M. Henri, Marx t.I TEL Gallimard, pour ne pas croire en avoir fini trop vite avec Marx…)
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L'amitié est un sentiment purement privé, qui tisse les relations privées, qui repose sur l'élection d'amis, alors que le lien social est un lien contraint, je ne choisis pas à qui j'ai affaire en tant que
citoyen vaquant à ses occupations sociales (Hannah Arendt). L'amitié ne peut donc servir de modèle, à aucune période de l'histoire, pour penser le lien social. Sloterdijk confond société (Gesellschaft) et communauté (Gemeinschaft). 

 

SR : Je suis personnellement d’accord avec cette distinction philosophique pour moi fondamentale , mais elle est moderne...
Jacques:  H. Arendt la retrace depuis l'Antiquité : qu'est-ce que l'amitié des sages épicuriens qui cultivent leur relation hors de l'investissement politico-social, et en font donc un lien purement privé centré autour d'une quête commune de la sagesse : là, ce dont parle Slordijk me semble rencontrer une réalité (trouver son lieu d'effectivité dirait Hegel!) mais il est clair qu'aucun Etat n'a jamais fonctionné sur ce modèle !)
SR: ...et programmatique et est quasi incompréhensible en Allemagne car une paroisse religieuse et une commune civile se disent d’un même mot : die Gemeinde (oui, là tu rejoins ce que j'ai rajouté plus haut : je suis d'accord pour dire que le lien "paroissial" consistait dans un tel "mélange" privé/public, Gesellschaft/Gemeinschaft.) (et Hannah Arendt en savait quelque chose après avoir fréquenté de près Heidegger et son nazisme pratique , sinon théorique). Max Weber n’est connu que des sociologues et encore...(plus maintenant : au moins "L'éthique protestante" est-il sorti de la confidentialité : mais d'accord pour le reste (passionnant!) de son œuvre.) Quand on interroge les allemands, il ont du mal à distinguer les deux mots dans leur sens général (comme ils ne comprennent pas le mot laïcité). Société chrétienne, droit du sang, communauté allemande (voir Fichte) , tout cela est confondu dans l’esprit de 99,99999% d’entre eux. Voir le débat sur la question de la double nationalité. Qui a été tranché par la négative mais aussi en admettant un droit du sol qui « s’adjoint » au droit du sang (!)
Jacques: Oui, solution bâtarde qui n'est sans doute qu'une étape dans la bonne direction. Sans doute d'ailleurs que l'intégration européenne rendra de tels débats obsolètes et quelque peu surannés, ce dont je ne saurais me plaindre… Je ne suis pas sûr de comprendre ce que tu appelles le "nazisme pratique" de Heidegger, ni que Arendt serait d'accord avec toi : as-tu lu le plaidoyer vibrant qu'elle fait pour Heidegger dans "Vies politiques" (TEL Gallimard) ? Cet attachement envers et contre tout d'Arendt à Heidegger reste pour moi bien (douloureusement) mystérieux.
SR: La notion de laïcité, comme séparation du religieux (domaine privé) du politique (domaine public),  permet seule de distinguer clairement la notion de communauté (Gemeinschaft) de celle de société (Gesellschaft), or, comme je viens de le dire, elle n'existe pas dans la loi fondamentale (constitution)  Allemande qui fait référence à Dieu comme fondement de la loi politique (Remarque de J.B: La constitution américaine fait elle aussi référence à Dieu, ce qui n'empêche pas le lien social d'être purement profane dans la société américaine, et de se doubler d'un autre lien, optatif, volontaire, conditionnel, d'ordre religieux par le biais des appartenances confessionnelles (Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde.) Comme tu l'as dit toi-même plus haut, il faut lire les textes à travers les pratiques effectives, et non pour eux-mêmes) et, dans la pratique, l'impot d'église est prélevé par l'état et les prêtres sont rétribués par l'état (à hauteur de la rétribution des professeurs de lycée); de plus les églises ont le quasi-monopole du domaine social et humanitaire (Remarque : les syndicats et les "laïcs" n'ont qu'à aller eux aussi au charbon :personne ne les en empêche je présume ?) (Les syndicats et les laïcs ne touchent pas l'impot d'église prélevé et redistribué par l'état exclusivement pour les religions reconnues) et elles excercent un contôle dual sur les médias publics audiovisuels; l'enseignement religieux est intégré aux études (au contraire de la philosophie qui n'est plus qu'un enseignement optionnel croupion); enfin, et cela est lié, le droit national reste encore un droit du sang, même si la loi récente y a adjoint le droit du sol; on l'a bien vu lors du débat sur la double nationalité concernant les immigrés d'origine turco-musulmane: pour un allemand on ne peut vraiment être allemand  que si l'on est chrétien, (Remarque : on dirait que la situation n'a pas bougé depuis Marx et "la question juive". C'est assez désespérant...) que si l'on parle l'allemand et que si l'on est de souche allemande; la dernière qualification l'emporte du reste sur la seconde, comme l'a montré la (re)nationalisation éclair des russo-allemand de la Volga, la plupart étant incapable de soutenir une conversation courante en allemand. Le nationalisme allemand est religieux (mixte catholique et luthérien ), ethnique et j'y vois l'expression d'une société communautariste; même si les choses sont en train d'évoluer, il s'en faut de beaucoup que la plupart des allemands admette les principes politiques universalistes de la Gesellschaft à la française.
Jacques: oui, je sais ; c'est une notion typiquement française. Mais même en France, c'est un mot lourdement chargé d'ambiguïtés : il peut signifier l'absention de la puissance public et du social de toute référence/de tout choix religieux ("laïc"), comme il peut signifier le militantisme anti-religieux consistant à "bouffer du curé" : sens qui a largement prévalu à l'école, via les syndicats (combats laïcs) Pour moi bien sûr, seul le premier sens est légitime et je serais prêt à défendre jusqu'au bout la laïcité en ce sens là. Mais quand dans ton texte sur la biologie tu prends la peine une dizaine de fois de récuser les interlocuteurs qui se référeraient à une "transcendance", tu tombes à mon avis dans le mauvais sens de la laïcité, bien peu compatible soit dit en passant avec le libéralisme : le lien social est un lien contraint,  on ne choisit pas avec qui on fait société, on accepte ses concitoyens tels qu'ils sont là, où ils en sont.  (Sylvain: C'est aujourd'hui devenu discutable: on ne choisit pas le lieu de sa naissance, mais on peut changer de nationalité et de pays, la question de la libre-circulation mérite d'être approfondie car, à la fois, on considère que le droit de circuler est un droit fondamental de l'homme, mais on maintient le droit aux pays de refuser ce droit, sauf dans l'Europe Unie et c'est tant mieux) On réfute leurs arguments éventuellement sur un plan rationnel, mais à condition aussi d'écouter les leurs, de leur répondre, d'écouter aussi ce qu'ils ont à te répondre, au lieu de les exclure du débat : si tu le fais, c'est toi qui inities la violence. Il y aura nécessairement violence dès lors que tu exclues des individus à qui tu n'as plus rien à dire (Cf. le malheureux texte de Nietzsche à la fin de L'Antéchrist : "la loi contre le christianisme" - Comme si, soit dit en passant aussi, il n'y avait pas de transcendance dans le libéralisme : tu sais très bien qu'on ne peut exclure une transcendance qu'au profit d'une autre. Alain Minc (La mondialisation heureuse) admet fort honnêtement que dans le libéralisme (dont il se revendique), on attend la liberté et l'autonomie des individus de la transcendance du "Marché", dont je note, soit-dit toujours en passant, qu'il lui attribue tous les caractères/attributs du Dieu de la métaphysique : ubiquité (le marché est partout), invisibilité, caractère à la fois transcendant et immanent (le marché est à la fois impalpable et omniprésent), caractère imprévisible (les voies du marché, comme celles de la Providence, sont insondables), irrésistibilité de ses "tendances lourdes" (comme la grâce divine était irrésistible dans le jansénisme…), j'en passe et des meilleures : que t'inspire cette comparaison? Dieu mort, dirait Nietzsche, les idoles se bousculent au portillon pour postuler à sa place laissée vacante. "Le Marché" est un bon candidat, qui a toutes ses chances, après le forfait du millénarisme prolétarien : tu n'as pas l'impression de rester pris dans la quête des idoles, la succession étant ouverte après la mort de Dieu ?).
SR: Je pense que la laïcité et la rigueur philosophique nous imposent de ne pas confondre dans l'argumentation publique des arguments de foi qui ne peuvent convaincre que des croyants; et des arguments rationnels ...
Jacques : Tu sais bien que toute position philosophique repose sur des présupposés dont il est impossible de rendre pleinement compte par la raison. Le libéralisme n'échappe nullement à la règle : croyance à une autorégulation du
marché, croyance que l'enrichissement global tendra à résorber les inégalités (alors que toutes les analyses économico-historiques démontrent invariablement le contraire), et surtout, ce sont les "pieds d'argile" voire "de cristal" du libéralisme, croyance qu'il y a un sens à parler de l'individu de façon abstraite, qu'un tel individu pourrait avoir des désirs, des plaisirs et des peines qui ne seraient pas le fruit d'une histoire, et donc qu'on peut fonder la société sur l'association d'individus abstraits, toute la fécondité de la sociologie provenant de ce qu'elle part des présupposés rigoureusement inverses ! ) Mais surtout, tu sais ce que Hegel appelle la "Sittlichkeit", la moralité concrète d'un peuple, et là, tu ne peux pas refaire l'histoire et faire comme si les différents courants religieux n'avaient joué aucun rôle dans la constitution de cette Sittlichkeit. Ceci étant dit, je pense qu'il faut s'efforcer de combattre toute tentative de mainmise ou d'emprise des institutions religieuses sur le corps social, à plus forte raison sur le contenu des lois politiques
(ex: tentatives de l'Eglise catholique d'introduire l'interdiction de l'avortement en Pologne). A mon sens, aucune religion n'est en droit de tenter d'imposer sa propre éthique, ses propres valeurs à ceux qui ne les partagent pas, et à plus forte raison par le biais de la loi politique. Mais ce combat ne peut être mené que si l'on commence par prendre acte de l'influence historique du phénomène religieux sur la Sittlichkeit, et par admettre que cette influence se poursuit jusqu'à aujourd'hui sous la forme des opinions d'une large part de la population avec qui je fais société.
SR: Mais ce ne sont pas seulement les opinions qui font la valeur du  débat démocratique mais des idées argumentées qu'il faut s'efforcer, surtout si l'on est philosophe, de faire intervenir dans le débat public afin de tenter de convaincre croyants et non-croyants; ce qui implique que des arguments à l'origine psycho-culturelle religieuse ...
(Jacques : Tu ne vois  pas que l'individualisme à la base du libéralisme est lui aussi d'origine religieuse ? (Cf. M. Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme)  En quoi est-il plus ou moins rationnel que le communautarisme par exemple ? Rep de SR: cela se discute: l'individualisme du christianisme primitif me parait bien peu présent dans "les actes des apôtres"; mais surtout l'individualisme est plus rationnel (mieux adapté) dans nos société démocratiques compétitives et libérales que le communautariste: on ne peut vouloir la démocratie libérale et les droits de l'homme et être communautariste; la rationalité est une question de cohérence logique et d'adaptation positive avec le monde et l'expérience historique qui sont les nôtres; il n'y a pas de rationalité concrète absolue mais que des rationalités relatives, comme il n'y a pas qu'une axiomatique mathématique.
...soient  transformés en arguments rationnels (si c'est possible), mais alors ils ne sont plus religieux (fondés sur une révélation ou des textes sacrés) et doivent être soumis à l'évaluation critique de la logique et de l'expérience universalisable. Il est clair, selon moi, que "le tout marché" ou le "tout pour le profit économique privé" du capitalisme mondialisé dérégulé, s'il n'est pas une religion au sens traditionnel ( Dieu n'est pas l'argent), est un naturalisme fataliste inacceptable et irrationnel; c'est pourquoi je suis un libéral politique et culturel universaliste; je me prononce pour un pluralisme des désirs et des priorités (en vue du droit au bonheur) ce qui entraine que les choix politiques soient toujours discutables et exigent des débats et des décisions démocratiques au nom de la réciprocité universelle des intérêts et du droit au bonheur ainsi que des conditions générales de leur mise en oeuvre: égalité des droits fondamentaux, des chances, à l'éducation publique,  du droit aux soins et du droit au travail. Je ne suis donc pas un libéral (<=faussement=>) économique, comme en témoigne tous mes textes sur mon site.
Quant aux grecs, il faudrait y voir de plus près  : je pense, moi, qu’ils avaient une conception de la politique très communautariste (la citée avant tout, pas de droit de l’homme, mais droit du citoyen, religion civile, cultes et sacrifices collectifs obligatoires...) Ne confonds pas certains philosophes :les cyniques, les épicuriens et les stoïciens (Platon, qui admiraient les spartiates, dans « Les lois » est assez clair la dessus, quant à Aristote...) avec les grecs en général.
Jacques: Mais pour moi, c'est Sloterdijk qui fait la confusion : il part de cette "société de lettrés" ultraminoritaire, un simple "club" très sélect, pour en faire le modèle ou la matrice du lien social tout entier : quelle illusion !!
SR: Si Socrate a été condamné à mort c’est pas pour des prunes, nom d’un chien (cynique) !
Jacques: Mais justement : cela contredit totalement le rôle que Sloterdijk prétend faire jouer à l'écriture, au rassemblement autour de références communes ! Le philosophe roi est un simple rêve/fantasme de Platon aux antipodes de la réalité historique… Alors que Sloterdijk voudrait nous faire croire que depuis toujours les "lettrés"  les intellectuels, les instruits "élèvent" les hommes et gèrent le parc humain, il s'appuie sur les texte de Platon qui ne sont que la revanche littéraire sur une réalité toute contraire : le poids quasi nul des philosophes ds la Cité (Cf. Les échecs politiques répétés de Platon auprès de Denys de Cyracuse : quel contresens!)
SR: Je suis d'accord mais il me semble que Sl fait plus référence à l'usage des philosophes grecs dans la culture humaniste chrétienne pour légitimer le platonisme idéaliste contre les courants non-spiritualistes de la philosophie antique dont les textes ont été du reste en partie détruits par l'église catholique (voir "Le nom de la rose"). Ce que l'humanisme allemand a refusé (au contraire des courants des lumières français),  Kant y compris, c'est l'athéisme confondu avec le paganisme grec. Et c'est bien de cela aussi qu'il s'agit chez Nietzsche. On ne peut comprendre Nietzsche et Sl sans les remettre dans ce contexte anti-laïc et anti-athée de l'humanisme politico-philosophique allemand. Du reste, même chez nous, il n'est pas fait justice aux philosophes des lumières français explicitement athées dans l'enseignement de la philosophie en terminale alors qu'ils ont joué un rôle politique considérable.



Si on ne peut penser la société sur le modèle de la constitution d'élevage d'un peuple d'hommes et de femmes liés entre eux par un lien d'amitié (ou scellé autour d'un amour commun des mêmes œuvres : Homère pour les Grecs, la Bible de Luther, Goethe pour les Allemands, les Tragédies de Corneille, Racine, pour la France à l'âge classique), il faut remettre en cause les notions d'élevage et de parc humain.  

 
SR : formule volontairement cynique ! Lis « La critique de la raison cynique » de Sl
Jacques: oui d'accord, mais pourquoi ? A quoi servent les provocations ? Pourquoi dire que la situation d'Allemagne d'après 1945 est d'une noirceur sans précédent ? C'est de la provocation gratuite (en ce cas fort inintéressante à mes yeux, et assez méprisable : "Tout ce qui est excessif est insignifiant") ; ou alors il veut vraiment nous dire que "c'était quand même mieux sous Hitler et sous les nazis, au moins il y avait du travail pour tout le monde"… Réponds-moi là dessus STP. Moi, ce genre de formules suffirait presque à me faire me désintéresser de son cas. Ceci dit, je vais quand même effectivement lire sa "Critique de la raison cynique" pour avoir un avis plus motivé).
SR: Le cynisme a toujours pour fonction de provoquer un débat escamoté, ici  derrière un sentiment de culpabilité et derrière un moralisme particulièrement hypocrite en Allemagne; laquelle, dans les médias et les églises, refuse de voir que l'eugénisme pratiqué par les nazis était la perpétuation sous une forme avouée d'une tradition antérieure et qu'aujourd'hui le problème de l'eugénisme biologique est posé d'une manière encore plus radicale par les recherches qui se font partout, y compris en Allemagne même, et qu'il faut l'aborder sans fausse pudeur. Sl n'est pas nazi (son livre est une critique radicale de toutes les formes de fascismes) mais il considère que ce n'est pas avec un humanisme de Tartuffe, qui pose l'interdit global comme un paravent, que l'on pourra combattre un eugénisme qui ne serait plus collectif mais commercial. D'une façon générale, Sl, comme tout cynique philosophe, pense que c'est en disant ce qui est que l'on peut réduire le risque du pire. 

Cela implique que l'on développe (ou du moins esquisse) une philosophie du rapport de l'homme à sa naissance. A partir de st Augustin, de Heidegger, de H. Arendt, ébauche d'une philosophie de l'homme comme être "né", de sa "nativité" faisant pendant à sa mortalité, à son être pour la mort (Heidegger). Esquisse d'une approche de l'homme comme le "naissanciel" (H. Arendt), par analogie avec l'homme comme le "mortel". La question de l'éducation : on ne peut penser ce qui se joue dans l'éducation humaine qu'à condition de déployer l'opposition entre éducation et dressage. Un animal ne peut qu'être dressé en ce que sa nature lui est donnée dès le départ par l'instinct, il n'a pas besoin de passer par une éducation pour y accéder. Au contraire, le dressage d'un animal l'écarte de son instinct et le mène à s'éloigner de sa nature, loin de l'accomplir (ex. des bêtes de cirque que l'on dresse pour leur faire faire des "tours" les plus contraires à leur nature = les plus spectaculaires. Ex. faire du chien un bipède, etc.) Chez l'homme au contraire, sa nature est une vocation, ce qu'il a pour tâche d'accomplir, sa nature est devant lui comme ce à quoi il doit accéder. 


SR : Là tu mélanges deux plans : ce que tu penses de ce que doit être l’éducation digne de ce nom et ce qu’elle est ( confusion idéaliste classique) et deux critiques, l’une historique :Sl a-t-il raison de penser que l’éducation était un élevage idéologico-symbolique, voire religieux dans l’humanisme classique et la société (encore) très traditionnelle, surtout en Allemagne (quasi-instinct dit Bergson dans « les 2 sources » à propos des coutumes et traditions religieuses dans les  sociétés closes)
Jacques: Je ne comprends pas ce que tu veux dire : que la conception de l'éducation (Bildung) à l'époque des Lumières et jusqu'à Hegel est une illusion ? Pourquoi, pourquoi plus qu'une autre conception ? pour moi, c'est un moment, une étape réelle de l'histoire de l'éducation/formation, ce qui ne veut pas dire bien sûr que c'est un modèle éternel, ni qu'on puisse en "revenir" à cette étape : pour moi, on ne "revient" jamais à quoi que ce soit, tous les "néo-" ne sont qu'autant d'impasses, dans lequel le nouveau échoue à faire advenir sa nouveauté faute de s'assumer comme nouveauté radicale.  Le "quasi" est d'une importance capitale : toute cette analyse est au conditionnel : "serait", etc. Cf. mon commentaire ds les 50 Fiches vol. 2 p. 168).
SR: L’autre philosophique : a-t-il raison de penser que l’éducation relève toujours d’une sorte de dressage ? Aujourd’hui ce n’est plus l’humanisme classique qui éduque (conditionne) mais la télé et la rhétorique émotionnelle (formulation excessive à mon sens : disons en tout cas que leur place ne cesse de croître en effet, et semble être passée au premier plan chez les jeunes américains) que déploient la publicité et l’industrie audio-visuelle ; la dessus je suis assez d’accord avec Sl : l’humanisme n’est plus qu’un drapeau en lambeaux.
Jacques: sans doute, mais toute l'ambiguïté de son propos consiste à dire que finalement, ce que l' " humanisme" a toujours fait, c'est aussi cela que le "post-humanisme" fera, seulement de façon autrement plus efficace…La leçon de la Lettre sur l'humanisme ne me semble ni comprise, ni retenue : rien n'est plus difficile que de sortir de l'humanisme, et ce n'est sûrement pas en définissant l'homme comme créature à dresser et à domestiquer, à soumettre à de bonnes infiuences et à sélectionner, qu'on en aura fini avec l'humanisme, d'autant plus que Sl. admet lui-même que c'est ce que "l'humanisme" a toujours fait, pour nous dire simplement que le "post-humanisme le fera plus ouvertement, plus directement et plus efficacement. Si tel est le cas, il ne sort ni de l'humanisme, ni de la métaphysique au sens où l'entend Heidegger.)
SR: Je suis d'accord sur le fond avec cette critique, mais, là encore, il faut comprendre sa position comme une provocation cynique pour dévoiler le mensonge social d’une éducation (soit : je suis d'accord avec l'ambition, même si la manière me semble discutable, et même peut-être affaiblir le propos…) qui, sous le masque de la liberté, sacrifie l’autonomie de la pensée à la domination idéologique d’un humanisme trompeur de moins en moins philosophique et de plus en plus commercial : tu devrais relire « La vie des philosophes illustres » de Diogéne Laërce (je l'ai lu) à propos de Diogène le cynique. (« Je cherche un homme.. ») (justement, cette recherche d'un homme me semble intéressante. Je pense m'en servir si je finis par "pondre" un petit livre : philosophiquement parlant, il est autrement plus difficile de produire/trouver/devenir un homme qu'un clone ou un esclave…). Tu (père)sévères avec un esprit de sérieux, contre lequel aurait Nietzsche aurait dû te prévenir, à interpréter Sl au premier degré (oui, ce reproche touche très certainement juste. La lecture de la Critique de la Raison cynique devrait m'aider à saisir le ton juste. Reste que le sujet que malgré tout il aborde (l'eugénisme) fait mauvais ménage avec la légèreté et le badinage + que si l'on veut écrire au second degré, à mon avis on évite d'amuser la galerie avec des expressions "humoristiques" (?) sur le IIIè Reich… Je suis entièrement d'accord avec H. Atlan quand il écrit que rassembler dans une même phrase l'eugénisme nazi et les biotechnologies de demain n'élève pas le débat et ne peut que renforcer les confusions ambiantes (est-ce le but poursuivi ?) ... Sylvain: Et l’ironie socratique, et le performatif cher aux linguistes ? Sl est, comme Nietzsche, un philosophe au marteau. Jacques: oui, mais tout est dans la manière de manier le marteau… Tu as vu qu'il attribue à "Zarathoustra" (p. 37 des Règles pour le parc humain, éd. Des 1001 Nuits) l'impression que tout a rapetissé du fait d'"une association habile d'éthique et de génétique" !!! Je ne suis pas bien sûr que l'humour soit toujours volontaire : je trouve qu'ici on est plus au niveau de la perle de copie de terminale…) Sylvain: et il est à lire comme tel. Pratique pas si nouvelle de la philosophie ( à vrai dire aussi ancienne qu’elle, y compris chez Platon). Enfin l’amitié, là aussi, est à prendre au sens social et culturel , voire politique
Jacques: (cela, je ne le comprends pas, ou le refuse). Je ne comprends pas ce que peut être une "amitié politique". Cela me semble extrêmement malsain sur le plan politique. Je pense à Hannah Arendt qui était accusée, après la publication d'Eichmann à Jérusalem, de manquer d'amitié/d'amour pour le peuple juif. Elle a répondu : "j'ai de l'amitié pour mes amis, je ne sais pas ce que c'est que d'aimer un peuple, en effet, je n'aime pas le peuple juif". Quelle grandeur, quelle classe ! Je suis sur la même ligne : l'amitié est un sentiment purement privé… ) :
Sylvain: Mais déjà chez les grecs ordinaires les amis étaient d'abord des amis politiques et/ou philosophiques et du reste les individus étaient des concitoyens avant que d'être des hommes (Début de "La République": "être juste c'est faire du bien à nos amis et du mal à nos ennemis").
Jacques : (Mais comment mieux dire que la société est composée d'amis et d'ennemis, autrement dit que le lien d'amitié n'est nullement l'essence du lien social, mais au contraire un lien possible qui peut exister à l'intérieur, mais peut-être aussi en dehors, du lien social? ...(Sylvain: Tu parles des amis "désintéssés" idéaux, moi je parle des amis avec qui on tisse des liens d'intérêts mutuels particuliers qui peuvent être d'ordre politique et/ou communautaire ou autre en vue de s'imposer dans la cité greque voire contre d'autres cités (qui ne sont  pas encore des sociétés/états  au sens moderne)
Sylvain: Et pour nous aujourd'hui n'en est-il pas souvent de même? Les amis politiques (ou compagnons) sont ceux dont parlent très souvent la droite et en particulier le RPR à propos des adhérents du parti; et les amis culturels sont cyniquement ceux, chez les intellectuels qui ont un pouvoir culturel, avec qui, par delà les siècles (et plus il y a de siècles mieux ça marche, noblesse de la tradition oblige), on déclare avoir des affinités valorisantes (sens ?) et qu’il est de bon ton d’invoquer dans le cadre d’une stratégie de légitimation d’un capital culturel, en vue d’assurer la maîtrise d’une rhétorique persuasive efficace et d’une position dominante dans un champs social déterminé. (ouf, je vais bientôt battre Bourdieu sur son terrain pontifiant). Qu’est-ce qu’une thèse de doctorat en lettre et/ou en philosophie?
Là encore ne mélange pas l'idéal et la réalité, le premier servant souvent à couvrir l'autre; et il est, pour un cynisme réaliste, nécessaire de mettre cela en perspective. 


L'éthique consiste à apprendre à se comporter avec "humanité" envers autrui. La nature de l'homme est "destinale" (Kant), elle est ce qu'il cherche en tâtonnant à travers l'éducation (individuellement) et l'histoire (collectivement). Il y a éducation et non pas dressage lorsque l'homme est élevé non pas pour lui imposer des buts étrangers à sa nature, mais pour lui permettre d'accéder à sa nature et à l'accomplir (par exemple, l'homme est un animal doué de raison, mais il doit apprendre à bien utiliser sa raison pour devenir effectivement un
être rationnel et raisonnable. De même pour le langage : l'homme est doué de langage, mais il ne pourra accéder à cette faculté que pour autant qu'on lui enseigne au moins une langue.? Mais qui va éduquer les éducateurs ? Kant écrit que cette question est la plus difficile et celle qui sera résolue en dernier dans l'histoire humaine. Sloterdijk veut voir dans les bio-généticiens de demain les futurs "éleveurs" de l'humanité, à la fois en un sens "botanique" : ceux qui vont cultiver l'homme, orienter l'évolution de l'espèce humaine en agissant directement sur le génome, et au sens d'éducateurs, d'instituteurs. Or cela suppose que l'on sache vers quoi il convient d'aller. ceux qui guident l'humanité appartiennent-ils eux-mêmes à l'humanité (relecture de Kant, et surtout de Platon : Platon emploie bien la métaphore du berger pour penser le rapport entre l'homme politique et le peuple qu'il gouverne, mais Sloterdijk oublie qu'il ne s'agit que d'une métaphore : réflexion sur le statut de la métaphore. 



 
SR : Les métaphores chez Platon sont des paradigmes, c’est à dire des modèles normatifs dans lesquels la pensée doit puiser son inspiration pour se saisir de l’essence. Voir le berger, le tisserand dans « le politique ». Et la sélection des élites philosophiques dès la première enfance pour les confier à l’état dans « la République » afin de les élever hors tout contact avec les familles, voire avec la lie de la populace ignorante et jouisseuse, comme on élève des races pures (âmes d’or) en vue de l’exercice du juste pouvoir, tu crois sérieusement qu’il ne s’agit que de métaphores sans conséquences sur la pensée de la politique ? La séduction des paradigmes métaphoriques politiques chez Platon fait partie de ce que Sl appelle la rhétorique cynique des maîtres.
Jacques: D'accord, mais moi, je vais développer l'opposition entre l'Idée au sens kantien (exigence de la raison en attente de sa propre réalisation : idée d'humanité, idée d'une paix perpétuelle, etc. ; et la métaphore platonicienne, ou le mythe : qui ne sont en attente d'aucun accomplissement, mais qui sont la traduction, irrémédiablement, définitivement imparfaite au plan sensible/empirique, d'une essence intelligible. Je vais essayer de montrer que Sloterdijk, en "réalisant" la métaphore platonicienne (en voulant l'inscrire dans une réalité pratique (clonage, manipulations génétique), transpose de la métaphore au concept sans penser/poser/justifier ce saut, et donc commet une sorte de "passage à l'acte" au sens freudien (je mélange les niveaux de langage pour aller vite, il faudra évidemment que je sois beaucoup plus rigoureux moi-même pour développer cette intuition, sous peine de m'exposer aux mêmes critiques…) 

Que se passe-t-il lorsqu'on la "réalise" = lorsqu'elle devient la "réalité" comme ce serait le cas avec des biologistes qui entreprendraient d'"améliorer" l'espèce humaine).  


SR : La Là encore tu fais une confusion entre la description provocatrice (Jacques:je perçois bien la provocation, mais que signifie-t-elle ? quel  est son but, son sens ? Une telle provocation n'est jamais gratuite mais toujours "tendancieuse", comme dit Freud à propos du "mot d'esprit". Mon travail va être de tenter de dégager cette "tendance" qui travaille ces provocations.)  par Sl d’une réalité qui est en train de se faire dans les pays anglo-saxons et même en Allemagne par derrière des discours plus ou moins moralisants - la réalité du capitalisme bio-éthique et informatique qui sera celui du XXIème siècle- et une position normative qui la justifierait ; Il me semble qu’en bon cynique « d’en bas », Sl veut dire que, quitte à le faire (manipuler le génome humain), il convient au moins de dire selon quelles règles éthiques claires (oui, ça j'ai compris et je trouve que c'est l'un des points forts de sa conf. qui, je le reconnais, ne manque pas d'intérêt. Toujours est-il que cette injonction ("définir les règles") me semble pour l'instant fonctionner surtout comme moyen d'escamoter le moment de la décision (= de faire l'impasse sur la question des fins poursuivies. Commencer par les règles = par définir les moyens acceptables, oui, mais pour faire quoi ? On ne peut quand même pas faire l'impasse sur cette question, comme si la question des règles était découplée de la question des fins à poursuivre !) au lieu de faire croire qu’on l’interdit, comme l’humanisme a prétendu faire croire au respect absolu de la personne humaine pour couvrir le développement du capitalisme libéral et contractuel (là, je te suis mal : tu es en train de me dire que le développement du "capitalisme libéral" s'est fait au détriment de la dignité de la personne humaine ? Serais-tu en train d'amorcer un nouveau virage : vers quoi ? . Vers un capitalisme libéral socialisé et donc politiquement régulé (voir plus haut). Là encore il s’agit de sortir de l’hypocrisie actuelle (OK sur cet objectif) pour penser l’évolution du droit sans fausse pudeur et encadrer, non par une morale idéaliste dont le leurre fonctionne de moins en moins, mais par des mesures légales qui disent ce qui doit être sur fond des droits universels de l'homme dans les conditions des sociétés démocratiques pluralistes et qui fassent l’objet d’un débat explicite sans faux-semblants. Prêter à Sl des positions scientistes c’est un comble ! (voir son bouquin : « Critique de la raison cynique ») (Jacques: je ne me rappelle pas l'avoir fait personnellement : qui vises-tu? Moi ? Sylvain :tu sembles parfois penser qu'il veut capituler devant les progrès des sciences et des techniques sans poser la question des fins, alors que selon moi, au contraire,il veut ouvrir le débat sur la mise en oeuvre de règles qui disent clairement ce qui doit être, sans moralisme mais avec un certain mordant cynique). 


Est-on alors exposé au risque d'un retour et d'une régression vers un nouvel esclavage ? (C'est la thèse d'Henri Atlan : risque de fabrication de clones en série produits pour accomplir des tâches bien précises et particulières, pour répondre à une demande sociale et donc qui seraient entièrement soumis à des fins qui leur seraient par définition étrangères (puisque planifiées avant qu'ils existent, et dont la planification serait à l'origine de leur naissance.)?
Ma thèse est qu'il ne s'agit aucunement d'un "retour" à l’esclavage ou à quelque situation historique passée, mais au contraire d'une mutation sans précédent dans l'horreur humaine". 


SR : « L’horreur économique » et sociale du capitalisme dérégulé et humaniste (la liberté, vous dis-je !). (je ne te comprends pas.. Pour moi l'horreur humaine est un terme qui fait l'économie de la réalité historique concrète et donc ne permet pas de penser une politique 


 Même l'esclave, l'homme prisonnier dans un camp de concentration, déshumanisé, pouvaient se révolter au moins intérieurement, (se) dire : je n'étais pas fait pour cela, le traitement que l'on m'inflige est inhumain et dégradant, constitue une atteinte à mon être, à qui je suis. Le clone n'aurait pas même la possibilité d'un tel "retrait", puisque sauf absence de toute lucidité et de toute possibilité de jugement clairvoyant, il ne pourrait que se dire précisément : je n'ai été fait que pour cela, la totalité de mon génome s'explique par cette tâche que la société m'assigne, le fait même de mon existence, de ma naissance, s'explique à partir de cette tâche et d'elle seule. Donc, il y aurait atteinte au caractère "naissanciel" de l'être humain, et impossibilité de faire fond sur quoi que ce soit pour se révolter contre la situation qui lui serait faite.
Le traitement qui lui serait infligé ne serait pas "déshumanisant" ou aliénant, puisqu'il serait au contraire en tout point conforme à ce pour quoi il aurait été "conçu", aux 2 sens du terme (pensé et créé). 



 

SR : je doute fortement qu’une manipulation génétique quelconque, sauf à fabriquer un robot, ce qui nous ferait sortir de notre sujet (pourquoi pas ? quelle différence éthique y a-t-il entre un ordinateur électronique et un ordinateur neuronal (clonage partiel)-.et on y arrive.-, voire un ordinateur mixte?) dès lors que « ce sujet » aura la possibilité du langage, la subjectivité et la conscience de soi, je pense qu’il sera impossible de le maintenir en esclavage (tu ne réagis pas à ce qui me semble l'essentiel : ce ne serait précisément pas de l'esclavage, cela ne ferait pas faire violence à de tels êtres mais serait au contraire de part en part conforme à leur être même, et même le seul état conforme à qui ils seraient : donc bien pire que de l'esclavage) longtemps par des artifices rhétoriques, sauf à inventer une religion ad’hoc ad hoc suffisamment convaincante (pour quelle promesse de salut et/ou de bonheur crédible ?).
Jacques: Vraiment difficile à prévoir : Zaki Laïdi (Malaise dans la mondialisation) écrit avec raison à mon avis que les inventions tehnologiques ont toujours été détournées de leur sens premier dans un sens imprévisible (ex.: Internet) Si l'on suppose que l'on a, d'ici quelques dizaines d'années, déchiffré la totalité du génome humain + déterminé des "faisceaux de gènes" correspondant à des "profils physico-psychologiques (plus ou moins grande force physique, plus ou moins grande combativité/agressivité/ambition, plus ou mois grande intelligence ou distinction entre formes d'intelligence particulières, comment exclure que l'on soit tenté (même sans manipulation génétique, par simple sélection préférentielle), de produire par exemple plus d'êtres humains forts et dociles, ou intelligents de dociles (par exemple, s'il y a surplus d'ouvriers et de travailleurs manuels, "corriger le tir" en donnant naissance à plus de futurs ingénieurs dociles… Tu vois, dans mon esprit, cela ne supposerait nullement le rétablissement de "l'esclavage" au sens institutionnel : ce serait infiniment plus subtil, impalpable, sournois, dc plus difficile à combattre… si tant est qu'il faille le combattre ! Bien sûr, tout cela relève de la pure S-F aujourd'hui, mais personne ne peut exclure que ce soit techniquement possible demain. D'où la question aujourd'hui : de telles pratiques seraient-elles légitimes, justes, inacceptables ? De qui, de quelles décisions relèveraient-elles ?) Il va vite remettre en cause la domination naturelle et/ou symbolique à laquelle on prétend l’asservir sans condition.
SR: Je pense qu'en effet tu fais de la science fiction  peu crédible car tu supposes, à mon avis à tort, que par les gènes on pourra déterminer les réactions psychologiques d'un individu sensible, conscient (de soi) et parlant sans imposer une culture de typa néo-nazie et/ou religieuse totalitaire (voir l'illusion du "tout génétique" dénoncée par ATLAN, non pas sur un plan moral mais scientifique et technique)): c'est pourquoi je mets en avant les principes du droit libéral comme les sources mêmes et les seules possibles de la régulation que j'appelle de mes voeux. 


Conclusion :
Un "éloge du moratoire". Non que le moratoire résolve à lui seul quelque problème que ce soit. Il ne doit pas être conçu comme une simple manœuvre dilatoire, un artifice pour différer le moment d'affronter les problèmes et de les traiter. Nous sommes confrontés à des questions tellement graves, impliquant tellement le devenir futur de l'humanité et affectant si profondément la perception que nous avons de l'humanité, c'est-à-dire en dernière analyse de nous-mêmes, qu'il nous est interdit tant de décider dans l'urgence et la précipitation, sous la
poussée/pression des avancées scientifiques, que de recourir à des manœuvres dilatoires. Le moratoire doit être un temps laissé pour la pensée et pour le doute. S'offrir le temps de la pensée, laisser  à la réflexion et au débat démocratique le temps de mûrir. + Temps consacré, pour la recherche, à l'étude des conséquences possibles, prévisibles de nos actes, pour qu'à la levée du moratoire et à l'examen à nouveaux frais de la question, nous disposions d'autant d'éléments nouveaux que possible pour éclairer au mieux les décisions à prendre.  



 

SR : On risque d’attendre longtemps et, face à ce qui se fait dans tous les labos spécialisés à une vitesse accélérée, d’arriver trop tard.
Jacques: Justement, il ne s'agit certainement pas à mettre les labos de recherche en vacances, ni de les plonger dans le sommeil de "la belle au bois dormant", mais de redéfinir les priorités et les grands axes de la recherche.  Un chercheur comme Jean-Paul Renard semble être en demande d'un "moratoire" pris en ce sens, mais ce n'est évidemment pas d'un labo de recherche, ni même de la communauté scientifique, que doit venir cette initiative, mais bien de la souveraineté populaire (suivant des modalités à définir), puisqu'il s'agit bel et bien de choisir la société - et même l'humanité  de demain. Il semblait penser, à la fin de sa conf, qu'un moratoire de 4 à 5 ans sur le clonage reproductif laisserait le temps d'aboutir de façon satisfaisante à un clonage thérapeutique non reproductif (ne passant pas par la fabrication d'embryons, par le stade de la culture de cellules totipotentes : indépendamment de l'aspect éthique, il semble penser que cette voie est scientifiquement la plus prometteuse (il a fallu mettre en route une centaine de clones pour aboutir à la seule naissance de Dolly ; les animaux clonés (veaux, chèvres) présentent au cours de leur développement, pour 20 à 30% d'entre eux, des anomalies de développement (en particulier, problème d'obésité) qu'on ne sait à l'heure actuelle, ni expliquer, ni guérir/prévenir : donc, un taux "d'échecs" absolument insupportable si on le rapporte à l'espèce humaine, et d'après lui, pour longtemps encore semble-t-il. Par ailleurs, contrairement à ce qui fascine le grand public, ce qui intéresse les chercheurs ds le clonage n'est pas la reproduction à l'identique, mais au contraire le transgénique (étude du rapport inné/acquis, de la façon dont les gènes s'expriment dans le phénotype en fonction du milieu, possibilité d'infléchir les propriétés d'une espèce ou d'une lignée.

Voilà quelques réactions à tes réactions : à suivre ! Je vais me plonger ds la lecture de la raison cynique : c'est promis!  


(Moratoire ne signifie pas inviter les chercheurs à prendre des vacances mais orienter la recherche autrement que par une simple course-poursuite à la quête de prouesses technologiques : temps d'évaluer les conséquences, recherche des moyens de calculer au mieux les risques.)  Surtout, aucun moratoire, jamais, ne résorbera le hiatus entre le temps de la décision humaine (calendrier politique + échelle de la vie humaine), et l'échelle temporelle le long de laquelle vont se développer les conséquences (pour le nucléaire comme désormais pour le clonage ou les manipulations génétiques, que ce soit sur la plante, sur l'animal ou sur l'homme.).
Cet écart ne saurait être résorbé par rien. Il faut donc le "gérer" par le principe de précaution  



 
SR : Je ne te le fais pas dire ! Dans et par quelles instances, dans quels pays, avec quel pouvoir de contrainte ? (Jacques: Le problème est le même que pour les problèmes écologiques qui se posent à une échelle globale et non à celle d'un pays ou même d'un continent. (Effet de serre,trou dans la couche d'ozone, extinction d'espèces en voie de disparition... Il y adonc des solutions qui restent à inventer.) Sylvain: La décision est dans bien des cas déjà faite en l’absence de textes régulateurs clairs ( ex : l’embryon comme « personne potentielle » terme ambigu) rien ne s’oppose réellement à rien. La morale n'est pas le droit; elle ne s'impose qu'à soi, alors que le droit s'impose à tous et si l'on peut penser que qu'elle doit fonder le droit (ce que je ne crois pas personnellement), elle ne vaut que si elle prend la forme du droit. La notion morale de "personne potentielle" attribuée par la loi de 94 à l'embryon humain est une notion morale, juridiquement ambigüe;(Jacques: Notion effectivement bien confuse voire absurde : comme s'il y avait des degrés de personnes, qu'on pouvait être "plus ou moins" une personne ; notion qui a malgrétout le mérite d'attirer l'attention sur une vraie difficulté, à défaut de contribuer à la lever.) Sylvain: de plus, si on prétend l'interpréter comme justifiant l'interdiction de pratiquer des expérimentation sur l'embryon humain, elle est contradictoire avec la libéralisation de l'avortement pour convenance personnelle ou thérapeutique (détresse dont seule la femme peut décider) . Une des fonction de la philosophie du droit est de s'interroger sur la cohérence du droit, c'est à dire sur sa rationalité. Une loi qui veut ménager des visions morales divergentes ne peut prétendre être légitime donc régulatrice. ?
(Jacques: Comment veux-tu faire autrement ? Le débat démocratique doit bien tenter dedégager des accords les plus larges possibles entre des positions au départ divergentes car s'enracinant dans des traditions et des présupposés différents.Sinon, il ne reste encore une fois que la violence qui va imposer autoritairement une perspective au reste de la population, solution bien peu... libérale ! Sylvain: la violence, non, mais la sanction du vote démocratique sur des bases claires comme pour l'avortement; cette loi n'impose à personne de se l'appliquer, mais autorise tout le monde à le faire: rien de plus libéral en effet., ce sont parfois les adversaires de la loi démocratique qui s'y opposent par la violence au nom d'une loi supérieure: le loi divine.)
Pour moi, le moratoire ne peut être aujourd’hui qu’une hypocrisie pour éviter de trancher la question de savoir si on a le droit de manipuler l'embryon humain dans un but thérapeutique, alors que nous nous sommes déjà donné le droit de le détruire; (Jacques: C'est déjà le cas, avec les embryons surnuméraires venant des procédés de fécondation in vitro dans le cadre de reproduction médicalement assistée. Sylvain: je sais, mais en France, pas en Allemagne; n'oublie pas que Sl a fait sa conférence pour un public allemand.) dans ces conditions, il faut décider de ce que l’on peut autoriser dans des buts thérapeutiques, au cas par cas, conformément aux droits de l’homme indissociables du droit au bonheur pour tous, et ce qui doit être interdit, quitte, à revoir la copie au fur et à mesure des progrès de la science ;
Jacques: Le "cas par cas" me semble bien casuistique et être une porte ouverte à l'arbitraire.
Légiférer, c'est bien s'épargner de n'agir qu'au cas par cas, c'est-à-dire sans aucun fondement rationnel. Cela n'exclut pas qu'une bonne loi doive être relativement "souple", distinguer des cas de figures qui méritent de l'être, et bien sûr, s'inscrire dans le cadre d'une histoire du droit, donc admettre l'évolutivité, ou autrement dit
l'aptitude à être renégociée. Sylvain: je parle de légiférer sur des principes généraux ou des référentiels clairs et d'étudier du point de vue des droits de l'homme appliqués à la réduction de la souffrance les expérimentations au cas par cas).  Nous en savons aujourd’hui assez pour prendre des mesures régulatrices efficaces. Mais il est vrai que tout progrès de la médecine génétique suppose, à un moment ou à un autre de la procédure expérimentale, le droit à expérimenter sur l’embryon humain et c’est là que ça bloque encore «idéalistement », d’une manière politiquement aveugle et contre-performante. (comme du temps de Descartes au sujet de la dissection).
Jacques: mais le moratoire ne peut être utilisé pour repousser indéfiniment toute décision, puisqu'il peut fort bien y avoir des cas où ne rien faire serait plus grave que de faire quelque chose, où les conséquences d'une abstention pourraient se révéler plus néfastes que les conséquences de l'action : le principe de précaution ne peut militer toujours en faveur de l'abstention, sauf à en faire un usage purement unilatéral = en l'espèce conservateur ou réactionnaire) et à partir de la notion de risque calculé, à condition toutefois que nous nous donnions effectivement les moyens de calculer ce risque au plus juste.
Un moratoire n'échappe au statut de manœuvre dilatoire consistant à différer la résolution des problèmes qu'en substituant à l'urgence d'agir l'urgence de penser en vue d'éclairer l'action humaine.  aujourd'hui, après réflexion, je ne dirais plus "substituer" mais plutôt "accompagner","pondérer", pour ne pas mettre entre parenthèses l'urgence de soigner les malades et d'apporter secours et espoirs à ceux qui souffrent.
Sylvain: Tout à fait d'accord sur ce point, mais encore convient-il que nous parvenions à faire de l'urgence de penser autre chose que celle de prendre une décision d'interdiction générale qui serait sans effets législatifs légitimes réels .
Jacques: Pour moi, la demande de reconnaissance d'un droit de temps pour la réflexion ne préjuge évidemment en rien des décisions à prendre in fine.


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