Dialogue sur: "Heidegger,
les sciences et la technique", entre
Jacques Bonniot, professeur de philosophie et écrivain
(Paris),
Sylvain
Thibeau , ingénieur et
Sylvain Reboul
Dialogue sur "Conscience
et neurobiologie"entre Raphael
Féraud, ingenieur/docteur/chercheur à Paris et
S.Reboul
(cliquez
sur "Conscience")
Dictionnaire des
philosophes(100)par
Sébastien Blanc et Jacques Bonniot, Alphabac Philosophie, Albin
Michel-Education, août 2000.
"Le nombril",
Editions
du Seuil (nouveau)
"Levinas, le visage de
l'autre",
Seuil
2001 (nouveau)
Site de
Jacques Bonniot
Lettre de Jacques Bonniotà Sylvain Thibeau :
Merci pour ton mot, Sylvain.
Les discours contre la technique sont-ils l’expression ou le
symptôme
d’un malaise face à la technique, d’une
impuissance à s’adapter à la technique et au monde
moderne
qui en découle ?
A cet égard, il y a une bonne critique de l'intégrisme
écologique dans Le nouvel ordre écologique de Luc Ferry.
C’est
un livre assez effrayant par ce qu’il nous décrit des discours
actuellement en vogue parmi les écologistes américains,
ceux de l’écologie " dure " ou " fondamentale ", dont
s’inspirent
sans le dire les mouvements écologistes européens.
Sur la technique, je ne suis pas sûr de comprendre la
cohérence
de ta position : tu dis à la fois que la technique n'est pas
neutre et qu'elle est un simple instrument. Or normalement un
instrument
est indifférent aux fins auxquelles on le fait
servir et est "neutre" en ce sens là, même si
évidemment
il y a une grande différence entre celui qui s'en sert et celui
qui
la subit (à la guerre par exemple), mais cette différence
n'est pas à proprement parler imputable à "l'instrument"
en
lui-même. (Par exemple un char reste un char quelque soit le
camp qui y a recours et quelles que soient les causes
défendues à travers son usage).
Pour moi la référence principale pour penser la
technique
est Heidegger. En gros, il dit que l'impression que la
technique serait un simple instrument et qu'elle serait "neutre" (=
que tout dépendrait de l'usage qu'on en fait, qu'on
pourrait en faire un "bon" ou un "mauvais" usage, comme par exemple
un usage civil ou militaire de l'atome ; donc que
la technique n'aurait pas de "nature" mais pourrait être
indifféremment
ployée à n'importe quelle fin) constituent une
seule et même illusion. Nous sommes pris dans cette illusion
tant que nous restons aveuglés par notre désir de
maîtriser
le monde. Pour lui la technique est le projet fondamental de l'Occident
(visant à se rendre toujours plus "maître et
possesseur de la nature" comme écrit Descartes), mais ce projet
est fondamentalement illusoire = nous ne voyons pas à
quel point c'est lui qui nous dicte nos choix, nos priorités,
nos conduites.
Il aboutit à la société de consommation (= le
bonheur
conçu comme exploitation toujours plus effrénée de
la nature
rendue possible par la technique comme sommation du monde naturel).
= la technique somme et contraint la
nature de se mettre toujours plus au service des besoins, des
désirs
et des fantasmes humains. La technique est une
violence faite à la nature, elle est une des façons pour
l'homme de se rapporter à la nature, façon dans laquelle
il se
comporte lui-même comme une simple force naturelle (ça,
Marx l'écrivait déjà). Mais cette façon se
présente comme le
seul mode possible de rapport à la nature pour quiconque vit
à l'intérieur du monde de la technique. (= on va
"apporter"
la technique au Tiers-Monde pour le faire "décoller", on va
évaluer toutes les sociétés humaines à
partir
des critères
issus du seul monde de la technique, comme si le projet occidental
était le seul projet possible ou viable, respectable
pour l'humanité tout entière (on va évaluer le
PNB par habitant, etc. ça, ça rencontre peut-être
un
écho en toi, Sylvain.)
Ce qui peut sembler plus surprenant, c'est qu'il (Heidegger)
renverse
les rapports habituellement conçus entre science et
technique : loin que la technique soit une simple retombée des
découvertes scientifiques, elle est ce qui meut le
scientifique depuis le départ (Descartes et Bacon disent
effectivement
cela). Autrement dit, la science ne serait qu'un
détour pour accéder à une maîtrise toujours
plus grande de la nature. La science ne se développe que
là
où le
développement technique bute sur une impossibilité
d'avancer
tant qu'on n'a pas mieux compris la nature ("on ne
commande à la nature qu'en lui obéissant". Bacon. La
façon d'affecter des fonds à la recherche, que ce soit
par
l'Etat ou
par l'entreprise, ne contredit peut-être pas cette
idée...)
Et deuxièmement, pour Heidegger, la science et la technique
sont
l'aboutissement ultime de la métaphysique.(et non pas
une "sortie" hors de la métaphysique : aux yeux de Heidegger,
jamais l'humanité n'a été aussi
profondément,
et à ses
yeux dramatiquement, plongée dans la métaphysique
qu'à
l'époque moderne = nous n'en avons absolument plus
conscience). La métaphysique consistait à demander
pourquoi
les choses existent, à exiger d'elles qu'elles nous "rendent
raison" de leur existence ("Pourquoi y a-t-il quelque chose en
général
et non pas plutôt rien ?" ; "Rien n'est sans une
raison suffisante devant être rendue", Leibniz). Or la technique
consiste
à arracher et à produire concrètement cette
"raison d'être" des choses. Cette "raison d'être" des
choses
produite par la technique est toujours la même : les choses
existent pour pouvoir être ployées au service de l'homme,
mises à sa disposition et contraintes de mettre à son
service
l'énergie qu'elles recèlent. Par exemple la fission
nucléaire
consiste à " dire " (ou plutôt à montrer, à
manifester, à
faire devenir réalité) que l'atome existe pour que
l'énergie
qu'il contient puisse être mise au service des besoins de
l'homme. Or cet "asservissement" de la nature n'est jamais
énoncé
comme tel mais toujours présupposé dans le monde
soumis à la technique. C'est pourquoi Heidegger écrit
que le nucléaire est la vérité du monde moderne :
le lieu où
apparaît comme "mis à nu" le présupposé
fondamental sur lequel nous vivons (et donc dont nous avons une peine
presque infinie à prendre conscience, parce que nous ne sommes
même plus en état de concevoir qu'il pourrait en aller
autrement... Et Heidegger va chercher chez les penseurs grecs
présocratiques
la trace et la "preuve" qu'un autre rapport
au monde et à la nature a un jour été possible
pour les hommes, et donc que l'horizon de la technique n'est pas
nécessairement l'horizon ultime et indépassable de
l'humanité
(sans nostalgie d'un retour en arrière, mais en gardant
ouverte la possibilité qu'un jour un rapport nouveau et
inouï
au monde devienne possible, par delà l'ère de la
technique
et de la métaphysique.)
Amicalement, Jacques.
Lettre de Sylvain Thibeau :
En ce qui concerne le marxisme dans les Eléments de Culture
Générale,
j'ai simplement été surpris du poids mis sur la
critique (exacte) du marxisme.
Je suis assez d'accord avec ce que tu dis: côté
illusoire
de vouloir contrôler la nature. (Rq: je ne comprends pas trop
pourquoi tu utilises un jeu de mots "consommer = sommer et
contraindre".
Personnellement, j'ai déjà assez de peine à
essayer de comprendre ce qui est écrit, alors si en plus il
faut jouer avec le langage...) Je n'ai pas trop saisi ce que veut
dire "faire violence à la nature".
Est-ce que cela veut dire que la nature comme les êtres
humains
aurait des sortes de droit ? Je me demande bien
lesquels. Que l'homme doive faire attention à l'environnement
où il vit me paraît évident. Qu'il ait certaines
précautions
par rapport au vivant, pourquoi pas. Mais "faire violence à
la nature" me parait assez flou.
(Rq: je ne pense pas que les pays du G7 aient l'intention ou le
projet
d'apporter la technique au Tiers-Monde pour le
faire décoller. Les transferts de technologie, par exemple dans
l'industrie pétrolière, sont des sujets très
sensibles,
et ne
sont jamais effectués sans contreparties "lourdes").
N.B. Il me semble qu’on " vend " des technologies et des brevets au
Tiers-Monde. Dans le monde arabe, il y a un
discours assez prégnant : prenons simplement la technologie
à l’Occident sans nous laisser " polluer " ou envahir par
leur idéologie, leurs valeurs… C’est un discours que nous avons
entendu chez des intellectuels marocains, et qui me
semble supposer qu’on pourrait " couper " la technique de
l’idéologie
qui l’accompagne. Pour voir à quel point c’est
problématique, il suffit de se rappeler les débats
enflammés
sur les antennes " paradiaboliques " censés – pas
forcément
à tort - être le vecteur de la pénétration
des idées et des modes de vie occidentaux dans le monde arabe.
Dans
la
première moitié de ce siècle, O. Spengler
écrivait
qu’il ne fallait pas faire de transfert de technologie vers le
Tiers-Monde, sinon cela accélérerait le " déclin
de l’occident " - c’est le titre de son livre. Il me semble que les
théoriciens du " tiers-mondisme ", dans les années 70,
disaient exactement le contraire). (J.B).
Je n'ai pas compris l'évaluation des sociétés
humaines
par rapport à la technique. D'autre part faire de la technique
un
projet occidental me paraît discutable. Les acteurs ont selon
moi été nombreux (Chine aux premiers siècles,
monde
arabe au moyen-âge), traduire la prédominance actuelle
(et pour combien d'années ? La recherche aux US est largement
effectuée par des asiatiques) du "monde occidental" en
donnée
immuable reste à discuter. La "technique" de l'époque
antique ne vient elle pas largement du Proche-Orient ? (pour ce qui
est de l'architecture ou de l'invention de la roue par
exemple).
Je trouve intéressant ce que tu écris concernant le
rapport
entre science et technique. Cela me parait être rempli de bon
sens. Pour le positionnement de la science et la technique par rapport
à la métaphysique, je dois dire que je n'ai pas de
point de vue, étant donnée ma méconnaissance de
ce qu'est la métaphysique.
Je n'ai pas trop saisi pourquoi "la technique consiste à
arracher
et à produire concrètement cette "raison d'être"
des
choses". Le fait même de chercher une "raison d'être des
choses" me paraît étrange. Je ne pense pas en tout cas que
cela
soit du ressort de la science que de déterminer cette raison
d'être des choses. La technique permet effectivement
l'exploitation de la nature, mais je ne comprends pas en quoi cela
induit une raison d'être des choses. J'ajoute que je
trouve bizarre que la technique ne soit pas "remerciée" pour
permettre à l'homme de mieux comprendre son
environnement, ce qui pour moi participe à sa quête
métaphysique
(je me lance): positionnement de l'homme dans le
vivant (avec la Biologie) ou dans l'espace (avec la Physique). Je suis
d'accord que ces positionnements sont relatifs, et
ne remplacent pas d'autres types de positionnements (par rapport aux
idées, par exemple). Cependant, ils contribuent à
faire avancer le schmilblick.
J'ai la sensation (que j'ai du mal à définir) que les
philosophes (je devrais bien sûr dire "certains philosophes")
reprochent à la science d'avoir mis un pied dans cette
quête
métaphysique sans leur autorisation. Pour la même raison,
ces mêmes philosophes vont critiquer les neuro-sciences et les
manipulations génétiques (ceci ne voulant bien-sûr
pas
dire que je suis pour le clônage des êtres humains pour
fabriquer des banques d'organes !!!!) (Sylvain Thibeau)
Lettre de Jacques Bonniot à Sylvain Thibeau :
Le "jeu de mots" sommer/consommer, n’était pas conscient. Je
cherche simplement un mot plus clair pour ce que les
heideggeriens plus "orthodoxes" appellent l'"arraisonnement de la
nature"
(Gestell en allemand), "arraisonner la
nature". Il m'a semblé que le verbe "sommer" : sommer la nature
de nous fournir des matières premières et de
l'énergie
(comme on " somme " quelqu'un de se rendre ou de s'expliquer)
était
plutôt plus clair... Heidegger prend l'exemple de la
centrale hydraulique sur le Rhin qui "somme" ou "contraint" le fleuve
à nous fournir de l'énergie, transformant ainsi le
fleuve en un réservoir d'énergie à la disposition
de l'homme.
Est-ce que les philosophes veillent sur leur "pré
carré"
en tentant d'empêcher les scientifiques (ou la science) de
s'aventurer sur le terrain de la métaphysique ? C'est possible,
mais pour Heidegger, c'est quand même un peu plus
compliqué, dans la mesure où la métaphysique n'est
pas ce qu'il défend (= protège), mais ce dont il pense
qu'il
faudrait
parvenir à sortir, et ce dont il entend montrer que ni la
science,
ni la philosophie, ni la technique ne nous permettent de
sortir... Pour ma part, la démarche des scientifiques qui
s'efforcent
d'établir un dialogue avec la philosophie m'est
infiniment sympathique, mais cela donne parfois des résultats
aberrants par pure méconnaissance élémentaire de
la
philosophie. (je pense à des dérapages d'H. Reeves, H.
Atlan, B. d'Espagnat et d'autres, qui pour dialoguer avec la
philosophie feraient bien de dialoguer avec des philosophes qui
"tiennent
la route" au lieu de se croire eux-mêmes
compétents en philosophie (par exemple, H. Reeves fait un usage
aberrant du concept (freudien) de pulsion de mort,
dans Patience dans l'azur, je crois.). Il me semble que le grand public
et les médias stigmatisent les philosophes (ou les
sc. de l'homme en général) qui disent des aberrations
scientifiques (cf. le livre sur les "Impostures intellectuelles"), et
ils ont raison, mais personne habituellement ne relève quand
un scientifique dit une absurdité en philosophie
(l'interprétation d'Aristote par Hawking dans Brève
histoire
du temps est à mourir de rire, tout comme
l'interprétation
de Hegel par d'Espagnat dans A la recherche du réel, un bon
livre par ailleurs.) R. Jacquard vient de publier une Brève
philosophie à l'usage des non-philosophes que je n’ai pas encore
lue mais dont je crains le pire : Oui à
l'interdisciplinarité, non à la confusion des genres
!
Jacques.
Lettre de Sylvain Reboul aux deux:
Un petit mot sur la reprise des thèses heideggeriennes
à
propos des sciences et des techniques : Il me semble que nous
vivons dans une réalité technique et que moins de
technique
pour résoudre les problèmes de la technique est absurde,
la
nature ne peut rien faire pour nous et elle n'en a rien à faire;
ce qu'il faut c'est non pas abandonner le projet de maîtrise
mais l'améliorer, compte tenu du développement de nos
connaissances scientifiques (écologie, médecine etc..)
De ce point de vue les techniques ne sont pas neutres, mais c'est
dire
qu'elles peuvent être plus ou moins dangereuses ou
bénéfiques ; condamner toutes les techniques en bloc,
me parait aussi intelligent que celle qui consistait à couper la
main des voleurs et pourquoi pas, puisque tout homme peut l'être,
de tout homme capable de voler.
Pour dépasser la volonté scientifique de puissance, il
conviendrait de supprimer la mémoire et l'histoire des hommes,
au profit d'une conception contemplative, poétique et
passablement
nébuleuse pour ne pas dire numineuse, de l'Etre
déifié (Nature ou Etre de l'étant). D'ailleurs,
Heidegger ne s'y était pas trompé qui, à la fin de
sa vie appelait un dieu à
la rescousse: "Seul un Dieu peut nous sauver!"
Pour moi, la société moderne ne peut que se
réformer
et améliorer l'usage qu'elle fait des moyens dont elle dispose,
mais non pas abandonner ce qui répond au désir de
puissance
que les hommes ont d'abord transféré aux Dieux et
qu'aujourd'hui, puisqu’ils ne croient plus vraiment en ceux-ci et que
sciences et techniques sont là pour répondre à
leurs
désirs; cette évolution m'apparait irréversible.
À moins de souhaiter une forme de totalitarisme religieux ou
politique
ou les deux, je ne vois pas comment on peut changer les hommes en leur
demandant de renoncer volontairement au pouvoir que leur confère
la démarche scientifique et technique. L'impuissance, aussi
contemplative
et poétique qu'elle soit, n'est ni possible ni souhaitable et ne
l'a jamais été.
Penser pour transformer le monde et non pour nous interdire d'agir
ou
nous résigner à subir un environnement hostile me
paraît la seule attitude raisonnable.
Amicalement, S.Reboul
Lettre de Jacques Bonniot à Sylvain Reboul :
Quelques réflexions sur tes réactions à propos de la technique :
1/ Je ne pense pas que la question soit : plus ou moins de
technique.
En tout cas, Heidegger dit explicitement (dans
" Gelassenheit ", Sérénité) qu'il est impossible
de faire machine arrière, c'est le cas de le dire, et de se
passer
de la
technique. Il ne s'agit pas de faire des "passages à l'acte"
(comme dirait Freud), de rejeter ou d'adopter la technique,
mais d'abord de se la donner à penser et de penser notre rapport
à nous, hommes de la modernité, à la technique. Or
ce
que dit justement Heidegger de la technique quand il entreprend de
la penser (dans La question de la technique), c'est
que la technique n'est nullement quelque chose que l'on puisse choisir
ou repousser, que le caractère fondamental
de la technique à l'époque moderne, c'est qu'elle
détermine
de fond en comble notre rapport au monde au point
qu'il soit douteux que nous soyons capables de prendre la mesure de
la façon dont elle conditionne notre existence
quotidienne, et de la façon dont notre existence tout
entière
s'ordonne et s'organise à partir d'elle et autour d'elle.
2/ Améliorer le projet de maîtrise ? Oui, mais le verbe
"améliorer" reste bien vague tant que l'on ne détermine
pas
quels critères vont permettre de mesurer s'il y a ou non
"amélioration".
Donc je donnerais pour ma part comme
"contenu" à cette "amélioration" : se rendre
maîtres
de notre propre projet de maîtrise, ne pas partir dans les
surenchères de prouesses techniques et ne pas donner dans la
"folie technologique" (= le principe : " tout ce qui peut se
faire doit être fait ".). Apprendre à dominer nos propres
pouvoirs et ceux que nous mettons en branle par la technique
(comme la puissance nucléaire par exemple.)
L'amélioration
ne peut plus être seulement accroissement de nos
pouvoirs, mais prise en compte des effets de nos actions. La nature
n'est plus le milieu " hostile ", menaçant et
apparemment tout puissant qu'elle a pu sembler aux premiers hommes,
mais ce qui nous est confié, ce qui est mis sous
notre garde et que nous avons le pouvoir redoutable de détruire.
Et là je réponds à Sylvain (Thibeau) : je ne
pense
pas que nous ayons des devoirs envers la nature (la nature n'est pas
une personne et donc n'a pas de "droits" à opposer à
l'action de l'homme (sinon dans les théories à mon sens
délirantes
de "Gaïa", la terre comme être vivant, et des
théoriciens
de l'écologie fondamentale qui étendent abusivement la
notion
de droits, et de façon dangereuse me semble-il : des "droits"
non seulement des animaux, des plantes mais encore de la
nature comme telle vont instantanément se retourner contre toute
action ou initiative des hommes, comme si ces actions
n'étaient pas elles aussi des réalités naturelles.
Cf. Marx : " l'homme se comporte vis à vis de la nature comme
une
force
naturelle "). C'est seulement vis à vis de l'avenir, des
générations
futures que nous sommes comptables de l'état dans
lequel nous leur laisserons la nature (dans la mesure où pour
la première fois dans l'histoire humaine, nous sommes
capables de décisions et d'actions dont les conséquences
courent sur plusieurs millions d'années (déchets
radioactifs).)
La technique nous donne la possibilité d'obérer ou
d'hypothéquer
de façon déterminante l'avenir de la vie sur la terre, la
nature telle que nos descendants vont l'hériter non "des mains
du créateur" (Rousseau), mais de nos mains à nous. (cf.
H.
Jonas, Le principe responsabilité).
3/ Il ne s'agit pas de condamner la technique en bloc. Heidegger ne
le fait jamais. Et je donne quitus à Sylvain
Thibeau : oui, il y a sûrement une part d'ingratitude envers
la technique. Nous ne savons plus ce que nous lui
devons. Sans doute ne l'avons nous jamais su. Mais nous ne pourrons
jamais surmonter cette " ingratitude " si nous
n’entreprenons pas de penser la technique et notre rapport à
elle.
Heidegger dit et redit sans cesse que ce n'est pas la technique
(encore
moins les techniques !) qui est dangereuse, mais
l'essence de la technique ; or "l'essence de la technique n'est rien
de technique" (in La question de la technique), pas
plus que l'essence de l'homme n'est un homme. Et Heidegger rend
même
à la technique le plus grand hommage qu'il
puisse lui rendre : il lui reconnaît d'être "elle aussi
un mode de dévoilement", et même le mode de
dévoilement
privilégié de l'époque moderne. (" Elle aussi
", c'est-à-dire comme l'art, la poésie, la philosophie,
la
science.) La
technique nous livre une certaine vérité sur la nature,
nous-mêmes et nos pouvoirs (même si Heidegger insiste par
ailleurs qu'elle n'est qu'un des modes de dévoilement alors
qu'elle tend à recouvrir ou à invalider tous les autres :
c'est sur ce point précis uniquement que porte sa "critique"
de la technique.)
4/ Un être déifié ? Non, ce n’est pas ce que
veut
dire Heidegger. Heidegger n’a même à la limite qu’une
seule
chose à
nous dire sur Dieu : c’est que Dieu et l’Être n’ont rien à
voir l’un avec l’autre. L'Etre dont parle Heidegger n'a aucun
des attributs qui sont ceux de Dieu dans la métaphysique
traditionnelle
: il est fini, il a une histoire, il n'est pas, bien sûr,
une personne, il n'est pas créateur... Pour Heidegger,
dès
qu'on parle en termes de création, on ne pense plus
l'Être.
Pour
lui, l'onto-théologie (= le fait de confondre Dieu et l'Etre)
est le point d'aveuglement maximum de la métaphysique, le
point auquel la question de l'être est le plus radicalement
méconnue
et oubliée. Donc, pas d'être déifié! Tout le
travail
de Heidegger par rapport à la métaphysique consiste
à
s'efforcer de démêler les fils embrouillés de
l'être
et de Dieu
pour penser la question de l'Etre en dehors de toute approche
théologique
(la confusion, accomplie par la métaphysique
chrétienne se préparant déjà dans la
pensée
grecque avec Platon (l'Agathon, l'idée du bien comme
réalité
suprême) et
chez Aristote (Aristote entrelaçant les questions
métaphysiques
sur l'origine première de toute chose et les motifs
théologiques sur l'Ens realisimum, comme traduira St Thomas
d’Aquin). Pour Heidegger le Dieu chrétien n'est en tout
état de cause qu'un étant (= une chose qui est) et ne
nous parle pas plus de l'Etre que n'importe quel autre étant. Si
Dieu
existe (= en langage heideggerien, s'il est un étant), il faudra
s'interroger sur l'être de cet étant, c'est-à-dire
se demander
ce que signifie, pour un tel étant (infini, éternel,
tout puissant, etc.) le fait d'exister. L'éventuelle existence
de
Dieu ne
peut à la limite que compliquer la question de l'être,
jamais la résoudre. Simplement, parce qu'on a cru trouver dans
un Dieu créateur la réponse à la question du sens
de l'être, cette fausse solution a obstrué dès le
départ
la question au
point qu'il soit impossible de la poser et de la penser, puisqu'on
pensait avoir toujours d'avance la réponse. Mais si tu
continues à confondre Dieu et l'Etre, tu n'es aux yeux de
Heidegger
pas plus exempt de l'illusion métaphysique que toute
la théologie chrétienne. On pourrait parler d'une sorte
d'onto-théologie négative" qui survivrait même
à
la mort de Dieu
(Nietzsche), l'idée de Dieu continuant d'empêcher "post
mortem", si l'on peut dire, que soit pensée la question de
l'Être.
5/ Une conception contemplative ? Non, Heidegger ne promeut jamais
une
conception simplement "contemplative", ni
de la vie, ni de la philosophie. Au contraire : pour lui il s'agit
de préparer une action qui soit une action véritable.
"Nous ne pensons pas encore l'essence de l'agir" (première
phrase
de la Lettre sur l'Humanisme). La question de
l'agir est liée à la question du nihilisme : tant que
nous ne savons pas en quoi consiste agir, tant que nous croyons
encore qu'agir, c'est appliquer une théorie, tant que nous
sommes
prisonniers d'une opposition entre vie active et
vie contemplative, nous n'agirons pas et ne ferons que nous agiter.
Or cette agitation ne fera qu'activer le
déploiement et l'avènement du nihilisme (cela, Nietzsche
le savait déjà qui parlait de la "dangereuse distinction"
entre
théorie et pratique, et qui disait que tout effort pour
contrecarrer
l'avènement du nihilisme ne pouvait que le hâter et
l'approfondir. Le rejet de la distinction théorique/pratique
vient même de beaucoup plus loin, de Kant en particulier
dans "Sur l'expression : il se peut que ce soit vrai en théorie,
mais en pratique cela ne vaut rien".) La contemplation
(Heidegger dirait plutôt : la pensée) a pour tâche
de préserver la possibilité d'une action
véritable.
On retrouve donc
(comme avec le thème du "dieu à venir"), la question
de l'autre commencement (que Nietzsche appelle :
renversement de toutes les valeurs) et du "pas en dehors du nihilisme
et (=) de la métaphysique" (Il faut comprendre :
le nihilisme est la métaphysique elle-même, l'essence
la plus dissimulée de la métaphysique, soit le fait que
toute
la
métaphysique n'est que ressentiment contre l'être ou,
dirait Nietzsche, le devenir. Heidegger dirait : l'oubli de
l'être.)
"Seul un dieu peut nous sauver" ? Cette phrase de Heidegger vient de
l'interview au Spiegel, où cette idée n'est pas
du tout développée. A mon avis, il faut écrire
"dieu" avec une minuscule dans la mesure où en tout état
de cause, ce
"dieu" bien hypothétique ne saurait être le Dieu unique,
judéo-chrétien. Sur le thème (nietzschéen :
"Bientôt deux mille
ans et pas un seul dieu nouveau !" + dans le Zarathoustra, les dieux
à venir sont les "sans nom", " Namenlose", à qui
seuls les hymnes à venir pourront donner un nom), on a
très
peu de chose puisque les seuls cours où Heidegger
développe ce thème, en particulier les "Beiträge",
ne sont pas encore traduits en français. De toute façon,
il s'agit de
"l'autre commencement" (là encore une thématique
située
dans une filiation nietzschéenne) : pour Heidegger, il ne peut
s'agir d'un simple "retour" du divin (de Dionysos par exemple). De
toute façon, il s'agirait pour Heidegger d'un dieu
libre de toute emprise métaphysique (cf. sur ce thème
J. Derrida, De l’esprit), d'un dieu en dehors de
l'onto-théologie,
d'un dieu qui apparaîtrait dans la lumière de l'être
et qui donc ferait partie du monde (dans le " Geviert ", le
"Quadriparti", le monde est constitué de la terre et du ciel,
des mortels et des immortels. De même que chez Héraclite
les dieux ont besoin des mortels pour se savoir immortels (Cf.
Eléments
de culture générale p.31), de même peut-être
demain, dans une pensée libre de toute métaphysique,
les hommes pourraient-ils avoir à faire face à un ou des
immortels
pour se connaître comme les mortels ? Ce sont là des
pistes
très vagues. Il faudrait une lecture attentive des Beiträge
(cours de Heidegger à ce jour non traduit en français).
Je pense
qu'il y a aussi, en y regardant bien, une origine hölderlinienne de cette thématique chez Heidegger.
Heidegger "appelle-t-il un dieu à la rescousse" ? C'est
oublier
que l'improbable venue d'un dieu "à venir",
précisément, dépend de la capacité ou de
l'incapacité de l'homme à l'accueillir,
c'est-à-dire
à faire une place au divin.
Pour les grecs de l'Antiquité, seuls les hommes (et non les
animaux et les plantes) étaient les mortels parce que seuls ils
étaient des vis-à-vis pour les dieux. Seuls ils
étaient
ouverts à la dimension du divin (ils étaient les "animaux
religieux",
pour faire court ; cf. ce que dit Heidegger (dans L'origine de l'oeuvre
d'art) sur le Temple grec sur la colline qui
ouvre un monde, le monde des hommes précisément, le monde
de l'homme grec fait de la confrontation des mortels
et des immortels, que nous retracent les tragédies grecques.
Heidegger pense ici le Temple non comme un étant situé
dans le monde, dans l'espace géométrique euclidien, mais
comme ce à partir de quoi un monde humain peut
s'ouvrir. Il est donc tout à fait douteux que l'homme moderne
puisse ainsi "faire face" au divin, donc qu'un dieu puisse
jamais venir, sans qu'il y ait forcément à voir là
un progrès... Qu'est-ce qui pour nous ouvre le monde ? La
technique
probablement, c'est en quoi elle est un mode du dévoilement
et conditionne notre rapport au monde. Vraie
question : qu'est-ce que se savoir mortel lorsque l'on ne fait face
à aucun immortel ? Il ne nous reste plus (c'est la
formule du nihilisme, en l'absence d'un autre commencement) qu'
"à
décliner à la face du dieu absent."
6/ Un "environnement hostile" ? Décréter la nature
"hostile",
c’est prêter une intention (hostile) à la nature, c'est
prendre le contre-pied de la proposition métaphysique : la
nature
est faite pour l'homme (finalisme), les melons sont
faits pour être mangés en famille, la nature est mise
à la disposition de l'homme. Or "prendre le contre-pied d'une
affirmation métaphysique, c'est produire une autre affirmation
métaphysique" (Heidegger, Lettre sur l’humanisme.)
C'est pourquoi Nietzsche inversant le platonisme ne sort pas pour
autant
de la métaphysique, mais l'inverse et continue à
la déployer (de façon ultime, sans doute, en explorant
ses ultimes retranchements.) Décréter la nature hostile,
c'est
s'engouffrer dans les projets prométhéens de la
domestiquer,
de la chevaucher (projets de l'Ex-Urss de détourner les
fleuves de leur lit, de triompher de la nature : or qui dit triomphe
dit guerre et lutte.) C'est pourquoi pour Heidegger le
marxisme est un avatar de la métaphysique (thèse de
l'autoproduction
de l'homme comme être naturel, l'homme devient
causa sui (cause de soi-même) comme le Dieu de la
métaphysique.)
Donc je pense qu'il faut être plus prudents et que le
geste à l'égard de la métaphysique ne peut
être
qu'un geste complexe (pas un simple geste de refus : tous les refus
ne seront qu'autant de dénégations pas lesquelles nous
nous croirons dispensés de penser la métaphysique pour
pouvoir en sortir). Par exemple ce que dit H. Jonas sur la nature comme
ce qui nous est confié, ce qui est sous notre
garde et dont nous sommes comptables devant les
générations
futures, me semble plus " prudent " que la déclarer hostile
ou ayant pour finalité de servir à la gloire et au
confort
de l'homme. La nature étant à la fois ce qui conditionne
notre vie
(notre milieu), ce dont nous ne pouvons tirer les conditions de notre
vie que par un travail et le déploiement de
techniques (ce qui inclut donc bien un moment où l'on se mesure
à elle et où on la soumet à nos exigences), et
aussi
désormais ce que nous pouvons détruire et qui donc nous
est confié, est mis sous notre garde (par nous-mêmes en
quelque sorte, ou si l'on veut par la technique qui nous met entre
les mains les moyens de la détruire...)
Lettre de Sylvain Thibeau à Jacques
Bonniot :
Pour les rapports entre philosophie et science, je suis tout à fait d'accord avec ce que tu écris. […]
Pour ce qui est de la nature, je ne suis pas tout à fait
satisfait
de la phrase "C'est seulement vis à vis de l'avenir, des
générations futures que nous sommes comptables de
l'état
dans lequel nous leur laisserons la nature". Je suis grosso
modo d'accord, mais j'ai l'impression qu'elle porte un a priori sur
le fait que "la conscience" (peut-être que ce n'est pas
le meilleur mot) ne se trouve que dans l'espèce humaine. Je
me dis qu'il n'est pas impossible (je n'ose pas écrire "qu'il
est fort probable") que d'autres espèces animales (terrestres)
accèdent un jour à la conscience (dans quelques millions
d'années), et que d'autres êtres conscients existent dans
l'univers (il semble aujourd'hui acquis qu'il n'y a rien de plus
banal que des planètes autour d'une étoile, et des
étoiles
il y en a des paquets. avec toutes les gammes de cuisson
(pression, température, humidité...) imaginables. Donc
je trouve ton approche de la nature très centrée sur la
seule
espèce humaine. (Ce qui ne veut pas dire que je plonge dans
le New Age, avec l'amour des cailloux et des vagues).
Tout à fait d'accord avec le point 3.
Pour la suite (réponse à Sylvain R), je pédale
un peu dans le choucroute, même si ton "point 6" me semble plein
de bon
sens !
Sinon, j'ai une toute petite remarque concernant nos
dernières
discussions. Tu parles souvent d'Heidegger, sans vraiment
dire si tu soutiens ses propos, ou si tu les considères comme
sérieux (puisque venant d'Heidegger), ou encore si c'est
une opinion comme il peut y en avoir plusieurs... J'aimerais
connaître
la réponse !
Ciao a tutti !
Sylvain
Jacques Bonniot:
Salut Sylvain Thibeau,
Tu me demandes en substance ce que je reprends à mon compte
des
positions et des analyses de Heidegger que je
rapporte.
1/ Sur la question de la technique, sa position me semble incontournable, ce qui ne veut pas dire indépassable.
Tous ceux qui aujourd'hui s'efforcent de penser la technique se
positionnent
par rapport à Heidegger, avec toute la
graduation pouvant aller de l'adhésion la plus massive au rejet
le plus total des analyses de Heidegger (je pense à G.
Hottois, Simondon, J. Ellul, J. Brun, et je crois aussi Axelos qui
présente Marx comme un " penseur de la technique ".
Je suis frappé par l'extrême différence entre
"La
question de la technique" (1953) et "Gelassenheit",
"Sérénité"
(1959),
les 2 principaux textes de Heidegger sur la technique.
"La question de la technique" me semble un texte complètement
ouvert, frayant une voie nouvelle et posant pour la
première fois dans l'histoire de la pensée la question
de la technique comme telle, la technique en tant que question
philosophique. Axelos veut faire de Marx un "penseur de la technique",
mais à mon avis il se trompe : Marx ne pense
que le machinisme et la révolution industrielle (ce qui n’est
déjà pas si mal !), ou la mutation de l'outil à la
machine, qui
pour lui n'est pas un simple approfondissement ou une complexification
de l'outil, mais un retournement des rapports
entre l'homme travaillant et ce avec quoi il travaille. Pour moi,
jamais
Marx ne pense la technique en tant que telle, pour elle-même.
"Sérénité" (Questions III, Gallimard,
p.159-181)
me semble au contraire un des textes les plus "faibles" de Heidegger
: Heidegger me semble y être complètement dans une
impasse.
C'est là qu'il dit que la vérité du monde moderne
est
d'être "l'âge atomique" (Gallimard p.170, 179). Il
s'efforce
de préserver la possibilité d'une pensée qui ne se
réduise
pas au simple calcul au service de la technique (ce qui lui semble
le plus grand péril de notre époque) et finit par
préconiser de "se servir de la technique comme ne s'en servant
pas" (p.177 ; cf. Lettre sur l'humanisme, Questions III
p.82) (c'est-à-dire sans sombrer dans la fascination pour la
technique), alors qu'il a lui-même montré que la technique
n'était pas un simple instrument, n'était pas neutre
mais déterminait de façon radicale (et
indifférente
aux prises de
parti pour ou contre la technique, qu’elle rend dérisoires et
sans objet.) notre rapport au monde, aux autres et à
nous-mêmes.
Pour moi, je dirais que la technique joue un rôle de
révélateur
de nos fantasmes, de nos désirs ou de nos angoisses (cf.
ce que j'en dis dans les Dissertations de philosophie, Albin Michel
Education, p.52-53.). La technique joue sur les
limites de notre condition humaine, déplaçant voire
reculant
en effet certaines limites (possibilité de parler ou de voir
à
distance en temps réel, possibilité de voler voire de
se soustraire à l'attraction terrestre, etc.) Mais la technique
génère
en même temps toutes sortes d'illusions et donne à penser
que toutes les frontières de la condition humaine sont
"transgressables" : elle doit donc être soumise à une
critique qui permette de discerner la part de fantasme
générée
par
la technique (j'ai vu une émission sur le clonage humain aux
USA qui était hallucinante : les gens rêvaient à
haute
voix,
disant qu'ils pourraient ne plus être seuls et se
générer
des doubles ; fantasmant sur le fait d'abolir la succession des
générations : pouvoir avoir un enfant qui soit à
la fois son frère jumeau, donc avec qui on soit à la fois
père/frère/double
ou mère/soeur/double, fantasmant explicitement sur l'inceste
sans voir là le moindre problème ni apparemment
être
effleurés par les problèmes d'identité
probablement
insolubles que cela soulèverait...) D'après ces exemples,
il me
semble que la psychanalyse pourrait avoir un rôle majeur pour
permettre à l'homme de se mettre face aux désirs ainsi
générés ou plutôt sans doute
révélés,
et permettre de découvrir en quoi ils posent
éventuellement
problème. Le médecin
qui disait s'apprêter à se lancer dans le clonage humain
avait recours au bon vieil argument de la "folie technologique" :
puisque ça peut techniquement se faire, ça se fera
nécessairement/inévitablement
un jour, donc autant que ce soit moi.
Ce qui évite de se poser la question des fins que l'on poursuit,
et constitue à mes yeux une formidable régression
mentale. Refuser de poser la question des fins que l'on poursuit
à
travers le développement technique, cela revient à
faire de la technique une sorte de substitut de l'instinct auquel
l'homme
obéit aveuglément, de façon comme
somnambulique (abdiquant donc la raison en lui.) C'est là que
pour moi doit intervenir la raison comme faculté des fins
(ceci s'adressant plus particulièrement à Sylvain Reboul)
: la raison est la seule instance nous permettant de mettre à
distance nos actes, de nous demander quelles fins nous poursuivons
à travers eux et si ces fins sont rationnelles ou du
moins dignes d'un être rationnel. Donc pour moi la raison n'est
pas seulement instrumentale (raison au service de nos
désirs la mieux à même de nous dire comment
parvenir
à les satisfaire) mais instance critique nous permettant de
nous interroger sur le sens de ce que nous désirons, et sur
notre droit à le réaliser : sur ce point, je suis donc un
kantien classique !
2/ Sur la question du "dieu à venir", je ne suis pas du tout
Heidegger sur ce terrain. Ce n'est pas ce que je retiens de
Heidegger, ce n'est pas ce qui m'intéresse chez lui. C'est
Sylvain
Reboul qui a lancé le sujet, je me suis donc efforcé d'y
répondre : disons que mon souci est qu'au nom de ça,
nous ne nous sentions pas dispensés d'aller voir ce qu'il y a
par
ailleurs d'intéressant chez Heidegger : qu'on ne réduise
pas la pensée de Heidegger à cela, même si je
reconnais
que
cette thématique tient une place importante dans sa
pensée,
place encore difficile à définir en France vu que rien
n'est
traduit sur ce sujet.
J'ai aussi voulu suggérer que ce n'était pas aussi
"absurde"
que cela peut sembler au premier abord, même si encore une
fois je ne suis pas personnellement Heidegger sur ce terrain.
Une idée que j'ai oublié de signaler plus tôt,
et
qui me semble importante pour Heidegger, c'est que le divin est plus
ancien et plus fondamental que le dieu ou les dieux. Le divin est une
possibilité de l'homme, ce à quoi l'homme peut
être ou n'être pas ouvert (nous dirions plus volontiers
aujourd’hui : "sensible") ; un dieu, ce n'est jamais que le divin
pensé comme un simple étant (donc une simple chose :
un dieu est une substantialisation du divin, ou une "
réification
"
du divin : le divin ravalé au rang d'une simple chose). Le(s)
dieu(x) est(sont) alors un étant dont on peut, comme on
voudra, affirmer ou nier qu'il "existe", peu importe. Le Dieu
judéo-chrétien
n'échappe pas à cette approche : il est
aux yeux d'Heidegger simplement "l'étant suprême", donc
une simple chose "sous la main" (= disponible, que nous
pouvons tenter de " manipuler " à notre guise) comme dirait
Heidegger : par la prière par exemple, on peut s'efforcer de
disposer de lui. Dans les Eléments de culture
Générale
(Ellipses) p.63-64, j'essaie de penser le divin sans tomber sous
le coup de cette critique, à partir des analyses de
Lévinas
en particulier (sur la " prière sans demande "). Dans les
Dissertations de philosophie (Albin Michel) p.81, je suis assez "
heideggerien
" dans mon approche, en tentant de
penser le divin (je dis là : le sacré) comme une (simple)
possibilité de l'homme.
Mais encore une fois, je ne reprends pas à mon compte cette
thématique
du dieu à venir. Je suis pour ma part plutôt un
autre fil : Heidegger entreprend de "déconstruire"
l'onto-théologie
(= la confusion entre Dieu et l'être) et de poser la
question de l'être hors de toute perspective
théologique
(= hors de toute quête d'un étant suprême, d'une
cause
du monde,
etc.) Il me semble possible de la même façon de maintenir
ou plutôt de poser enfin la question de Dieu hors de tous les
attributs qui sont traditionnellement les siens dans le cadre de la
métaphysique (et hors de toute approche ontologique).
C'est ce à quoi je m'essaie rapidement page 77 des
Eléments
de Culture Générale. (C'est aussi la problématique
centrale du livre de J-L. Marion : Dieu sans l'être). C'est en
partie la problématique de Hans Jonas dans Le concept de
Dieu après Auschwitz : en fait, il sacrifie un attribut de Dieu
(la toute puissance) pour préserver ou sauvegarder deux
autres attributs non moins métaphysiques : son infinie
bonté
et sa cognoscibilité (= le fait qu'il soit connaissable par
l'homme). C'est l'aspect décevant, de ce point de vue, de ce
livre qui compte beaucoup pour moi par ailleurs. Il (Jonas)
ne sort pas vraiment d'une perspective métaphysique et ne
"déconstruit"
que très partiellement le concept du Dieu
classique.
3/ Sur la question politique, l'impasse heideggerienne est
effrayante,
mais elle peut être très diversement
interprétée.
(elle est en effet très complexe). Ce qu'on peut dire au
minimum,
c'est que sa pensée n'appelait pas nécessairement une
réflexion sur la politique (en effet absente, pour l'essentiel),
et au pire qu'elle la rendait impossible. De même, on peut
dire au minimum que sa pensée ne contenait rien (à une
réserve près, que je ferai plus tard) qui le retienne
dans
son
adhésion au nazisme, et au pire que tout (ou du moins une
partie),
l'y poussait. Sein und Zeit (= Être et temps, 1927 :
l'ouvrage principal de Heidegger, et en un sens son seul vrai livre,
puisqu'à part Sein und Zeit, il n'a publié que des
cours, des conférences + la Lettre à Jean Beaufret sur
l'humanisme) se terminait sur le Dasein (l'"existant" si on veut :
c'est l'homme qu'il désigne ainsi) d'un peuple, et une
réflexion
sur l'histoire. (Cela n'aurait pas dû être la fin du livre
:
une deuxième partie était prévue, qu'Heidegger
n'écrira jamais : donc il ne faut pas "surinterpréter" le
fait que Être et
Temps termine là-dessus.). A la fin de Être et Temps,
le Dasein n'est plus simplement le fait d'un individu, il y a aussi
le Dasein d'un peuple. Or dans les textes politiques de 1933, Heidegger
en appelle sans cesse au "Dasein du peuple
allemand" pour appeler à voter oui au référendum
de Hitler. (Il compromet donc lui même au moins la terminologie
philosophique de Etre et Temps dans son "embardée" ou son
"dérapage"
politique, comme on voudra dire. Ce qui est,
du point de vue de sa pensée, assez aberrant, puisqu'il refuse
précisément que la pensée philosophique ait
à
être
"appliquée" ou relayée par une pratique politique : donc
là, quelque chose aurait pu et dû le retenir, non dans le
"contenu" de sa pensée mais dans la place et la tâche
qu'il assigne à la pensée.
Donc à mon sens la lamentable "aventure politique" de
Heidegger
est une sorte de " passage à l'acte ", au sens
freudien, qu'il ne pense pas de l'intérieur de sa
démarche
de pensée.) En un sens, c'est même encore pire : il ne
s'adresse
pas à chaque allemand en tant qu'individu pour lui demander
de répondre "oui" au référendum : il dit que le
Dasein
du
peuple allemand ne peut que répondre présent à
l'appel que lui lance le Führer... Ceci peut même avoir un
rapport
avec
le thème du dieu à venir, puisqu'il parle du "feu du
ciel", de l'éclair qui sillonne le ciel pour venir
féconder
la terre, et
cela apparemment n'était pas étranger au verbiage de
la propagande nazie... (Deux exemples de textes parmi les "pires"
: "Le Führer ne demande rien au peuple allemand [en l'appelant
au référendum] : Il donne bien plutôt au peuple la
possibilité la plus directe de la décision libre et
suprême
: le peuple tout entier veut-il sa propre existence (en allemand
: " son propre Dasein "), ou bien ne la veut-il pas ?" (10 novembre
33) et "Le chancelier du Reich vient de parler. Aux
autres nations et aux autres peuples, maintenant, de décider.
Nous autres [= les allemands], nous sommes déjà
décidés."
(17 mai 33). On ne trouve chez Heidegger ce genre de textes qu'en 1933,
jamais après ; + il ne s'agit à l'évidence pas de
textes philosophiques, mais d'allocutions prononcées dans le
cadre de manifestations officielles, ou d'articles publiés
dans les journaux locaux ; deux circonstances qui, à mes yeux,
je m’empresse de le dire, n'excusent nullement
Heidegger).
On peut poser la même question sur la pensée de
Heidegger
: dans quelle mesure rend-elle possible une éthique ?
(comme : rend-elle possible ou impossible une pensée politique
?) Ce qui est sûr, c'est qu'il n'a pas développé
une
telle
"éthique". Il a développé en revanche une critique
de l'"éthique" ou de la "morale", comme il a
développé
une critique
de la "logique". De même que la "logique" n'est pour lui qu'une
fossilisation du logos grec ( = à la fois langage et
raison. La logique est le fossile de la pensée, la pensée
à l'état fossile) (cf. Lettre sur l'humanisme, Questions
III
p.75-77), une pensée qu'on ne pense plus et qui ne donne plus
à penser, de même l'éthique ou la morale n'est
qu'une
fossilisation et une codification en termes d'interdits et de devoirs
de l'éthos de l'homme (= de la façon dont il existe,
dont il habite le monde et s'y comporte.) Toutefois, ce n'est là
qu'une simple piste qu'Heidegger n'approfondira ou ne
suivra jamais (sauf, en partie et dans une tout autre perspective,
dans l'analytique du Dasein à propos de la distinction
entre existence authentique et existence inauthentique (dans Etre et
Temps.) (et aussi, éventuellement, son commentaire
sur le " choeur d'Antigone " définissant l'homme comme plein
de ressources/sans ressource, plein d'issues/sans issue et
comme étant, "de toutes les choses étrangement
inquiétantes
au monde, la plus inquiétante"... Cf. Les Eléments de
Culture Générale p.158.)
Seulement, justement, là (c-à-d dans Être et
Temps)
la perspective n'est pas "éthique" mais ontologique :
Heidegger dit explicitement que l'existence inauthentique n'est pas
moins décisive et pas moins révélatrice de
l'être
du
Dasein que son existence authentique... (c’est elle au contraire qui
est prise comme fil conducteur constant pour
déployer l’analytique du Dasein).
Nulle part (à ma connaissance : je réserve mon
jugement
sur les cours non encore traduits en français…) il n'entreprend
vraiment une "remontée" vers l'éthos de l'homme comme
il entreprend celle vers le logos dans Acheminement vers la
parole (Gallimard).
Amicalement,
Jacques Bonniot.
Sylvain Reboul à Jacques Bonniot:
Bonjour Jacques,
Sur l'essence de la technique comme volonté de maîtrise
de l'étant (y compris de l'étant humain empirique) dans
l'oubli
de l'Etre, je n'ai rien à dire ; sauf que cette volonté
me parait irréversible ; ce que pense, en effet Heidegger qui
dit
que
cet oubli est le fait même de l'Etre qui se dispense en se
retirant
; ce langage n'est pas le mien, mais, après tout,
pourquoi pas: la poésie et la rhétorique sont libres!
Mais ce qui me gène plus c'est cette volonté de faire
revenir
l'historialité de l'Etre en deçà des sciences
et des techniques en assignant à la philosophie un rôle
qui
m'apparaît pour le
moins dépassé par le mode moderne de dispensation de
l'Etre! La poésie me paraîtrait plus appropriée
à
une remise en
cause de cette relation, de maîtrise au monde que la philosophie
(à moins de confondre les deux, ce qui présente aussi
des risques sur le plan éthique et politique).
Ceci dit je pense que la raison a un rôle à jouer dans
la détermination des justes fins de nos désirs, mais que
ce rôle
n'est pas celui de Dieu qui sait tout à l'avance de ce qui est
bien et mal en fonction de son infinie bonté et de sa toute
puissance; il est plus modestement une mise en conformité de
nos pratiques et de l'usage de nos techniques aux
présupposés fondateurs (régulateurs) de la
démocratie
libérale et des grands équilibres de la biosphère.
Tous nos désirs ne sont pas raisonnables mais tous ne sont
pas
déraisonnables: s'il est déraisonnable de vouloir se
reproduire à l'identique du point de vue de l'autonomie des
individus (clonage complet), (ce qui est d'ailleurs une
illusion qui repose sur l'idée fausse que l'identité
génétique est l'identité personnelle de
l'individu),
il ne l'est pas de
mettre en pratique des thérapies transgéniques pour
guérir
de maladies handicapantes graves, en modifiant un code
génétique déficiant!
Les techniques ne sont pas neutres mais elles sont plus ou moins
avantageuses
et/ou risquées à court et/ou à long terme
et en l'absence nécessaire, dans nos sociétés
laïques, de recours au sacré pour justifier la
décision
politique et
législative, je ne vois pas comment faire autrement que de
décider
démocratiquement après un débat public
contradictoire qui met en avant des arguments pragmatiques
raisonnés
en termes d'avantages et de risques pour la
démocratie libérale et ses présupposés
régulateurs (droits de l'homme et équité sociale):
ce qui n'a rien à voir avec un
argumentation métaphysiques détachée de
l'expression
de nos désirs concrets. Nous sommes dans l'étant
(l'immanence),
et, à moins de vouloir y faire intervenir le divin ou, ce qui
revient au même, telle ou telle conception métaphysique de
l'Etre improuvable empiriquement, ce qui serait contraire à
la théorie et la pratique de la démocratie, restons-y!
Ceci dit tu as raison, la nature n'est pas hostile, elle est
indifférente,
si l'on admet que LA nature n'existe pas autrement
que comme l'ensemble des phénomènes et des lois
expérimentables
dépourvus de conscience, d'intention et de
finalité(s) mise à part celles des organisme vivants;
si elle nous permet vivre (jusqu'à quand?) c'est qu'elle est
artificialisée ; la question de savoir si cette artifialisation
s'opère en bien ou en mal pour l'avenir et les
générations
qui
nous suivrons (si tout se passe bien) est de notre
responsabilité,
mais le problème de savoir si celle-ci suppose une telle
débauche de théologie négative de l'être,
qu'il ne faut pas confondre avec Dieu; mais qui en reprend
l'autorité
transcendante ne me semble pas propre à résoudre
concrètement
les menaces écologiques et surtout politiques et
économiques qu'ils faut, avant tout, reconnaître comme
objet d'expérience ontique pour pouvoir agir. Je suis un
pragmatique, mais je ne m'interdis pas les jugements
réfléchissants!
Entièrement d'accord quant à l'absence chez Heidegger
d'une pensée éthique et politique éclairante, ce
qui
devrait nous
mettre la puce à l'oreille quant aux limites de sa critique
(?) de la modernité.
Amicalement, Sylvain.
Jacques Bonniot :
Quelques menues précisions :
A/ Sur le rapport science/technique chez Heidegger : Je pense
pouvoir
formuler plus nettement la position de
Heidegger : c'est à partir de l'essence de la technique qu'il
faut s'efforcer de penser la science moderne, et non à
l'inverse à partir de la science qu'il faut entreprendre de
penser la technique ; ou en des termes qui ne sont pas les
siens : c'est la science qui est un avatar ou un
épiphénomène
de la technique, et non l'inverse.
Sylvain Reboul:
Opposition trop simple: l'articulation entre sciences et techniques
est à double-sens, par exemple l'astro-physique
(domaine de Levy-Leblond) met en jeu autre chose que des
finalités
utilitaires: elle vise une connaissance globale pour
la connaissance en elle-même; même si des applications
(retombées indirectes) sont possibles, ce n'est pas son but. Il
est juste de dire que il n'y aurait pas de sciences sans
expérimentation
scientifique et que celle-ci, pour être objective,
requiert l'usage de techniques instrumentales, comme il est juste de
dire que ces techniques permettent la quantification,
c'est à dire la modélisation mathématique de la
"nature" artificialisée (re)produite en laboratoire (donc sa
connaissance
rationnelle en tant que sciences dures).; mais cela n'implique pas
que l'usage technique commande toujours les finalités
des sciences. Il est juste de dire que la soumission utilitariste de
la recherche scientifique à la technique est l'effet de la
politique de recherche et des intérêts économiques,
sociaux, voire politiques (conquête de l'espace) qu'elle met en
oeuvre. Je ma méfie du mot "essence" qui permet d'évacuer
la complexité de l'histoire des sciences et des techniques et
de leurs rapports socialement déterminés au profit d'une
vision globale et a priori, qui n'est pas testable ; cela me
semble un argument d'autorité (!)
Jacques Bonniot:
(P.S. : Je ne comprends pas, malgré cela, comment J-M
Lévy-Leblond
peut écrire que "la science n'a pas fécondé la
technique avant la deuxième moitié du 19e
siècle"...
Sylvain Reboul:
Levy- Leblond parle de la technique scientifique industrialisée qui, en effet, s'est développée à partir du 19ème siècle
Jacques Bonniot:
...ni ce qu'il veut dire quand il dit que la fission
nucléaire
n'est pas "contrôlée", ni comment il peut dire que la
guerre
contre le cancer "n'a pas été gagnée" : il y a
cinquante ans, on ne guérissait aucun cancer, le cancer
était
mortel à 100 %
; aujourd'hui, on guérit environ 50 % des cancers ; OK, on ne
guérit pas encore 100 % des cancers ; mais qu'est-ce que
cela prouve ? Qui a dit combien de temps il faudrait pour guérir
100 % des cancers ?
De la même façon, dire que pour l'instant la plupart
des
expériences de clonage sont un échec me semble n'avoir
aucun
intérêt et n'apporter rien au débat. OK, ce ne
sera peut-être pas pour dans "quelques décennies", mais
dans
un siècle :
qu'est-ce que ça change ? Le débat n'a de sens que si
l'on suppose le clonage techniquement possible. Donc, sauf à
prouver le contraire, il a sens. A moins de supposer que M.
Lévy-Leblond
donne lui-même dans la "folie
technologique", et donc ne voit pas d'autre moyen de formuler son
opposition
au clonage qu'en disant qu'il n'est pas, en
fait, techniquement possible…)...
Sylvain Reboul:
Entièrement d'accord avec ta critique: le non-réussite actuelle n'infirme en rien la (non) valeur du projet de réussir!
Jacques Bonniot:
...B/ Sur la critique de la logique et de l'éthique chez
Heidegger
: Nulle part il n'entreprend vraiment une "remontée"
vers l'éthos de l'homme comme il entreprend celle vers le logos,
dans Acheminement vers la parole en particulier
("Penser contre la logique ne signifie pas rompre des lances en faveur
de l'illogique mais seulement ceci : revenir dans
sa réflexion au logos et à son essence telle qu'elle
se manifeste au premier âge de la pensée." Lettre sur
l'humanisme,
Gallimard p.129.). C'est au contraire ce qu'entreprend, dans sa
perspective,
H. Jonas dans "Sur le fondement
ontologique d'une éthique du futur", in Pour une éthique
du futur, (Rivages/Poches p.69-116).
C/ Sur les différentes formes de l'écologie : J'avais
écrit que Luc Ferry (Le nouvel ordre écologique)
soulignait
la
filiation entre les mouvements écologiques européens
et l'aile la plus dure de l'écologie américaine (qu'il
nomme
écologie profonde, ou écologie fondamentale). En fait,
c'est essentiellement à Michel Serres (Le contrat naturel) qu'il
s’en prend, l’accusant de masquer ses sources américaines
"compromettantes"
(aux yeux de Luc Ferry) et d'avoir
subrepticement introduit en France, sur le plan du débat
d’idées,
les thèses de l'écologie "dure". (L. Ferry, Le nouvel
ordre écologique p.33).
Luc Ferry distingue 3 sortes ou 3 "degrés" d'écologie :
1/ L'écologie humaniste et anthropocentrique : il faut
préserver
la nature parce qu'elle est le milieu nécessaire de
l'existence humaine. La valeur de la nature est tout entière
dérivée du fait qu'elle est la condition de la vie
humaine.
Il
faut protéger la nature de la folie des hommes, c'est
l'intérêt
bien compris de l'humanité. (position "cartésienne", pour
faire court : position humaniste classique voire radicale, qui
n'accorde
de valeur à la nature qu'en tant que milieu naturel de la
pensée
et de l'action des hommes ; principale faiblesse à mes yeux :
elle
ne reconnaît aucune spécificité de statut à
l'animal rabattu sur le même plan que les simples choses.) (Voir
les recherches d’Elisabeth de Fontenay sur la question du statut
ontologique
de l’animal.)
2/ La Position "utilitariste" : il faut éviter autant que
possible
la souffrance dans le monde, et rendre possible le
maximum de bien-être et de bonheur chez tous les êtres
doués de sensibilité, donc humains et animaux confondus,
éventuellement hiérarchisés (éviter la
souffrance animale autant qu'elle n'est pas absolument indispensable au
bien-être des hommes). Cette position introduit un droit des
animaux
(et une violation possible de ce droit par les hommes), mais pas de la
nature en tant que telle. (à ce courant, L. Ferry fait
l'objection
principale suivante : que signifie le mot "droit" s'agissant d'un
être
qui est incapable de revendiquer et d'exercer des droits, et ce non
pour
des raisons accidentelles (du fait de son état d'enfance ou de
maladie
par exemple), mais pour des raisons essentielles, pour des raisons
tenant
à son être même (les animaux sont essentiellement
muets
sur leurs "droits" :
nous seuls pouvons leur en prêter ou les leur refuser : les
animaux
ne sont pas sujets du droit : peuvent-ils en être objets?
Peuvent-ils avoir des droits, eux qui n'ont du fait de leur
être
même aucun devoir ?).
3/ Position de l'écologie profonde (" dure ") ou fondamentale
: La nature en tant que telle est sujet de droit. Il y a un
devoir absolu à protéger l'équilibre des
écosystèmes,
et de la vie en général. A vrai dire, l'homme seul menace
et met en
péril ces équilibres à travers lesquels la vie
se maintient. Il faut donc considérer l'homme comme un
prédateur
particulièrement dangereux, et considérer et juger ses
actes et ses interventions sur le milieu naturel (qui n'est plus
simplement l'environnement humain) non en fonction des
intérêts
ou des avantages qu'il en retire, lui (individuellement
ou en tant qu'espèce), mais en fonction des avantages ou des
inconvénients que ces interventions présentent du point
de
vue de la nature considérée comme un tout : c'est ici
l'intérêt de l'espèce humaine qui est
subordonné
à l'intérêt de la
nature en général (comme l'intérêt d'une
cellule serait subordonné à l'intérêt de
l'organisme
dont elle fait partie.)
(critique de cette position : la nature a tous les droits mais n'a
bien
sûr aucun devoir. L'homme au contraire n'a que des
devoirs envers la nature. L'intervention de l'homme n'est pas
pensée
en tant que phénomène naturel, c'est-à-dire
qu'elle n'est pas pensée du tout. (cf. K. Marx : l’homme se
comporte vis à vis des forces de la nature comme étant
lui-même une force naturelle.) L'intérêt que la
vie se maintienne plutôt que le contraire est constamment
présupposé
sans
que rien ne vienne le justifier)...
Sylvain Reboul:
Le droit des animaux n'a aucun sens rationnel direct (les animaux ne
peuvent devenir sujet de droit sans que l'on
s'interdise de les manger, voire de les instrumentaliser, ne serait-ce
que comme animaux de compagnie ; il est plutôt
l'effet d'une identification sensible de l'homme à l'animal,
dont l'explication peut être liée à la
sensibilité
animale et à
notre propension à nous identifier à elle par projection
: ce qui veut dire que l'on étend la morale affective dont parle
Rousseau à l'animal, peut-être pour échapper au
fait que la mise en oeuvre de l'éthique inter-humaine est trop
souvent
décevante. L'animal au contraire de l'homme semble
répondre
sans problème à notre amour ; sa sensibilité qui
semble
ressembler à la notre (sauf les poissons car ils ne crient pas;
c'est pourquoi la pèche est mieux supportée que la
chasse)
est transformée en instrument servile de notre désir
d'aimer et d'être aimé! (il ne lui manque que la parole et
heureusement sinon les choses deviendraient moins simples!).
Donc derrière l'animal, cherchons l'homme! Les zoos (et les
parcs
soi-disant naturels) existent pour le plaisir des
humains, pas pour préserver les animaux du contact avec les
humains et/ou leur rendre un culte moral (les respecter
comme sujets de droit).
Jacques Bonniot:
...Je m'aperçois avec surprise que L. Ferry classe H. Jonas
dans
cette troisième catégorie (Le nouvel ordre
écologique
p.32 : il lui reproche plus précisément que le Principe
Responsabilité soit devenu la "Bible" de l'écologie
fondamentale, donc peut-être seulement de s'être fait
"récupérer"
par ce courant), ce qui est me semble-t-il une erreur :
Jonas dit explicitement le contraire, à savoir que l'obligation
de "veiller" et de "conserver" la nature est strictement
subordonnée à l'exigence de préserver
l'humanité
: "En soi, la capacité de responsabilité oblige à
chaque fois ses
détenteurs à rendre possible l'existence d'autres
détenteurs
futurs. Pour que la responsabilité ne disparaisse pas du
monde - tel est son commandement immanent – il faut qui il ait des
humains à l'avenir." (H. Jonas, Pour une éthique du
futur, p.93-94)
D/ Sur la question de l'homme et de l'humanisme : D'où : passage à la question de Sylvain Thibeau :
"Pourquoi n'aurions-nous que des devoirs envers l'homme, pourquoi en
avons ou en aurions-nous, pourquoi pas envers
la vie en général (y compris extra-terrestre…)? ".
Sur l'humanisme, Heidegger affirme le lien indéfectible entre
humanisme et métaphysique. "Tout humanisme se fonde sur
une métaphysique ou prétend en fonder une." ("Lettre
sur l'humanisme", Gallimard p.87). S'il affirme clairement que
tout humanisme est prisonnier d'une métaphysique, il semble
penser que, réciproquement, toute métaphysique se
présente nécessairement sous la forme d'un humanisme.
(idem, p.87). Or il est clair que l'anti-humanisme contemporain
(par exemple sous la forme de l'écologie profonde que bien
sûr
Heidegger n'a pas pu connaître), se présente à son
tour
comme une forme du discours métaphysique (ne faisant qu'inverser
les propositions traditionnelles de la métaphysique.)...
Sylvain Reboul :
D'accord.
Jacques Bonniot :
...Kant écrit que d'êtres rationnels finis, nous ne
connaissons
pas d'autre exemple que : l'homme. (Critique de la raison
pure). Heidegger écrit (Être et Temps) que du Dasein,
nous ne connaissons pas d'autre exemple que : l'homme. H. Jonas
écrit que "l'homme est le seul être connu de nous qui
puisse avoir une responsabilité." (Pour une éthique du
futur,
pp.76, 92).
Qu'est-ce à dire ? Que l'homme est (pour autant que nous le
sachions)
l'unique spécimen d'une catégorie qui en droit
pourrait accueillir une infinité d'autres êtres empiriques
(donnés dans la nature, mais que précisément il ne
nous a pas
été donné jusqu'à présent de
rencontrer).
Autrement dit, cette position, qui peut sembler intenable, évite
de sombrer dans
une "anthropologie philosophique" qui ne ferait qu'extrapoler à
partir des propriétés empiriques de l'espèce
humaine...
Sylvain Reboul:
Je ne peux pas "connaître" d'autres propriétés
qu'empiriques
et personne d'autre non plus! A moins de penser qu'il y
aurait une "connaissance" métaphysique fondatrice d'une morale
(ce qu'évite justement Kant pour fonder celle-ci sur la
"croyance" dans la liberté métaphysique).
Jacques Bonniot:
...Pour moi, nous ne sommes pas en charge des "extra-terrestres"
tant
que nous ne pouvons pas leur nuire. Notre
responsabilité s'étend exactement là
jusqu'où
s'étend notre puissance, ni plus, ni moins. (H. Jonas, Pour une
éthique du
futur, p. 70 Rivages/Poches). Nous recevons notre responsabilité
de nous-mêmes, ou, ce qui revient au même, de la
technique pour autant qu'elle nous donne des pouvoirs qu'il nous est
possible de penser...
"De nous-mêmes dans et par l'usage que nous faisons des
techniques":
Ce n'est pas ma voiture ou la route qui me
conduisent à Paris, mais moi qui emprunte la route et conduit
la voiture!
Jacques Bonniot:
..."Dans la mesure où le vivant relève de ma
sphère
d'action, il est exposé à ma puissance. Exposé
à
ma puissance, le
voici donc en même temps confié à elle." (Pour
une éthique du futur, p.80). Nous devenons responsables de la
nature, nous en devenons les gardiens ou les dépositaires, dans
l'exacte mesure où nous sommes devenus capables
de la détruire.
Sylvain Reboul:
"Confier"? par qui et pour quoi? est-ce un cadeau de Dieu, un
prêt
à rendre, une valeur en soi? mais qui décide sinon
nous-mêmes d'en faire une valeur qui nous transcenderait? Si
nous sommes responsable du vivant, c'est que nous
sommes vivants et que nous avons besoin du vivant pour vivre (manger,
caresser, etc...).
N.B. : Jacques Bonniot :
A mon sens, confiée par nous-mêmes, nous la recevons de
nous-mêmes mais non en tant qu’êtres
empiriques (c’est-à-dire nous ne pouvons pas choisir de nous
la confier ou non) mais en tant qu’êtres rationnels ne
pouvant se soustraire à la puissance de la raison en nous.
Jacques Bonniot:
H. Jonas bute à l’évidence sur un problème,
lorsqu'il
dit qu'être responsables de quelque chose, c'est toujours
solidairement être responsables devant quelqu'un ou quelque chose
(Pour une éthique du futur p.77). Il dit que
l'instance devant laquelle l'homme est responsable est la conscience
(Gewissen, la conscience morale, et non
Bewusstsein, la conscience de soi), et il remarque aussitôt que
cela ne nous avance à rien et ne fait que reporter le
problème, puisque reste entière la question de savoir
d'où elle tire ses critères et sur quoi se fondent ses
décrets.
(Cf.
mes Plans-Types de philosophie, Série L, p.44-47). Je pense
en effet que poser ainsi le problème mène à une
impasse...
Sylvain Reboul:
Tout à fait d'accord.
Jacques Bonniot:
Je crois qu'il faudrait au contraire dire que la conscience
(Gewissen)
est en l'homme le "devant" lui-même (pas devant
qui ou quoi). Autrement dit, la conscience, la responsabilité,
la capacité de se tenir "devant", de répondre de ses
actes,
d'être requis par une responsabilité (mais requis par
personne) seraient une seule et même chose, qui serait notre
humanité elle-même (pensée cette fois de
façon
radicalement non anthropologique). Autrement dit, nous ne sommes
jamais responsables que de la responsabilité elle-même
(de maintenir ouverte la possibilité de la responsabilité
: cela,
H. Jonas le dit presque : p.90 par exemple)...
Sylvain Reboul :
La conscience de la responsabilité de chacun vis-à-vis
de son humanité, affirmée comme une évidence
métaphysique,
me paraît de plus en plus comme un tour de passe-passe
rhétorique
: cela signifie que l'on reconnaisse tous les hommes
comme également dignes de respect, ce qui est une position
morale
respectable mais non démontrable. C'est un postulat,
ou principe régulateur, qui ne peut valoir que dans et pour
des sociétés individualistes; en quoi sont-elles
universellement préférables ? Pour moi j'en suis, mais
pour les autres?... Je ne peux qu'essayer de leur montrer
qu'aujourd'hui, la reconnaissance de cette universalité est
nécessaire pour limiter le risque mondialisé du cassage
de
gueule généralisé et de l'extermination
indifférenciée
de l'espèce ; autrement dit la question de la démocratie
pluraliste
est devenue une question mondiale de vie ou de mort pour
l'espèce,
ce qui universalise la responsabilité en effet et dans
les faits (et de ce point du vue plus utilitariste -j'en conviens sans
honte!-, Jonas n'a pas tort).
Jacques Bonniot :
Donc, pourquoi "choisir" la version 1/ de l'écologie (selon
Luc
Ferry), pourquoi ce privilège exorbitant accordé à
l'homme (question de Sylvain Thibeau) ? Pas parce que l'homme a une
conscience (Bewusstsein) : rien n'exclut que les
animaux aient une forme de conscience, qu'il y ait continuité
et transitions infinitésimales entre inconscience absolue (ou
absence totale de conscience) et conscience réfléchie,
sans parler des extra-terrestres…
Simplement parce que nous sommes responsables de préserver la
responsabilité, la nôtre et celle, à venir, de nos
descendants. De la responsabilité (éventuelle) d'autres
êtres, nous ne savons rien et sur elle nous n'avons sans doute
aucun pouvoir. Elle n’est pas de notre ressort et donc ne nous incombe
pas . Un pouvoir purement aveugle (= dont
nous n'avons aucun moyen de prévoir les effets) ne peut fonder
aucune responsabilité. Pourquoi est-ce devant les
générations (sous entendu, implicitement : d'hommes !)
à venir que nous sommes responsables selon H. Jonas ? "C'est
avant tout l'accusation que comporte cet avertissement, montrant ces
êtres du futur comme nos victimes, qui nous interdit
moralement la distanciation égoïste du sentiment,
généralement
justifiée par l'éloignement considérable de
l'objet
:
"Cela ne saurait être ! Nous ne pouvons l'admettre ! Nous n'avons
pas le droit de le faire !", nous crie aux oreilles
l'effroi éprouvé devant la vision. Nous voici assaillis
par une crainte désintéressée pour ce qu'il
adviendra
longtemps
après nous - mieux : par un remords anticipateur à son
égard, et par la honte envers nous-mêmes, (…) même
en
l'absence de toute sanction métaphysique." (H. Jonas
p.103-104)...
Cet effroi et cette responsabilité vis-à-vis des
générations
futures ne viennent pas d'on ne sait quelle (s) voix d'en haut
ou d'ailleurs mais de la certitude de la mort et de notre désir
d'avoir des enfants universalisé car celui-ci me (nous)
semble en effet universel comme est universelle notre peur de la mort
: si nous étions convaincus d'être immortels, le
désir de faire des enfants cesserait aussitôt (Que ce
soit par clonage ou sexualité).
...Bref, ce que je voudrais suggérer (et Jonas lui-même
se tient sans cesse sur le fil, comme oscillant entre deux lectures
de son propre texte), que la responsabilité devant les humains
du futur n'est en vérité que le miroir de notre
responsabilité devant nous-mêmes (c'est pour ça
qu'il semble qu'il faille que ce soient des hommes), ce dont je veux
pour preuve le fait que si toute vie humaine devenait de notre fait
impossible à l'avenir, s'il n'y avait tout simplement
pas de génération future pour l'humanité, notre
responsabilité ne s'en trouverait pas anéantie mais au
contraire
monstrueusement augmentée. C'est ce que je veux dire quand je
dis que la responsabilité ou la conscience
(Gewissen) est le "devant" lui-même qui n'est "devant" devant
rien ni personne…
Nous sommes devant par notre désir d'être humainement
(consciemment)
vivants et de transmettre la vie humaine, la
nôtre.
...Bref, la principale faiblesse de la position de H. Jonas me
semble
la suivante : il dit qu'il pense qu'il "vaut mieux" qu'il y ait de la
vie
plutôt que pas de vie, et qu'il y ait de la vie sous une forme
responsable
plutôt que sans forme responsable; il dit qu'il y voit un
"enrichissement
de l'être" (p.79, 93-94, 97) mais qu'il ne peut évidemment
pas le prouver ou le démontrer, et qu'à la limite il
n'aurait
rien à dire à qui prendrait l'"option" inverse (p.100) de
dire qu'il vaut mieux que la vie disparaisse plutôt que de la
voir
continuer. Donc, il me semble que la position consistant à dire
"Je pense qu'il vaut mieux que la vie continue, mais je suis incapable
de le prouver et donc cette position est logiquement équivalente
à la position contraire", est le type même de la position
nihiliste. Si l'affirmation "il vaut mieux que la vie continue" est
comme
sa négation indémontrable, ce n'est pas parce qu'on ne
peut
s'assurer de leur vérité mais parce que ni l'une ni
l'autre
n'est susceptible d'être vraie ou fausse, aucune ne revêt
les
caractères d'une proposition susceptible de recevoir une valeur
de vérité. Donc, il me semble qu'on est acculé
à
adopter soit une position nietzschéenne : vouloir indexer
l'être
ou la vie d'une valeur, c'est "gâter" ou "compromettre"
l'innocence
du devenir : il faut alors renoncer à penser en termes de
responsabilité,
et la brèche ouverte par la puissance de la technique reste
béante.
(quitte à y voir un avatar de la volonté de puissance aux
prises avec elle-même.) Soit il faut voir dans la
responsabilité
tout autre chose qu'une option que l'on pourrait librement (ou :
indifféremment)
adopter ou rejeter : ce par quoi nous sommes requis (donc ce qui ne
relève
ni de la vérité, ni d’un choix ; ce qui n'est pas vrai ou
faux, ce qui ne relève pas de la connaissance mais de
l'éthique.)
Autrement dit, c'est l'idée même de fonder
l'éthique
sur l'ontologie (H. Jonas, p.69) qui est à remettre en cause. Ou
encore, Lévinas contre Hans Jonas : l'éthique comme
philosophie
première. Nous n'avons pas à fonder la morale
puisque c'est elle au contraire qui nous requiert. Si la tâche
nous incombait de fonder la morale, elle ne pourrait pas
nous requérir de manière inconditionnelle.
("catégorique",
dit Kant). Kant définit la morale comme autonomie,
autoposition (ce qui est la manière de dire, de
l'intérieur
de la métaphysique, qu'elle n'a pas besoin d'être
fondée
puisqu'elle se fonde elle-même, qu'elle ne peut recevoir d'autre
fondement qu'elle-même.). Ce qui ne veut pas dire que
nous n'ayons qu'à l'agir et non à la penser. Nous avons
à la penser d'une façon qui ne consiste pas à la
fonder.
Nous
avons à penser pourquoi il n'est ni possible, ni
nécessaire
de la fonder. S'efforcer de penser la morale, c'est se donner
pour tâche de penser en quoi elle nous requiert, et en quoi c'est
cette requête qui fait de nous des hommes...
J.B.
Sylvain Reboul:
La morale est construite par nous, elle ne nous requiert qu'en tant
que nous nous obligeons nous-mêmes, du point de vue
de l'expression régulée de nos désirs, condition
de leur réalisation raisonnable.(Encore l'histoire de la route
vers
Paris
qui est censée nous conduire!)
E/ J'ai naguère avancé que l'expression "le corps
pense
et se pense" était incompréhensible, sinon impensable ;
en
concédant volontiers que l'expression "la conscience pense",
ne l'était pas moins. Sylvain Reboul m'oppose la
stérilité
de la proposition "la conscience pense", et la fécondité
supposée de la proposition "le corps pense". C'est
d'après
moi
une confusion. Si la formule "le corps pense" peut être un
programme
de recherche pour la biologie (et en particulier
pour les neurosciences), il n'y a à attendre de ce
côté
que des découvertes biologiques, précisément, et
non
pas des
découvertes philosophiques. S'en remettre à cette
formule,
c'est déserter notre tâche de penseurs et de philosophes.
Si le biologiste est dans son rôle en s'efforçant de
découvrir
comment la pensée est possible, c'est-à-dire quelles sont
ses
conditions de possibilité matérielles et biologiques,
il serait en revanche illusoire de s'attendre à voir
s'éclairer
par
ce côté en quoi consiste la pensée,
c'est-à-dire
quelle est son essence, et le philosophe déserte son rôle
et sa tâche s'il
croit que le biologiste va répondre à cette question
à sa place, alors qu'en tant que biologiste il ne peut
même
pas la
comprendre (elle n'a aucun sens pour la biologie.)
Je n'ai jamais dit qu'il suffisait de penser le corps pour penser la
pensée, mais que tout passe par le corps et le cerveau;
il faut aussi penser la technique, le symbolique, l'affectif,
l'histoire,
la culture, la politique, l'érotique, les intérêts,
les jeux du désir, les contradictions collectives et
individuelles,
les jeux de rôles (pour faire plaisir à Sylvain Thibeau)
les
stratégies des acteurs (y compris la stratégie
philosophique
et métaphysique de production ou d'orientation des croyances)
etc.(ouf!);
ce que je dis,c'est que la philosophie doit penser les limites, les
articulations
pour penser d'une manière féconde et utile (!) et ne pas
se contenter de gros concepts/gros sabots :les Essences; le Bien en soi
etc...(je suis plus aristotélicien que platonicien) qui
débordent
toutes les limites du raisonnable, voire du définissable: la
raison
est mise en relation, mesure, détermination, elle ne peut ni
connaître
ni penser l'inconditionné (là je suis en désaccord
avec Kant). Si l'on veut penser l'absolu alors il s'agit de mystique
indicible
et/ou poétique. En philo. rationnelle ce qu'on ne peut dire, il
faut le taire (Wittgenstein). A moins de vouloir utiliser la philo.
comme
une rhétorique sidérante, mais alors, à mon avis,
elle se transubstancialiserait en...mystique!
Conscience et neurologie.
La conscience n’est pas une chose ni une substance mais une
propriété
fonctionnelle du cerveau humain qui exige au moins trois types de
conditions
:
1) Des conditions neurologiques innées et/ou acquises
(réseaux neuronaux chimico-physiques programmés et
programmables).
2) Des conditions linguistiques et symboliques qui remanient
et surcodent les programmes neurologiques génétiques
initiaux.
3) L’expérience personnelle directe et indirecte
(transmise
par les autres) à la fois affective et cognitive du sujet, de
ses
relations au monde, aux autres et à soi
interprétées
par le truchement du langage. Elle sélectionne les programmes de
fonctionnement neurolinguistique du cerveau en fonction des
réussites
et des échecs adaptatifs. Elle rend possible un relatif
auto-apprentissage
et une non moins relative auto-programmation (plasticité de nos
structures neurologiques et de leurs réseaux fonctionnels)
Je ne suis pas d'accord avec vos trois conditions nécessaires pour l'émergence de la conscience. Tout d'abord, elle présuppose une vision très discrète du monde et en fait anthropomorphique: on est conscient ou on ne l'est pas.
C’est assurément faux. Socrate fût probablement plus conscient que je ne le serai jamais. La conscience est un phénomène continu : On est plus ou moins conscient.
Ensuite, vous me faîtes penser au débat qu’il y a eu il
y a quelques années dans la communauté scientifique
autour
de l’intelligence artificielle. Le maniement du symbolique n’a rien
à
voir avec l’intelligence et a fortiori avec
la conscience. Il y a aujourd’hui sur tous les moteurs de recherche
pour le Web, que vous utilisez, des programmes qui manient avec un
certain
brio le langage naturel (indexation textuelle /
résumé
textuel) et qui ne possèdent pas la
moindre intelligence et encore moins de conscience.
Cette précision étant donnée (qui écarte
vos conditions 2 et 3) nous pouvons
réfléchir à la condition 1 : Posséder un
réseau de neurones biologiques.
Est-ce indispensable ? Est-ce suffisant ?
Suffisant assurément pas : expérimentalement, il
existe
des réseaux de neurones biologiques et artificiels, et je n’ai
encore
jamais rencontré un neurobiologiste qui m’a prétendu
qu’il
y avait discerné un soupçon de
conscience.
Est-ce indispensable ?
Une question qui à première vue peut sembler absurde,
mais j’aimerais vous convaincre du contraire.
Regardons une fourmilière et comprenons l’énorme erreur
que nous commettons en nous l’imaginant.
Nous croyons voir un ensemble de fourmis. C’est une énorme
erreur.
Les fourmis n’existent pas, seule la fourmilière existe. Une
fourmi
est une sorte de cellule détachée d’un corps plus vaste
qui
est celui de la fourmilière.
Ecrasez une fourmi, vous ne tuez pas un être mais vous blessez
la fourmilière. Chaque fourmi, chaque cellule, chaque neurone a
un fonctionnement autonome délimité et fort simple.
Pourtant
ensemble, il émerge un comportement complexe
: recherche de plus court chemin, construction de termitières
climatisées, nids d’abeilles aux formes
géométriques,
réactions élaborées à des stimulus
extérieurs
, et pourquoi pas la conscience ?
La conscience et l’émergence me semblent deux notions intimement
liées. Si on l’admet, rien ne sert de comprendre le cerveau
humain
pour étudier la conscience, à travers la psychanalyse ou
la neurobiologie, il faut tout d’abord comprendre ce
phénomène
d’émergence par exemple dans les sociétés
d’insectes
ou dans les systèmes nerveux très simples.
Je ne suis pour ma part pas persuadé que l'on puisse un jour
comprendre le cerveau humain et la conscience, car quel est l'outil que
nous utilisons pour l'examiner ? Si notre cerveau était
suffisamment
simple pour que nous puissions
l’expliquer, nous serions alors trop bête pour pouvoir le
comprendre’.
(Gaechner pas sur ?, en tout cas Goedel a dit presque la même
chose
avec ses mots à lui...)
Cordialement,
Raphaël
1) Je parle du langage humain qui n'est pas un simple code signalétique machine et qui a besoin du langage humain pour être signifiant: la machine ne parle pas et donc ne pense pas.
2) Je parle de la conscience réfléchie accompagnée de la conscience de soi qui, elle, jusqu'à preuvre du contraire, nous distingue de l'animal.
3) Vous ne dites rien de l'expérience sélective du plaisir et de la douleur tributaire, chez l'homme, de la conscience de soi et des autres.
4) Je ne comprends pas pourqoi le cerveau ne pourrait pas s'efforcer
de se comprendre lui-même par une démarche scientifique
élargie
à d'autres sciences que la biologie mais sur un plan
d'immanence;
qu'elle autre compréhension
proposez-vous? Mystique/Mystère? Il pourrait encore s'agir de
la production du cerveau: toute la question est de savoir si elle
rendrait
possible une production d'hypothèses testables.
Cordialement, S.R
voir sur mon site (ou le forum) mes textes antérieurs sur "la conscience et le langage" et surtout "l'humaine condition" et ma réponse très récente sur Foi et raison
Link: Le
rasoir philosophique
Dans le sempiternel conflit entre la foi et la raison, ceux qui
portent
l’accusation infamante de scientisme visent le plus souvent l’emprise,
sur la pensée et la vie, du rationalisme scientifique, critique
et
technique moderne . A ceux qui croient que seule la (la leur) foi sauve
et qui veulent sauver la foi contre la raison et l’expérience je
dirais que leur leurs efforts rhétoriques et moralisateurs
n'empêcheront
en rien la médecine de tout mettre en œuvre pour manipuler le
génome
humain jusqu’à, si possible, en éradiquer le
vieillissement
et la mort naturelle. Nous verrons bien, alors, s’ils accepteront de
vieillir
et de mourir au nom de leur foi comme les témoins de
Jéhovah
refusent les transfusions sanguines.
Il ne s’agit pas de refuser le rationalisme, il s’agit de savoir que
la science ne répondra jamais à tout et surtout
d’être
prudent sur certaines applications de découvertes
récentes
et au demeurant fort mal assurées (les expériences
menées
actuellement sur le génome qu’il soit humain, animal ou
végétal
sont très loin d’être convainquantes sur la
validité
de
la 'théorie', par exemple: non-reproductibilité de
certaines
expériences :
http://www.larecherche.fr/VIEW/323/03230361.html
Je suis scientifique, rationnel et je plaide pourtant en faveur de
la plus grande prudence devant certains résultats scientifiques
: je ne connais pas une seule théorie qui se soit
révélée
vraie. Pourquoi aujourd’hui il n’est plus permis de douter du
progrès
triomphant alors que justement nous découvrons chaque jour les
dégâts
qu’il cause ?
> Raphaël
PS : quant à la fin de la mort, imaginons un instant que cette
magnifique découverte fût appliquée à
l'époque
où l'on brulait Copernic : and I said to myself, what a
wonderful
word...
1) La croyance n'est pas la foi: le première est douteuse la
seconde s'affirme comme disposant d'une certitude en une verité
révélée indiscutable car divine. Il y a des
croyances
rationnelles et raisonnables; la foi est suprarationnelle
(cf Pascal); ex: croire aux miracles ce n'est pas du tout la même
chose que croire à la théorie de l'évolution
2) Mon titre est "le rasoir philosophique"; je ne fait référence au rasoir d'Occam qu'au sens où il ne faut pas admettre d'hypothèse superfétatoire pour rendre compte d'un phénomène; donc je détourne ironiquement la référence.
3) La question des conditions de la pratique scientifique est une
interessante
question mais elle ne met pas en cause la validité de la
démarche
scientifique elle-même sauf lorsque ces conditions induisent la
fraude
vis à vis des règles
de cette démarche et la pervertissent; ce qui rend
nécessaire
d'en réaffirmer les exigences rationnelles. Ne jamais confondre
le vrai, le bien et le juste; ce que la foi, justement, confond
injustement.
4) Les sciences ne peuvent répondre à tout, c'est par
là qu'elles sont vraies, c'est à dire vraisemblables:
verité
relative et hypothétique,croyance qui se sait croyance). La foi
prétend répondre à tout mais sur un mode supra,
voire
irrationnel (mystères de la trinité, de la
trans-subtantiation
etc.); c'est par là qu'elle est illusoire, c'est à dire
vérité
absolue et qu'au demaurant elle ne peut produire aucune
hypothèse
testable, c'est à dire vérifiable et surtout
réfutable.
Il n'y a pas d'autre illusion idéologique que la croyance dans
l'absolu
(la foi).
Cordialement, S.R
S.R: d'accord
S.R:
2) Je parle de la conscience réfléchie
accompagnée
de la conscience de soi qui, elle, jusqu'à preuvre du contraire,
nous distingue de l'animal.
3) Vous ne dites rien de l'expérience sélective du
plaisir
et de la douleur tributaire, chez l'homme, de la conscience de soi et
des
autres.
S.R:
Attention métaphore!: le cerveau n'est pas et ne fonctionne
pas
comme une théorie mathématique fermée sur son
axiomatique:
il est un système ouvert et flexible qui produit son
organisation
(auto-programmable) au regard de
l'expérience et par la médiation du langage humain,
lui-même
ouvert (production de concepts et de procédures intellectuelles
nouvelles). voir Bricmal.
Que l'on ne pourra jamais tout connaître, c'est une
conséquence
de la démarche scientifique elle-même; ce n'est pas un
défaut,
c'est la condition de sa fécondité; ce que l'on ne peut
pas
mettre au crédit de la métaphysique!
L'humilité consiste à renoncer à la
métaphysique,
à faire son deuil de l'absolu et à faire le pari que les
sciences sont capables de produire des connaissances nouvelles qui
bouleversent
nos convictions antérieures sans prétendre dogmatiser
à
nouveau frais.
Cordialement,S.R
Bien entendu, mon langage a une influence déterminante sur ma
manière de penser. Pour être plus précis, je
dirais que c’est avant tout la culture qui la détermine, le
langage
n’en étant qu’une des émanations. Vous avez par exemple
une
vision anthropocentriste du monde, qui vient en droite ligne de la
culture
judéo-chrétienne : Dieu a fait le monde pour les hommes
et
nécessairement en cela ils diffèrent (ils doivent
différer)
par essence de tous les autres animaux.
Or, que nous montre l’analyse rationnelle des animaux ?
La culture n’est pas le propre de l’homme. Les chimpanzés,
par exemple, se transmettent entre les générations des
comportements,
des techniques, propre à leur tribu et différentes des
autres
tribus de singes la même espèce.
Instituer des règles sociales et des comportements sociaux
riches
en interactions n’est pas non plus le propre de l’homme. Chez les
singes,
les loups…, ont été observées des interactions
politiques
fort complexes : alliances pour la prise de pouvoir, séduction
intéressée…
La littérature, les mathématiques, les sciences, les
théories philosophiques du monde, l’art, reflètent non la
conscience, mais le degré de conscience qu’a atteint l’homme :
plus
élevé pour l’homme que pour le singe, plus
élevé
pour
le singe que pour le chat.
D’autre part, au regard des progrès de l’informatique
moderne,
l’échelle d’Auguste Comte qu’implicitement vous
référez
dans votre perception de la conscience, semble absurde. Les seuls
processus
cognitifs que nous savons
reproduire aisément (presque) sont les processus de ‘haut
niveau’
: la logique et la mémoire se modélisent fort bien dans
des
arbres. C’est pour cela que les ordinateurs savent corriger des fautes
d’orthographes, traduire des langues…
En fait, si la reconnaissance de la parole fonctionne, c’est uniquement
parce que nous savons modéliser les langues de manière
formelle.
La reconnaissance de phonème (processus dit de bas niveau)
fonctionne
mal, elle est corrigée par
la modélisation de la langue.
Ce n’est pas comme ça que fonctionne notre cerveau. Nous sommes
des cancres en logique en comparaison avec un programme. Notre
système
nerveux fonctionne par intuition, par ‘modélisation à peu
près correcte’. Je repense à un grand
mathématicien,
V. Vapnik , qui regardant le théorème d’un
étudiant
eut cette
phrase : It should be true.
Pourquoi voulez vous que la conscience, l’idée d’être
en vie, fonctionne différemment ?
Sur la forme :
Depuis l’affaire Sokal, il semblerait que la métaphore
scientifique
soit proscrite en philosophie. Je ne cherchais pas à tuer le
débat
en faisant étalage de connaissances, je voulais juste vous faire
comprendre que la
possibilité, que la conscience ne puisse pas être
expliquée
par la science, existe.
Sur le fond :
Il y a un théorème très intéressant qui
a été montré récemment par un
mathématicien
américain, David Wolpert : sur tous les problèmes, tous
les
algorithmes d’apprentissage se valent. Ce qui, en d’autres termes,
signifie
qu’on ne peut pas apprendre sans a priori. Notre cerveau est capable
d’apprentissage,
et plus d’imagination, mais il le fait avec des a priori
conséquents
sur le monde, à travers notre culture, notre histoire, et notre
génome. C’est cette bivalence entre plasticité et a
priori
qui fait qu’aujourd’hui nous pouvons échanger des idées.
D’autres a priori entraîneraient certainement d’autres
idées,
et pas d’a priori le néant.
Si nous allions encore plus loin, en nous posant la question
suivante:
D’où viennent ces a priori ?
Après un détour par la génétique, nous
plongerions dans la métaphysique…
Cordialement,
Raphaël
Cordialement, S.R