Sciences et philosophie.

Dialogue sur: "Heidegger, les sciences et la technique", entre Jacques Bonniot, professeur de philosophie et écrivain (Paris), Sylvain Thibeau , ingénieur et Sylvain Reboul
Dialogue sur "Conscience et neurobiologie"entre Raphael Féraud, ingenieur/docteur/chercheur à Paris et S.Reboul (cliquez sur "Conscience")



Jacques Bonniot est co-auteur de "La sensibilité", "Autrui" et "50 fiches de lecture en philosophie" chez "Bréal Editeur" en 2 tomes; dernier tome paru en janvier 2000:
"De Hegel à la philosophie contemporaine"

Dictionnaire des philosophes(100)par Sébastien Blanc et Jacques Bonniot, Alphabac Philosophie, Albin Michel-Education, août 2000.
"Le nombril", Editions du Seuil (nouveau)
"Levinas, le visage de l'autre", Seuil 2001 (nouveau)
Site de Jacques Bonniot



Heidegger, les sciences et de la technique.

Lettre de Jacques Bonniotà Sylvain Thibeau :

Merci pour ton mot, Sylvain.

Les discours contre la technique sont-ils l’expression ou le symptôme d’un malaise face à la technique, d’une
impuissance à s’adapter à la technique et au monde moderne qui en découle ?

A cet égard, il y a une bonne critique de l'intégrisme écologique dans Le nouvel ordre écologique de Luc Ferry. C’est
un livre assez effrayant par ce qu’il nous décrit des discours actuellement en vogue parmi les écologistes américains,
ceux de l’écologie " dure " ou " fondamentale ", dont s’inspirent sans le dire les mouvements écologistes européens.

Sur la technique, je ne suis pas sûr de comprendre la cohérence de ta position : tu dis à la fois que la technique n'est pas
neutre et qu'elle est un simple instrument. Or normalement un instrument est indifférent aux fins auxquelles on le fait
servir et est "neutre" en ce sens là, même si évidemment il y a une grande différence entre celui qui s'en sert et celui qui
la subit (à la guerre par exemple), mais cette différence n'est pas à proprement parler imputable à "l'instrument" en
lui-même. (Par exemple un char reste un char quelque soit le camp qui y a recours et quelles que soient les causes
défendues à travers son usage).

Pour moi la référence principale pour penser la technique est Heidegger. En gros, il dit que l'impression que la
technique serait un simple instrument et qu'elle serait "neutre" (= que tout dépendrait de l'usage qu'on en fait, qu'on
pourrait en faire un "bon" ou un "mauvais" usage, comme par exemple un usage civil ou militaire de l'atome ; donc que
la technique n'aurait pas de "nature" mais pourrait être indifféremment ployée à n'importe quelle fin) constituent une
seule et même illusion. Nous sommes pris dans cette illusion tant que nous restons aveuglés par notre désir de maîtriser
le monde. Pour lui la technique est le projet fondamental de l'Occident (visant à se rendre toujours plus "maître et
possesseur de la nature" comme écrit Descartes), mais ce projet est fondamentalement illusoire = nous ne voyons pas à
quel point c'est lui qui nous dicte nos choix, nos priorités, nos conduites.

Il aboutit à la société de consommation (= le bonheur conçu comme exploitation toujours plus effrénée de la nature
rendue possible par la technique comme sommation du monde naturel). = la technique somme et contraint la
nature de se mettre toujours plus au service des besoins, des désirs et des fantasmes humains. La technique est une
violence faite à la nature, elle est une des façons pour l'homme de se rapporter à la nature, façon dans laquelle il se
comporte lui-même comme une simple force naturelle (ça, Marx l'écrivait déjà). Mais cette façon se présente comme le
seul mode possible de rapport à la nature pour quiconque vit à l'intérieur du monde de la technique. (= on va "apporter"
la technique au Tiers-Monde pour le faire "décoller", on va évaluer toutes les sociétés humaines à partir des critères
issus du seul monde de la technique, comme si le projet occidental était le seul projet possible ou viable, respectable
pour l'humanité tout entière (on va évaluer le PNB par habitant, etc. ça, ça rencontre peut-être un écho en toi, Sylvain.)

Ce qui peut sembler plus surprenant, c'est qu'il (Heidegger) renverse les rapports habituellement conçus entre science et
technique : loin que la technique soit une simple retombée des découvertes scientifiques, elle est ce qui meut le
scientifique depuis le départ (Descartes et Bacon disent effectivement cela). Autrement dit, la science ne serait qu'un
détour pour accéder à une maîtrise toujours plus grande de la nature. La science ne se développe que là où le
développement technique bute sur une impossibilité d'avancer tant qu'on n'a pas mieux compris la nature ("on ne
commande à la nature qu'en lui obéissant". Bacon. La façon d'affecter des fonds à la recherche, que ce soit par l'Etat ou
par l'entreprise, ne contredit peut-être pas cette idée...)

Et deuxièmement, pour Heidegger, la science et la technique sont l'aboutissement ultime de la métaphysique.(et non pas
une "sortie" hors de la métaphysique : aux yeux de Heidegger, jamais l'humanité n'a été aussi profondément, et à ses
yeux dramatiquement, plongée dans la métaphysique qu'à l'époque moderne = nous n'en avons absolument plus
conscience). La métaphysique consistait à demander pourquoi les choses existent, à exiger d'elles qu'elles nous "rendent
raison" de leur existence ("Pourquoi y a-t-il quelque chose en général et non pas plutôt rien ?" ; "Rien n'est sans une
raison suffisante devant être rendue", Leibniz). Or la technique consiste à arracher et à produire concrètement cette
"raison d'être" des choses. Cette "raison d'être" des choses produite par la technique est toujours la même : les choses
existent pour pouvoir être ployées au service de l'homme, mises à sa disposition et contraintes de mettre à son service
l'énergie qu'elles recèlent. Par exemple la fission nucléaire consiste à " dire " (ou plutôt à montrer, à manifester, à
faire devenir réalité) que l'atome existe pour que l'énergie qu'il contient puisse être mise au service des besoins de
l'homme. Or cet "asservissement" de la nature n'est jamais énoncé comme tel mais toujours présupposé dans le monde
soumis à la technique. C'est pourquoi Heidegger écrit que le nucléaire est la vérité du monde moderne : le lieu où
apparaît comme "mis à nu" le présupposé fondamental sur lequel nous vivons (et donc dont nous avons une peine
presque infinie à prendre conscience, parce que nous ne sommes même plus en état de concevoir qu'il pourrait en aller
autrement... Et Heidegger va chercher chez les penseurs grecs présocratiques la trace et la "preuve" qu'un autre rapport
au monde et à la nature a un jour été possible pour les hommes, et donc que l'horizon de la technique n'est pas
nécessairement l'horizon ultime et indépassable de l'humanité (sans nostalgie d'un retour en arrière, mais en gardant
ouverte la possibilité qu'un jour un rapport nouveau et inouï au monde devienne possible, par delà l'ère de la technique
et de la métaphysique.)

Amicalement, Jacques. 


Lettre de Sylvain Thibeau :

En ce qui concerne le marxisme dans les Eléments de Culture Générale, j'ai simplement été surpris du poids mis sur la
critique (exacte) du marxisme.

Je suis assez d'accord avec ce que tu dis: côté illusoire de vouloir contrôler la nature. (Rq: je ne comprends pas trop
pourquoi tu utilises un jeu de mots "consommer = sommer et contraindre". Personnellement, j'ai déjà assez de peine à
essayer de comprendre ce qui est écrit, alors si en plus il faut jouer avec le langage...) Je n'ai pas trop saisi ce que veut
dire "faire violence à la nature".

Est-ce que cela veut dire que la nature comme les êtres humains aurait des sortes de droit ? Je me demande bien
lesquels. Que l'homme doive faire attention à l'environnement où il vit me paraît évident. Qu'il ait certaines précautions
par rapport au vivant, pourquoi pas. Mais "faire violence à la nature" me parait assez flou.

(Rq: je ne pense pas que les pays du G7 aient l'intention ou le projet d'apporter la technique au Tiers-Monde pour le
faire décoller. Les transferts de technologie, par exemple dans l'industrie pétrolière, sont des sujets très sensibles, et ne
sont jamais effectués sans contreparties "lourdes").

N.B. Il me semble qu’on " vend " des technologies et des brevets au Tiers-Monde. Dans le monde arabe, il y a un
discours assez prégnant : prenons simplement la technologie à l’Occident sans nous laisser " polluer " ou envahir par
leur idéologie, leurs valeurs… C’est un discours que nous avons entendu chez des intellectuels marocains, et qui me
semble supposer qu’on pourrait " couper " la technique de l’idéologie qui l’accompagne. Pour voir à quel point c’est
problématique, il suffit de se rappeler les débats enflammés sur les antennes " paradiaboliques " censés – pas forcément
à tort - être le vecteur de la pénétration des idées et des modes de vie occidentaux dans le monde arabe. Dans la
première moitié de ce siècle, O. Spengler écrivait qu’il ne fallait pas faire de transfert de technologie vers le
Tiers-Monde, sinon cela accélérerait le " déclin de l’occident " - c’est le titre de son livre. Il me semble que les
théoriciens du " tiers-mondisme ", dans les années 70, disaient exactement le contraire). (J.B).

Je n'ai pas compris l'évaluation des sociétés humaines par rapport à la technique. D'autre part faire de la technique un
projet occidental me paraît discutable. Les acteurs ont selon moi été nombreux (Chine aux premiers siècles, monde
arabe au moyen-âge), traduire la prédominance actuelle (et pour combien d'années ? La recherche aux US est largement
effectuée par des asiatiques) du "monde occidental" en donnée immuable reste à discuter. La "technique" de l'époque
antique ne vient elle pas largement du Proche-Orient ? (pour ce qui est de l'architecture ou de l'invention de la roue par
exemple).

Je trouve intéressant ce que tu écris concernant le rapport entre science et technique. Cela me parait être rempli de bon
sens. Pour le positionnement de la science et la technique par rapport à la métaphysique, je dois dire que je n'ai pas de
point de vue, étant donnée ma méconnaissance de ce qu'est la métaphysique.

Je n'ai pas trop saisi pourquoi "la technique consiste à arracher et à produire concrètement cette "raison d'être" des
choses". Le fait même de chercher une "raison d'être des choses" me paraît étrange. Je ne pense pas en tout cas que cela
soit du ressort de la science que de déterminer cette raison d'être des choses. La technique permet effectivement
l'exploitation de la nature, mais je ne comprends pas en quoi cela induit une raison d'être des choses. J'ajoute que je
trouve bizarre que la technique ne soit pas "remerciée" pour permettre à l'homme de mieux comprendre son
environnement, ce qui pour moi participe à sa quête métaphysique (je me lance): positionnement de l'homme dans le
vivant (avec la Biologie) ou dans l'espace (avec la Physique). Je suis d'accord que ces positionnements sont relatifs, et
ne remplacent pas d'autres types de positionnements (par rapport aux idées, par exemple). Cependant, ils contribuent à
faire avancer le schmilblick.

J'ai la sensation (que j'ai du mal à définir) que les philosophes (je devrais bien sûr dire "certains philosophes")
reprochent à la science d'avoir mis un pied dans cette quête métaphysique sans leur autorisation. Pour la même raison,
ces mêmes philosophes vont critiquer les neuro-sciences et les manipulations génétiques (ceci ne voulant bien-sûr pas
dire que je suis pour le clônage des êtres humains pour fabriquer des banques d'organes !!!!) (Sylvain Thibeau) 


 Lettre de Jacques Bonniot à Sylvain Thibeau :

Le "jeu de mots" sommer/consommer, n’était pas conscient. Je cherche simplement un mot plus clair pour ce que les
heideggeriens plus "orthodoxes" appellent l'"arraisonnement de la nature" (Gestell en allemand), "arraisonner la
nature". Il m'a semblé que le verbe "sommer" : sommer la nature de nous fournir des matières premières et de l'énergie
(comme on " somme " quelqu'un de se rendre ou de s'expliquer) était plutôt plus clair... Heidegger prend l'exemple de la
centrale hydraulique sur le Rhin qui "somme" ou "contraint" le fleuve à nous fournir de l'énergie, transformant ainsi le
fleuve en un réservoir d'énergie à la disposition de l'homme.

Est-ce que les philosophes veillent sur leur "pré carré" en tentant d'empêcher les scientifiques (ou la science) de
s'aventurer sur le terrain de la métaphysique ? C'est possible, mais pour Heidegger, c'est quand même un peu plus
compliqué, dans la mesure où la métaphysique n'est pas ce qu'il défend (= protège), mais ce dont il pense qu'il faudrait
parvenir à sortir, et ce dont il entend montrer que ni la science, ni la philosophie, ni la technique ne nous permettent de
sortir... Pour ma part, la démarche des scientifiques qui s'efforcent d'établir un dialogue avec la philosophie m'est
infiniment sympathique, mais cela donne parfois des résultats aberrants par pure méconnaissance élémentaire de la
philosophie. (je pense à des dérapages d'H. Reeves, H. Atlan, B. d'Espagnat et d'autres, qui pour dialoguer avec la
philosophie feraient bien de dialoguer avec des philosophes qui "tiennent la route" au lieu de se croire eux-mêmes
compétents en philosophie (par exemple, H. Reeves fait un usage aberrant du concept (freudien) de pulsion de mort,
dans Patience dans l'azur, je crois.). Il me semble que le grand public et les médias stigmatisent les philosophes (ou les
sc. de l'homme en général) qui disent des aberrations scientifiques (cf. le livre sur les "Impostures intellectuelles"), et
ils ont raison, mais personne habituellement ne relève quand un scientifique dit une absurdité en philosophie
(l'interprétation d'Aristote par Hawking dans Brève histoire du temps est à mourir de rire, tout comme l'interprétation
de Hegel par d'Espagnat dans A la recherche du réel, un bon livre par ailleurs.) R. Jacquard vient de publier une Brève
philosophie à l'usage des non-philosophes que je n’ai pas encore lue mais dont je crains le pire : Oui à
l'interdisciplinarité, non à la confusion des genres !

Jacques. 


 Lettre de Sylvain Reboul aux deux:

Un petit mot sur la reprise des thèses heideggeriennes à propos des sciences et des techniques : Il me semble que nous
vivons dans une réalité technique et que moins de technique pour résoudre les problèmes de la technique est absurde, la
nature ne peut rien faire pour nous et elle n'en a rien à faire; ce qu'il faut c'est non pas abandonner le projet de maîtrise
mais l'améliorer, compte tenu du développement de nos connaissances scientifiques (écologie, médecine etc..)

De ce point de vue les techniques ne sont pas neutres, mais c'est dire qu'elles peuvent être plus ou moins dangereuses ou
bénéfiques ; condamner toutes les techniques en bloc, me parait aussi intelligent que celle qui consistait à couper la
main des voleurs et pourquoi pas, puisque tout homme peut l'être, de tout homme capable de voler.

Pour dépasser la volonté scientifique de puissance, il conviendrait de supprimer la mémoire et l'histoire des hommes,
au profit d'une conception contemplative, poétique et passablement nébuleuse pour ne pas dire numineuse, de l'Etre
déifié (Nature ou Etre de l'étant). D'ailleurs, Heidegger ne s'y était pas trompé qui, à la fin de sa vie appelait un dieu à
la rescousse: "Seul un Dieu peut nous sauver!"

Pour moi, la société moderne ne peut que se réformer et améliorer l'usage qu'elle fait des moyens dont elle dispose, mais non pas abandonner ce qui répond au désir de puissance que les hommes ont d'abord transféré aux Dieux et
qu'aujourd'hui, puisqu’ils ne croient plus vraiment en ceux-ci et que sciences et techniques sont là pour répondre à leurs
désirs; cette évolution m'apparait irréversible. À moins de souhaiter une forme de totalitarisme religieux ou politique ou les deux, je ne vois pas comment on peut changer les hommes en leur demandant de renoncer volontairement au pouvoir que leur confère la démarche scientifique et technique. L'impuissance, aussi contemplative et poétique qu'elle soit, n'est ni possible ni souhaitable et ne l'a jamais été.

Penser pour transformer le monde et non pour nous interdire d'agir ou nous résigner à subir un environnement hostile me
paraît la seule attitude raisonnable.

Amicalement, S.Reboul 


Lettre de Jacques Bonniot à Sylvain Reboul :

Quelques réflexions sur tes réactions à propos de la technique :

1/ Je ne pense pas que la question soit : plus ou moins de technique. En tout cas, Heidegger dit explicitement (dans
" Gelassenheit ", Sérénité) qu'il est impossible de faire machine arrière, c'est le cas de le dire, et de se passer de la
technique. Il ne s'agit pas de faire des "passages à l'acte" (comme dirait Freud), de rejeter ou d'adopter la technique,
mais d'abord de se la donner à penser et de penser notre rapport à nous, hommes de la modernité, à la technique. Or ce
que dit justement Heidegger de la technique quand il entreprend de la penser (dans La question de la technique), c'est
que la technique n'est nullement quelque chose que l'on puisse choisir ou repousser, que le caractère fondamental
de la technique à l'époque moderne, c'est qu'elle détermine de fond en comble notre rapport au monde au point
qu'il soit douteux que nous soyons capables de prendre la mesure de la façon dont elle conditionne notre existence
quotidienne, et de la façon dont notre existence tout entière s'ordonne et s'organise à partir d'elle et autour d'elle.

2/ Améliorer le projet de maîtrise ? Oui, mais le verbe "améliorer" reste bien vague tant que l'on ne détermine pas
quels critères vont permettre de mesurer s'il y a ou non "amélioration". Donc je donnerais pour ma part comme
"contenu" à cette "amélioration" : se rendre maîtres de notre propre projet de maîtrise, ne pas partir dans les
surenchères de prouesses techniques et ne pas donner dans la "folie technologique" (= le principe : " tout ce qui peut se
faire doit être fait ".). Apprendre à dominer nos propres pouvoirs et ceux que nous mettons en branle par la technique
(comme la puissance nucléaire par exemple.) L'amélioration ne peut plus être seulement accroissement de nos
pouvoirs, mais prise en compte des effets de nos actions. La nature n'est plus le milieu " hostile ", menaçant et
apparemment tout puissant qu'elle a pu sembler aux premiers hommes, mais ce qui nous est confié, ce qui est mis sous
notre garde et que nous avons le pouvoir redoutable de détruire.

Et là je réponds à Sylvain (Thibeau) : je ne pense pas que nous ayons des devoirs envers la nature (la nature n'est pas
une personne et donc n'a pas de "droits" à opposer à l'action de l'homme (sinon dans les théories à mon sens délirantes
de "Gaïa", la terre comme être vivant, et des théoriciens de l'écologie fondamentale qui étendent abusivement la notion
de droits, et de façon dangereuse me semble-il : des "droits" non seulement des animaux, des plantes mais encore de la
nature comme telle vont instantanément se retourner contre toute action ou initiative des hommes, comme si ces actions
n'étaient pas elles aussi des réalités naturelles. Cf. Marx : " l'homme se comporte vis à vis de la nature comme une force
naturelle "). C'est seulement vis à vis de l'avenir, des générations futures que nous sommes comptables de l'état dans
lequel nous leur laisserons la nature (dans la mesure où pour la première fois dans l'histoire humaine, nous sommes
capables de décisions et d'actions dont les conséquences courent sur plusieurs millions d'années (déchets radioactifs).)
La technique nous donne la possibilité d'obérer ou d'hypothéquer de façon déterminante l'avenir de la vie sur la terre, la
nature telle que nos descendants vont l'hériter non "des mains du créateur" (Rousseau), mais de nos mains à nous. (cf. H.
Jonas, Le principe responsabilité).

3/ Il ne s'agit pas de condamner la technique en bloc. Heidegger ne le fait jamais. Et je donne quitus à Sylvain
Thibeau : oui, il y a sûrement une part d'ingratitude envers la technique. Nous ne savons plus ce que nous lui
devons. Sans doute ne l'avons nous jamais su. Mais nous ne pourrons jamais surmonter cette " ingratitude " si nous
n’entreprenons pas de penser la technique et notre rapport à elle.

Heidegger dit et redit sans cesse que ce n'est pas la technique (encore moins les techniques !) qui est dangereuse, mais
l'essence de la technique ; or "l'essence de la technique n'est rien de technique" (in La question de la technique), pas
plus que l'essence de l'homme n'est un homme. Et Heidegger rend même à la technique le plus grand hommage qu'il
puisse lui rendre : il lui reconnaît d'être "elle aussi un mode de dévoilement", et même le mode de dévoilement
privilégié de l'époque moderne. (" Elle aussi ", c'est-à-dire comme l'art, la poésie, la philosophie, la science.) La
technique nous livre une certaine vérité sur la nature, nous-mêmes et nos pouvoirs (même si Heidegger insiste par
ailleurs qu'elle n'est qu'un des modes de dévoilement alors qu'elle tend à recouvrir ou à invalider tous les autres :
c'est sur ce point précis uniquement que porte sa "critique" de la technique.)

4/ Un être déifié ? Non, ce n’est pas ce que veut dire Heidegger. Heidegger n’a même à la limite qu’une seule chose à
nous dire sur Dieu : c’est que Dieu et l’Être n’ont rien à voir l’un avec l’autre. L'Etre dont parle Heidegger n'a aucun
des attributs qui sont ceux de Dieu dans la métaphysique traditionnelle : il est fini, il a une histoire, il n'est pas, bien sûr,
une personne, il n'est pas créateur... Pour Heidegger, dès qu'on parle en termes de création, on ne pense plus l'Être. Pour
lui, l'onto-théologie (= le fait de confondre Dieu et l'Etre) est le point d'aveuglement maximum de la métaphysique, le
point auquel la question de l'être est le plus radicalement méconnue et oubliée. Donc, pas d'être déifié! Tout le travail
de Heidegger par rapport à la métaphysique consiste à s'efforcer de démêler les fils embrouillés de l'être et de Dieu
pour penser la question de l'Etre en dehors de toute approche théologique (la confusion, accomplie par la métaphysique
chrétienne se préparant déjà dans la pensée grecque avec Platon (l'Agathon, l'idée du bien comme réalité suprême) et
chez Aristote (Aristote entrelaçant les questions métaphysiques sur l'origine première de toute chose et les motifs
théologiques sur l'Ens realisimum, comme traduira St Thomas d’Aquin). Pour Heidegger le Dieu chrétien n'est en tout
état de cause qu'un étant (= une chose qui est) et ne nous parle pas plus de l'Etre que n'importe quel autre étant. Si Dieu
existe (= en langage heideggerien, s'il est un étant), il faudra s'interroger sur l'être de cet étant, c'est-à-dire se demander
ce que signifie, pour un tel étant (infini, éternel, tout puissant, etc.) le fait d'exister. L'éventuelle existence de Dieu ne
peut à la limite que compliquer la question de l'être, jamais la résoudre. Simplement, parce qu'on a cru trouver dans
un Dieu créateur la réponse à la question du sens de l'être, cette fausse solution a obstrué dès le départ la question au
point qu'il soit impossible de la poser et de la penser, puisqu'on pensait avoir toujours d'avance la réponse. Mais si tu
continues à confondre Dieu et l'Etre, tu n'es aux yeux de Heidegger pas plus exempt de l'illusion métaphysique que toute
la théologie chrétienne. On pourrait parler d'une sorte d'onto-théologie négative" qui survivrait même à la mort de Dieu
(Nietzsche), l'idée de Dieu continuant d'empêcher "post mortem", si l'on peut dire, que soit pensée la question de l'Être.

5/ Une conception contemplative ? Non, Heidegger ne promeut jamais une conception simplement "contemplative", ni
de la vie, ni de la philosophie. Au contraire : pour lui il s'agit de préparer une action qui soit une action véritable.
"Nous ne pensons pas encore l'essence de l'agir" (première phrase de la Lettre sur l'Humanisme). La question de
l'agir est liée à la question du nihilisme : tant que nous ne savons pas en quoi consiste agir, tant que nous croyons
encore qu'agir, c'est appliquer une théorie, tant que nous sommes prisonniers d'une opposition entre vie active et
vie contemplative, nous n'agirons pas et ne ferons que nous agiter. Or cette agitation ne fera qu'activer le
déploiement et l'avènement du nihilisme (cela, Nietzsche le savait déjà qui parlait de la "dangereuse distinction" entre
théorie et pratique, et qui disait que tout effort pour contrecarrer l'avènement du nihilisme ne pouvait que le hâter et
l'approfondir. Le rejet de la distinction théorique/pratique vient même de beaucoup plus loin, de Kant en particulier
dans "Sur l'expression : il se peut que ce soit vrai en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien".) La contemplation
(Heidegger dirait plutôt : la pensée) a pour tâche de préserver la possibilité d'une action véritable. On retrouve donc
(comme avec le thème du "dieu à venir"), la question de l'autre commencement (que Nietzsche appelle :
renversement de toutes les valeurs) et du "pas en dehors du nihilisme et (=) de la métaphysique" (Il faut comprendre :
le nihilisme est la métaphysique elle-même, l'essence la plus dissimulée de la métaphysique, soit le fait que toute la
métaphysique n'est que ressentiment contre l'être ou, dirait Nietzsche, le devenir. Heidegger dirait : l'oubli de
l'être.)

"Seul un dieu peut nous sauver" ? Cette phrase de Heidegger vient de l'interview au Spiegel, où cette idée n'est pas
du tout développée. A mon avis, il faut écrire "dieu" avec une minuscule dans la mesure où en tout état de cause, ce
"dieu" bien hypothétique ne saurait être le Dieu unique, judéo-chrétien. Sur le thème (nietzschéen : "Bientôt deux mille
ans et pas un seul dieu nouveau !" + dans le Zarathoustra, les dieux à venir sont les "sans nom", " Namenlose", à qui
seuls les hymnes à venir pourront donner un nom), on a très peu de chose puisque les seuls cours où Heidegger
développe ce thème, en particulier les "Beiträge", ne sont pas encore traduits en français. De toute façon, il s'agit de
"l'autre commencement" (là encore une thématique située dans une filiation nietzschéenne) : pour Heidegger, il ne peut
s'agir d'un simple "retour" du divin (de Dionysos par exemple). De toute façon, il s'agirait pour Heidegger d'un dieu
libre de toute emprise métaphysique (cf. sur ce thème J. Derrida, De l’esprit), d'un dieu en dehors de l'onto-théologie,
d'un dieu qui apparaîtrait dans la lumière de l'être et qui donc ferait partie du monde (dans le " Geviert ", le
"Quadriparti", le monde est constitué de la terre et du ciel, des mortels et des immortels. De même que chez Héraclite
les dieux ont besoin des mortels pour se savoir immortels (Cf. Eléments de culture générale p.31), de même peut-être
demain, dans une pensée libre de toute métaphysique, les hommes pourraient-ils avoir à faire face à un ou des immortels
pour se connaître comme les mortels ? Ce sont là des pistes très vagues. Il faudrait une lecture attentive des Beiträge
(cours de Heidegger à ce jour non traduit en français). Je pense

qu'il y a aussi, en y regardant bien, une origine hölderlinienne de cette thématique chez Heidegger.

Heidegger "appelle-t-il un dieu à la rescousse" ? C'est oublier que l'improbable venue d'un dieu "à venir",
précisément, dépend de la capacité ou de l'incapacité de l'homme à l'accueillir, c'est-à-dire à faire une place au divin.
Pour les grecs de l'Antiquité, seuls les hommes (et non les animaux et les plantes) étaient les mortels parce que seuls ils
étaient des vis-à-vis pour les dieux. Seuls ils étaient ouverts à la dimension du divin (ils étaient les "animaux religieux",
pour faire court ; cf. ce que dit Heidegger (dans L'origine de l'oeuvre d'art) sur le Temple grec sur la colline qui
ouvre un monde, le monde des hommes précisément, le monde de l'homme grec fait de la confrontation des mortels
et des immortels, que nous retracent les tragédies grecques. Heidegger pense ici le Temple non comme un étant situé
dans le monde, dans l'espace géométrique euclidien, mais comme ce à partir de quoi un monde humain peut
s'ouvrir. Il est donc tout à fait douteux que l'homme moderne puisse ainsi "faire face" au divin, donc qu'un dieu puisse
jamais venir, sans qu'il y ait forcément à voir là un progrès... Qu'est-ce qui pour nous ouvre le monde ? La technique
probablement, c'est en quoi elle est un mode du dévoilement et conditionne notre rapport au monde. Vraie
question : qu'est-ce que se savoir mortel lorsque l'on ne fait face à aucun immortel ? Il ne nous reste plus (c'est la
formule du nihilisme, en l'absence d'un autre commencement) qu' "à décliner à la face du dieu absent."

6/ Un "environnement hostile" ? Décréter la nature "hostile", c’est prêter une intention (hostile) à la nature, c'est
prendre le contre-pied de la proposition métaphysique : la nature est faite pour l'homme (finalisme), les melons sont
faits pour être mangés en famille, la nature est mise à la disposition de l'homme. Or "prendre le contre-pied d'une
affirmation métaphysique, c'est produire une autre affirmation métaphysique" (Heidegger, Lettre sur l’humanisme.)
C'est pourquoi Nietzsche inversant le platonisme ne sort pas pour autant de la métaphysique, mais l'inverse et continue à
la déployer (de façon ultime, sans doute, en explorant ses ultimes retranchements.) Décréter la nature hostile, c'est
s'engouffrer dans les projets prométhéens de la domestiquer, de la chevaucher (projets de l'Ex-Urss de détourner les
fleuves de leur lit, de triompher de la nature : or qui dit triomphe dit guerre et lutte.) C'est pourquoi pour Heidegger le
marxisme est un avatar de la métaphysique (thèse de l'autoproduction de l'homme comme être naturel, l'homme devient
causa sui (cause de soi-même) comme le Dieu de la métaphysique.) Donc je pense qu'il faut être plus prudents et que le
geste à l'égard de la métaphysique ne peut être qu'un geste complexe (pas un simple geste de refus : tous les refus
ne seront qu'autant de dénégations pas lesquelles nous nous croirons dispensés de penser la métaphysique pour
pouvoir en sortir). Par exemple ce que dit H. Jonas sur la nature comme ce qui nous est confié, ce qui est sous notre
garde et dont nous sommes comptables devant les générations futures, me semble plus " prudent " que la déclarer hostile
ou ayant pour finalité de servir à la gloire et au confort de l'homme. La nature étant à la fois ce qui conditionne notre vie
(notre milieu), ce dont nous ne pouvons tirer les conditions de notre vie que par un travail et le déploiement de
techniques (ce qui inclut donc bien un moment où l'on se mesure à elle et où on la soumet à nos exigences), et aussi
désormais ce que nous pouvons détruire et qui donc nous est confié, est mis sous notre garde (par nous-mêmes en
quelque sorte, ou si l'on veut par la technique qui nous met entre les mains les moyens de la détruire...) 


Lettre de Sylvain Thibeau à Jacques Bonniot :
 
 

Pour les rapports entre philosophie et science, je suis tout à fait d'accord avec ce que tu écris. […]

Pour ce qui est de la nature, je ne suis pas tout à fait satisfait de la phrase "C'est seulement vis à vis de l'avenir, des
générations futures que nous sommes comptables de l'état dans lequel nous leur laisserons la nature". Je suis grosso
modo d'accord, mais j'ai l'impression qu'elle porte un a priori sur le fait que "la conscience" (peut-être que ce n'est pas
le meilleur mot) ne se trouve que dans l'espèce humaine. Je me dis qu'il n'est pas impossible (je n'ose pas écrire "qu'il
est fort probable") que d'autres espèces animales (terrestres) accèdent un jour à la conscience (dans quelques millions
d'années), et que d'autres êtres conscients existent dans l'univers (il semble aujourd'hui acquis qu'il n'y a rien de plus
banal que des planètes autour d'une étoile, et des étoiles il y en a des paquets. avec toutes les gammes de cuisson
(pression, température, humidité...) imaginables. Donc je trouve ton approche de la nature très centrée sur la seule
espèce humaine. (Ce qui ne veut pas dire que je plonge dans le New Age, avec l'amour des cailloux et des vagues).

Tout à fait d'accord avec le point 3.

Pour la suite (réponse à Sylvain R), je pédale un peu dans le choucroute, même si ton "point 6" me semble plein de bon
sens !

Sinon, j'ai une toute petite remarque concernant nos dernières discussions. Tu parles souvent d'Heidegger, sans vraiment
dire si tu soutiens ses propos, ou si tu les considères comme sérieux (puisque venant d'Heidegger), ou encore si c'est
une opinion comme il peut y en avoir plusieurs... J'aimerais connaître la réponse !

Ciao a tutti !

Sylvain 


Jacques Bonniot:

Salut Sylvain Thibeau,

Tu me demandes en substance ce que je reprends à mon compte des positions et des analyses de Heidegger que je
rapporte.

1/ Sur la question de la technique, sa position me semble incontournable, ce qui ne veut pas dire indépassable.

Tous ceux qui aujourd'hui s'efforcent de penser la technique se positionnent par rapport à Heidegger, avec toute la
graduation pouvant aller de l'adhésion la plus massive au rejet le plus total des analyses de Heidegger (je pense à G.
Hottois, Simondon, J. Ellul, J. Brun, et je crois aussi Axelos qui présente Marx comme un " penseur de la technique ".

Je suis frappé par l'extrême différence entre "La question de la technique" (1953) et "Gelassenheit", "Sérénité" (1959),
les 2 principaux textes de Heidegger sur la technique.

"La question de la technique" me semble un texte complètement ouvert, frayant une voie nouvelle et posant pour la
première fois dans l'histoire de la pensée la question de la technique comme telle, la technique en tant que question
philosophique. Axelos veut faire de Marx un "penseur de la technique", mais à mon avis il se trompe : Marx ne pense
que le machinisme et la révolution industrielle (ce qui n’est déjà pas si mal !), ou la mutation de l'outil à la machine, qui
pour lui n'est pas un simple approfondissement ou une complexification de l'outil, mais un retournement des rapports
entre l'homme travaillant et ce avec quoi il travaille. Pour moi, jamais Marx ne pense la technique en tant que telle, pour elle-même.

"Sérénité" (Questions III, Gallimard, p.159-181) me semble au contraire un des textes les plus "faibles" de Heidegger
: Heidegger me semble y être complètement dans une impasse. C'est là qu'il dit que la vérité du monde moderne est
d'être "l'âge atomique" (Gallimard p.170, 179). Il s'efforce de préserver la possibilité d'une pensée qui ne se réduise
pas au simple calcul au service de la technique (ce qui lui semble le plus grand péril de notre époque) et finit par
préconiser de "se servir de la technique comme ne s'en servant pas" (p.177 ; cf. Lettre sur l'humanisme, Questions III
p.82) (c'est-à-dire sans sombrer dans la fascination pour la technique), alors qu'il a lui-même montré que la technique
n'était pas un simple instrument, n'était pas neutre mais déterminait de façon radicale (et indifférente aux prises de
parti pour ou contre la technique, qu’elle rend dérisoires et sans objet.) notre rapport au monde, aux autres et à
nous-mêmes.

Pour moi, je dirais que la technique joue un rôle de révélateur de nos fantasmes, de nos désirs ou de nos angoisses (cf.
ce que j'en dis dans les Dissertations de philosophie, Albin Michel Education, p.52-53.). La technique joue sur les
limites de notre condition humaine, déplaçant voire reculant en effet certaines limites (possibilité de parler ou de voir à
distance en temps réel, possibilité de voler voire de se soustraire à l'attraction terrestre, etc.) Mais la technique génère
en même temps toutes sortes d'illusions et donne à penser que toutes les frontières de la condition humaine sont
"transgressables" : elle doit donc être soumise à une critique qui permette de discerner la part de fantasme générée par
la technique (j'ai vu une émission sur le clonage humain aux USA qui était hallucinante : les gens rêvaient à haute voix,
disant qu'ils pourraient ne plus être seuls et se générer des doubles ; fantasmant sur le fait d'abolir la succession des
générations : pouvoir avoir un enfant qui soit à la fois son frère jumeau, donc avec qui on soit à la fois père/frère/double
ou mère/soeur/double, fantasmant explicitement sur l'inceste sans voir là le moindre problème ni apparemment être
effleurés par les problèmes d'identité probablement insolubles que cela soulèverait...) D'après ces exemples, il me
semble que la psychanalyse pourrait avoir un rôle majeur pour permettre à l'homme de se mettre face aux désirs ainsi

générés ou plutôt sans doute révélés, et permettre de découvrir en quoi ils posent éventuellement problème. Le médecin
qui disait s'apprêter à se lancer dans le clonage humain avait recours au bon vieil argument de la "folie technologique" :
puisque ça peut techniquement se faire, ça se fera nécessairement/inévitablement un jour, donc autant que ce soit moi.
Ce qui évite de se poser la question des fins que l'on poursuit, et constitue à mes yeux une formidable régression
mentale. Refuser de poser la question des fins que l'on poursuit à travers le développement technique, cela revient à
faire de la technique une sorte de substitut de l'instinct auquel l'homme obéit aveuglément, de façon comme
somnambulique (abdiquant donc la raison en lui.) C'est là que pour moi doit intervenir la raison comme faculté des fins
(ceci s'adressant plus particulièrement à Sylvain Reboul) : la raison est la seule instance nous permettant de mettre à
distance nos actes, de nous demander quelles fins nous poursuivons à travers eux et si ces fins sont rationnelles ou du
moins dignes d'un être rationnel. Donc pour moi la raison n'est pas seulement instrumentale (raison au service de nos
désirs la mieux à même de nous dire comment parvenir à les satisfaire) mais instance critique nous permettant de
nous interroger sur le sens de ce que nous désirons, et sur notre droit à le réaliser : sur ce point, je suis donc un
kantien classique !

2/ Sur la question du "dieu à venir", je ne suis pas du tout Heidegger sur ce terrain. Ce n'est pas ce que je retiens de
Heidegger, ce n'est pas ce qui m'intéresse chez lui. C'est Sylvain Reboul qui a lancé le sujet, je me suis donc efforcé d'y
répondre : disons que mon souci est qu'au nom de ça, nous ne nous sentions pas dispensés d'aller voir ce qu'il y a par
ailleurs d'intéressant chez Heidegger : qu'on ne réduise pas la pensée de Heidegger à cela, même si je reconnais que
cette thématique tient une place importante dans sa pensée, place encore difficile à définir en France vu que rien n'est
traduit sur ce sujet.

J'ai aussi voulu suggérer que ce n'était pas aussi "absurde" que cela peut sembler au premier abord, même si encore une
fois je ne suis pas personnellement Heidegger sur ce terrain.

Une idée que j'ai oublié de signaler plus tôt, et qui me semble importante pour Heidegger, c'est que le divin est plus
ancien et plus fondamental que le dieu ou les dieux. Le divin est une possibilité de l'homme, ce à quoi l'homme peut
être ou n'être pas ouvert (nous dirions plus volontiers aujourd’hui : "sensible") ; un dieu, ce n'est jamais que le divin
pensé comme un simple étant (donc une simple chose : un dieu est une substantialisation du divin, ou une " réification "
du divin : le divin ravalé au rang d'une simple chose). Le(s) dieu(x) est(sont) alors un étant dont on peut, comme on
voudra, affirmer ou nier qu'il "existe", peu importe. Le Dieu judéo-chrétien n'échappe pas à cette approche : il est
aux yeux d'Heidegger simplement "l'étant suprême", donc une simple chose "sous la main" (= disponible, que nous
pouvons tenter de " manipuler " à notre guise) comme dirait Heidegger : par la prière par exemple, on peut s'efforcer de
disposer de lui. Dans les Eléments de culture Générale (Ellipses) p.63-64, j'essaie de penser le divin sans tomber sous
le coup de cette critique, à partir des analyses de Lévinas en particulier (sur la " prière sans demande "). Dans les
Dissertations de philosophie (Albin Michel) p.81, je suis assez " heideggerien " dans mon approche, en tentant de
penser le divin (je dis là : le sacré) comme une (simple) possibilité de l'homme.

Mais encore une fois, je ne reprends pas à mon compte cette thématique du dieu à venir. Je suis pour ma part plutôt un
autre fil : Heidegger entreprend de "déconstruire" l'onto-théologie (= la confusion entre Dieu et l'être) et de poser la

question de l'être hors de toute perspective théologique (= hors de toute quête d'un étant suprême, d'une cause du monde,
etc.) Il me semble possible de la même façon de maintenir ou plutôt de poser enfin la question de Dieu hors de tous les
attributs qui sont traditionnellement les siens dans le cadre de la métaphysique (et hors de toute approche ontologique).
C'est ce à quoi je m'essaie rapidement page 77 des Eléments de Culture Générale. (C'est aussi la problématique
centrale du livre de J-L. Marion : Dieu sans l'être). C'est en partie la problématique de Hans Jonas dans Le concept de
Dieu après Auschwitz : en fait, il sacrifie un attribut de Dieu (la toute puissance) pour préserver ou sauvegarder deux
autres attributs non moins métaphysiques : son infinie bonté et sa cognoscibilité (= le fait qu'il soit connaissable par
l'homme). C'est l'aspect décevant, de ce point de vue, de ce livre qui compte beaucoup pour moi par ailleurs. Il (Jonas)
ne sort pas vraiment d'une perspective métaphysique et ne "déconstruit" que très partiellement le concept du Dieu
classique.

3/ Sur la question politique, l'impasse heideggerienne est effrayante, mais elle peut être très diversement interprétée.
(elle est en effet très complexe). Ce qu'on peut dire au minimum, c'est que sa pensée n'appelait pas nécessairement une
réflexion sur la politique (en effet absente, pour l'essentiel), et au pire qu'elle la rendait impossible. De même, on peut
dire au minimum que sa pensée ne contenait rien (à une réserve près, que je ferai plus tard) qui le retienne dans son
adhésion au nazisme, et au pire que tout (ou du moins une partie), l'y poussait. Sein und Zeit (= Être et temps, 1927 :
l'ouvrage principal de Heidegger, et en un sens son seul vrai livre, puisqu'à part Sein und Zeit, il n'a publié que des
cours, des conférences + la Lettre à Jean Beaufret sur l'humanisme) se terminait sur le Dasein (l'"existant" si on veut :
c'est l'homme qu'il désigne ainsi) d'un peuple, et une réflexion sur l'histoire. (Cela n'aurait pas dû être la fin du livre :
une deuxième partie était prévue, qu'Heidegger n'écrira jamais : donc il ne faut pas "surinterpréter" le fait que Être et
Temps termine là-dessus.). A la fin de Être et Temps, le Dasein n'est plus simplement le fait d'un individu, il y a aussi
le Dasein d'un peuple. Or dans les textes politiques de 1933, Heidegger en appelle sans cesse au "Dasein du peuple
allemand" pour appeler à voter oui au référendum de Hitler. (Il compromet donc lui même au moins la terminologie
philosophique de Etre et Temps dans son "embardée" ou son "dérapage" politique, comme on voudra dire. Ce qui est,
du point de vue de sa pensée, assez aberrant, puisqu'il refuse précisément que la pensée philosophique ait à être
"appliquée" ou relayée par une pratique politique : donc là, quelque chose aurait pu et dû le retenir, non dans le
"contenu" de sa pensée mais dans la place et la tâche qu'il assigne à la pensée.

Donc à mon sens la lamentable "aventure politique" de Heidegger est une sorte de " passage à l'acte ", au sens
freudien, qu'il ne pense pas de l'intérieur de sa démarche de pensée.) En un sens, c'est même encore pire : il ne s'adresse
pas à chaque allemand en tant qu'individu pour lui demander de répondre "oui" au référendum : il dit que le Dasein du
peuple allemand ne peut que répondre présent à l'appel que lui lance le Führer... Ceci peut même avoir un rapport avec
le thème du dieu à venir, puisqu'il parle du "feu du ciel", de l'éclair qui sillonne le ciel pour venir féconder la terre, et
cela apparemment n'était pas étranger au verbiage de la propagande nazie... (Deux exemples de textes parmi les "pires"
: "Le Führer ne demande rien au peuple allemand [en l'appelant au référendum] : Il donne bien plutôt au peuple la
possibilité la plus directe de la décision libre et suprême : le peuple tout entier veut-il sa propre existence (en allemand
: " son propre Dasein "), ou bien ne la veut-il pas ?" (10 novembre 33) et "Le chancelier du Reich vient de parler. Aux
autres nations et aux autres peuples, maintenant, de décider. Nous autres [= les allemands], nous sommes déjà décidés."
(17 mai 33). On ne trouve chez Heidegger ce genre de textes qu'en 1933, jamais après ; + il ne s'agit à l'évidence pas de
textes philosophiques, mais d'allocutions prononcées dans le cadre de manifestations officielles, ou d'articles publiés
dans les journaux locaux ; deux circonstances qui, à mes yeux, je m’empresse de le dire, n'excusent nullement
Heidegger).

On peut poser la même question sur la pensée de Heidegger : dans quelle mesure rend-elle possible une éthique ?
(comme : rend-elle possible ou impossible une pensée politique ?) Ce qui est sûr, c'est qu'il n'a pas développé une telle
"éthique". Il a développé en revanche une critique de l'"éthique" ou de la "morale", comme il a développé une critique
de la "logique". De même que la "logique" n'est pour lui qu'une fossilisation du logos grec ( = à la fois langage et
raison. La logique est le fossile de la pensée, la pensée à l'état fossile) (cf. Lettre sur l'humanisme, Questions III
p.75-77), une pensée qu'on ne pense plus et qui ne donne plus à penser, de même l'éthique ou la morale n'est qu'une
fossilisation et une codification en termes d'interdits et de devoirs de l'éthos de l'homme (= de la façon dont il existe,
dont il habite le monde et s'y comporte.) Toutefois, ce n'est là qu'une simple piste qu'Heidegger n'approfondira ou ne
suivra jamais (sauf, en partie et dans une tout autre perspective, dans l'analytique du Dasein à propos de la distinction
entre existence authentique et existence inauthentique (dans Etre et Temps.) (et aussi, éventuellement, son commentaire
sur le " choeur d'Antigone " définissant l'homme comme plein de ressources/sans ressource, plein d'issues/sans issue et
comme étant, "de toutes les choses étrangement inquiétantes au monde, la plus inquiétante"... Cf. Les Eléments de
Culture Générale p.158.)

Seulement, justement, là (c-à-d dans Être et Temps) la perspective n'est pas "éthique" mais ontologique :
Heidegger dit explicitement que l'existence inauthentique n'est pas moins décisive et pas moins révélatrice de l'être du
Dasein que son existence authentique... (c’est elle au contraire qui est prise comme fil conducteur constant pour
déployer l’analytique du Dasein).

Nulle part (à ma connaissance : je réserve mon jugement sur les cours non encore traduits en français…) il n'entreprend
vraiment une "remontée" vers l'éthos de l'homme comme il entreprend celle vers le logos dans Acheminement vers la
parole (Gallimard).

Amicalement,

Jacques Bonniot. 


Sylvain Reboul à Jacques Bonniot:

Bonjour Jacques,

Sur l'essence de la technique comme volonté de maîtrise de l'étant (y compris de l'étant humain empirique) dans l'oubli
de l'Etre, je n'ai rien à dire ; sauf que cette volonté me parait irréversible ; ce que pense, en effet Heidegger qui dit que
cet oubli est le fait même de l'Etre qui se dispense en se retirant ; ce langage n'est pas le mien, mais, après tout,
pourquoi pas: la poésie et la rhétorique sont libres! Mais ce qui me gène plus c'est cette volonté de faire revenir
l'historialité de l'Etre en deçà des sciences et des techniques en assignant à la philosophie un rôle qui m'apparaît pour le
moins dépassé par le mode moderne de dispensation de l'Etre! La poésie me paraîtrait plus appropriée à une remise en
cause de cette relation, de maîtrise au monde que la philosophie (à moins de confondre les deux, ce qui présente aussi
des risques sur le plan éthique et politique).

Ceci dit je pense que la raison a un rôle à jouer dans la détermination des justes fins de nos désirs, mais que ce rôle
n'est pas celui de Dieu qui sait tout à l'avance de ce qui est bien et mal en fonction de son infinie bonté et de sa toute
puissance; il est plus modestement une mise en conformité de nos pratiques et de l'usage de nos techniques aux
présupposés fondateurs (régulateurs) de la démocratie libérale et des grands équilibres de la biosphère.

Tous nos désirs ne sont pas raisonnables mais tous ne sont pas déraisonnables: s'il est déraisonnable de vouloir se
reproduire à l'identique du point de vue de l'autonomie des individus (clonage complet), (ce qui est d'ailleurs une
illusion qui repose sur l'idée fausse que l'identité génétique est l'identité personnelle de l'individu), il ne l'est pas de
mettre en pratique des thérapies transgéniques pour guérir de maladies handicapantes graves, en modifiant un code
génétique déficiant!

Les techniques ne sont pas neutres mais elles sont plus ou moins avantageuses et/ou risquées à court et/ou à long terme
et en l'absence nécessaire, dans nos sociétés laïques, de recours au sacré pour justifier la décision politique et
législative, je ne vois pas comment faire autrement que de décider démocratiquement après un débat public
contradictoire qui met en avant des arguments pragmatiques raisonnés en termes d'avantages et de risques pour la
démocratie libérale et ses présupposés régulateurs (droits de l'homme et équité sociale): ce qui n'a rien à voir avec un
argumentation métaphysiques détachée de l'expression de nos désirs concrets. Nous sommes dans l'étant (l'immanence),
et, à moins de vouloir y faire intervenir le divin ou, ce qui revient au même, telle ou telle conception métaphysique de
l'Etre improuvable empiriquement, ce qui serait contraire à la théorie et la pratique de la démocratie, restons-y!

Ceci dit tu as raison, la nature n'est pas hostile, elle est indifférente, si l'on admet que LA nature n'existe pas autrement
que comme l'ensemble des phénomènes et des lois expérimentables dépourvus de conscience, d'intention et de
finalité(s) mise à part celles des organisme vivants; si elle nous permet vivre (jusqu'à quand?) c'est qu'elle est
artificialisée ; la question de savoir si cette artifialisation s'opère en bien ou en mal pour l'avenir et les générations qui
nous suivrons (si tout se passe bien) est de notre responsabilité, mais le problème de savoir si celle-ci suppose une telle
débauche de théologie négative de l'être, qu'il ne faut pas confondre avec Dieu; mais qui en reprend l'autorité
transcendante ne me semble pas propre à résoudre concrètement les menaces écologiques et surtout politiques et
économiques qu'ils faut, avant tout, reconnaître comme objet d'expérience ontique pour pouvoir agir. Je suis un
pragmatique, mais je ne m'interdis pas les jugements réfléchissants!

Entièrement d'accord quant à l'absence chez Heidegger d'une pensée éthique et politique éclairante, ce qui devrait nous
mettre la puce à l'oreille quant aux limites de sa critique (?) de la modernité.

Amicalement, Sylvain. 


Jacques Bonniot :

Quelques menues précisions :

A/ Sur le rapport science/technique chez Heidegger : Je pense pouvoir formuler plus nettement la position de
Heidegger : c'est à partir de l'essence de la technique qu'il faut s'efforcer de penser la science moderne, et non à
l'inverse à partir de la science qu'il faut entreprendre de penser la technique ; ou en des termes qui ne sont pas les
siens : c'est la science qui est un avatar ou un épiphénomène de la technique, et non l'inverse. 



 

Sylvain Reboul:

Opposition trop simple: l'articulation entre sciences et techniques est à double-sens, par exemple l'astro-physique
(domaine de Levy-Leblond) met en jeu autre chose que des finalités utilitaires: elle vise une connaissance globale pour
la connaissance en elle-même; même si des applications (retombées indirectes) sont possibles, ce n'est pas son but. Il
est juste de dire que il n'y aurait pas de sciences sans expérimentation scientifique et que celle-ci, pour être objective,
requiert l'usage de techniques instrumentales, comme il est juste de dire que ces techniques permettent la quantification,
c'est à dire la modélisation mathématique de la "nature" artificialisée (re)produite en laboratoire (donc sa connaissance
rationnelle en tant que sciences dures).; mais cela n'implique pas que l'usage technique commande toujours les finalités
des sciences. Il est juste de dire que la soumission utilitariste de la recherche scientifique à la technique est l'effet de la
politique de recherche et des intérêts économiques, sociaux, voire politiques (conquête de l'espace) qu'elle met en
oeuvre. Je ma méfie du mot "essence" qui permet d'évacuer la complexité de l'histoire des sciences et des techniques et
de leurs rapports socialement déterminés au profit d'une vision globale et a priori, qui n'est pas testable ; cela me
semble un argument d'autorité (!) 


Jacques Bonniot:

(P.S. : Je ne comprends pas, malgré cela, comment J-M Lévy-Leblond peut écrire que "la science n'a pas fécondé la
technique avant la deuxième moitié du 19e siècle"... 


Sylvain Reboul:

Levy- Leblond parle de la technique scientifique industrialisée qui, en effet, s'est développée à partir du 19ème siècle 



 

Jacques Bonniot:

...ni ce qu'il veut dire quand il dit que la fission nucléaire n'est pas "contrôlée", ni comment il peut dire que la guerre
contre le cancer "n'a pas été gagnée" : il y a cinquante ans, on ne guérissait aucun cancer, le cancer était mortel à 100 %
; aujourd'hui, on guérit environ 50 % des cancers ; OK, on ne guérit pas encore 100 % des cancers ; mais qu'est-ce que
cela prouve ? Qui a dit combien de temps il faudrait pour guérir 100 % des cancers ?

De la même façon, dire que pour l'instant la plupart des expériences de clonage sont un échec me semble n'avoir aucun
intérêt et n'apporter rien au débat. OK, ce ne sera peut-être pas pour dans "quelques décennies", mais dans un siècle :
qu'est-ce que ça change ? Le débat n'a de sens que si l'on suppose le clonage techniquement possible. Donc, sauf à
prouver le contraire, il a sens. A moins de supposer que M. Lévy-Leblond donne lui-même dans la "folie
technologique", et donc ne voit pas d'autre moyen de formuler son opposition au clonage qu'en disant qu'il n'est pas, en
fait, techniquement possible…)... 


Sylvain Reboul:

Entièrement d'accord avec ta critique: le non-réussite actuelle n'infirme en rien la (non) valeur du projet de réussir! 


Jacques Bonniot:

...B/ Sur la critique de la logique et de l'éthique chez Heidegger : Nulle part il n'entreprend vraiment une "remontée"
vers l'éthos de l'homme comme il entreprend celle vers le logos, dans Acheminement vers la parole en particulier
("Penser contre la logique ne signifie pas rompre des lances en faveur de l'illogique mais seulement ceci : revenir dans
sa réflexion au logos et à son essence telle qu'elle se manifeste au premier âge de la pensée." Lettre sur l'humanisme,
Gallimard p.129.). C'est au contraire ce qu'entreprend, dans sa perspective, H. Jonas dans "Sur le fondement
ontologique d'une éthique du futur", in Pour une éthique du futur, (Rivages/Poches p.69-116).

C/ Sur les différentes formes de l'écologie : J'avais écrit que Luc Ferry (Le nouvel ordre écologique) soulignait la
filiation entre les mouvements écologiques européens et l'aile la plus dure de l'écologie américaine (qu'il nomme
écologie profonde, ou écologie fondamentale). En fait, c'est essentiellement à Michel Serres (Le contrat naturel) qu'il
s’en prend, l’accusant de masquer ses sources américaines "compromettantes" (aux yeux de Luc Ferry) et d'avoir
subrepticement introduit en France, sur le plan du débat d’idées, les thèses de l'écologie "dure". (L. Ferry, Le nouvel
ordre écologique p.33).

Luc Ferry distingue 3 sortes ou 3 "degrés" d'écologie :

1/ L'écologie humaniste et anthropocentrique : il faut préserver la nature parce qu'elle est le milieu nécessaire de
l'existence humaine. La valeur de la nature est tout entière dérivée du fait qu'elle est la condition de la vie humaine. Il
faut protéger la nature de la folie des hommes, c'est l'intérêt bien compris de l'humanité. (position "cartésienne", pour
faire court : position humaniste classique voire radicale, qui n'accorde de valeur à la nature qu'en tant que milieu naturel de la pensée et de l'action des hommes ; principale faiblesse à mes yeux : elle ne reconnaît aucune spécificité de statut à l'animal rabattu sur le même plan que les simples choses.) (Voir les recherches d’Elisabeth de Fontenay sur la question du statut ontologique de l’animal.)

2/ La Position "utilitariste" : il faut éviter autant que possible la souffrance dans le monde, et rendre possible le
maximum de bien-être et de bonheur chez tous les êtres doués de sensibilité, donc humains et animaux confondus,
éventuellement hiérarchisés (éviter la souffrance animale autant qu'elle n'est pas absolument indispensable au bien-être des hommes). Cette position introduit un droit des animaux (et une violation possible de ce droit par les hommes), mais pas de la nature en tant que telle. (à ce courant, L. Ferry fait l'objection principale suivante : que signifie le mot "droit" s'agissant d'un être qui est incapable de revendiquer et d'exercer des droits, et ce non pour des raisons accidentelles (du fait de son état d'enfance ou de maladie par exemple), mais pour des raisons essentielles, pour des raisons tenant à son être même (les animaux sont essentiellement muets sur leurs "droits" :
nous seuls pouvons leur en prêter ou les leur refuser : les animaux ne sont pas sujets du droit : peuvent-ils en être objets?
 Peuvent-ils avoir des droits, eux qui n'ont du fait de leur être même aucun devoir ?).

3/ Position de l'écologie profonde (" dure ") ou fondamentale : La nature en tant que telle est sujet de droit. Il y a un
devoir absolu à protéger l'équilibre des écosystèmes, et de la vie en général. A vrai dire, l'homme seul menace et met en
péril ces équilibres à travers lesquels la vie se maintient. Il faut donc considérer l'homme comme un prédateur
particulièrement dangereux, et considérer et juger ses actes et ses interventions sur le milieu naturel (qui n'est plus
simplement l'environnement humain) non en fonction des intérêts ou des avantages qu'il en retire, lui (individuellement
ou en tant qu'espèce), mais en fonction des avantages ou des inconvénients que ces interventions présentent du point de
vue de la nature considérée comme un tout : c'est ici l'intérêt de l'espèce humaine qui est subordonné à l'intérêt de la
nature en général (comme l'intérêt d'une cellule serait subordonné à l'intérêt de l'organisme dont elle fait partie.)

(critique de cette position : la nature a tous les droits mais n'a bien sûr aucun devoir. L'homme au contraire n'a que des
devoirs envers la nature. L'intervention de l'homme n'est pas pensée en tant que phénomène naturel, c'est-à-dire
qu'elle n'est pas pensée du tout. (cf. K. Marx : l’homme se comporte vis à vis des forces de la nature comme étant
lui-même une force naturelle.) L'intérêt que la vie se maintienne plutôt que le contraire est constamment présupposé sans
que rien ne vienne le justifier)... 


Sylvain Reboul:

Le droit des animaux n'a aucun sens rationnel direct (les animaux ne peuvent devenir sujet de droit sans que l'on
s'interdise de les manger, voire de les instrumentaliser, ne serait-ce que comme animaux de compagnie ; il est plutôt
l'effet d'une identification sensible de l'homme à l'animal, dont l'explication peut être liée à la sensibilité animale et à
notre propension à nous identifier à elle par projection : ce qui veut dire que l'on étend la morale affective dont parle
Rousseau à l'animal, peut-être pour échapper au fait que la mise en oeuvre de l'éthique inter-humaine est trop souvent
décevante. L'animal au contraire de l'homme semble répondre sans problème à notre amour ; sa sensibilité qui semble
ressembler à la notre (sauf les poissons car ils ne crient pas; c'est pourquoi la pèche est mieux supportée que la chasse)
est transformée en instrument servile de notre désir d'aimer et d'être aimé! (il ne lui manque que la parole et
heureusement sinon les choses deviendraient moins simples!).

Donc derrière l'animal, cherchons l'homme! Les zoos (et les parcs soi-disant naturels) existent pour le plaisir des
humains, pas pour préserver les animaux du contact avec les humains et/ou leur rendre un culte moral (les respecter
comme sujets de droit). 



 

Jacques Bonniot:

...Je m'aperçois avec surprise que L. Ferry classe H. Jonas dans cette troisième catégorie (Le nouvel ordre écologique
p.32 : il lui reproche plus précisément que le Principe Responsabilité soit devenu la "Bible" de l'écologie
fondamentale, donc peut-être seulement de s'être fait "récupérer" par ce courant), ce qui est me semble-t-il une erreur :
Jonas dit explicitement le contraire, à savoir que l'obligation de "veiller" et de "conserver" la nature est strictement
subordonnée à l'exigence de préserver l'humanité : "En soi, la capacité de responsabilité oblige à chaque fois ses
détenteurs à rendre possible l'existence d'autres détenteurs futurs. Pour que la responsabilité ne disparaisse pas du
monde - tel est son commandement immanent – il faut qui il ait des humains à l'avenir." (H. Jonas, Pour une éthique du
futur, p.93-94)

D/ Sur la question de l'homme et de l'humanisme : D'où : passage à la question de Sylvain Thibeau :

"Pourquoi n'aurions-nous que des devoirs envers l'homme, pourquoi en avons ou en aurions-nous, pourquoi pas envers
la vie en général (y compris extra-terrestre…)? ".

Sur l'humanisme, Heidegger affirme le lien indéfectible entre humanisme et métaphysique. "Tout humanisme se fonde sur
une métaphysique ou prétend en fonder une." ("Lettre sur l'humanisme", Gallimard p.87). S'il affirme clairement que
tout humanisme est prisonnier d'une métaphysique, il semble penser que, réciproquement, toute métaphysique se
présente nécessairement sous la forme d'un humanisme. (idem, p.87). Or il est clair que l'anti-humanisme contemporain
(par exemple sous la forme de l'écologie profonde que bien sûr Heidegger n'a pas pu connaître), se présente à son tour
comme une forme du discours métaphysique (ne faisant qu'inverser les propositions traditionnelles de la métaphysique.)... 


Sylvain Reboul :

D'accord. 


Jacques Bonniot :

...Kant écrit que d'êtres rationnels finis, nous ne connaissons pas d'autre exemple que : l'homme. (Critique de la raison
pure). Heidegger écrit (Être et Temps) que du Dasein, nous ne connaissons pas d'autre exemple que : l'homme. H. Jonas
écrit que "l'homme est le seul être connu de nous qui puisse avoir une responsabilité." (Pour une éthique du futur,
pp.76, 92).

Qu'est-ce à dire ? Que l'homme est (pour autant que nous le sachions) l'unique spécimen d'une catégorie qui en droit
pourrait accueillir une infinité d'autres êtres empiriques (donnés dans la nature, mais que précisément il ne nous a pas
été donné jusqu'à présent de rencontrer). Autrement dit, cette position, qui peut sembler intenable, évite de sombrer dans
une "anthropologie philosophique" qui ne ferait qu'extrapoler à partir des propriétés empiriques de l'espèce humaine... 


Sylvain Reboul:

Je ne peux pas "connaître" d'autres propriétés qu'empiriques et personne d'autre non plus! A moins de penser qu'il y
aurait une "connaissance" métaphysique fondatrice d'une morale (ce qu'évite justement Kant pour fonder celle-ci sur la
"croyance" dans la liberté métaphysique). 


Jacques Bonniot:

...Pour moi, nous ne sommes pas en charge des "extra-terrestres" tant que nous ne pouvons pas leur nuire. Notre
responsabilité s'étend exactement là jusqu'où s'étend notre puissance, ni plus, ni moins. (H. Jonas, Pour une éthique du
futur, p. 70 Rivages/Poches). Nous recevons notre responsabilité de nous-mêmes, ou, ce qui revient au même, de la
technique pour autant qu'elle nous donne des pouvoirs qu'il nous est possible de penser... 



Sylvain Reboul:

"De nous-mêmes dans et par l'usage que nous faisons des techniques": Ce n'est pas ma voiture ou la route qui me
conduisent à Paris, mais moi qui emprunte la route et conduit la voiture! 


Jacques Bonniot:

..."Dans la mesure où le vivant relève de ma sphère d'action, il est exposé à ma puissance. Exposé à ma puissance, le
voici donc en même temps confié à elle." (Pour une éthique du futur, p.80). Nous devenons responsables de la
nature, nous en devenons les gardiens ou les dépositaires, dans l'exacte mesure où nous sommes devenus capables
de la détruire. 


Sylvain Reboul:

"Confier"? par qui et pour quoi? est-ce un cadeau de Dieu, un prêt à rendre, une valeur en soi? mais qui décide sinon
nous-mêmes d'en faire une valeur qui nous transcenderait? Si nous sommes responsable du vivant, c'est que nous
sommes vivants et que nous avons besoin du vivant pour vivre (manger, caresser, etc...). 


N.B. : Jacques Bonniot :

A mon sens, confiée par nous-mêmes, nous la recevons de nous-mêmes mais non en tant qu’êtres
empiriques (c’est-à-dire nous ne pouvons pas choisir de nous la confier ou non) mais en tant qu’êtres rationnels ne
pouvant se soustraire à la puissance de la raison en nous. 


Jacques Bonniot:

H. Jonas bute à l’évidence sur un problème, lorsqu'il dit qu'être responsables de quelque chose, c'est toujours
solidairement être responsables devant quelqu'un ou quelque chose (Pour une éthique du futur p.77). Il dit que
l'instance devant laquelle l'homme est responsable est la conscience (Gewissen, la conscience morale, et non
Bewusstsein, la conscience de soi), et il remarque aussitôt que cela ne nous avance à rien et ne fait que reporter le
problème, puisque reste entière la question de savoir d'où elle tire ses critères et sur quoi se fondent ses décrets. (Cf.
mes Plans-Types de philosophie, Série L, p.44-47). Je pense en effet que poser ainsi le problème mène à une impasse... 


Sylvain Reboul:

Tout à fait d'accord. 


Jacques Bonniot:

Je crois qu'il faudrait au contraire dire que la conscience (Gewissen) est en l'homme le "devant" lui-même (pas devant
qui ou quoi). Autrement dit, la conscience, la responsabilité, la capacité de se tenir "devant", de répondre de ses actes,
d'être requis par une responsabilité (mais requis par personne) seraient une seule et même chose, qui serait notre
humanité elle-même (pensée cette fois de façon radicalement non anthropologique). Autrement dit, nous ne sommes
jamais responsables que de la responsabilité elle-même (de maintenir ouverte la possibilité de la responsabilité : cela,
H. Jonas le dit presque : p.90 par exemple)... 


Sylvain Reboul :

La conscience de la responsabilité de chacun vis-à-vis de son humanité, affirmée comme une évidence métaphysique,
me paraît de plus en plus comme un tour de passe-passe rhétorique : cela signifie que l'on reconnaisse tous les hommes
comme également dignes de respect, ce qui est une position morale respectable mais non démontrable. C'est un postulat,
ou principe régulateur, qui ne peut valoir que dans et pour des sociétés individualistes; en quoi sont-elles
universellement préférables ? Pour moi j'en suis, mais pour les autres?... Je ne peux qu'essayer de leur montrer
qu'aujourd'hui, la reconnaissance de cette universalité est nécessaire pour limiter le risque mondialisé du cassage de
gueule généralisé et de l'extermination indifférenciée de l'espèce ; autrement dit la question de la démocratie pluraliste
est devenue une question mondiale de vie ou de mort pour l'espèce, ce qui universalise la responsabilité en effet et dans
les faits (et de ce point du vue plus utilitariste -j'en conviens sans honte!-, Jonas n'a pas tort). 


Jacques Bonniot :

Donc, pourquoi "choisir" la version 1/ de l'écologie (selon Luc Ferry), pourquoi ce privilège exorbitant accordé à
l'homme (question de Sylvain Thibeau) ? Pas parce que l'homme a une conscience (Bewusstsein) : rien n'exclut que les
animaux aient une forme de conscience, qu'il y ait continuité et transitions infinitésimales entre inconscience absolue (ou
absence totale de conscience) et conscience réfléchie, sans parler des extra-terrestres…

Simplement parce que nous sommes responsables de préserver la responsabilité, la nôtre et celle, à venir, de nos
descendants. De la responsabilité (éventuelle) d'autres êtres, nous ne savons rien et sur elle nous n'avons sans doute
aucun pouvoir. Elle n’est pas de notre ressort et donc ne nous incombe pas . Un pouvoir purement aveugle (= dont
nous n'avons aucun moyen de prévoir les effets) ne peut fonder aucune responsabilité. Pourquoi est-ce devant les
générations (sous entendu, implicitement : d'hommes !) à venir que nous sommes responsables selon H. Jonas ? "C'est
avant tout l'accusation que comporte cet avertissement, montrant ces êtres du futur comme nos victimes, qui nous interdit
moralement la distanciation égoïste du sentiment, généralement justifiée par l'éloignement considérable de l'objet :
"Cela ne saurait être ! Nous ne pouvons l'admettre ! Nous n'avons pas le droit de le faire !", nous crie aux oreilles
l'effroi éprouvé devant la vision. Nous voici assaillis par une crainte désintéressée pour ce qu'il adviendra longtemps
après nous - mieux : par un remords anticipateur à son égard, et par la honte envers nous-mêmes, (…) même en
l'absence de toute sanction métaphysique." (H. Jonas p.103-104)... 



Sylvain Reboul:

Cet effroi et cette responsabilité vis-à-vis des générations futures ne viennent pas d'on ne sait quelle (s) voix d'en haut
ou d'ailleurs mais de la certitude de la mort et de notre désir d'avoir des enfants universalisé car celui-ci me (nous)
semble en effet universel comme est universelle notre peur de la mort : si nous étions convaincus d'être immortels, le
désir de faire des enfants cesserait aussitôt (Que ce soit par clonage ou sexualité). 



Jacques Bonniot:

...Bref, ce que je voudrais suggérer (et Jonas lui-même se tient sans cesse sur le fil, comme oscillant entre deux lectures
de son propre texte), que la responsabilité devant les humains du futur n'est en vérité que le miroir de notre
responsabilité devant nous-mêmes (c'est pour ça qu'il semble qu'il faille que ce soient des hommes), ce dont je veux
pour preuve le fait que si toute vie humaine devenait de notre fait impossible à l'avenir, s'il n'y avait tout simplement
pas de génération future pour l'humanité, notre responsabilité ne s'en trouverait pas anéantie mais au contraire
monstrueusement augmentée. C'est ce que je veux dire quand je dis que la responsabilité ou la conscience
(Gewissen) est le "devant" lui-même qui n'est "devant" devant rien ni personne… 



Sylvain Reboul:

Nous sommes devant par notre désir d'être humainement (consciemment) vivants et de transmettre la vie humaine, la
nôtre. 



Jacques Bonniot:

...Bref, la principale faiblesse de la position de H. Jonas me semble la suivante : il dit qu'il pense qu'il "vaut mieux" qu'il y ait de la vie plutôt que pas de vie, et qu'il y ait de la vie sous une forme responsable plutôt que sans forme responsable; il dit qu'il y voit un "enrichissement de l'être" (p.79, 93-94, 97) mais qu'il ne peut évidemment pas le prouver ou le démontrer, et qu'à la limite il n'aurait rien à dire à qui prendrait l'"option" inverse (p.100) de dire qu'il vaut mieux que la vie disparaisse plutôt que de la voir continuer. Donc, il me semble que la position consistant à dire "Je pense qu'il vaut mieux que la vie continue, mais je suis incapable de le prouver et donc cette position est logiquement équivalente à la position contraire", est le type même de la position nihiliste. Si l'affirmation "il vaut mieux que la vie continue" est comme sa négation indémontrable, ce n'est pas parce qu'on ne peut s'assurer de leur vérité mais parce que ni l'une ni l'autre n'est susceptible d'être vraie ou fausse, aucune ne revêt les caractères d'une proposition susceptible de recevoir une valeur de vérité. Donc, il me semble qu'on est acculé à adopter soit une position nietzschéenne : vouloir indexer l'être ou la vie d'une valeur, c'est "gâter" ou "compromettre" l'innocence du devenir : il faut alors renoncer à penser en termes de responsabilité, et la brèche ouverte par la puissance de la technique reste béante. (quitte à y voir un avatar de la volonté de puissance aux prises avec elle-même.) Soit il faut voir dans la responsabilité tout autre chose qu'une option que l'on pourrait librement (ou : indifféremment) adopter ou rejeter : ce par quoi nous sommes requis (donc ce qui ne relève ni de la vérité, ni d’un choix ; ce qui n'est pas vrai ou faux, ce qui ne relève pas de la connaissance mais de l'éthique.)
Autrement dit, c'est l'idée même de fonder l'éthique sur l'ontologie (H. Jonas, p.69) qui est à remettre en cause. Ou
encore, Lévinas contre Hans Jonas : l'éthique comme philosophie première. Nous n'avons pas à fonder la morale
puisque c'est elle au contraire qui nous requiert. Si la tâche nous incombait de fonder la morale, elle ne pourrait pas
nous requérir de manière inconditionnelle. ("catégorique", dit Kant). Kant définit la morale comme autonomie,
autoposition (ce qui est la manière de dire, de l'intérieur de la métaphysique, qu'elle n'a pas besoin d'être fondée
puisqu'elle se fonde elle-même, qu'elle ne peut recevoir d'autre fondement qu'elle-même.). Ce qui ne veut pas dire que
nous n'ayons qu'à l'agir et non à la penser. Nous avons à la penser d'une façon qui ne consiste pas à la fonder. Nous
avons à penser pourquoi il n'est ni possible, ni nécessaire de la fonder. S'efforcer de penser la morale, c'est se donner
pour tâche de penser en quoi elle nous requiert, et en quoi c'est cette requête qui fait de nous des hommes...

J.B. 


Sylvain Reboul:

La morale est construite par nous, elle ne nous requiert qu'en tant que nous nous obligeons nous-mêmes, du point de vue
de l'expression régulée de nos désirs, condition de leur réalisation raisonnable.(Encore l'histoire de la route vers Paris
qui est censée nous conduire!) 



Jacques Bonniot:

E/ J'ai naguère avancé que l'expression "le corps pense et se pense" était incompréhensible, sinon impensable ; en
concédant volontiers que l'expression "la conscience pense", ne l'était pas moins. Sylvain Reboul m'oppose la stérilité
de la proposition "la conscience pense", et la fécondité supposée de la proposition "le corps pense". C'est d'après moi
une confusion. Si la formule "le corps pense" peut être un programme de recherche pour la biologie (et en particulier
pour les neurosciences), il n'y a à attendre de ce côté que des découvertes biologiques, précisément, et non pas des
découvertes philosophiques. S'en remettre à cette formule, c'est déserter notre tâche de penseurs et de philosophes. Si le biologiste est dans son rôle en s'efforçant de découvrir comment la pensée est possible, c'est-à-dire quelles sont ses
conditions de possibilité matérielles et biologiques, il serait en revanche illusoire de s'attendre à voir s'éclairer par
ce côté en quoi consiste la pensée, c'est-à-dire quelle est son essence, et le philosophe déserte son rôle et sa tâche s'il
croit que le biologiste va répondre à cette question à sa place, alors qu'en tant que biologiste il ne peut même pas la
comprendre (elle n'a aucun sens pour la biologie.) 



Sylvain Reboul:

Je n'ai jamais dit qu'il suffisait de penser le corps pour penser la pensée, mais que tout passe par le corps et le cerveau;
il faut aussi penser la technique, le symbolique, l'affectif, l'histoire, la culture, la politique, l'érotique, les intérêts, les jeux du désir, les contradictions collectives et individuelles, les jeux de rôles (pour faire plaisir à Sylvain Thibeau) les stratégies des acteurs (y compris la stratégie philosophique et métaphysique de production ou d'orientation des croyances) etc.(ouf!); ce que je dis,c'est que la philosophie doit penser les limites, les articulations pour penser d'une manière féconde et utile (!) et ne pas se contenter de gros concepts/gros sabots :les Essences; le Bien en soi etc...(je suis plus aristotélicien que platonicien) qui débordent toutes les limites du raisonnable, voire du définissable: la raison est mise en relation, mesure, détermination, elle ne peut ni connaître ni penser l'inconditionné (là je suis en désaccord avec Kant). Si l'on veut penser l'absolu alors il s'agit de mystique indicible et/ou poétique. En philo. rationnelle ce qu'on ne peut dire, il faut le taire (Wittgenstein). A moins de vouloir utiliser la philo. comme une rhétorique sidérante, mais alors, à mon avis, elle se transubstancialiserait en...mystique! 



Débat sur "Conscience et neurosciences" entre Raphael Féraud, Docteur/ingénieur/chercheur à Paris et Sylvain Reboul 

Sylvain Reboul:

Conscience et neurologie.
La conscience n’est pas une chose ni une substance mais une propriété fonctionnelle du cerveau humain qui exige au moins trois types de conditions :
1)  Des conditions neurologiques innées et/ou acquises (réseaux neuronaux chimico-physiques programmés et programmables).
2)  Des conditions linguistiques et symboliques qui remanient et surcodent les programmes neurologiques génétiques initiaux.
3)  L’expérience personnelle directe et indirecte (transmise par les autres) à la fois affective et cognitive du sujet, de ses relations au monde, aux autres et à soi interprétées par le truchement du langage. Elle sélectionne les programmes de fonctionnement neurolinguistique du cerveau en fonction des réussites et des échecs adaptatifs. Elle rend possible un relatif auto-apprentissage et une non moins relative auto-programmation (plasticité de nos structures neurologiques et de leurs réseaux fonctionnels) 



Raphael Féraud:

Je ne suis pas d'accord avec vos trois conditions nécessaires pour l'émergence de la conscience. Tout d'abord, elle présuppose une vision très discrète du monde et en fait anthropomorphique: on est conscient ou on ne l'est pas.

C’est assurément faux. Socrate fût probablement plus conscient que je ne le serai jamais. La conscience est un phénomène continu : On est plus ou moins conscient.

Ensuite, vous me faîtes penser au débat qu’il y a eu il y a quelques années dans la communauté scientifique autour de l’intelligence artificielle. Le maniement du symbolique n’a rien à voir avec l’intelligence et a fortiori avec
la conscience. Il y a aujourd’hui sur tous les moteurs de recherche pour le Web, que vous utilisez, des programmes qui manient avec un certain brio  le langage naturel (indexation textuelle / résumé textuel) et qui ne possèdent pas la
moindre intelligence  et encore moins de conscience.
Cette précision étant donnée (qui écarte vos conditions 2 et 3) nous pouvons
réfléchir à la condition 1 : Posséder un réseau de neurones biologiques.
Est-ce indispensable ? Est-ce suffisant ?

Suffisant assurément pas : expérimentalement, il existe des réseaux de neurones biologiques et artificiels, et je n’ai encore jamais rencontré un neurobiologiste qui m’a prétendu qu’il y avait discerné un soupçon de
conscience.

Est-ce indispensable ?
Une question qui à première vue peut sembler absurde, mais j’aimerais vous convaincre du contraire.
Regardons une fourmilière et comprenons l’énorme erreur que nous commettons en nous l’imaginant.
Nous croyons voir un ensemble de fourmis. C’est une énorme erreur.  Les fourmis n’existent pas, seule la fourmilière existe. Une fourmi est une sorte de cellule détachée d’un corps plus vaste qui est celui de la fourmilière.
Ecrasez une fourmi, vous ne tuez pas un être mais vous blessez la fourmilière. Chaque fourmi, chaque cellule, chaque neurone a un fonctionnement autonome délimité et fort simple. Pourtant ensemble, il émerge un comportement complexe
: recherche de plus court chemin, construction de termitières climatisées, nids d’abeilles aux formes géométriques, réactions élaborées à des stimulus extérieurs , et pourquoi pas la conscience ?
La conscience et l’émergence me semblent deux notions intimement liées. Si on l’admet, rien ne sert de comprendre le cerveau humain pour étudier la conscience, à travers la psychanalyse ou la neurobiologie, il faut tout d’abord comprendre ce phénomène d’émergence par exemple dans les sociétés d’insectes ou dans les systèmes nerveux très simples.

Je ne suis pour ma part pas persuadé que l'on puisse un jour comprendre le cerveau humain et la conscience, car quel est l'outil que nous utilisons pour l'examiner ? Si notre cerveau était suffisamment simple pour que nous puissions
l’expliquer, nous serions alors trop bête pour pouvoir le comprendre’. (Gaechner pas sur ?, en tout cas Goedel a dit presque la même chose avec ses mots à lui...)

Cordialement,

Raphaël 



S.Reboul:

1) Je parle du langage humain qui n'est pas un simple code signalétique machine et qui a besoin du langage humain pour être signifiant: la machine ne parle pas et donc ne pense pas.

2) Je parle de la conscience réfléchie accompagnée de la conscience de soi qui, elle, jusqu'à preuvre du contraire, nous distingue de l'animal.

3) Vous ne dites rien de l'expérience sélective du plaisir et de la douleur tributaire, chez l'homme, de la conscience de soi et des autres.

4) Je ne comprends pas pourqoi le cerveau ne pourrait pas s'efforcer de se comprendre lui-même par une démarche scientifique élargie à d'autres sciences que la biologie mais sur un plan d'immanence; qu'elle autre compréhension
proposez-vous? Mystique/Mystère? Il pourrait encore s'agir de la production du cerveau: toute la question est de savoir si elle rendrait possible une production d'hypothèses testables.

Cordialement, S.R

voir sur mon site (ou le forum) mes textes antérieurs sur "la conscience et le langage" et surtout "l'humaine condition" et ma réponse très récente sur Foi et raison

     Link:  Le rasoir philosophique
 
 



S.Reboul:

Dans le sempiternel conflit entre la foi et la raison, ceux qui portent l’accusation infamante de scientisme visent le plus souvent l’emprise, sur la pensée et la vie, du rationalisme scientifique, critique et
technique moderne . A ceux qui croient que seule la (la leur) foi sauve et qui veulent sauver la foi contre la raison et l’expérience je dirais que leur leurs efforts rhétoriques et moralisateurs n'empêcheront en rien la médecine de tout mettre en œuvre pour manipuler le génome humain jusqu’à, si possible, en éradiquer le vieillissement et la mort naturelle. Nous verrons bien, alors, s’ils accepteront de vieillir et de mourir au  nom de leur foi comme les témoins de Jéhovah refusent les transfusions sanguines. 



R. Féraud:
Je ne peux m’empêcher de réagir à la conclusion de votre texte. Bien que non chrétien, j’aurais envie de vous dire :
pardonnez les, car ils ne savent pas ce qu’ils font ‘. Entre le scientisme et l’obscurantisme, il me semble qu’il n’y a pas le  néant, mais la Raison. Croire que la croyance est absente de la démarche scientifique :
1) d’un point de vue conceptuel, c’est oublier le titre même de votre site Web , le rasoir d’Occam !
La science est en effet un problème mal posé au sens d’Hadamard : à une série de mesures correspond une infinité de lois. Sans la croyance dans le rasoir d’Occam, qui permet d’obtenir l’unicité de la solution, il n’y a pas de vérités scientifiques autres que celles issues de l’observation. En outre, d’un point de vue purement mathématique, on ne sait pas démontrer qu’une loi est la plus simple possible.
2) d’un point de vue pratique, c’est ne pas savoir comment se pratiquent les sciences aujourd’hui :
course aux financements et aux liaisons dangereuses avec l’industrie. Dangereuses non seulement pour la vérité scientifique, mais aussi dangereuses tout court. Je vous engage à aller voir cette nouvelle presque
anodine et pourtant terrifiante :   http://fr.news.yahoo.com/991004/45/6jp8.html

Il ne s’agit pas de refuser le rationalisme, il s’agit de savoir que la science ne répondra jamais à tout et surtout d’être prudent sur certaines applications de découvertes récentes et au demeurant fort mal assurées (les expériences menées actuellement sur le génome qu’il soit humain, animal ou végétal sont très loin d’être convainquantes sur la validité de
la 'théorie', par exemple: non-reproductibilité de certaines expériences :
  http://www.larecherche.fr/VIEW/323/03230361.html
Je suis scientifique, rationnel et je plaide pourtant en faveur de la plus grande prudence devant certains résultats scientifiques : je ne connais pas une seule théorie qui se soit révélée vraie. Pourquoi aujourd’hui il n’est plus permis de douter du progrès triomphant alors que justement nous découvrons chaque jour les dégâts qu’il cause  ?

> Raphaël
PS : quant à la fin de la mort, imaginons un instant que cette magnifique découverte fût appliquée à l'époque où l'on brulait Copernic : and I said to myself, what a wonderful word... 



S.Reboul:

1) La croyance n'est pas la foi: le première est douteuse la seconde s'affirme comme disposant d'une certitude en une verité révélée indiscutable car divine. Il y a des croyances rationnelles et raisonnables; la foi est suprarationnelle
(cf Pascal); ex: croire aux miracles ce n'est pas du tout la même chose que croire à la théorie de l'évolution

2) Mon titre est "le rasoir philosophique"; je ne fait référence au rasoir d'Occam qu'au sens où il ne faut pas admettre d'hypothèse superfétatoire pour rendre compte d'un phénomène; donc je détourne ironiquement la référence.

3) La question des conditions de la pratique scientifique est une interessante question mais elle ne met pas en cause la validité de la démarche scientifique elle-même sauf lorsque ces conditions induisent la fraude vis à vis des règles
de cette démarche et la pervertissent; ce qui rend nécessaire d'en réaffirmer les exigences rationnelles. Ne jamais confondre le vrai, le bien et le juste; ce que la foi, justement, confond injustement.

4) Les sciences ne peuvent répondre à tout, c'est par là qu'elles sont vraies, c'est à dire vraisemblables: verité relative et hypothétique,croyance qui se sait croyance). La foi prétend répondre à tout mais sur un mode supra, voire
irrationnel (mystères de la trinité, de la trans-subtantiation etc.); c'est par là qu'elle est illusoire, c'est à dire vérité absolue et qu'au demaurant elle ne peut produire aucune hypothèse testable, c'est à dire vérifiable et surtout réfutable. Il n'y a pas d'autre illusion idéologique que la croyance dans l'absolu (la foi).

Cordialement, S.R 



S.R:
1) Je parle du langage humain qui n'est pas un simple code signalétique machine et qui a besoin du langage humain pour être signifiant: la machine ne parle pas et donc ne pense pas. 

R.Féraud:
Je ne vais pas pinailler sur la parole, mais à 100 mètres de mon bureau  j’ai des collègues qui pourraient vous montrez des démonstrations bluffantes d’ordinateurs qui parlent, qui vous préviennent quand vous avez reçu un mail, qui vous répond quand vous lui demandez de qui, qui se préoccupe de savoir si vous voulez le garder ou le jeter…
Tout cela n’est que singeries de l’intelligence… 

S.R: d'accord 


S.R:

2) Je parle de la conscience réfléchie accompagnée de la conscience de soi qui, elle, jusqu'à preuvre du contraire, nous distingue de l'animal.
3) Vous ne dites rien de l'expérience sélective du plaisir et de la douleur tributaire, chez l'homme, de la conscience de soi et des autres. 


 R.Féraud:
Et bien moi je ne le crois pas. Avez vous déjà vu des reportages sur des animaux ?
Je pense précisément à un reportage ou on voyait une mère hippopotame défendre au risque de sa vie le corps de son petit contre une meute de crocodiles. Nous ne sommes pas des hippopotames et probablement nous ne sommes pas capables de lire la souffrance et le désespoir sur sa gueule, sinon nous ne douterions pas de sa conscience d’être. De la même manière je ne suis pas persuadé que mon chat domestique n’est pas une idée à lui du monde qui l’entoure. Je l’ai déjà vu être morose, après avoir perdu sa place de dominant dans le microcosme de la vie féline Lannionaise, ou être d‘excellente humeur après avoir battu l’ignoble siamois qui l’empêchait de traverser la rue. N’est-ce pas la traduction d’une certaine vision de soi ?
Je ne crois pas que la conscience soit le propre de l’homme.  Je vous l’accorde, c’est une croyance.  Tout comme croire que les animaux sont des machines biologiques, n’ayant pas de conscience. Je pense que la conscience est un phénomène continu, on en a plus ou moins. 

S.R:
Le langage humain  et ses fonctions spécifiques par rapport au cris des animaux, voire à vos propres cris, n'ont donc rien à voir avec votre manière de penser et de sentir et/ou d'interpréter vos émotions pour en faire des sentiments et des motivations à agir donc des projets construits et à plus ou moins long terme? c'est de cela dont je parle quand je parle de la conscience humaine. Le langage introduit bel et bien des propriétés émergentes irréductible à la conscience animale: instituer des règles, faire des mathématiques, construire des théorie sur le monde et la vie etc. 

S.R:
4) Je ne comprends pas pourqoi le cerveau ne pourrait pas s'efforcer de se comprendre lui-même par une démarche scientifique élargie à d'autres sciences que la biologie mais sur un plan d'immanence; qu'elle autre compréhension proposez-vous? Mystique/Mystère? Il pourrait encore s'agir de la production du cerveau: toute la question est de savoir si elle rendrait possible une production d'hypothèses testables. 

R.Féraud:
Je faisais référence aux théorèmes d’incomplétudes de Goedel. Une mathématique (un système formel) ne peut s’expliquer de l’intérieur. De la même manière notre cerveau ne peut peut-être pas expliquer notre cerveau.
Dans ce cas, nous ne saurons jamais vraiment et c’est possible ! Je suis chercheur sur les réseaux de neurones, en fait je préfère dire sur les machines à apprendre. Quand un neurobiologiste parle d’expliquer la conscience ou l’intelligence, je ne peux m’empêcher de sourire. Non que je ne respecte pas leurs travaux et que je les trouvent inutiles, mais c’est tellement complexe de définir proprement (mathématiquement) le phénomène de l’apprentissage, alors l’intelligence et la conscience ! 

S.R:

Attention métaphore!: le cerveau n'est pas et ne fonctionne pas comme une théorie mathématique fermée sur son axiomatique: il est un système ouvert et flexible qui produit son organisation (auto-programmable) au regard de
l'expérience et par la médiation du langage humain, lui-même ouvert (production de concepts et de procédures intellectuelles nouvelles). voir Bricmal. 



R.Féraud:
J’aimerais entendre plus d’humilité devant notre ignorance de la part de Changeux (comme de la part de beaucoup d'autres). La neurobiologie est importante d’un point de vue médical, pour décrire l’objet complexe qu’est notre cerveau, (ou celui d’un moustique) mais il va nous falloir inventer des mathématiques pour décrire le phénomène d’émergence, ou comment avec une multitude d’objets au comportement très simple, on peut obtenir un comportement extrêmement complexe (voir les sociétés d’insectes). 

S.R:

Que l'on ne pourra jamais tout connaître, c'est une conséquence de la démarche scientifique elle-même; ce n'est pas un défaut, c'est la condition de sa fécondité; ce que l'on ne peut pas mettre au crédit de la métaphysique!
L'humilité consiste à renoncer à la métaphysique, à faire son deuil de l'absolu et à faire le pari que les sciences sont capables de produire des connaissances nouvelles qui bouleversent nos convictions antérieures sans prétendre dogmatiser à nouveau frais.
Cordialement,S.R



R.Féraud:
Langage et conscience :

Bien entendu, mon langage a une influence déterminante sur ma manière de penser.  Pour être plus précis, je dirais que c’est avant tout la culture qui la détermine, le langage n’en étant qu’une des émanations. Vous avez par exemple une vision anthropocentriste du monde, qui vient en droite ligne de la culture judéo-chrétienne : Dieu a fait le monde pour les hommes et nécessairement en cela ils diffèrent (ils doivent différer) par essence de tous les autres animaux.
Or, que nous montre l’analyse rationnelle des animaux ?
La culture n’est pas le propre de l’homme.  Les chimpanzés, par exemple, se transmettent entre les générations des comportements, des techniques, propre à leur tribu et différentes des autres tribus de singes la même espèce.
Instituer des règles sociales et des comportements sociaux riches en interactions n’est pas non plus le propre de l’homme. Chez les singes, les loups…, ont été observées des interactions politiques fort complexes : alliances pour la prise de pouvoir, séduction intéressée…
La littérature, les mathématiques, les sciences, les théories philosophiques du monde, l’art, reflètent non la conscience, mais le degré de conscience qu’a atteint l’homme : plus élevé pour l’homme que pour le singe, plus élevé pour
le singe que pour le chat.

D’autre part, au regard des progrès de l’informatique moderne, l’échelle d’Auguste Comte qu’implicitement vous référez dans votre perception de la conscience, semble absurde. Les seuls processus cognitifs que nous savons
reproduire aisément (presque) sont les processus de ‘haut niveau’ : la logique et la mémoire se modélisent fort bien dans des arbres. C’est pour cela que les ordinateurs savent corriger des fautes d’orthographes, traduire des langues…
En fait, si la reconnaissance de la parole fonctionne, c’est uniquement parce que nous savons modéliser les langues de manière formelle. La reconnaissance de phonème (processus dit de bas niveau) fonctionne mal, elle est corrigée par
la modélisation de la langue.
Ce n’est pas comme ça que fonctionne notre cerveau. Nous sommes des cancres en logique en comparaison avec un programme. Notre système nerveux fonctionne par intuition, par ‘modélisation à peu près correcte’. Je repense à un grand mathématicien, V. Vapnik , qui regardant le théorème d’un étudiant eut cette
phrase : It should be true.
Pourquoi voulez vous que la conscience, l’idée d’être en vie, fonctionne différemment ?
 

Sur la forme :
Depuis l’affaire Sokal, il semblerait que la métaphore scientifique soit proscrite en philosophie. Je ne cherchais pas à tuer le débat en faisant étalage de connaissances, je voulais juste vous faire comprendre que la
possibilité, que la conscience ne puisse pas être expliquée par la science, existe.

Sur le fond :
Il y a un théorème très intéressant qui a été montré récemment par un mathématicien américain, David Wolpert : sur tous les problèmes, tous les algorithmes d’apprentissage se valent. Ce qui, en d’autres termes, signifie qu’on ne peut pas apprendre sans a priori. Notre cerveau est capable d’apprentissage, et plus d’imagination, mais il le fait avec des a priori conséquents sur le monde, à travers notre culture, notre histoire, et notre génome. C’est cette bivalence entre plasticité et a priori qui fait qu’aujourd’hui nous pouvons échanger des idées. D’autres a priori entraîneraient certainement d’autres idées, et pas d’a priori le néant.

Si nous allions encore plus loin, en nous posant la question suivante: D’où viennent ces a priori ?
Après un détour par la génétique, nous plongerions dans la métaphysique…

Cordialement,
Raphaël 



S.R:
Qu'il y ait des a priori, j'en suis d'accord; mais nous ne savons pas, jusqu'à aujourd'hui, jusqu'à quel point ils sont innés ou acquis; ce que je sais, par contre, c'est que ce n'est pas par la métaphysique que l'on avancera dans le traitement scientifique, producteur de connaissances expérimentales, de cette question.

Cordialement, S.R



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