Le concept d'aliénation est philosophiquement ambigu: il désigne à la fois l'obstacle et la condition de la liberté.
- Plus ou moins inconsciemment dépossédé de
lui-même,
le sujet, sous l'effet de ses passions, est dans l'impossibilité
de s'assurer la maîtrise de ses comportements; mais il peut se
croire
libre d'agir selon ses propres désirs et c'est alors qu'il est
véritablement
aliéné. Or cette dépossession n'est-elle pas
l'effet
d'une liberté qui renonce à s'assumer dans l'effort
d'agir
pour le confort de l'illusion passionnelle?
Pour certains philosophes, il suffirait au sujet de connaître
ses passions (causes et conséquences) et de se donner des
valeurs
raisonnables pour se libérer, tout à la fois des passions
et de l'illusion de la liberté spontanée (sauvage) donc
pour
se désaliéner.
- Mais d'autre part, si l'aliénation est l'effet d'une
liberté
illusoire et fourvoyée dans le refus de la réflexion et
de
toute norme rationnelle, elle est aussi, selon Hegel, la condition de
la
liberté concrète:
Pour s'accomplir comme réellement libre, le sujet doit
s'objectiver,
se déposséder de lui-même dans des objectifs
extérieurs
afin de se construire et de se reconnaître objectivement libre
dans
son oeuvre par la médiation de la conscience valorisée et
valorisante des autres.
Si l'esprit refuse de s'aliéner, il contemple
indéfiniment
son nombril et ne découvre que le vide de sa propre impuissance,
le chaos d'une subjectivité réduite à
l'inactivité
et l'inconsistance du désir sans agir.
J'aimerais pour commencer me demander si et comment la psychanalyse
comme théorie et comme pratique reprend à son compte la
richesse
de cette ambiguïté:
1) SUR LE PLAN THEORIQUE.
- D'une part elle me semble admettre que l'aliénation
réside
dans les effets des désirs inconscients sur les comportements
pathologiques
du sujet; effets qui rendent celui-ci étranger à
lui-même.
Et comme pratique elle prétend théoriquement le
libérer
de cette asservissement en lui ouvrant la possibilité de la
prise
de conscience de ces désirs/causes inconscients et
aliénants.
Elle semble en théorie restaurer sur le plan pratique ce qu'elle
dénie sur le plan de la connaissance théorique, à
savoir, le primat de la conscience sur l'inconscient; dès lors
que
la libération (vis-à-vis de la souffrance) passe par la
conscience
de soi, celle-ci apparait bien comme le fondement de la liberté
et/ou de la "guérison".
- Mais,d'autre part, la psychanalyse s'interdit, en théorie,
de s'interroger sur les valeurs et la valeur des règles qui
devront
déterminer l'usage que le sujet fera de cette libération.
Qu'est ce que le sujet doit faire de ses désirs rendus à
leur vérité consciente? La psychanalyse ne propose
explicitement
aucune réflexion éthique positive et du même coup
son
exigence libératrice oscille entre deux attitudes
contradictoires:
- La première cultive l'illusion d'une pratique humaine
déréprimée
où tout serait permis; jouir sans entraves!
- La seconde tend à produire la soumission consciente la plus
plate au conformisme social.
Dans l'un et l'autre cas, cette alternative n'offre à la
réflexion
aucune perspective de transformation raisonnable et raisonnée du
monde et de soi.
Peut-on se contenter de dire que chacun doit choisir sa voie?
La psychanalyse est-elle amorale? Ou, si elle ne l'est pas, quelle est sa morale? Si tant est qu'elle pratique une morale sans se poser le problème des valeurs, n'est-elle pas au service de la morale ambiante?
Cette question ne peut être examinée sans que l'on
s'interroge
sur et que l'on mette en question la pratique même de la cure:
c'est
là que l'attitude éthique de la psychanalyse s'affirme
par
delà tous les semblants vrais ou faux de la théorie.
La relation analytique comme toute relation humaine met en jeu la
question
du pouvoir et ici précisément celui de l'analyste sur la
personne de l'analysant;
2) SUR LA PLAN PRATIQUE.
Le jeu stratégique de la cure analytique me semble déterminée par des règles qui mettent systématiquement l'analyste en position de force:
- Il détient le savoir légitime et le monopole de l'interprétation efficace; toute contestation est référée à la résistance inconsciente, donc à l'impuissance du sujet à prétendre exprimer un avis autorisé sur le sens de ses représentations et de ses symptômes.
- Il retient à sa convenance les informations qu'il détient et peut en faire un usage incontrôlable, ou tout au moins donner l'impression qu'il peut le faire en distillant ses remarques à des moments choisis par ses soins.
- Il se place en position transcendante par le recours au principe de neutralité apparente; ce qui lui permet d'échapper à la domination que pourrait exercer sur son propre désir le désir plus ou moins inconscient de l'analysant;
- Il jouit de cette puissance que lui confère le transfert dont il peut faire un usage narcissique illimité.
De telles règles du jeu mettent l'analysant dans
l'incapacité
d'agir sur la personne de l'analyste, et donne à celui-ci un
pouvoir
de manipulation sans partage, par l'effet de son désir de
puissance
dénié.
Qu'en est-il du désir de l'analyste vis à vis de
l'analysant?
Le pouvoir de l'analyste n'est-il pas un pouvoir de séduction plus pervers encore que d'autres par le fait qu'il occulte délibérément son désir derrière l'objectivité de la science, sensée rendre au sujet l'espoir de s'assurer un mieux vivre problématique?
Un pouvoir sans éthique explicite, donc sans
références
avouées à des valeurs sociales ou philosophiques toujours
discutables, n'est-il pas voué à la manipulation occulte?
Le jeu donnant/donnant suppose l'égalité, ou tout au
moins
la maîtrise dissuasive d'un pouvoir de nuisance de la part du
plus
faible; Qu'en est-il de celui de l'analysant sur l'analyste?
Si la cure ne peut être un jeu de ce type, à quelles
conditions
le pouvoir de l'analyste n'est-il pas potentiellement aliénant?
Peut-il rendre possible une stratégie gagnant/gagnant? et si oui
à quelles conditions?
Quelle garantie avons-nous que l'analyste ne fonctionne pas comme un gourou/confesseur dont l'efficacité thérapeutique réside uniquement dans la crédibilité dont l'analysant l'affecte?
Gourou plus ou moins bienveillant vis à vis duquel
l'analysant
risque de se trouver piégé par la recherche de la
vérité
imaginaire et imaginante de son désir et d'être rendu
impuissant
par la fascination narcissique provoquée par ses propres
fantasmes,
sous l'écoute interprétative et sournoisement active de
l'analyste.
Quelle difference entre le sorcier, le schaman et l'analyste quant
à l'effet placébo qu'ils provoquent?
Libération abstraite sur le plan théorique, la
psychanalyse
ne serait-elle pas alors, sur le plan pratique, une autre
manière
(douce) de contrôler les individus en les détournant, par
des règles du jeu ad'hoc, de toute initiative relationnelle ou
sociale
potentiellement pertubatrice de l'ordre social existant?
Ne serait-elle pas une nouvelle religion visant à lier le sujet
de l'intérieur aux déterminants institutionnels,
par
le recours à la suggestion personnalisée?
3) EN GUISE DE CONCLUSION.
Que t'inspire le discours suivant:
"Si tu ne vas pas bien, cela dépend de ton histoire et
de tes fantasmes personnels! Fais moi confiance, notre relation, sous
mon
contrôle exclusif, te donnera une chance de t'adapter à
ton
environnement humain et de t'accepter tel que ton inconscient et les
exigences
sociales font et ont fait de toi."
Quant à moi, à l'écoute de Spinoza, je me pose
la question:
"Est-ce que, dans ce retour obnubilé vers le passé, dans
le cadre d'une relation névrotique à la personne de
l'analyste,
une authentique relation active, objective donc à la fois
aliénée
et libératrice aux autres est rendue possible? Il est
raisonnablement
permis d'en douter; ce pourquoi, ici même, nous devons
philosopher.
Sylvain Reboul, le 20/04/95.
La philosophie, à mon sens, est la réflexion
rationnelle,
donc critique, dont l'objet est l'existence humaine en
général
et l'explicitation de ses contrariétés universelles, en
vue,
non pas de les résoudre, ce que l'expérience
démontre
comme ni possible ni souhaitable (contrariétés
résolues
= mort) mais de proposer des modes d'interprétation et de
traitement
cohérents et universellement validables pour mieux vivre avec
soi
et les autres.
En cela la pensée philosophique produit des effets/buts
libérateurs
sur le plan personnel et de justice sur le plan politique.
1) SUR LE PLAN PERSONNEL.
La pensée philosophique est libératrice, selon moi, pour les quatre raisons indissociables suivantes; seule cette indissociation en font une recherche de la sagesse:
- Elle est profondément sceptique, dès lors qu'elle fait du doute la condition de la pensée active. Douter, en effet, c'est refuser de prendre ses croyances et ses fantasmes au sérieux, en les soumettant systématiquement à l'épreuve de l'expérience et de la logique.
- Elle pratique l'ironie qui consiste à pousser jusqu'à l'absurde les implications logiques des positions possibles sur les problèmes universels de l'existence humaine, dont la sienne en priorité, pour en mesurer les limites et la relativiser; en cela la philosophie est la forme la plus opératoire car la plus générale de l'humour; celle-là même qui font la force de Montaigne et de Woody Allen. Chaque philosophie particulière est à mon sens une axiomatique de la subjectivité humaine en vue du bien-vivre, et ne peut valoir, non pas comme vérité, mais seulement comme proposition de compréhension prescriptive cohérente de la vie parmi d'autres.
- Elle est dialectique, c'est à dire qu'elle pratique le débat rationnel de fond sur le sens et la valeur de nos principes d'évaluation les plus généraux dans la visée de l'universel (qu'il ne faut pas confondre avec l'uniformité); en cela elle nous permet de faire de nos désirs un usage délibéré et d'accroîte, au service de nos désirs à long terme, notre puissance d'action sur le monde et sur nous-mêmes; ce qui définit la seule liberté concrètement pensable.
- Elle conceptualise, c'est à dire élève la
pensée
à la généralisation rigoureuse et nous permet
d'ordonner
nos représentations afin de nous aider à nous donner une
ligne de vie cohérente.
Si l'une ou l'autre de ces conditions manque, la philosophie échoue à nous permettre de contrôler nos désirs et manque à sa mission; mais l'évaluation de cet échec et des philosophies qui y conduisent, est la matière même de la réflexion philosophique.
La psychanalyse n'est, pour la philosophie, qu'un moyen, chez
chacun,
de mieux philosopher et ne peut être libératrice qu'en
tant
que tel. Croire que la psychanalyse peut se passer de philosophie, ou
en
tenir lieu, pour aider les hommes à se libérer est une
illusion
qui ne peut que renforcer l'aliénation sociale aliénante
ou la révolte destructrice.
2) SUR LE PLAN POLITIQUE.
- Elle récuse par principe la validité du mode de pensée religieux dans sa prétention à déténir La Vérité valant à-priori pour tout homme digne d'être considéré comme partenaire dans le jeu coopératif.
- Elle offre les moyens intellectuels de reconnaître la légitimité des désaccords théoriques à la condition qu'ils s'expriment en termes rationnels; elle rend alors possible la recherche des règles du jeu communes favorisant le définition de compromis mutuellement avantageux.
Elle permet de passer de la violence physique ou symbolique entre les individus et les groupes à la lutte rigoureuse entre les idées, c'est à dire à l'argumentation rationnelle comme mode de régulation des conflits; ceux-ci ne peuvent être provisoirement tranchés que par des procédures démocratiques, dans le strict cadre du respect du droit à l'entière liberté de penser, de s'exprimer et de se faire représenter.
Ceci m'ammène à me poser une dernière question:
Si la psychanalyse n'intervient explicitement ni sur le plan
philosophique
ni sur celui de la politique, quels peuvent être les effets,
sinon
les buts, de libération ou non, de justice ou non, de la
pratique
analytique dans le champs de la politique?
Sylvain Reboul, le 22/04/95.
La prétendue opposition entre les
biologistes
et les psychologues sur le fonctionnement et les dysfonctionnements
du psychisme remet en scène le faux
problème
de la poule et de l'oeuf : il est aujourd'hui clair à qui veut
ne
pas
s'enfermer dans un réductionisme
métaphysique
que le psychisme est un système à quadruple
entrée:
le
biochimique, le symbolique, le relationnel et la
conscience de soi; toutes ses déterminations s'entre-expriment
(Spinoza) et s'inscrivent en derniere instance dans
le fonctionnement bio-chimique du cerveau pré et
autoprogramm(é)able pour mettre en jeu cette
entre-expression complexe.
Ce qu'apporte la problématique freudienne
c'est l'idée même de cette interconnexion, même s'il
n'avait pas, en son
temps, les moyens de l'établir
expérimentalement;
en tout cas il a toujours déclaré sa
nécessité
programmatique.
Freud était moniste en cela qu'il n'opposait
pas l'approche biologique et psychologique; et qu'il posait clairement
que la vie psychique trouve sa sdource dans le
fonctionnement
du cerveau et non pas dans une quelconque
dimension transcendante; en cela il présente
une fin de non recevoir à toute thérapie qui refuserait
par
principe de
mettre à la disposition des individus tous
les moyens pragmatiquement nécessaires à la
réduction
de leurs
souffrances psychiques.
Sortir de la vision spiritualiste et moraliste du
psychisme humain pour le comprendre dans sa complexite réaliste;
telle est l'avancée de Freud; et l'on peut
s'étonner qu'elle continue à susciter des débats
absurdes
qui sont
de
véritables retours en arrière en forme d'impasses
définitives.
Il convient, dans ces conditions, de retourner Freud
contre ses épigones qui ont réduit idéalistement
sa
pensée, voire trahi son rationalisme, pour devenir les
gourous
intéressés et énigmatiques, voire
ésotériques,
d'une pratique de pouvoir
symbolique et social très peu scientifique.
Je suis d'accord pour une évaluation des techniques
psychanalytiques,
tout en sachant que celles-ci sont difficilement
testables en double aveugle, et pour cause; ce qui importe ce sont
les effets libérateurs qu'elles provoquent
et ceux-ci sont plus de l'ordre du mieux-vivre avec soi que d'un
constat
prétendument ogjectif; la méthode
par enquètes actives statistiquement interprétable , de
l'extérieur
de la pratique
psychanalytique, me semble plus appropriée.