La liberté extérieure doit être
distinguée
de la liberté intérieure . Celle-là concerne notre
rapport au monde; celle-ci, notre rapport à nous-même.
Agir
efficacement pour réaliser nos désirs ou notre
volonté,
c'est nous libérer extérieurement; mais être
nous-mêmes,
nous déterminer d'une manière autonome dans nos
pensées
et dans nos actes, c'est nous affirmer libres intérieurement. La
liberté extérieure pose un problème technique:
"ai-je
les moyens d'agir?", et juridique: "ai-je le droit positif d'agir, la
loi
me l'autorise-t-elle?". La liberté intérieure
soulève
un problème métaphysique: "suis-je cause de
moi-même,
suis-je capable de choix?", et moral: "faut-il que j'affirme mes
désirs
propres ou que je me soumette à une loi universelle pour
être
moi-même, cause de moi-même?"
Je peux être libre extérieurement sans l'être
intérieurement:
la libéralisation éventuelle de l'usage de la drogue
n'empêcherait
nullement l'asservissement intérieur du drogué, non
à
la drogue, mais à sa passion pour elle; on serait tenté
de
dire: au contraire! Par contre, je peux renoncer à
réaliser
un désir pour un motif technique (c'est impossible) ou pour une
raison morale (cela gènerait les autres); je perds une
liberté
extérieure mais je fais, semble-t-il, preuve de liberté
intérieure.
Mais, justement, cette preuve en est-elle une? Cette attitude pourrait
être, non le resultat d'un choix, mais l'effet
intériorisé
des circonstances extérieures: un échec, ou la menace des
autres. Comment le savoir? Pour cela il conviendrait de fonder
philosophiquement
l'idée de libre-arbitre en démontrant qu'elle est
rationnellement
nécessaire ou, à défaut, possible.
1) DE LA RATIONALITE DE L'IDEE DE LIBERTE INTERIEURE.
L'idée de liberté interieure est problématique:
-Il faut la supposer pour éviter de faire de l'homme un simple objet soumis à des déterminations internes ou externes (biologiques, psychologiques, sociales, etc...). Sans elle, il ne pourrait être ni moralement responsable de ses pensées et de ses actes, ni être consideré comme un sujet de droit ou comme étant moralement respectable. Il serait alors légitime de l'utiliser comme un simple moyen, ou objet indéfiniment manipulable selon les fins de ceux qui bénéficient d'un rapport de force favorable dans telle ou telle situation sociale objective.(ex: employeur/employé)
-Mais elle signifie que chacun peut se déterminer arbitrairement selon des motifs raisonnables ou non. Ce pouvoir de libre-arbitre serait donc, en tant que tel, extérieur à la raison. De plus, la réalité d'un tel pouvoir ne peut ni être démontrée à-priori, car alors il ne serait qu'une simple idée, ni être expérimentée objectivement, puisqu'en tant que cause de soi absolue, il échappe à la relativité necessaire de toute expérience objective possible. Ainsi le libre-arbitre ne serait ni prouvable ni même rationnel.
Sur quel fondement philosophique établir alors l'idée de liberté intérieure? Examinons ici la position de Descartes, philosophe "rationaliste".
1-1 Le libre-arbitre: Descartes
Pour Descartes, le sujet humain se saisit comme substance qui pense
dans l'expérience du doute méthodique:
. Je peux douter de tout, sauf douter que je doute, donc que je pense.
Or le pouvoir de douter m'est indiscutablement donné, il suffit
de le mettre en pratique pour en être nécessairement
assuré:
je peux considérer comme douteuse même une idée
claire
et distincte; je peux aussi douter d'une idée pratiquement
nécessaire
comme l'idée que le monde extérieur existe ainsi que
celle
de l'existence de mon corps. C'est donc bien moi qui pense en tant que
sujet libre de décider de ce qui est vrai, faux ou douteux dans
mes represantations. Ainsi le pouvoir de me déterminer à
l'égard de nos pensées- et donc de leurs
conséquences
que sont mes actes- est absolu; il déborde infiniment les
limites
de mon savoir et de mon pouvoir objectif: je peux, en toutes
circonstances,
affirmer ou nier, poursuivre ou fuir, me tromper ou éviter
l'erreur.
L'idée de liberté intérieure est fondée sur
une expérience subjective universelle, celle de la conscience de
soi et de son pouvoir de juger en toute autonomie, sans qu'aucune
détermination
externe ou interne ne puisse être suffisante pour abolir en
droit,
sinon en fait, sa réflexivité, en quoi réside
cette
autonomie. Dira-t-on que certaines pensées echappent à
mon
pouvoir de réfléchir et de douter? Il faudrait pour cela
qu'elles soient inconscientes, ce qui serait absurde, puisqu'alors
elles
ne seraient plus des pensées mais de simples impulsions
corporelles
sans effets sur notre esprit et sur nos actions sinon sur nos
réactions-réflexes.
1-2 La critique du libre-arbitre: Spinoza, Leibnitz, Freud.
Néamoins, l'idée de détermination psychique
inconsciente
n' est peut-être pas aussi absurde qu'elle en à l'air, si
l'on refuse d'identifier la pensée en général avec
la pensée consciente d'elle-même. Sur quelle
expérience
fondamentale, en effet, l'idée d'inconscient psychique
prend-elle
sens et légitimité? Sur le simple fait que nous ne savons
pas, dans l'instant, pourquoi nous passons d'une représentation
à l'autre, lorsque nous laissons vagabonder notre pensée
sans projet rationnel délibéré. Deux
hypothèses
sont alors possibles:
- Soit, nos idées se suivent d'une manière purement
aléatoire;
Notre pensée spontanée serait un "bruit chaotique"
dépourvue
de sens, autant dire qu'elle ne serait pas de la pensée; mais
alors
comment comprendre que de ce pur néant surgisse des
significations
nouvelles, des interrogations fécondes, des analogies
éclairantes,
comme la pratique de la recherche intellectuelle, esthétique, en
témoigne: l'invention intellectuelle, en effet, n'est jamais
méthodique.
- Soit nos représentations entretiennent entre elles des
relations
symboliques complexes qui font éclater les cadres formels et
méthodologiques
existants, relations insoupçonnées au moment où
elles
fonctionnent, et qui, seulement après-coup, peuvent faire
l'objet
d'un effort d'explicitation, voire d'interprétation et de
sélection,
sans assurance, d'ailleurs qu'il aboutisse. Cela suffit pour admettre
la
légitimité de l'idée que nous pouvons ne pas
savoir
ce qui se passe dans notre esprit, lorsque nous vient, d'une
manière
imprévue, telle ou telle idée; ainsi la thèse
qu'il
n'y a aucune raison de penser que nous connaissons mieux le
fonctionnement
de notre esprit que celui de notre corps, si tant est que nous pouvons
séparer notre pensée de notre cerveau, n'est ni absurde
ni
injustifiable. Dans ces conditions, l'idée de libre-arbitre
n'est
pas fondée en droit, et l'objection spinoziste et freudienne de
la méconnaissance est, comme nous allons le voir,
rationnellement
acceptable, alors que la notion de libre-arbitre soulève des
difficultés,
quant à sa rationalité.
Remarquons que, si la conscience n'est pas nécessairement
transparente
à elle-même, l'expérience
intérieure,même
universelle, de la liberté ne peut être admise comme une
preuve
objective de son existence: l'illusion est universelle, losqu'elle est
la conséquence d'une ignorance universelle à tel ou tel
moment
de l'histoire de l'humanité. Spinoza montre en effet qu'il
suffit
de connaitre nos désirs, leurs
hétérogénéité
et leurs conflits, mais de méconnaitre les causes qui les
déterminent
dans leur nature et leur évolution, pour croire que nous
choisissons
entre eux d'une maniere autonome. Un choix apparent ne pourrait
être
que le résultat d'un certain rapport de force entre nos
désirs
dont nous ignorons les tenants. Cette ignorance serait d'autant plus
tenace
qu'elle permettrait à chacun de croire qu'il est son propre
maitre,
et de satisfaire ainsi son amour-propre; elle nourrirait l'illusion et
s'enracinerait en elle à son tour en un cercle vicieux qui est
la
marque de l'illusion. Celle-ci comme l'indique Freud n'est, en effet,
rien
d'autre qu'une idée que l'on tient pour vraie parcequ'elle
répond
à un désir, en l'occurence, le désir d'être
cause de soi, de s'élever à la ressemblance de dieu.
De plus, sur le plan rationnel, l'idée de liberté
intérieure,
comme libre-arbitre absolu, soulève des difficultés
redoutables:
-Le libre-arbitre, plus spécialement que tous les autres
Absolus,
transcende la raison en cela qu'il peut même se déterminer
contre elle; il ne peut être fondé en raison, puisqu'il se
présente comme une puissance suprarationnelle; il n'est donc
qu'une
croyance non rationnelle, héritage laïcisé d'une
religion
qui a élevé dieu au dessus de la nature, pour
élever
l'homme à son tour en lui conférant une transcendance
quasi-divine.
Une telle croyance n'est-elle pas trop rassurante pour être
vraie, dés lors qu'elle ne peut même pas être
fondée
en raison?
-Si la volonté est absolument libre, il faudrait qu'elle se
veuille elle-même pour vouloir et qu'elle veuille vouloir
vouloir,
ainsi de suite à l'infini. De deux choses l'une: ou elle est
dans
le temps, ce qui est absurde, et elle n'en aurait jamais commencer de
vouloir,
ou elle est hors du temps et elle est définitivement
incompréhensible.
Est-ce à dire que l'idée de libre-arbitre doive
être
abandonnée?
Pour le savoir il convient de nous demander quelles difficultés
soulève, à son tour, la position de Spinoza ?
Ainsi pour Spinoza la liberté n’est pas libre-arbitre, ni
libre-arbitre,
mais libre nécessite. C’est à dire capacité de
mettre
en œuvre son désir propre, raisonné et raisonnable. Il
faut
se libérer de l’illusion du libre-arbitre par la connaissance
rationnelle
de ce qui détermine nos désirs dans leur causalité
objective, leur conséquences et leurs possibilités de
mise
en œuvre, pour être vraiment libres ; c’est à dire pour
réaliser
ce qui vraiment utile à chacun dans la conservation de son
être
et l’accroissement de sa puissance d’agir ; ce que signifie
précisément
désirer.
Est-ce à dire que l'idée de libre-arbitre doive
être
abandonnée?
Pour le savoir il convient de nous demander quelles
difficultés
soulève, à son tour, la position spinoziste.
1-3 Des limites de la position de Spinoza.
Dans ses conséquences éthiques:
- Elle déresponsabilise l’individu vis-à vis de ses actes
: être responsable c’est être conscient que l’on est sujet
conscient de ses décisions et de ses actes ; être sujet
c’est
se donner délibérément des buts dont on doit
mesurer
la valeur au regard d’une vision, voire d’une conception
générale
du Bien et du Mal, du juste et de l’injuste (conscience morale). Etre
responsable
c’est donc répondre devant les autres et selon ces valeurs
générales
, voire universelles (valant pour tous), en tant que nous sommes
capable
de choisir entre le bien et le mal .
- Elle le déculpabilise, car, en le concevant incapable
d’assumer
cette responsabilité, elle rend l’individu inapte à
faire l’effort de refuser de mettre en œuvre un désir au nom de
ces mêmes valeurs. Se sentir coupable c’est non seulement se
sentir
personnellement affecté par des actes nuisibles dont il est
l’auteur
(dévalorisation de soi en tant que sujet), mais c’est surtout
réduire
à néant toute capacité d’évaluer une
intention
comme fautive et donc celle de renoncer à la mettre en œuvre
pour
éviter la honte ; c’est à dire le sentiment de sa propre
déchéance personnelle.
- Elle autorise la manipulation des désirs des individus : s’ils
sont sans liberté de choix, celle-ci n’a pas à être
respectée. (ex : psychiatrisation des comportement des individus
pour les normaliser et lavage de cerveau)
Dans ses raisons :
- Sa conception du déterminisme est simpliste ; en fait chaque
individu est au centre de déterminations diverses et
contradictoires
entre elles et en elles-mêmes (biologiques, sociales,
culturelles,
psychologiques). Ces contradictions, dont il a conscience, l’obligent
à
faire des choix et à établir des priorités.
- Elle n’explique pas comment s’opère la décision de
la réflexion des conditions et des conséquences de nos
désirs
qui, pour Spinoza, est seule capable de nous permettre de nous
libérer
des passions an vue de mettre en œuvre nos désirs actifs
authentiqures.
Or cette décision ne peut pas être le simple
résultat
d’un mécanisme car elle exige un effort lucide sur soi qui
suppose
un choix de vie délibéré : celui de la vie
philosophique.
Ainsi ni la position de Descartes( libre-arbitre absolu), ni celle
de
Spinoza (déterminisme intégral), ne peuvent être
jugées
comme rationnellement satisfaisantes ; à la différence
que
celle de Descartes est métaphysique et donc par nature
indémontrable,
et que celle de Spinoza peut donner jour à des sciences des
comportements
humains partiellement prouvables expérimentalement ; mais cette
dernière exclu la notion de choix donc n’est pas suffisante pour
comprendre l’action humaine, ni pour fonder l’idée de
responsabilité.
Il reviendra à Kant à déplacer le problème
de la liberté et du déterminisme du plan de la
connaissance
sur celui de la morale
Si la notion de libre-arbitre semble nécessaire sur le plan
moral
et juridique, il revient à Kant d'avoir tenté de tirer le
débat hors du champs de la connaissance pour le situer dans
celui
de la morale et du droit, après avoir soigneusement distinguer
les
deux domaines.
1-4 Le libre-arbitre, postulat nécessaire de la moralité: Kant
Pour Kant le libre-arbitre est une idée métaphysique et, en tant que telle, la réalité de son objet n'est ni démontrable logiquement ni prouvable expérimentalement. Sans reprendre sa démonstration, rappelons que l'histoire de la philosophie, l'epistémologie, et la logique formelle, ont totalement confirmé sa critique de l'argument ontologique, ainsi que celle de la tendance de la métaphysique de faire de ses propositions, des jugements de réalité. Celles-ci ne peuvent être pour Kant que des postulats, des jugements réfléchissants mais non déterminants, de simples idées dont il faut définir les conditions de l'usage légitime. En ce qui concerne l'idée du libre-arbitre, Kant constate que l'on ne peut s'en passer pour penser la possibilité de l'action morale telle qu'il la définit, à savoir: l'action par devoir, purement raisonnable. Or celle-ci implique la possilité pour l'homme de renoncer à suivre ses inclinations empiriques et sensibles,qui exige à son tour la possibilité de choisir entre la raison comme puissance antonome de se donner les lois universelles de l'action moralement bonne, et les désirs sensibles particuliers. Ceux-ci peuvent, tout au plus, en effet, déterminer les actions intéresseés conformes au devoir qui n'ont de l'action morale que l'apparence, laquelle peut être trompeuse. Une telle analyse conduit Kant à distinguer rigoureusement la connaissance et la morale: celle-là à affaire à l'expérience possible, celle-ci à la définition à priori du devoir-être. Cette distinction appliquée à l'homme l'oblige à se considérer lui même comme entièrement déterminé en tant qu'objet de la connaissance et entièrement libre en tant que sujet moral. Il n'y a là pour Kant aucune contradiction puisque les deux prédicats ne sont pas appliqués au même sujet : une chose est en effet le sujet transcendantal, absolument libre, autre chose est le sujet empirique, totalement déterminé; et cela d'autant plus que, s'il n'est pas possible, de démontrer que la liberté existe, il n'est pas possible de démontrer son impossibilité métaphysique. La connaissance laisse donc la question ouverte et permet alors à la morale rationnelle de revendiquer, légitimement , la référence à l'idée de libre-arbitre comme un postulat nécessaire de sa possibilité.
Dans ces conditions l'examen critique de la justesse de la position
kantienne ( à savoir que l'idée de libre arbitre est un
postulat
de la moralité) exige que l'on s'interroge sur ses
implications
rationnelles et ses conséquences dans sa philosophie morale qui
implique une distinction stricte entre la moralité et la
recherche
du bonheur, entre le bien intelligible et le bien sensible.
2) LA LIBERTE, LA RAISON ET LE DESIR.
2-1 La raison contre le désir: Kant
La raison, selon Kant, est cette faculté autonome par laquelle l'homme peut concevoir les lois universelles de l'action et s'y soumettre sans conditions. Ces lois reposent sur des impératifs catégoriques dont la valeur absolue est fondée sur le principe de non-contradiction: il serait logiquement contradictoire de mépriser autrui car cela reviendrait à ne pas se respecter soi-même et du même coup à nier la pertinence de son propre jugement; il serait absurde de n'utiliser autrui que comme instrument de notre action, car cela nous mettrait dans la même position et nous interdirait de faire valoir nos propres fins; il serait abherrant de mentir car cela détruirait, à terme, notre crédébilité, sur laquelle repose l'éfficacité supposée de nos mensonges etc...Or l'expression de nos tendances empiriques spontanées est toujours particulière et égoïste, même l'amour; l'altruisme, au service de nos désirs, n'est qu'hypocrisie et faux-semblant vite démentis en cas de retournement d'intérêt. Ainsi la raison est opposée à la sensibilité et si l'idéal du bonheur est la réalisation optimale de nos désirs, elle doit renoncer au bonheur comme but de l'action au profit du devoir. Agir moralement, c'est agir par devoir et dans le seul but de faire son devoir; la seule conformité au devoir, socialement nécessaire, est soumise à la détermination de l'intérêt égoïste et est amorale sans être immorale et en cela elle n'est pas un bien mais n'est qu' un moindre mal. Dans ces conditions, la liberté, de métaphysique, devient pratique: elle s'affirme comme le pouvoir de choisir, quant aux fins, entre les inclinations de la sensibilité et les exigences absolues de la moralité au profit exclusif de celles-ci. Le bonheur ne peut, au plus, qu'être une conséquence éspérée de notre action morale ou un moyen d'être plus enclins à faire notre devoir par devoir;( dans ce dernier cas, il serait un devoir moral "indirect".). Ainsi, pour Kant, le sujet ne peut s'affirmer libre qu'en s'arrachant à sa nature particulière sensible et en se soumettant et en la soumettant à l'universel raisonnable; c'est en cela qu'il s'affirme comme une personne morale digne d'admiration et méritant le bonheur (dont on ne peut espérer la réalisation véritable qu'après la mort). Mais cette position ne condamne-t-elle pas, du même coup,le sujet à renoncer à ses fins propres en tant que fins personnelles? N'instaure-t-elle pas le déchirement, la possibilité de la souffrance comme une conséquence de la liberté morale? Ce faisant, ne prend-elle pas le risque de démoraliser le sujet, aboutissant au contraire de ce qu'elle recherche? En opposant le sujet transcendantal (absolument libre) au sujet empirique (entièrement déterminé) ne conduit-elle pas à interdire ou à rendre problématique une liberté empirique poutant bien nécessaire à notre existence "ici-bas"?
2-2 La critique de la critique de Kant: Rousseau
La position kantienne présente un certain nombre de
difficultés
internes qu'il convient de cerner si l'on veut en développer une
critique externe et répondre aux questions exposées
ci-dessus.
Je les résumerai en trois points:
-Kant, lui même, a du mal à
écarter
la tendance naturelle au bonheur de la recherche du bien moral; si d'un
coté il récuse l'eudémonisme qui fait de la vertu
le moyen d'être heureux, de l'autre, il admet que dans certaines
situations dramatiquement désespérées, la
volonté
d'être heureux devient, au moins indirectement, partie prenante
de
l'exigence morale, car sans elle le sens du devoir est compromis.
D'autre
part il accorde l'existence d'un désir moral: le désir de
s'estimer soi-même, dont il fait l'effet dans la
sensibilité
du pouvoir de la raison. Or il n'y a aucune raison d'écarter ce
désir de la recherche du bonheur, au contraire, puisqu'il est
l'expression
la plus profonde de la nature de l'homme en tant qu'être
indissociablement
sensible et conscient de lui-même (c'est à dire
raisonnable).
L'amour de soi n'est donc nullement inconpatible avec l'amour des
autres
et le sens du devoir, au contraire de l'amour propre; il sont
même
inséparables car, comme l'avait bien compris Rousseau, ce qui
nous
motive à agir, ce ne sont pas des règles abstraites de la
raison, toujours prète à servir n'importe quelle cause et
à justifier n'importe quoi, c'est l'anticipation de la joie
à
nous reconnaitre positivement dans la joie, l'estime et la
reconnaissance
d'autrui, alors que l'egoïste, ou le vaniteux, trouvera quelques
satisfactions,
mais illusoires, car elles le conduiront nécessairement à
la solitude affective et morale et à sa conséquence: le
désespoir.
-La morale kantienne nous demande de toujours
prendre
"en même temps" comme fin de notre action la personne d'autrui;
elle
fait de ce principe une des expressions du fondement de la
moralité
qu'est l'impératif catégorique. Or une personne, à
moins de n'être qu' une variable interchangeable, est un sujet
particulier
qui poursuit sa fin propre, à savoir son propre bonheur; ce qui
ne signifie pas son bonheur égoïste, comme nous venons de
le
voir. Si l'on ne considère que son humanité abstraite, et
si l'on prend trop au sérieux l'exigence kantienne de
n'obeïr
à la loi que parce qu'elle est une exigence formelle de la
raison
afin de se rendre soi-même digne du bonheur, on risque fort de ne
considérer autrui que comme un moyen d'assurer notre respect de
la loi morale et de mettre en oeuvre notre désir de
dignité
dont nous venons de montrer qu'il est une partie, peut-être
essentielle,
de notre inclination au bonheur. Nous retrouverions alors, comme le
pensaient
les philosophes grecs, l'impossibilité de séparer sinon
d'une
manière inhumaine et donc sophistique la vertu et l'aspiration
au
bonheur. A la différence près, que chez Kant, elle est
déniée;
ce qui risque de conduire à tous les effets pervers de la bonne
conscience hypocrite. (cf. plus loin)
-La liberté morale, selon Kant, exige
que l'on distingue le sujet transcendantal, absolument libre, et le
sujet
empirique, entièrement déterminé. L'antinomie
philosophique
entre déterminisme et libre-arbitre est certes, formellement,
sinon
verbalement, résolue; mais il reste à savoir à
quel
prix. Que nous importe, en effet, que le sujet transcendantal soit
libre,
dès lors que nous ne pouvons ni le connaitre, ni savoir comment
il l'est? Cela ne change rien à notre
réalité
empirique, car cela ne nous donne aucun moyen d'agir sur elle. Puisque
nous ne pouvons lier, concrêtement, notre essence supposée
à notre existence empirique, le résultat de cette
brillante
opération verbale est double:
- Le sujet est
confirmé dans son impuissance empirique.
- Le sujet est
convaincu de sa totale responsabilité morale
- Le sujet
empirique
est donc définitivement condamné au péché,
à la culpabilité permanente, au sentiment
terrorisé
de la faute; bref, à la haine de soi, plus ou moins
compensée
par un rigorisme narcissique, masochiste quand il n'est pas
sadique,
prétendument désintéressé.
La conséquence de la position kantienne est, qu'en prétendant rendre formellement possible la liberté, il "l'accroche" à une hauteur tellement inaccessible, qu'il la rend réellement impossible, ainsi d'ailleurs, que toute morale en acte.
Cette critique nous invite alors à nous interroger sur la
pertinence
d' une thèse qui pose à l'inverse les rapports entre la
raison
et le désir, puisqu'elle fait de ce dernier l'essence de
l'homme,
afin de fonder la possibilité d'une vertu et d'une
liberté
actives dans la recherche de la joie : la thèse de Spinoza.
2-3 La raison au service de la joie: retour à Spinoza.
Spinoza, nous l'avons vu, récuse le libre-arbitre comme une
illusion
due à la méconnaissance des causes qui déterminent
nos désirs, accompagnée de la passion vaniteuse qui nous
pousse à prétendre transcender la nature. A l'origine de
l'idée de ce soi-disant pouvoir absolu se trouve donc la
passion
illusoire de s'affirmer contre la nature. D'où vient-elle? Du
désir
fondamental de chacun de perséverer dans son être et pour
cela d'accroitre sa puissance d'être et d'agir; mais ce
désir
est perverti par le fait que l'individu méconnait les conditions
naturelles de réalisation de ce désir et croit pouvoir se
satisfaire en tant que puissance surnaturelle. Or chaque homme est un
être
naturel, c'est à dire un mode fini de la nature et de ses deux
attributs
infinis que sont la pensée et l'étendue corporelle; toute
conception, en effet, qui pose l'existence d'une transcendance
surnaturelle
est irrationnelle car elle brise l'unité de l'Etre et rend tout
incompréhensible et contradictoire comme le montre les
éternelles
contreverses théologiques sur la puissance de dieu, la
prétendue
liberté de l'homme et la nécessité naturelle. Tout
est rationnel, tout est nécessaire, tout est naturel, ces trois
propositions n'en font logiquement qu'une. Dans ces conditions, chaque
être particulier dans la nature est déterminé
à
agir et à pâtir selon des causes naturelles
nécessaires
externes et internes. Obéïr à sa
nécessité
interne, qui vise à accroitre sa puissance d'agir face aux
autres
êtres naturels, constitue pour chaque être sa
liberté
relative; subir l'action des êtres extérieurs constitue la
contrainte; seule la nature infinie est absolument libre car elle
n'obéît
qu'à sa propre nécessité. Les êtres
particuliers
finis s'efforcent de persévérer dans leur être
selon
leur nécessité interne , c'est leur "conatus";
rapporté
à l'âme et au corps ce conatus est l'appétit, et
l'appétit
devenu conscient de lui-même est le désir. L'homme est
donc,
en son essence, un être de désir puisqu'il est plus ou
moins
conscient de ses appétits. Si le désir est l'essence de
l'homme,
il se confond avec la volonté et l'homme ne peut vouloir contre
son désir: il n'y aucun pouvoir transcendant en l'homme. La
raison
ne peut, du reste, pas se prononcer seule sur la valeur d'une
intention,
car comment savoir si les autres sont mes égaux, comment savoir
s'il vaut mieux pour moi et pour la société les
considérer
comme tels plutot que de penser, comme les philosophes grecs, que
l'inégalité
sociale et morale est, lorsqu'elle est fondée sur des
critères
de vertu d'intelligence , la condition de l'ordre politique et du bien
commun? Sans intervention de déterminations extra-rationnelles,
nul ne peut jamais se déterminer quant aux avantages ou aux
inconvénients
d'une décision; celle-ci est en dernier ressort toujours
subjective,
ne serait-ce que celle de toujours respecter autrui comme fin de mon
action.
Puis-je démontrer que l'égoïsme est
nécessairement
mauvais pour moi et les autres? N'est-il pas aussi facile de prouver
par
l'expérience et le raisonnement que l'altruisme est toujours,
soit
au service de l'égoïsme d'autrui, soit au service de
l'égoïsme
propre. L'intérêt et le désir ne peuvent, sans
hypocrisie,
être exclus d'un choix portant sur les fins et les valeurs de
l'action
car la raison est nécessairement, si elle veut aboutir à
une décision, au service de tel ou tel de nos désirs. On
ne peut, affirme Hume, démontrer, par la raison, que la vie de
millions
de chinois est plus importante pour moi,et pour ceux avec qui je vis,
que
le fait de m'être coupé le petit doigt. Le "choix" de
l'universel
humain n'est fondé, en dernier ressort que sur ma
capacité,
subjectivement déterminée, de m'identifier, dans mon
désir,
à tout homme quel qu'il soit, ainsi que le pensait Rousseau. Si
l'on prétend que ce prétendu choix est la seule
manière
rationnelle d'éviter la violence et la contradiction, il est
possible
d'objecter qu' aucune raison auto-suffisante ne peut obliger quiconque
à renoncer à préférer vivre dans la
violence,
qui, comme chacun sait, peut être la source d'un plaisir d'autant
plus vif qu'il est défendu; de plus, contrairement à ce
que
prétend Kant, mentir, mépriser et violenter autrui n'est
pour moi contradictoire que si mon mensonge est découvert et si
ma violence est violemment contesté par autrui: c'est une
question
de fait et la contradiction n'est, en droit, qu'une possibilité,
non une nécessité. C'est pourquoi, il est impossible de
convaincre
par la raison seule, celui qui agit sous l'influence de passions
violentes
(à plus forte raison s'il s'agit de la passion de la violence),
de renoncer à la violence, sans faire appel à ses
intérêts
ou à ses désirs, ne serait-ce qu'en le menaçant.
Si l'homme est toujours déterminé par ses
appétits,
il ne peut, selon Spinoza, qu'être plus ou moins conscient de ce
qui conditionne favorablement ou défavorablement la
réalisation
de son désir d'être et de sa puissance d'agir. Or comme la
méconnaissance est naturelle, l'homme vit dans l'illusion,
laquelle
prend sa source dans l'inconscience des causes qui déterminent
ses
désirs et limitent sa puissance; cette illusion à son
tour
pervertit son désir en passions tristes. L'exemple de l'illusion
du libre-arbitre est à cet égard probant: elle ne peut
engendrer
que la culpabilité et la haine de soi dès que l'homme
découvre
sa relative impuissance contre ses passions: cette impuissance est en
effet
d'antant plus grande que l'individu se croit libre de se
déterminer
lui-même. Ainsi Spinoza distingue le désir actif,
conscient
de ce qui le détermine (favorablement et
défavorablement),
et la passion, désir perverti par la méconnaissance des
causes
qui limitent sa puissance d'agir. Le désir est joie, la passion
est tristesse; l'homme ne peut combattre la seconde qu'en
développant
le premier; pour cela il n'est d'autres moyens que de connaitre, par la
raison, ce qui le détermine en lui et hors de lui. La
raison
est donc au service du désir afin d'accroitre son
véritable
pouvoir, d'assurer sa promotion dans la connaissance de ce qui lui est
véritablement utile; c'est en travaillant au service du
désir
que la raison est condition de la joie , celle -ci n'étant rien
d'autre en effet que la satisfaction que l'homme éprouve
lorsqu'il
reconnait sa puissance d'être et d'agir. C'est la joie qui
à
son tour, accroit sa puissance sur ses passions tristes.
L'éthique
n'est rien d'autre que la connaissance rationnelle de ce qui
détermine
l'homme à vivre heureux ici-bas, en accord avec soi-même
et
en amitié avec les autres, amitié par laquelle chacun
accroit
sa propre force de celle des autres.
Ce que redécouvre Spinoza c'est l'inspiration profonde des
grecs:
il n'y a pas de vertu sans joie ni de joie sans vertu, la raison ne
peut
servir l'une sans l'autre; mais il montre, de plus, qu'il est possible
de fonder une éthique rationnelle sans avoir recours à
une
quelconque transcendance surnaturelle. Dans l'immanence radicale de
notre
condition d'êtres finis, la liberté n'est pas puissance
inconditionnée
de choix, arbitraire et irrationnelle, mais puissance du désir
éclairé
par la raison.
Mais si l'homme n'a aucun pouvoir de choix, comment peut-il choisir
entre raisonner et ne pas raisonner? Comment peut-il se libérer
de la passion si ce n'est en faisant un effort pour prendre conscience
de son véritable désir, si ce n'est, par
conséquent,
en faisant le choix de cet effort? Mais peut-il y avoir liberté
de choix sans pouvoir de choix transcendant et absolu?
3) L'AUTONOMIE RELATIVE DE LA RAISON ET LE
DESIR ETHIQUE.
Il convient, au point où en est notre réflexion, et
pour
tracer quelques perspectives programmatiques de recherche, de nous
poser
deux questions:
- A quelles
conditions relatives, un pouvoir de choix relatif de la raison
est-il
possible?
- Comment penser
le désir humain pour lui conférer une valeur
éthique
rationnellement universalisable?
Pour aller dans ce sens, je me contenterai d'indiquer quelques éléments de réflexion.
3-1 Autonomie de la raison et puissance critique.
La raison,dans le domaine théorique, est, soit la
faculté
de d'articuler les idées entre elles, selon des règles
universelles,
pour en produire les conséquences logiques (raisonnement
déductif),
soit la faculté de découvrir les principes
généraux
dont on peut déduire, selon les mêmes règles, les
objets
que l'on cherche à connaitre ou les idées que l'on
cherche
à démontrer ou à justifier (raisonnement
inductif);
cela afin d'éviter les contradictions dans la pensée et
entre
la pensée et l'expérience, afin de produire des
interprétations
de faits particuliers selon des lois générales
universellement
acceptables. Dans le domaine pratique, la raison est la faculté
d'utiliser le savoir universel ainsi produit pour agencer logiquement
les
moyens afin de produire réellement les effets que l'on souhaite
obtenir, c'est à dire qui répondent aux besoins et aux
désirs
des hommes; agir sur les causes connues pour provoquer presque
à
coup sûr des effets désirés, en réduisant la
part de hasard au maximum, telle est la fonction de la raison
utilitaire.
Ainsi la raison peut être employée dans un pur soucis
d'efficacité,
indépendament de la valeur éthique des fins poursuivies,
sauf, semble-t-il, lorsque l'homme en est "l'objet", car en l'homme,
les
valeurs interviennent toujours dans la détermination des
comportements,
ce qui oblige à les considérer, ne serait qu'à
titre
de moyens. Cette raison purement utilitaire, calculante et
opératoire,
animée par le seul soucis de l'efficacité
immédiate
en vue d'objectifs partiels, est aveugle au long terme, à la
considération
de l'ensemble de l'existence humaine; elle escamote les contradictions
réelles de la vie, elle s'interdit de réfléchir
sur
la valeur des fins poursuivies pour ne s'intéresser qu'aux
moyens;
elle condamne l'homme à n'être que l'instrument avengle de
ses passions momentanées (ex.: le problème
écologique).
D'ou, dans le domaine pratique, l'exigence d'un autre usage de la
raison,
à savoir: prendre conscience des contradictions de l'existence
humaine
personnelle et politique et rechercher les valeurs et les règles
universelles de leurs usages, permettant de les traiter positivement;
c'est
le rôle de la raison éthique et proprement philosophique.
Deux directions sont alors possibles:
- soit construire une conception rationnelle systématique de
la vie permettant de résoudre définitivement ces
contradictions
et d'accéder à l'absolu, à la
réconciliation
totale de l'être humain et du monde; c'est la voie de la
métaphysique
et de la sagesse philosophique classique mais elle tend à abolir
la liberté dans la conscience de la nécessité du
système,
comme système du monde supposé de la vraie vie,
ordonnée
et harmonieuse.
- soit se proposer de produire des règles justifiées
sur la base d'une réflexion raisonnée de
l'expérience
du bonheur et du malheur des hommes, règles toujours
discutables,
afin de rendre possible une gestion positive universalisable de ces
contradictions
insolubles (la vie et la mort; les conflits amoureux; les
contradictions
entre égalité et liberté, entre pouvoir politique
et la liberté...); C'est la démarche d'une
réflexion
philosophique critique débarassée de l'hypothèque
de la vérité absolue. Elle est seule capable de fonder
une
possible liberté de choix.
La raison dialectique pratique et philosophique, qui ne prétend
plus au savoir et à la morale absolus, n'est rien d'autre que le
pouvoir de prendre conscience des contradictions de la pensée,
du
désir d'être et de ses modalités
particulières,
ainsi que de nos rapports avec le monde extérieur et les autres.
En cela elle ne prétend les résoudre, car, pour les plus
importantes et les plus universelles, c'est impossible, mais à
les
reconnaitre dans le but d'agir sur elles dans le sens qui nous parait
raisonnablement
le plus utile. Elle est toujours historiquement conditionnée par
la culture; elle est d'autant plus capable de prendre du recul
vis-à-vis
de ses présupposés, qu'elle est soumise à des
influences
contradictoires, et qu'elle est préparée, par
l'éducation
reçue, à problématiser et à conceptualiser
sous forme de discussion rationnelle. Son autonomie est donc toujours
relative
à la formation reçue; son pouvoir de libération
n'est
autre que cette capacité critique historiquement
déterminée,
d'auto- conscience et d'auto-correction. Ainsi le pouvoir de choix est
acquis; il suppose la prise de conscience des contradictions de la
pensée
et de l'action, laquelle prise de conscience est
déterminée
par le désir de se comprendre et de connaitre le monde. Un tel
désir
n'est qu'une des formes possibles du désir d'être et
d'agir,
la forme la plus utile, car la plus favorable à la "gestion" de
nos désirs en actes conscients de leurs implications objectives
et subjectives. Le gout de la réflexion qu' il met en oeuvre,
est
le résultat de l'éducation reçue et non d'un
choix.
Le libre -arbitre, tres relatif, est entièrement
déterminé
par la culture, sa nature critique ou non, et les conditions de sa
transmission.(
A la vue du nombre de" crétins diplomés" qui, dans
l'enseignement
et les institutions de pouvoir, se contentent de répéter
la langue de bois et les recettes apprises et qui font tout pour
bloquer
l'évolution de la vie sociale, une réforme
permanente
de l'éducation de l'esprit critique s'impose.)
3-2 De la possibilité d'une éthique du désir.
Si la raison seule ne peut prétendre fonder la
moralité,
puisque qu'elle ne dispose d'aucun pouvoir propre sur le désir
et
que la volonté ne peut, sinon d'une manière fictive,
être
distinguée du lui, il convient alors de nous interroger sur la
nature
même du désir pour savoir s'il ne serait pas
possible
d'y inscrire la possibilité de l'exigence éthique,
laquelle
possibilité aurait besoin de la raison pour s'actualiser.
Spinoza,
nous l'avons vu, distingue le désir de la passion: le
désir
est actif, affirmation de puissance et de volonté d'être,
la passion est subie par l'individu qui est affecté par des
causes
qu'il ne connait pas et qui pervertissent son désir de
perséverer
dans son être en tendance à se soumettre et à se
détruire.
Le désir produit du réel et de l'autonomie, la passion
engendre
la dépendance, l'illusion et la mort. De plus le désir de
chaque individu est conscient de lui-même et, en tant que tel, se
désire lui- même comme puissance d'agir; or cette
puissance
n'est rien sans, et à fortiori contre, le désir des
autres;
ainsi chacun à objectivement intérêt à unir
son désir à celui des autres. En outre, le désir,
comme l'a bien compris Hegel, est désir de désir:
désir
de son propre désir, désir de se reconnaitre dans le
désir
d'un autre: désir du désir de l'autre c'est à dire
désir d'être désiré par l'autre pour se
désirer
soi-même. Ce désir de reconnaissance implique donc une
exigence
de réciprocité, comme l'atteste l'echec de la relation du
maitre et de l'esclave. Réciprocité et non identification
et encore moins fusion car la contradiction et la rivalité sont
au coeur de la relation de désir: chacun désire l'autre
pour
lui-même et n'est jamais assuré de ne pas être le
dindon
de la farce. Cette contradiction a trois conséquences possibles:
soit la destruction de la reciprocité dans une pratique de la
possession,
soit la fin de la de la relation mais dans ces deux cas le désir
de reconnaissance est mis en échec, soit le maintien de la
réciprocité
par la mise en oeuvre de règles de droit rationnelles
égalitaires
qui permettent de convertir le conflit en relation de dialogue qui, de
plus, est seul moyen pour que chacun puisse prendre une conscience
dynamique
et positive de lui-même.
Ainsi tant sur le plan des intérêts mutuels objectifs,
que sur celui des relations de désir plus "intimes",
l'actualisation
optimale du désir de chacun exige des règles universelles
de réciprocité, qu'il revient au raisonnement, à
travers
l'expérience de l'échec, de découvrir
peu-à-peu.
Apprendre à raisonner sur l'effectuation de nos désirs
personnels
et ses conditions universelles de possibilité est le seul moyen
efficace de s'élever et de faire que chacun
s'élève
à la conscience éthique de l'universel raisonnable.
Dira-t-on
que nous ne sortons pas de l'égoïsme individuel? En un sens
oui, mais un égoïsme bien compris, qui exige de trouver les
conditions du compromis, le plus favorable à tous, entre les
valeurs
de liberté personnelle, d'égalité et de
solidarité.
Refuser l'égoïsme, le souci de soi, c'est refuser la
liberté
personnelle, au non d'une morale abstraite qui ne pourrait s'imposer
que
par la terreur religieuse intériorisée en
ascétisme
et en abnégation sclérosants. La désir
créatif,
en cela qu'il est dépassement de la réalité
existente,
dans l'affirmation de la puissance inventive et toujours originale de
l'imagination
particulière du sujet, le désir positif et
généreux,
c'est cela que la raison doit, à mon sens, promouvoir, contre
tous
les pisses-froid et les pisses-vinaigre qui encombre les institutions
sociales.
Cette position ne prétend pas éliminer les
contradictions,
ni la possibilité de la violence dans les rapports humains, elle
prétend permettre à chacun de désirer en
réduire
les risques. A tout prendre, mieux vaut, selon moi, affronter les
contradictions
de la vie, que de se soumettre inconditionnellement, à une
morale
du renoncement au désir, c'est à dire au désir de
vivre heureux qui est la seule fin, ici-bas, de la vie. A choisir entre
une éthique du bonheur et une morale du devoir, la
décision,
à mon sens s'impose: celle-là est la seule conforme au
désir
de vivre, alors que celle-ci est littéralement inhumaine et
dépersonnalisante
puisqu'elle prétend suspendre les finalités subjectives
de
la détermination de l'action . Une telle morale n'est ni
possible,
ce que Kant reconnait, ni souhaitable, car sous prétexte
d'élever
l'homme au dessus de lui-même, elle le condamne au sentiment
triste
et impuissant de péché. La sagesse, n'est pas
dépassement
de soi, mais ouverture aux possibilités heureuses de la
condition
humaine. Telle est, comme le pensait Epicure, la véritable
finalité
de la raison. En cela la liberté authentique ne consiste pas
à
vouloir faire ce qu'on doit parcequ'on le doit, mais à vouloir
faire
ce que l'on peut pour son bonheur et celui des autres. Elle implique la
connaissance, jamais achevée, de ce qui nous détermine
ainsi
que celles des conditions universelles de la réalisation
optimale
de nos désirs les plus intimes.
Il est nécessaire, pour cela, de philosopher sur la vie,
et de renoncer à spéculer sur un idéal qui
ne
peut avoir de sens qu'après la mort; l'après-mort, en
effet,
ne nous concerne pas.
Sylvain Reboul, le 20/06/92.
Liberté et éthique.
Liberté extérieure =
capacité à réaliser ses désirs ou sa
volonté
dans le monde. Pouvoir extérieur => le problème de la
technique,
du droit et de la politique.
Liberté intérieure =
capacité de se déterminer soi-même, de choisir
d'une
manière consciente et délibérée. Pouvoir
intérieur
sur soi, ses intentions et ses actes ( agir raisonnablement)
Pb: La liberté
intérieure
ne peut être ni démontrée logiquement, ni
prouvée
expérimentalement d'une manière objective (concept
métaphysique)
or il semble qu'il faille considérer que l'homme est
intérieurement
libre pour le considérer comme responsable de ses actes et digne
de respect.
Ethique :réflexion sur
les
normes régulatrices de l’action humaine en vue du bien-vivre
avec
les autres et avec soi.
Pb : Existe-t-il ou peut-on
définir
des normes universelles valant pour tous les hommes sans contradictions
? D’un coté on constate la variabilité, les
contradictions
et le conflits plus ou moins violents entre ces normes et les valeurs
qui
les fondent et, d’un autre coté, ces normes ne peuvent
établir
le bien-vivre et améliorer la qualité des relations
humaines
(réduction de la violence physique et psychologique, respect des
autres et coopération entre tous les hommes) que si elle sont
reconnues
comme valant universellement. Ce problème est d’autant plus
crucial
aujourd’hui que les échanges et la socialité se
mondialise
et que nous disposons de moyens d’extermination qui met en danger
l’espèce
humaine toute entière
Liberté et éthique : Pb : À quelles conditions les hommes peuvent-ils dépasser (se libérer) leurs désirs égoïstes pour s’imposer des normes et éthiques universalisables ?
1) De la rationalité de l'idée de libre-arbitre (liberté intérieure).
1-1 le libre arbitre est l'objet
d'une
expérience intérieure: Descartes
Nous sentons en nous que nous sommes à chaque instant capables
de choisir entre deux jugements contraires et que cela ne dépend
que de nous.
1-2 La critique du libre-arbitre comme
illusion subjective: Spinoza
Le sentiment du libre-arbitre est le résultat de la
méconnaissance
des causes qui déterminent nos désirs et de l'amour de
soi
qui nous pousse à croire dans notre pouvoir surnaturel et
irrationnel,
quasi divin, sur nos pensées et sur nos actes, sinon sur nos
désirs.
1-3 Le libre-arbitre, postulat
nécessaire
de la moralité: Kant
Le libre-arbitre comme fondement postulé de la liberté
raisonnable ou liberté morale: il faut croire à la
liberté
pour croire à la possibilité d'agir par devoir et donc
pour
tendre à mettre en oeuvre la loi morale universelle que la
raison
nous impose absolument (impératif catégorique) et nous
efforcer,
si nécessaire, de lui sacrifier nos inclinations sensibles.
2)La liberté, la raison et le désir (kant)
2-1 Le libre-arbitre, postulat
nécessaire
de la moralité: Kant
Pour Kant le libre-arbitre est une idée métaphysique
et, en tant que telle, la réalité de son objet n'est ni
démontrable
logiquement ni prouvable expérimentalement. Sans reprendre sa
démonstration,
rappelons que l'histoire de la philosophie,
l’épistémologie,
et la logique formelle, ont totalement confirmé sa critique de
l'argument
ontologique, ainsi que celle de la tendance de la métaphysique
de
faire de ses propositions, des jugements de réalité.
Celles-ci
ne peuvent être pour Kant que des postulats, des jugements
réfléchissants
mais non déterminants, de simples idées dont il faut
définir
les conditions de l'usage légitime. En ce qui concerne
l'idée
du libre-arbitre, Kant constate que l'on ne peut s'en passer pour
penser
la possibilité de l'action morale telle qu'il la définit,
à savoir: l'action par devoir, purement raisonnable. Or celle-ci
implique la possibilité pour l'homme de renoncer à suivre
ses inclinations empiriques et sensibles, qui exige à son tour
la
possibilité de choisir entre la raison comme puissance autonome
de se donner les lois universelles de l'action moralement bonne, et les
désirs sensibles particuliers. Ceux-ci peuvent, tout au plus, en
effet, déterminer les actions intéressées
conformes
au devoir qui n'ont de l'action morale que l'apparence, laquelle peut
être
trompeuse. Une telle analyse conduit Kant à distinguer
rigoureusement
la connaissance et la morale: celle-là à affaire à
l'expérience possible, celle-ci à la définition
à
priori du devoir-être. Cette distinction appliquée
à
l'homme l'oblige à se considérer lui même comme
entièrement
déterminé en tant qu'objet de la connaissance et
entièrement
libre en tant que sujet moral. Il n'y a là pour Kant aucune
contradiction
puisque les deux prédicats ne sont pas appliqués au
même
sujet : une chose est en effet le sujet transcendantal, absolument
libre,
autre chose est le sujet empirique, totalement déterminé;
et cela d'autant plus que, s'il n'est pas possible, de démontrer
que la liberté existe, il n'est pas possible de démontrer
son impossibilité métaphysique. La connaissance laisse
donc
la question ouverte et permet alors à la morale rationnelle de
revendiquer,
légitimement , la référence à l'idée
de libre-arbitre comme un postulat nécessaire de sa
possibilité.
Dans ces conditions l'examen critique de la justesse de la position
kantienne ( à savoir que l'idée de libre arbitre est un
postulat
de la moralité) exige que l'on s'interroge sur ses
implications
rationnelles et ses conséquences dans sa philosophie morale qui
implique une distinction stricte entre la moralité et la
recherche
du bonheur, entre le bien intelligible et le bien sensible
2-2 La raison contre le désir ou le devoir contre le bonheur: Kant
La raison morale (pratique), selon Kant, est cette faculté autonome par laquelle l'homme peut concevoir les lois universelles de l'action et s'y soumettre sans conditions. Ces lois reposent sur des impératifs catégoriques dont la valeur absolue est fondée sur le principe de non-contradiction: il serait logiquement contradictoire de mépriser autrui car cela reviendrait à ne pas se respecter soi-même et du même coup à nier la pertinence de son propre jugement; il serait absurde de n'utiliser autrui que comme instrument de notre action, car cela nous mettrait dans la même position et nous interdirait de faire valoir nos propres fins; il serait aberrant de mentir car cela détruirait, à terme, notre crédibilité, sur laquelle repose l’efficacité supposée de nos mensonges etc...Or l'expression de nos tendances empiriques spontanées est toujours particulière et égoïste, même l'amour; l'altruisme, au service de nos désirs, n'est qu'hypocrisie et faux-semblant vite démentis en cas de retournement d'intérêt. Ainsi la raison est opposée à la sensibilité et si l'idéal du bonheur est la réalisation optimale de nos désirs, elle doit renoncer au bonheur comme but de l'action au profit du devoir. Agir moralement, c'est agir par devoir et dans le seul but de faire son devoir; la seule conformité au devoir, socialement nécessaire, est soumise à la détermination de l'intérêt égoïste et est amorale sans être immorale et en cela elle n'est pas un bien mais n'est qu’un moindre mal. Dans ces conditions, la liberté, de métaphysique (libre-arbitre absolu), devient pratique: elle s'affirme comme le pouvoir de choisir, quant aux fins, entre les inclinations de la sensibilité et les exigences absolues de la moralité au profit exclusif de celles-ci. Le bonheur ne peut, au plus, qu'être une conséquence espérée de notre action morale ou un moyen d'être plus enclins à faire notre devoir par devoir;( dans ce dernier cas, il serait un devoir moral "indirect".). Ainsi, pour Kant, le sujet ne peut s'affirmer libre qu'en s'arrachant à sa nature particulière sensible et en se soumettant et en la soumettant à l'universel raisonnable; c'est en cela qu'il s'affirme comme une personne morale digne d'admiration et méritant le bonheur (dont on ne peut espérer la réalisation véritable qu'après la mort). Mais cette position ne condamne-t-elle pas, du même coup, le sujet à renoncer à ses fins propres en tant que fins personnelles? N'instaure-t-elle pas le déchirement, la possibilité de la souffrance comme une conséquence de la liberté morale? Ce faisant, ne prend-elle pas le risque de démoraliser le sujet, aboutissant au contraire de ce qu'elle recherche? En opposant le sujet transcendantal (absolument libre) au sujet empirique (entièrement déterminé) ne conduit-elle pas à interdire ou à rendre problématique une liberté empirique pourtant bien nécessaire à notre existence "ici-bas"?
3) La critique de la position morale kantienne. (Spinoza)
La liberté morale purement raisonnable impose au sujet un
déchirement
proprement invivable entre son aspiration au bonheur dans la
réalisation
de ses désirs - constitutifs de son "être empirique"- et
l'exigence
morale imposée par sa raison transcendantale qui définit
son "être intelligible". l'idée kantienne de la
liberté
morale semble condamner le sujet à la souffrance ici-bas sans
garantie
d'être sauvé après la mort par Dieu dont
l'existence
ne peut être que postulée, puisqu'elle est rationnellement
indémontrable. L'homme risque donc de se sentir tout à la
fois coupable et impuissant face à ses passions; ce qui peut le
détourner de toute action efficace pour les maîtriser et,
paradoxalement, de le démoraliser en attendant le salut d'une
hypothétique
grâce divine.t7 p179, t8 p180 181.
3-1 La raison au service de la joie et du
désir véritable: SPINOZA,Mieux vaut alors,
peut
être, en rabattre et considérer que l'homme est un
être
de désir et qu'il doit prendre conscience des causes qui
affectent
ses passions pour accroître sa puissance d'agir en vue de la
réalisation
de son véritable désir: ce qui lui est utile pour bien
vivre
durablement avec soi et avec les autres
3-2 Autonomie et savoir-vivre.
La réflexion rationnelle comme condition de la prise de
conscience
lucide des contradictions de la vie, des meilleurs moyens de les
utiliser
et des meilleurs choix à faire pour cela.
3-3 Conclusion : la liberté n’est pas un pouvoir métaphysique transcendant qui imposerait aux hommes des normes et des valeurs soit disant purement rationnelles mais réellement déraisonnables (qui veut faire l’ange fait la bête) contraires à leur désirs empiriques, mais le pouvoir de nous libérer des faux désirs illusoires et destructeurs (ex : la drogue) en vue de mettre en œuvre des relations régulées de réciprocité non-violente entre les désirs actifs et créateurs des hommes qui sont toujours interdépendants. les hommes désirent le désir des autres pour mieux se désirer eux-mêmes. Cette réciprocité est le postulat rationnel et pragmatique (soumis, dans ses modalités, à l’épreuve du succès et de l’échec) fondamental de toute éthique réaliste (non utopique et illusoire) en vue du droit au bonheur universalisable
Sylvain Reboul, le 26/02/2001