Liberté et éthique.

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La liberté extérieure doit être distinguée de la liberté intérieure . Celle-là concerne notre rapport au monde; celle-ci, notre rapport à nous-même. Agir efficacement pour réaliser nos désirs ou notre volonté, c'est nous libérer extérieurement; mais être nous-mêmes, nous déterminer d'une manière autonome dans nos pensées et dans nos actes, c'est nous affirmer libres intérieurement. La liberté extérieure pose un problème technique: "ai-je les moyens d'agir?", et juridique: "ai-je le droit positif d'agir, la loi me l'autorise-t-elle?". La liberté intérieure soulève un problème métaphysique: "suis-je cause de moi-même, suis-je capable de choix?", et moral: "faut-il que j'affirme mes désirs propres ou que je me soumette à une loi universelle pour être moi-même, cause de moi-même?"
Je peux être libre extérieurement sans l'être intérieurement: la libéralisation éventuelle de l'usage de la drogue n'empêcherait nullement l'asservissement intérieur du drogué, non à la drogue, mais à sa passion pour elle; on serait tenté de dire: au contraire! Par contre, je peux renoncer à réaliser un désir pour un motif technique (c'est impossible) ou pour une raison morale (cela gènerait les autres); je perds une liberté extérieure mais je fais, semble-t-il, preuve de liberté intérieure.
Mais, justement, cette preuve en est-elle une? Cette attitude pourrait être, non le resultat d'un choix, mais l'effet intériorisé des circonstances extérieures: un échec, ou la menace des autres. Comment le savoir? Pour cela il conviendrait de fonder philosophiquement l'idée de libre-arbitre en démontrant qu'elle est rationnellement nécessaire ou, à défaut, possible.
 

1)  DE LA RATIONALITE DE L'IDEE DE LIBERTE INTERIEURE.

L'idée de liberté interieure est problématique:

-Il faut la supposer pour éviter de faire de l'homme un simple objet soumis à des déterminations internes ou externes (biologiques, psychologiques, sociales, etc...). Sans elle, il ne pourrait être ni moralement responsable de ses pensées et de ses actes, ni être consideré comme un sujet de droit ou comme étant moralement respectable. Il serait alors légitime de l'utiliser comme un simple moyen, ou objet indéfiniment manipulable selon les fins de ceux qui bénéficient d'un rapport de force favorable dans telle ou telle situation sociale objective.(ex: employeur/employé)

-Mais elle signifie que chacun peut se déterminer arbitrairement selon des motifs raisonnables ou non. Ce pouvoir de libre-arbitre serait donc, en tant que tel, extérieur à la raison. De plus, la réalité d'un tel pouvoir ne peut ni être démontrée à-priori, car alors il ne serait qu'une simple idée, ni être expérimentée objectivement, puisqu'en tant que cause de soi absolue, il échappe à la relativité necessaire de toute expérience objective possible. Ainsi le libre-arbitre ne serait ni prouvable ni même rationnel.

Sur quel fondement philosophique établir alors l'idée de liberté intérieure? Examinons ici la position de Descartes, philosophe "rationaliste".

1-1 Le libre-arbitre: Descartes

Pour Descartes, le sujet humain se saisit comme substance qui pense dans l'expérience du doute méthodique:
. Je peux douter de tout, sauf douter que je doute, donc que je pense. Or le pouvoir de douter m'est indiscutablement donné, il suffit de le mettre en pratique pour en être nécessairement assuré: je peux considérer comme douteuse même une idée claire et distincte; je peux aussi douter d'une idée pratiquement nécessaire comme l'idée que le monde extérieur existe ainsi que celle de l'existence de mon corps. C'est donc bien moi qui pense en tant que sujet libre de décider de ce qui est vrai, faux ou douteux dans mes represantations. Ainsi le pouvoir de me déterminer à l'égard de nos pensées- et donc de leurs conséquences que sont mes actes- est absolu; il déborde infiniment les limites de mon savoir et de mon pouvoir objectif: je peux, en toutes circonstances, affirmer ou nier, poursuivre ou fuir, me tromper ou éviter l'erreur. L'idée de liberté intérieure est fondée sur une expérience subjective universelle, celle de la conscience de soi et de son pouvoir de juger en toute autonomie, sans qu'aucune détermination externe ou interne ne puisse être suffisante pour abolir en droit, sinon en fait, sa réflexivité, en quoi réside cette autonomie. Dira-t-on que certaines pensées echappent à mon pouvoir de réfléchir et de douter? Il faudrait pour cela qu'elles soient inconscientes, ce qui serait absurde, puisqu'alors elles ne seraient plus des pensées mais de simples impulsions corporelles sans effets sur notre esprit et sur nos actions sinon sur nos réactions-réflexes.

1-2 La critique du libre-arbitre: Spinoza, Leibnitz, Freud.

Néamoins, l'idée de détermination psychique inconsciente n' est peut-être pas aussi absurde qu'elle en à l'air, si l'on refuse d'identifier la pensée en général avec la pensée consciente d'elle-même. Sur quelle expérience fondamentale, en effet, l'idée d'inconscient psychique prend-elle sens et légitimité? Sur le simple fait que nous ne savons pas, dans l'instant, pourquoi nous passons d'une représentation à l'autre, lorsque nous laissons vagabonder notre pensée sans projet rationnel délibéré. Deux hypothèses sont alors possibles:
- Soit, nos idées se suivent d'une manière purement aléatoire; Notre pensée spontanée serait un "bruit chaotique" dépourvue de sens, autant dire qu'elle ne serait pas de la pensée; mais alors comment comprendre que de ce pur néant surgisse des significations nouvelles, des interrogations fécondes, des analogies éclairantes, comme la pratique de la recherche intellectuelle, esthétique, en témoigne: l'invention intellectuelle, en effet, n'est jamais méthodique.
- Soit nos représentations entretiennent entre elles des relations symboliques complexes qui font éclater les cadres formels et méthodologiques existants, relations insoupçonnées au moment où elles fonctionnent, et qui, seulement après-coup, peuvent faire l'objet d'un effort d'explicitation, voire d'interprétation et de sélection, sans assurance, d'ailleurs qu'il aboutisse. Cela suffit pour admettre la légitimité de l'idée que nous pouvons ne pas savoir ce qui se passe dans notre esprit, lorsque nous vient, d'une manière imprévue, telle ou telle idée; ainsi la thèse qu'il n'y a aucune raison de penser que nous connaissons mieux le fonctionnement de notre esprit que celui de notre corps, si tant est que nous pouvons séparer notre pensée de notre cerveau, n'est ni absurde ni injustifiable. Dans ces conditions, l'idée de libre-arbitre n'est pas fondée en droit, et l'objection spinoziste et freudienne de la méconnaissance  est, comme nous allons le voir, rationnellement acceptable, alors que la notion de libre-arbitre soulève des difficultés, quant à sa rationalité.
Remarquons que, si la conscience n'est pas nécessairement transparente à elle-même, l'expérience intérieure,même universelle, de la liberté ne peut être admise comme une preuve objective de son existence: l'illusion est universelle, losqu'elle est la conséquence d'une ignorance universelle à tel ou tel moment de l'histoire de l'humanité. Spinoza montre en effet qu'il suffit de connaitre nos désirs, leurs hétérogénéité et leurs conflits, mais de méconnaitre les causes qui les déterminent dans leur nature et leur évolution,  pour croire que nous choisissons entre eux d'une maniere autonome. Un choix apparent ne pourrait être que le résultat d'un certain rapport de force entre nos désirs dont nous ignorons les tenants. Cette ignorance serait d'autant plus tenace qu'elle permettrait à chacun de croire qu'il est son propre maitre, et de satisfaire ainsi son amour-propre; elle nourrirait l'illusion et s'enracinerait en elle à son tour en un cercle vicieux qui est la marque de l'illusion. Celle-ci comme l'indique Freud n'est, en effet, rien d'autre qu'une idée que l'on tient pour vraie parcequ'elle répond à un désir, en l'occurence, le désir d'être cause de soi, de s'élever à la ressemblance de dieu.
De plus, sur le plan rationnel, l'idée de liberté intérieure, comme libre-arbitre absolu, soulève des difficultés redoutables:
-Le libre-arbitre, plus spécialement que tous les autres Absolus, transcende la raison en cela qu'il peut même se déterminer contre elle; il ne peut être fondé en raison, puisqu'il se présente comme une puissance suprarationnelle; il n'est donc qu'une croyance non rationnelle, héritage laïcisé d'une religion qui a élevé dieu au dessus de la nature, pour élever l'homme à son tour en lui conférant une transcendance quasi-divine. Une telle croyance n'est-elle pas  trop rassurante pour être vraie, dés lors qu'elle ne peut même pas être fondée en raison?
-Si la volonté est absolument libre, il faudrait qu'elle se veuille elle-même pour vouloir et qu'elle veuille vouloir vouloir, ainsi de suite à l'infini. De deux choses l'une: ou elle est dans le temps, ce qui est absurde, et elle n'en aurait jamais commencer de vouloir, ou elle est hors du temps et elle est définitivement incompréhensible.

Est-ce à dire que l'idée de libre-arbitre doive être abandonnée?
Pour le savoir il convient de nous demander quelles difficultés soulève, à son tour, la position de Spinoza ?
Ainsi pour Spinoza la liberté n’est pas libre-arbitre, ni libre-arbitre, mais libre nécessite. C’est à dire capacité de mettre en œuvre son désir propre, raisonné et raisonnable. Il faut se libérer de l’illusion du libre-arbitre par la connaissance rationnelle de ce qui détermine nos désirs dans leur causalité objective, leur conséquences et leurs possibilités de mise en œuvre, pour être vraiment libres ; c’est à dire pour réaliser ce qui vraiment utile à chacun dans la conservation de son être et l’accroissement de sa puissance d’agir ; ce que signifie précisément désirer.

Est-ce à dire que l'idée de libre-arbitre doive être abandonnée?
Pour le savoir il convient de nous demander  quelles difficultés soulève, à son tour,  la position spinoziste.

1-3 Des limites de la position de Spinoza.

Dans ses conséquences éthiques:
- Elle déresponsabilise l’individu vis-à vis de ses actes : être responsable c’est être conscient que l’on est sujet conscient de ses décisions et de ses actes ; être sujet c’est se donner délibérément des buts dont on doit mesurer la valeur au regard d’une vision, voire d’une conception générale du Bien et du Mal, du juste et de l’injuste (conscience morale). Etre responsable c’est donc répondre devant les autres et selon ces valeurs générales , voire universelles (valant pour tous), en tant que nous sommes capable de choisir entre le bien et le mal .
- Elle le déculpabilise, car, en le concevant incapable d’assumer cette responsabilité, elle rend l’individu  inapte à faire l’effort de refuser de mettre en œuvre un désir au nom de ces mêmes valeurs. Se sentir coupable c’est non seulement se sentir personnellement affecté par des actes nuisibles dont il est l’auteur (dévalorisation de soi en tant que sujet), mais c’est surtout réduire à néant toute capacité d’évaluer une intention comme fautive et donc celle de renoncer à la mettre en œuvre pour éviter la honte ; c’est à dire le sentiment de sa propre déchéance personnelle.
- Elle autorise la manipulation des désirs des individus : s’ils sont sans liberté de choix, celle-ci n’a pas à être respectée. (ex : psychiatrisation des comportement des individus pour les normaliser et lavage de cerveau)

Dans ses raisons :
- Sa conception du déterminisme est simpliste ; en fait chaque individu est au centre de déterminations diverses et contradictoires entre elles et en elles-mêmes (biologiques, sociales, culturelles, psychologiques). Ces contradictions, dont il a conscience, l’obligent à faire des choix et à établir des priorités.
- Elle n’explique pas comment s’opère la décision de la réflexion des conditions et des conséquences de nos désirs qui, pour Spinoza, est seule capable de nous permettre de nous libérer des passions an vue de mettre en œuvre nos désirs actifs authentiqures. Or cette décision ne peut pas être le simple résultat d’un mécanisme car elle exige un effort lucide sur soi qui suppose un choix de vie délibéré : celui de la vie philosophique.

Ainsi ni la position de Descartes( libre-arbitre absolu), ni celle de Spinoza (déterminisme intégral), ne peuvent être jugées comme rationnellement satisfaisantes ; à la différence que celle de Descartes est métaphysique et donc par nature indémontrable, et que celle de Spinoza peut donner jour à des sciences des comportements humains partiellement prouvables expérimentalement ; mais cette dernière exclu la notion de choix donc n’est pas suffisante pour comprendre l’action humaine, ni pour fonder l’idée de responsabilité. Il reviendra à Kant à déplacer le problème de la liberté et du déterminisme du plan de la connaissance sur celui de la morale
 

Si la notion de libre-arbitre semble nécessaire sur le plan moral et juridique, il revient à Kant d'avoir tenté de tirer le débat hors du champs de la connaissance pour le situer dans celui de la morale et du droit, après avoir soigneusement distinguer les deux domaines.
 
 

1-4 Le libre-arbitre, postulat nécessaire de la moralité: Kant

 Pour Kant le libre-arbitre est une idée métaphysique et, en tant que telle, la réalité de son objet n'est ni démontrable logiquement ni prouvable expérimentalement. Sans reprendre sa démonstration, rappelons que l'histoire de la philosophie, l'epistémologie, et la logique formelle, ont totalement confirmé sa critique de l'argument ontologique, ainsi que celle de la tendance de la métaphysique de faire de ses propositions, des jugements de réalité. Celles-ci ne peuvent être pour Kant que des postulats, des jugements réfléchissants mais non déterminants, de simples idées dont il faut définir les conditions de l'usage légitime. En ce qui concerne l'idée du libre-arbitre, Kant constate que l'on ne peut s'en passer pour penser la possibilité de l'action morale telle qu'il la définit, à savoir: l'action par devoir, purement raisonnable. Or celle-ci implique la possilité pour l'homme de renoncer à suivre ses inclinations empiriques et sensibles,qui exige à son tour la possibilité de choisir entre la raison comme puissance antonome de se donner les lois universelles de l'action moralement bonne, et les désirs sensibles particuliers. Ceux-ci peuvent, tout au plus, en effet, déterminer les actions intéresseés conformes au devoir qui n'ont de l'action morale que l'apparence, laquelle peut être trompeuse. Une telle analyse conduit Kant à distinguer rigoureusement la connaissance et la morale: celle-là à affaire à l'expérience possible, celle-ci à la définition à priori du devoir-être. Cette distinction appliquée à l'homme l'oblige à se considérer lui même comme entièrement déterminé en tant qu'objet de la connaissance et entièrement libre en tant que sujet moral. Il n'y a là pour Kant aucune contradiction puisque les deux prédicats ne sont pas appliqués au même sujet : une chose est en effet le sujet transcendantal, absolument libre, autre chose est le sujet empirique, totalement déterminé; et cela d'autant plus que, s'il n'est pas possible, de démontrer que la liberté existe, il n'est pas possible de démontrer son impossibilité métaphysique. La connaissance laisse donc la question ouverte et permet alors à la morale rationnelle de revendiquer, légitimement , la référence à l'idée de libre-arbitre comme un postulat nécessaire de sa possibilité.

Dans ces conditions l'examen critique de la justesse de la position kantienne ( à savoir que l'idée de libre arbitre est un postulat de la moralité)   exige que l'on s'interroge sur ses implications rationnelles et ses conséquences dans sa philosophie morale qui implique une distinction stricte entre la moralité et la recherche du bonheur, entre le bien intelligible et le bien sensible.
 

2)  LA LIBERTE, LA RAISON ET LE DESIR.

2-1 La raison contre le désir: Kant

La raison, selon Kant, est cette faculté autonome par laquelle l'homme peut concevoir les lois universelles de l'action et s'y soumettre sans conditions. Ces lois reposent sur des impératifs catégoriques dont la valeur absolue est fondée sur le principe de non-contradiction: il serait logiquement contradictoire de mépriser autrui car cela reviendrait à ne pas se respecter soi-même et du même coup à nier la pertinence de son propre jugement; il serait absurde de n'utiliser autrui que comme instrument de notre action, car cela nous mettrait dans la même position et nous interdirait de faire valoir nos propres fins; il serait abherrant de mentir car cela détruirait, à terme, notre crédébilité,  sur laquelle repose l'éfficacité supposée de nos mensonges etc...Or l'expression de nos tendances empiriques spontanées est toujours particulière et égoïste, même l'amour; l'altruisme, au service de nos désirs, n'est qu'hypocrisie et faux-semblant vite démentis en cas de retournement d'intérêt. Ainsi la raison est opposée à la sensibilité et si l'idéal du bonheur est la réalisation optimale de nos désirs, elle doit renoncer au bonheur comme but de l'action au profit du devoir. Agir moralement, c'est agir par devoir et dans le seul but de faire son devoir; la seule conformité au devoir, socialement nécessaire, est soumise à la détermination de l'intérêt égoïste et est amorale sans être immorale et en cela elle n'est pas un bien mais n'est qu' un moindre mal. Dans ces conditions, la liberté, de métaphysique, devient pratique: elle s'affirme comme le pouvoir de choisir, quant aux fins, entre les inclinations de la sensibilité et les exigences absolues de la moralité au profit exclusif de celles-ci. Le bonheur ne peut, au plus, qu'être une conséquence éspérée de notre action morale ou un moyen d'être plus enclins à faire notre devoir par devoir;( dans ce dernier cas, il serait un devoir moral "indirect".). Ainsi, pour Kant, le sujet ne peut s'affirmer libre qu'en s'arrachant à sa nature particulière sensible et en se soumettant et en la soumettant à l'universel raisonnable; c'est en cela qu'il s'affirme comme une personne morale digne d'admiration et méritant le bonheur (dont on ne peut espérer la réalisation véritable qu'après la mort). Mais cette position ne condamne-t-elle pas, du même coup,le sujet à renoncer à ses fins propres en tant que fins personnelles? N'instaure-t-elle pas le déchirement, la possibilité de la souffrance comme une conséquence de la liberté morale? Ce faisant, ne prend-elle pas le risque de démoraliser le sujet, aboutissant au contraire de ce qu'elle recherche? En opposant le sujet transcendantal (absolument libre) au sujet empirique (entièrement déterminé) ne conduit-elle pas à interdire ou à rendre problématique une liberté empirique poutant bien nécessaire à notre existence "ici-bas"?

2-2 La critique de la critique de Kant: Rousseau

La position kantienne présente un certain nombre de difficultés internes qu'il convient de cerner si l'on veut en développer une critique externe et répondre aux questions exposées ci-dessus. Je les résumerai en  trois points:
     -Kant, lui même, a du mal à écarter la tendance naturelle au bonheur de la recherche du bien moral; si d'un coté il récuse l'eudémonisme qui fait de la vertu le moyen d'être heureux, de l'autre, il admet que dans certaines situations dramatiquement désespérées, la volonté d'être heureux devient, au moins indirectement, partie prenante de l'exigence morale, car sans elle le sens du devoir est compromis. D'autre part il accorde l'existence d'un désir moral: le désir de s'estimer soi-même, dont il fait l'effet dans la sensibilité du pouvoir de la raison. Or il n'y a aucune raison d'écarter ce désir de la recherche du bonheur, au contraire, puisqu'il est l'expression la plus profonde de la nature de l'homme en tant qu'être indissociablement sensible et conscient de lui-même (c'est à dire raisonnable). L'amour de soi n'est donc nullement inconpatible avec l'amour des autres et le sens du devoir, au contraire de l'amour propre; il sont même inséparables car, comme l'avait bien compris Rousseau, ce qui nous motive à agir, ce ne sont pas des règles abstraites de la raison, toujours prète à servir n'importe quelle cause et à justifier n'importe quoi, c'est l'anticipation de la joie à nous reconnaitre positivement dans la joie, l'estime et la reconnaissance d'autrui, alors que l'egoïste, ou le vaniteux, trouvera quelques satisfactions, mais illusoires, car elles le conduiront nécessairement à la solitude affective et morale et à sa conséquence: le désespoir.
    -La morale kantienne nous demande de toujours prendre "en même temps" comme fin de notre action la personne d'autrui; elle fait de ce principe une des expressions du fondement de la moralité qu'est l'impératif catégorique. Or une personne, à moins de n'être qu' une variable interchangeable, est un sujet particulier qui poursuit sa fin propre, à savoir son propre bonheur; ce qui ne signifie pas son bonheur égoïste, comme nous venons de le voir. Si l'on ne considère que son humanité abstraite, et si l'on prend trop au sérieux l'exigence kantienne de n'obeïr à la loi que parce qu'elle est une exigence formelle de la raison afin de se rendre soi-même digne du bonheur, on risque fort de ne considérer autrui que comme un moyen d'assurer notre respect de la loi morale et de mettre en oeuvre notre désir de dignité dont nous venons de montrer qu'il est une partie, peut-être essentielle, de notre inclination au bonheur. Nous retrouverions alors, comme le pensaient les philosophes grecs, l'impossibilité de séparer sinon d'une manière inhumaine et donc sophistique la vertu et l'aspiration au bonheur. A la différence près, que chez Kant, elle est déniée; ce qui risque de conduire à tous les effets pervers de la bonne conscience hypocrite. (cf. plus loin)
     -La liberté morale, selon Kant, exige que l'on distingue le sujet transcendantal, absolument libre, et le sujet empirique, entièrement déterminé. L'antinomie philosophique entre déterminisme et libre-arbitre est certes, formellement, sinon verbalement, résolue; mais il reste à savoir à quel prix. Que nous importe, en effet, que le sujet transcendantal soit libre, dès lors que nous ne pouvons ni le connaitre, ni savoir comment il l'est?  Cela ne change rien à notre réalité empirique, car cela ne nous donne aucun moyen d'agir sur elle. Puisque nous ne pouvons lier, concrêtement, notre essence supposée à notre existence empirique, le résultat de cette brillante opération verbale est double:
          - Le sujet est confirmé dans son impuissance empirique.
          - Le sujet est convaincu de sa totale responsabilité morale
          - Le sujet empirique est donc définitivement condamné au péché, à la culpabilité permanente, au sentiment terrorisé de la faute; bref, à la haine de soi, plus ou moins compensée par un rigorisme narcissique, masochiste quand il n'est pas sadique,  prétendument désintéressé.

La conséquence de la position kantienne est, qu'en prétendant rendre formellement possible la liberté, il "l'accroche" à une hauteur tellement inaccessible, qu'il la rend réellement impossible, ainsi d'ailleurs, que toute morale en acte.

Cette critique nous invite alors à nous interroger sur la pertinence d' une thèse qui pose à l'inverse les rapports entre la raison et le désir, puisqu'elle fait de ce dernier l'essence de l'homme, afin de fonder la possibilité d'une vertu et d'une liberté actives dans la recherche de la joie : la thèse de Spinoza.
 

2-3 La raison au service de la joie: retour à Spinoza.

Spinoza, nous l'avons vu, récuse le libre-arbitre comme une illusion due à la méconnaissance des causes qui déterminent nos désirs, accompagnée de la passion vaniteuse qui nous pousse à prétendre transcender la nature. A l'origine de l'idée de  ce soi-disant pouvoir absolu se trouve donc la passion illusoire de s'affirmer contre la nature. D'où vient-elle? Du désir fondamental de chacun de perséverer dans son être et pour cela d'accroitre sa puissance d'être et d'agir; mais ce désir est perverti par le fait que l'individu méconnait les conditions naturelles de réalisation de ce désir et croit pouvoir se satisfaire en tant que puissance surnaturelle. Or chaque homme est un être naturel, c'est à dire un mode fini de la nature et de ses deux attributs infinis que sont la pensée et l'étendue corporelle; toute conception, en effet, qui pose l'existence d'une transcendance surnaturelle est irrationnelle car elle brise l'unité de l'Etre et rend tout incompréhensible et contradictoire comme le montre les éternelles contreverses théologiques sur la puissance de dieu,  la prétendue liberté de l'homme et la nécessité naturelle. Tout est rationnel, tout est nécessaire, tout est naturel, ces trois propositions n'en font logiquement qu'une. Dans ces conditions, chaque être particulier dans la nature est déterminé à agir et à pâtir selon des causes naturelles nécessaires externes et internes. Obéïr à sa nécessité interne, qui vise à accroitre sa puissance d'agir face aux autres êtres naturels, constitue pour chaque être sa liberté relative; subir l'action des êtres extérieurs constitue la contrainte; seule la nature infinie est absolument libre car elle n'obéît qu'à sa propre nécessité. Les êtres particuliers finis s'efforcent de persévérer dans leur être selon leur nécessité interne , c'est leur "conatus"; rapporté à l'âme et au corps ce conatus est l'appétit, et l'appétit devenu conscient de lui-même est le désir. L'homme est donc, en son essence, un être de désir puisqu'il est plus ou moins conscient de ses appétits. Si le désir est l'essence de l'homme, il se confond avec la volonté et l'homme ne peut vouloir contre son désir: il n'y aucun pouvoir transcendant en l'homme. La raison ne peut, du reste, pas se prononcer seule sur la valeur d'une intention, car comment savoir si les autres sont mes égaux, comment savoir s'il vaut mieux pour moi et pour la société les considérer comme tels plutot que de penser, comme les philosophes grecs, que l'inégalité sociale et morale est, lorsqu'elle est fondée sur des critères de vertu d'intelligence , la condition de l'ordre politique et du bien commun? Sans intervention de déterminations extra-rationnelles, nul ne peut jamais se déterminer quant aux avantages ou aux inconvénients d'une décision; celle-ci est en dernier ressort toujours subjective, ne serait-ce que celle de toujours respecter autrui comme fin de mon action. Puis-je démontrer que l'égoïsme est nécessairement mauvais pour moi et les autres? N'est-il pas aussi facile de prouver par l'expérience et le raisonnement que l'altruisme est toujours, soit au service de l'égoïsme d'autrui, soit au service de l'égoïsme propre. L'intérêt et le désir ne peuvent, sans hypocrisie, être exclus d'un choix portant sur les fins et les valeurs de l'action car la raison est nécessairement, si elle veut aboutir à une décision, au service de tel ou tel de nos désirs. On ne peut, affirme Hume, démontrer, par la raison, que la vie de millions de chinois est plus importante pour moi,et pour ceux avec qui je vis, que le fait de m'être coupé le petit doigt. Le "choix" de l'universel humain n'est fondé, en dernier ressort que sur ma capacité, subjectivement déterminée, de m'identifier, dans mon désir, à tout homme quel qu'il soit, ainsi que le pensait Rousseau. Si l'on prétend que ce prétendu choix est la seule manière rationnelle d'éviter la violence et la contradiction, il est possible d'objecter qu' aucune raison auto-suffisante ne peut obliger quiconque à renoncer à préférer vivre dans la violence, qui, comme chacun sait, peut être la source d'un plaisir d'autant plus vif qu'il est défendu; de plus, contrairement à ce que prétend Kant, mentir, mépriser et violenter autrui n'est pour moi contradictoire que si mon mensonge est découvert et si ma violence est violemment contesté par autrui: c'est une question de fait et la contradiction n'est, en droit, qu'une possibilité, non une nécessité. C'est pourquoi, il est impossible de convaincre par la raison seule, celui qui agit sous l'influence de passions violentes (à plus forte raison s'il s'agit de la passion de la violence), de renoncer à la violence, sans faire appel à ses intérêts ou à ses désirs, ne serait-ce qu'en le menaçant.
Si l'homme est toujours déterminé par ses appétits, il ne peut, selon Spinoza, qu'être plus ou moins conscient de ce qui conditionne favorablement ou défavorablement la réalisation de son désir d'être et de sa puissance d'agir. Or comme la méconnaissance est naturelle, l'homme vit dans l'illusion, laquelle prend sa source dans l'inconscience des causes qui déterminent ses désirs et limitent sa puissance; cette illusion à son tour pervertit son désir en passions tristes. L'exemple de l'illusion du libre-arbitre est à cet égard probant: elle ne peut engendrer que la culpabilité et la haine de soi dès que l'homme découvre sa relative impuissance contre ses passions: cette impuissance est en effet d'antant plus grande que l'individu se croit libre de se déterminer lui-même. Ainsi Spinoza distingue le désir actif, conscient de ce qui le détermine (favorablement et défavorablement), et la passion, désir perverti par la méconnaissance des causes qui limitent sa puissance d'agir. Le désir est joie, la passion est tristesse; l'homme ne peut combattre la seconde qu'en développant le premier; pour cela il n'est d'autres moyens que de connaitre, par la raison,  ce qui le détermine en lui et hors de lui. La raison est donc au service du désir afin d'accroitre son véritable pouvoir, d'assurer sa promotion dans la connaissance de ce qui lui est véritablement utile; c'est en travaillant au service du désir que la raison est condition de la joie , celle -ci n'étant rien d'autre en effet que la satisfaction que l'homme éprouve lorsqu'il reconnait sa puissance d'être et d'agir. C'est la joie qui à son tour, accroit sa puissance sur ses passions tristes. L'éthique n'est rien d'autre que la connaissance rationnelle de ce qui détermine l'homme à vivre heureux ici-bas, en accord avec soi-même et en amitié avec les autres, amitié par laquelle chacun accroit sa propre force de celle des autres.
Ce que redécouvre Spinoza c'est l'inspiration profonde des grecs: il n'y a pas de vertu sans joie ni de joie sans vertu, la raison ne peut servir l'une sans l'autre; mais il montre, de plus, qu'il est possible de fonder une éthique rationnelle sans avoir recours à une quelconque transcendance surnaturelle. Dans l'immanence radicale de notre condition d'êtres finis, la liberté n'est pas puissance inconditionnée de choix, arbitraire et irrationnelle, mais puissance du désir éclairé par la raison.

Mais si l'homme n'a aucun pouvoir de choix, comment peut-il choisir entre raisonner et ne pas raisonner? Comment peut-il se libérer de la passion si ce n'est en faisant un effort pour prendre conscience de son véritable désir, si ce n'est, par conséquent, en faisant le choix de cet effort? Mais peut-il y avoir liberté de choix sans pouvoir de choix transcendant et absolu?
 

3) L'AUTONOMIE RELATIVE DE LA RAISON ET LE DESIR ETHIQUE.
 

Il convient, au point où en est notre réflexion, et pour tracer quelques perspectives programmatiques de recherche, de nous poser deux questions:
         -  A quelles conditions relatives, un pouvoir de choix relatif de la raison  est-il possible?
         -  Comment penser le désir humain pour lui conférer une valeur éthique rationnellement universalisable?

Pour aller dans ce sens, je me contenterai d'indiquer quelques éléments de réflexion.

3-1 Autonomie de la raison et puissance critique.

La raison,dans le domaine théorique, est, soit la faculté de d'articuler les idées entre elles, selon des règles universelles, pour en produire les conséquences logiques (raisonnement déductif), soit la faculté de découvrir les principes généraux dont on peut déduire, selon les mêmes règles, les objets que l'on cherche à connaitre ou les idées que l'on cherche à démontrer ou à justifier (raisonnement inductif); cela afin d'éviter les contradictions dans la pensée et entre la pensée et l'expérience, afin de produire des interprétations de faits particuliers selon des lois générales universellement acceptables. Dans le domaine pratique, la raison est la faculté d'utiliser le savoir universel ainsi produit pour agencer logiquement les moyens afin de produire réellement les effets que l'on souhaite obtenir, c'est à dire qui répondent aux besoins et aux désirs des hommes; agir  sur les causes connues pour provoquer presque à coup sûr des effets désirés, en réduisant la part de hasard au maximum, telle est la fonction de la raison utilitaire. Ainsi la raison peut être employée dans un pur soucis d'efficacité, indépendament de la valeur éthique des fins poursuivies, sauf, semble-t-il, lorsque l'homme en est "l'objet", car en l'homme, les valeurs interviennent toujours dans la détermination des comportements, ce qui oblige à les considérer, ne serait qu'à titre de moyens. Cette raison purement utilitaire, calculante et opératoire, animée par le seul soucis de l'efficacité immédiate en vue d'objectifs partiels, est aveugle au long terme, à la considération de l'ensemble de l'existence humaine; elle escamote les contradictions réelles de la vie, elle s'interdit de réfléchir sur la valeur des fins poursuivies pour ne s'intéresser qu'aux moyens; elle condamne l'homme à n'être que l'instrument avengle de ses passions momentanées (ex.: le problème écologique). D'ou, dans le domaine pratique, l'exigence d'un autre usage de la raison, à savoir: prendre conscience des contradictions de l'existence humaine personnelle et politique et rechercher les valeurs et les règles universelles de leurs usages, permettant de les traiter positivement; c'est le rôle de la raison éthique et proprement philosophique. Deux directions sont alors possibles:
- soit construire une conception rationnelle systématique de la vie permettant de résoudre définitivement ces contradictions et d'accéder à l'absolu, à la réconciliation totale de l'être humain et du monde; c'est la voie de la métaphysique et de la sagesse philosophique classique mais elle tend à abolir la liberté dans la conscience de la nécessité du système, comme système du monde supposé de la vraie vie, ordonnée et harmonieuse.
- soit se proposer de produire des règles justifiées sur la base d'une réflexion raisonnée de l'expérience du bonheur et du malheur des hommes, règles toujours discutables, afin de rendre possible une gestion positive universalisable de ces contradictions insolubles (la vie et la mort; les conflits amoureux; les contradictions entre égalité et liberté, entre pouvoir politique et la liberté...); C'est la démarche d'une réflexion philosophique critique débarassée de l'hypothèque de la vérité absolue. Elle est seule capable de fonder une possible liberté de choix.
La raison dialectique pratique et philosophique, qui ne prétend plus au savoir et à la morale absolus, n'est rien d'autre que le pouvoir de prendre conscience des contradictions de la pensée, du désir d'être et de ses modalités particulières, ainsi que de nos rapports avec le monde extérieur et les autres. En cela elle ne prétend les résoudre, car, pour les plus importantes et les plus universelles, c'est impossible, mais à les reconnaitre dans le but d'agir sur elles dans le sens qui nous parait raisonnablement le plus utile. Elle est toujours historiquement conditionnée par la culture; elle est d'autant plus capable de prendre du recul vis-à-vis de ses présupposés, qu'elle est soumise à des influences contradictoires, et qu'elle est préparée, par l'éducation reçue, à problématiser et à conceptualiser sous forme de discussion rationnelle. Son autonomie est donc toujours relative à la formation reçue; son pouvoir de libération n'est autre que cette capacité critique historiquement déterminée, d'auto- conscience et d'auto-correction. Ainsi le pouvoir de choix est acquis; il suppose la prise de conscience des contradictions de la pensée et de l'action, laquelle prise de conscience est déterminée par le désir de se comprendre et de connaitre le monde. Un tel désir n'est qu'une des formes possibles du désir d'être et d'agir, la forme la plus utile, car la plus favorable à la "gestion" de nos désirs en actes conscients de leurs implications objectives et subjectives. Le gout de la réflexion qu' il met en oeuvre, est le résultat de l'éducation reçue et non d'un choix. Le libre -arbitre, tres relatif, est entièrement déterminé par la culture, sa nature critique ou non, et les conditions de sa transmission.( A la vue du nombre de" crétins diplomés" qui, dans l'enseignement et les institutions de pouvoir, se contentent de répéter la langue de bois et les recettes apprises et qui font tout pour bloquer l'évolution de la vie sociale, une réforme permanente  de l'éducation de l'esprit critique s'impose.)

3-2 De la possibilité d'une éthique du désir.

Si la raison seule ne peut prétendre fonder la moralité, puisque qu'elle ne dispose d'aucun pouvoir propre sur le désir et que la volonté ne peut, sinon d'une manière fictive, être distinguée du lui, il convient alors de nous interroger sur la nature même  du désir pour savoir s'il ne serait pas possible d'y inscrire la possibilité de l'exigence éthique, laquelle possibilité aurait besoin de la raison pour s'actualiser. Spinoza, nous l'avons vu, distingue le désir de la passion: le désir est actif, affirmation de puissance et de volonté d'être, la passion est subie par l'individu qui est affecté par des causes qu'il ne connait pas et qui pervertissent son désir de perséverer dans son être en tendance à se soumettre et à se détruire. Le désir produit du réel et de l'autonomie, la passion engendre la dépendance, l'illusion et la mort. De plus le désir de chaque individu est conscient de lui-même et, en tant que tel, se désire lui- même comme puissance d'agir; or cette puissance n'est rien sans, et à fortiori contre, le désir des autres; ainsi chacun à objectivement intérêt à unir son désir à celui des autres. En outre, le désir, comme l'a bien compris Hegel, est désir de désir: désir de son propre désir, désir de se reconnaitre dans le désir d'un autre: désir du désir de l'autre c'est à dire désir d'être désiré par l'autre pour se désirer soi-même. Ce désir de reconnaissance implique donc une exigence de réciprocité, comme l'atteste l'echec de la relation du maitre et de l'esclave. Réciprocité et non identification et encore moins fusion car la contradiction et la rivalité sont au coeur de la relation de désir: chacun désire l'autre pour lui-même et n'est jamais assuré de ne pas être le dindon de la farce. Cette contradiction a trois conséquences possibles: soit la destruction de la reciprocité dans une pratique de la possession, soit la fin de la de la relation mais dans ces deux cas le désir de reconnaissance est mis en échec, soit le maintien de la réciprocité par la mise en oeuvre de règles de droit rationnelles égalitaires qui permettent de convertir le conflit en relation de dialogue qui, de plus, est seul moyen pour que chacun puisse prendre une conscience dynamique et positive de lui-même.
Ainsi tant sur le plan des intérêts mutuels objectifs, que sur celui des relations de désir plus "intimes", l'actualisation optimale du désir de chacun exige des règles universelles de réciprocité, qu'il revient au raisonnement, à travers l'expérience de l'échec, de découvrir peu-à-peu. Apprendre à raisonner sur l'effectuation de nos désirs personnels et ses conditions universelles de possibilité est le seul moyen efficace de s'élever et de faire que chacun s'élève à la conscience éthique de l'universel raisonnable. Dira-t-on que nous ne sortons pas de l'égoïsme individuel? En un sens oui, mais un égoïsme bien compris, qui exige de trouver les conditions du compromis, le plus favorable à tous, entre les valeurs de liberté personnelle, d'égalité et de solidarité. Refuser l'égoïsme, le souci de soi, c'est refuser la liberté personnelle, au non d'une morale abstraite qui ne pourrait s'imposer que par la terreur religieuse intériorisée en ascétisme et en abnégation sclérosants. La désir créatif, en cela qu'il est dépassement de la réalité existente, dans l'affirmation de la puissance inventive et toujours originale de l'imagination particulière du sujet, le désir positif et généreux, c'est cela que la raison doit, à mon sens, promouvoir, contre tous les pisses-froid et les pisses-vinaigre qui encombre les institutions sociales. Cette position ne prétend pas éliminer les contradictions, ni la possibilité de la violence dans les rapports humains, elle prétend permettre à chacun de désirer en réduire les risques. A tout prendre, mieux vaut, selon moi, affronter les contradictions de la vie, que de se soumettre inconditionnellement, à une morale du renoncement au désir, c'est à dire au désir de vivre heureux qui est la seule fin, ici-bas, de la vie. A choisir entre une éthique du bonheur et une morale du devoir, la décision, à mon sens s'impose: celle-là est la seule conforme au désir de vivre, alors que celle-ci est littéralement inhumaine et dépersonnalisante puisqu'elle prétend suspendre les finalités subjectives de la détermination de l'action . Une telle morale n'est ni possible, ce que Kant reconnait, ni souhaitable, car sous prétexte d'élever l'homme au dessus de lui-même, elle le condamne au sentiment triste et impuissant de péché. La sagesse, n'est pas dépassement de soi, mais ouverture aux possibilités heureuses de la condition humaine. Telle est, comme le pensait Epicure, la véritable finalité de la raison. En cela la liberté authentique ne consiste pas à vouloir faire ce qu'on doit parcequ'on le doit, mais à vouloir faire ce que l'on peut pour son bonheur et celui des autres. Elle implique la connaissance, jamais achevée, de ce qui nous détermine ainsi que celles des conditions universelles de la réalisation optimale de nos désirs les plus intimes.
 Il est nécessaire, pour cela, de philosopher sur la vie, et de  renoncer à spéculer sur un idéal qui ne peut avoir de sens qu'après la mort; l'après-mort, en effet, ne nous concerne pas.
 

                      Sylvain Reboul, le 20/06/92. 



Version réduite

Liberté et éthique.

Liberté extérieure = capacité à réaliser ses désirs ou sa volonté dans le monde. Pouvoir extérieur => le problème de la technique, du droit et de la politique.
Liberté intérieure = capacité de se déterminer soi-même, de choisir d'une manière consciente et délibérée. Pouvoir intérieur sur soi, ses intentions et ses actes ( agir raisonnablement)
Pb: La liberté intérieure ne peut être ni démontrée logiquement, ni prouvée expérimentalement d'une manière objective (concept métaphysique) or il semble qu'il faille considérer que l'homme est intérieurement libre pour le considérer comme responsable de ses actes et digne de respect.

Ethique :réflexion sur les normes régulatrices de l’action humaine en vue du bien-vivre avec les autres et avec soi.
Pb : Existe-t-il ou peut-on définir des normes universelles valant pour tous les hommes sans contradictions ? D’un coté on constate la variabilité, les contradictions et le conflits plus ou moins violents entre ces normes et les valeurs qui les fondent et, d’un autre coté, ces normes ne peuvent établir le bien-vivre et améliorer la qualité des relations humaines (réduction de la violence physique et psychologique, respect des autres et coopération entre tous les hommes) que si elle sont reconnues comme valant universellement. Ce problème est d’autant plus crucial aujourd’hui que les échanges et la socialité se mondialise et que nous disposons de moyens d’extermination qui met en danger l’espèce humaine toute entière

Liberté et éthique : Pb : À quelles conditions les hommes peuvent-ils dépasser (se libérer) leurs désirs égoïstes pour s’imposer des normes et éthiques universalisables ?

1) De la rationalité de l'idée de libre-arbitre (liberté intérieure).

 1-1 le libre arbitre est l'objet d'une expérience intérieure: Descartes
Nous sentons en nous que nous sommes à chaque instant capables de choisir entre deux jugements contraires et que cela ne dépend que de nous.
 1-2 La critique du libre-arbitre comme illusion subjective: Spinoza
Le sentiment du libre-arbitre est le résultat de la méconnaissance des causes qui déterminent nos désirs et de l'amour de soi qui nous pousse à croire dans notre pouvoir surnaturel et irrationnel, quasi divin, sur nos pensées et sur nos actes, sinon sur nos désirs.
 1-3 Le libre-arbitre, postulat nécessaire de la moralité: Kant
Le libre-arbitre comme fondement postulé de la liberté raisonnable ou liberté morale: il faut croire à la liberté pour croire à la possibilité d'agir par devoir et donc pour tendre à mettre en oeuvre la loi morale universelle que la raison nous impose absolument (impératif catégorique) et nous efforcer, si nécessaire, de lui sacrifier nos inclinations sensibles.

2)La liberté, la raison et le désir (kant)

2-1 Le libre-arbitre, postulat nécessaire de la moralité: Kant
Pour Kant le libre-arbitre est une idée métaphysique et, en tant que telle, la réalité de son objet n'est ni démontrable logiquement ni prouvable expérimentalement. Sans reprendre sa démonstration, rappelons que l'histoire de la philosophie, l’épistémologie, et la logique formelle, ont totalement confirmé sa critique de l'argument ontologique, ainsi que celle de la tendance de la métaphysique de faire de ses propositions, des jugements de réalité. Celles-ci ne peuvent être pour Kant que des postulats, des jugements réfléchissants mais non déterminants, de simples idées dont il faut définir les conditions de l'usage légitime. En ce qui concerne l'idée du libre-arbitre, Kant constate que l'on ne peut s'en passer pour penser la possibilité de l'action morale telle qu'il la définit, à savoir: l'action par devoir, purement raisonnable. Or celle-ci implique la possibilité pour l'homme de renoncer à suivre ses inclinations empiriques et sensibles, qui exige à son tour la possibilité de choisir entre la raison comme puissance autonome de se donner les lois universelles de l'action moralement bonne, et les désirs sensibles particuliers. Ceux-ci peuvent, tout au plus, en effet, déterminer les actions intéressées conformes au devoir qui n'ont de l'action morale que l'apparence, laquelle peut être trompeuse. Une telle analyse conduit Kant à distinguer rigoureusement la connaissance et la morale: celle-là à affaire à l'expérience possible, celle-ci à la définition à priori du devoir-être. Cette distinction appliquée à l'homme l'oblige à se considérer lui même comme entièrement déterminé en tant qu'objet de la connaissance et entièrement libre en tant que sujet moral. Il n'y a là pour Kant aucune contradiction puisque les deux prédicats ne sont pas appliqués au même sujet : une chose est en effet le sujet transcendantal, absolument libre, autre chose est le sujet empirique, totalement déterminé; et cela d'autant plus que, s'il n'est pas possible, de démontrer que la liberté existe, il n'est pas possible de démontrer son impossibilité métaphysique. La connaissance laisse donc la question ouverte et permet alors à la morale rationnelle de revendiquer, légitimement , la référence à l'idée de libre-arbitre comme un postulat nécessaire de sa possibilité.

Dans ces conditions l'examen critique de la justesse de la position kantienne ( à savoir que l'idée de libre arbitre est un postulat de la moralité)   exige que l'on s'interroge sur ses implications rationnelles et ses conséquences dans sa philosophie morale qui implique une distinction stricte entre la moralité et la recherche du bonheur, entre le bien intelligible et le bien sensible
 

2-2 La raison contre le désir ou le devoir contre le bonheur: Kant

La raison morale (pratique), selon Kant, est cette faculté autonome par laquelle l'homme peut concevoir les lois universelles de l'action et s'y soumettre sans conditions. Ces lois reposent sur des impératifs catégoriques dont la valeur absolue est fondée sur le principe de non-contradiction: il serait logiquement contradictoire de mépriser autrui car cela reviendrait à ne pas se respecter soi-même et du même coup à nier la pertinence de son propre jugement; il serait absurde de n'utiliser autrui que comme instrument de notre action, car cela nous mettrait dans la même position et nous interdirait de faire valoir nos propres fins; il serait aberrant de mentir car cela détruirait, à terme, notre crédibilité,  sur laquelle repose l’efficacité supposée de nos mensonges etc...Or l'expression de nos tendances empiriques spontanées est toujours particulière et égoïste, même l'amour; l'altruisme, au service de nos désirs, n'est qu'hypocrisie et faux-semblant vite démentis en cas de retournement d'intérêt. Ainsi la raison est opposée à la sensibilité et si l'idéal du bonheur est la réalisation optimale de nos désirs, elle doit renoncer au bonheur comme but de l'action au profit du devoir. Agir moralement, c'est agir par devoir et dans le seul but de faire son devoir; la seule conformité au devoir, socialement nécessaire, est soumise à la détermination de l'intérêt égoïste et est amorale sans être immorale et en cela elle n'est pas un bien mais n'est qu’un moindre mal. Dans ces conditions, la liberté, de métaphysique (libre-arbitre absolu), devient pratique: elle s'affirme comme le pouvoir de choisir, quant aux fins, entre les inclinations de la sensibilité et les exigences absolues de la moralité au profit exclusif de celles-ci. Le bonheur ne peut, au plus, qu'être une conséquence espérée de notre action morale ou un moyen d'être plus enclins à faire notre devoir par devoir;( dans ce dernier cas, il serait un devoir moral "indirect".). Ainsi, pour Kant, le sujet ne peut s'affirmer libre qu'en s'arrachant à sa nature particulière sensible et en se soumettant et en la soumettant à l'universel raisonnable; c'est en cela qu'il s'affirme comme une personne morale digne d'admiration et méritant le bonheur (dont on ne peut espérer la réalisation véritable qu'après la mort). Mais cette position ne condamne-t-elle pas, du même coup, le sujet à renoncer à ses fins propres en tant que fins personnelles? N'instaure-t-elle pas le déchirement, la possibilité de la souffrance comme une conséquence de la liberté morale? Ce faisant, ne prend-elle pas le risque de démoraliser le sujet, aboutissant au contraire de ce qu'elle recherche? En opposant le sujet transcendantal (absolument libre) au sujet empirique (entièrement déterminé) ne conduit-elle pas à interdire ou à rendre problématique une liberté empirique pourtant bien nécessaire à notre existence "ici-bas"?

3) La critique de la position morale kantienne. (Spinoza)

La liberté morale purement raisonnable impose au sujet un déchirement proprement invivable entre son aspiration au bonheur dans la réalisation de ses désirs - constitutifs de son "être empirique"- et l'exigence morale imposée par sa raison transcendantale qui définit son "être intelligible". l'idée kantienne de la liberté morale semble condamner le sujet à la souffrance ici-bas sans garantie d'être sauvé après la mort par Dieu dont l'existence ne peut être que postulée, puisqu'elle est rationnellement indémontrable. L'homme risque donc de se sentir tout à la fois coupable et impuissant face à ses passions; ce qui peut le détourner de toute action efficace pour les maîtriser et, paradoxalement, de le démoraliser en attendant le salut d'une hypothétique grâce divine.t7 p179, t8 p180 181.
3-1 La raison au service de la joie et du désir véritable: SPINOZA,Mieux vaut alors, peut être, en rabattre et considérer que l'homme est un être de désir et qu'il doit prendre conscience des causes qui affectent ses passions pour accroître sa puissance d'agir en vue de la réalisation de son véritable désir: ce qui lui est utile pour bien vivre durablement avec soi et avec les autres
 3-2 Autonomie et savoir-vivre. La réflexion rationnelle comme condition de la prise de conscience lucide des contradictions de la vie, des meilleurs moyens de les utiliser et des meilleurs choix à faire pour cela.

 3-3 Conclusion : la liberté n’est pas un pouvoir métaphysique transcendant qui imposerait aux hommes des normes et des valeurs soit disant purement rationnelles mais réellement déraisonnables (qui veut faire l’ange fait la bête) contraires à leur désirs empiriques, mais le pouvoir de nous libérer des faux désirs illusoires et destructeurs (ex : la drogue) en vue de mettre en œuvre des relations régulées de réciprocité non-violente entre les désirs actifs et créateurs des hommes qui sont toujours interdépendants. les hommes désirent le désir des autres pour mieux se désirer eux-mêmes. Cette réciprocité est le postulat rationnel et pragmatique (soumis, dans ses modalités, à l’épreuve du succès et de l’échec) fondamental de toute éthique réaliste (non utopique et illusoire) en vue du droit au bonheur universalisable

Sylvain Reboul, le 26/02/2001
 
 



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