Introduction :
La réflexion philosophique est, depuis le condamnation de Socrate, l’objet de réactions les plus contradictoires et les plus extrêmes ; et cela y compris au sein même de la corporation des philosophes ou reconnus comme tels : Pascal ne parle-t-il pas de la misère et de la grandeur des philosophes dans la mesure où ils seraient tentés par l’exercice de la raison critique, de récuser, sinon la foi en elle-même, du moins le dogmatisme religieux qui l’accompagne? Kant ne tente-il pas de démontrer que la métaphysique, science d’une réalité qui échapperait à toute expérience possible, noyau dur, pour beaucoup, de la réflexion philosophique, est une illusion ? Quand ce conflit devient une ambivalence au cœur même de certains discours philosophiques ; il est alors indispensable de se poser la question de sa valeur, non pas comme connaissance positive, ce qu’elle ne peut probablement plus revendiquer être aujourd’hui, mais comme démarche critique nécessaire, voire indispensable, au bien vivre ; Pascal ne disait-il pas qu’elle ne vaudrait pas une heure de peine sans cela ?
Pour les philosophes de l’antiquité, la réflexion
philosophique
serait sous-tendue par le désir de devenir sage en vue du plus
grand
bien, au double sens : être plus heureux soi-même et plus
justes
avec les autres ; bref, accéder à un bonheur
moins
illusoire et plus durable grâce à la connaissance et
à
la pratique de la vertu dans un rapport plus raisonnable à
soi et aux autres et plus rationnel au monde et à la vie. Elle
serait,
en cela, la mise en œuvre de la raison pour réduire et traiter
favorablement
les contradictions universelles de l’existence humaine afin de la
rendre
plus cohérente et plus sensée, en pratiquant le doute
vis-à-vis
des illusions qui les entretiennent, voire les exacerbent en les
masquant.
La lucidité que produirait la raison critique quant aux
croyances
communes irrationnelles, politiques et/ou religieuses, serait la
condition
pour affronter sereinement les difficultés de la vie et pour
s’en
rendre moins dépendants. Mais pour beaucoup de non-philosophes,
en pratiquant le doute systématique, dans l’ordre des principes
fondamentaux du bien-vivre, elle serait dangereuse en cela qu’elle
compromettrait
radicalement le jeux des croyances collectives, nécessairement
suprarationnelles,
voire irrationnelles en les délégitimant ; alors qu’elles
sont la condition de l’accord entre les hommes d’une même culture
nécessaire au bien-vivre ensemble, c’est à dire à
la réduction du risque de violence en assurant la
promotion
de la convergence, voire de la coopération des
désirs
et des volontés individuels. Accusée de subversion de
l’ordre
culturel, politique et social stable établi, elle serait
doublement
condamnable :
1) Elle compromettrait le confiance en soi qui accompagne la certitude
du rôle et de la valeur socialement reconnue de chacun ; or une
telle
confiance est la condition du bonheur personnel.
2) Elle favoriserait une attitude sceptique et individualiste («
penser par soi-même ! ») qui ferait courir un risque grave
d’anarchie grave ou de rébellion contre les pouvoirs
établis
dont la légitimité et donc le stabilité
non-violente
repose sur des croyances communes tout à la fois
indiscutables.
Cette contradiction qui, philosophiquement exprimée, traverse
la philosophie elle-même, c’est à dire son rapport
à
elle-même, pose donc la question de savoir si la réflexion
philosophique est une condition nécessaire, sinon suffisante,
d’ordre
logique et/ou éthique, du bien vivre avec soi (le bonheur), avec
les autres (la morale) et/ou les deux (l’éthique) ; si non,
pourquoi
? si oui, en quoi ? et à quelles conditions et dans quelles
limites
?
Ces questions engagent en effet le statut de la réflexion
philosophique
comme ferment de la pensée dans une société qui ne
peut être libérale qu’à la condition que chacun se
veuille autonome et donc elles ont pour enjeu la
définition
revendiquée de notre société démocratique.
1) La réflexion
philosophique
peut être stérile, voire dangereuse pour le bien vivre.
Il est remarquable que le refus de la réflexion philosophique a été précisément et rigoureusement formulé par la philosophie elle-même ; tout au long de son histoire, en effet la les philosophes se sont posé la question de savoir si son projet rationnel en vue du bien vivre n’était pas contestable et si les critiques que les non, voire les antiphilosophes lui adressaient n’étaient pas philosophiquement justifiées ; preuve, s’il en est de la profonde honnêteté intellectuelle de sa démarche critique : se mettre à l’épreuve de l’antiphilosophie et s’efforcer de la surmonter est la seule manière d’établir, d’une manière rationnellement convaincante, sa valeur, voire sa nécessité. Il convient donc à notre tour d’examiner les arguments, philosophiquement reformulés par les philosophes eux-mêmes, des adversaires de la réflexion philosophiques ne serait ce que pour nous demander si et comment elle peut les surmonter, à quelles conditions et dans quelles limites. Nous résumerons ces critiques sous trois arguments : un argument ontologique quant au rapport de la réflexion philosophique avec le réel et l’action efficace, l’argument moral et politique concernant ses effets pratiques dans la vie sociale et l’argument éthique qui met en jeu la question du bonheur personnel et collectif.
1-1) Argument ontologique (voir
les positions de Calliclès dans « Le Gorgias » , de
Thrasimaque dans « La République » de Platon, de
Nietzsche
et de Marx contre la position idéaliste de Platon)
En tant qu’elle sépare la théorie de la pratique en
prétendant
interpréter le monde et la vie rationnellement, elle renonce
à
mettre en œuvre les seules forces vitales d’interprétation qui
comptent
pour la vie : celle de nos désirs ; or la vie est puissance du
désir
et la vie de chacun est désir de puissance pour l’emporter dans
la lutte contre la mort, la souffrance, les autres et en vue des seules
fins de la vie : survivre et jouir . Elle prétend à une
vérité
universelle impossible dans les domaines éthique et politique
gouvernés
par le jeu des passions et dont le fondement est le principe du plaisir
et les conditions d’expression sont la puissance et la ruse. Elle se
complet
à rechercher une réalité idéale, une
vérité
universelle qui détourne la pensée du souci de mettre en
œuvre les conditions empiriques concrètes de l’efficacité
que sont la puissance et l’intelligence de la complexité des
processus
contradictoires et changeants et la mise en oeuvre du meilleur rapport
des forces dans la lutte pour la vie ; lesquelles conditions
déterminent
la conduite et l’exploitation des phénomènes humains et
naturels
en vue de rendre les actions, finalisées par la recherche du
bien
vivre pour soi en concurrence avec les autres, plus l’efficaces .
Qu’a t on besoin, sur le plan pratique, de contempler des idées
abstraites immuables et des modèles théoriques rigides
pour
résoudre les problèmes pratiques mouvant et
contradictoires
que le vie nous sommes de résoudre pour survivre face au danger
de la mort ? La vie et le bien vivre (vivre en vue du plaisir) exigent
au contraire que nous sachions ce qui à chaque instant compromet
ou favorise la réalisation de notre désir propre, de
notre
point de vue subjectif. De plus une connaissance idéale qui se
détourne
des sensations et de l’expérience empirique ne peut en rien
prétendre
connaître le réel dans lequel nous vivons ; elle substitue
une réalité rationnellement reconstruite,
éternelle
et fictive qui n’exige ni action, ni combat pour advenir : une
réalité
utopique et impersonnelle qui, pour appartenir à tous les hommes
- enfin idéalement réconciliés -, n’appartient
à
personne. Et elle nous détourne de la nécessité de
nous affronter au monde sensible et aux actions des autres, de nous
battre
pour gagner, en exploitant les possibilités
(potentialités)
des situations empiriques mouvantes et les forces contraires qui
l’animent
à notre avantage. La réflexion philosophique est oubli du
monde de la vie parce qu’elle refuse de voir que la vie est une
lutte
pour la vie et donc elle est cause d’impuissance et d’échec. Et
c’est en cela qu’elle est dangereuse., et cela doublement, sur le plan
politique et moral et sur le plan personnel.
1-2 Argument moral et politique. (voir
les positions de Calliclès et de Thrasimaque dans « le
Gorgias
» et « la République » de Platon, de Pascal
dans
« Les pensées »)
Toute société a besoin de régler les conflits
entre les désirs individuels concurrents pour qu’ils ne
débouchent
pas sur l’extrême violence généralisée,
indifférenciée
et autodestructrice. Et pour cela, elle doit, non pas éradiquer
la violence et l’égoïsme , car elle font partie de lutte
pour
la vie dont la victoire est la condition du bien vivre ici-bas, mais la
modérer et la contenir dans un cadre régulateur dont les
conditions sont : des valeurs collectives indiscutables et une
autorité
politique stable pour les faire respecter ; celle-ci est l’état
ou force publique organisée destiné à garantir
l’ordre
public tout en permettant à chacun de faire valoir son droit au
bonheur (son désir propre) en fonction de sa puissance et de ses
capacités propres dans une saine, stimulante et donc dynamique
concurrence
pour le pouvoir, la richesse, les honneurs et les plaisirs qui
constituent
les motivations universelles des hommes en vue du bonheur.
Or la réflexion philosophique, en tant qu’elle pratique le doute
et la recherche du fondement, remet nécessairement en question
ce
cadre régulateur pour la simple et bonne raison qu’il n’est
jamais
rationnel : aucune valeur commune n’est universellement
démontrable
et, plus grave, efficace ; leur efficacité régulatrice
dépend,
en effet, comme le rappelle Pascal, des habitudes et des traditions
conventionnelles,
des situations, des jeux sociaux et des représentations
symboliques
qu’ils mettent en jeu ; ex : les valeurs de la guerre ne sont pas
celles
de la paix, les valeurs du commerce, celles de la vie amoureuse ; du
sport,
celles de la solidarité universelle etc.. Elles sont collectives
et transrationnelles car elles visent à répondre au
désir
de sécurité dans un rapport complexe à
l’insociable
sociabilité des hommes, relativement à telle situation et
à tel type de danger de perte ou telle chance de gain dont
l’évaluation
est rationnellement toujours discutable. Elles sont toujours des
compromis
boiteux et ambigus , en effet peu rigoureux et variables, entre des
exigences
et des intérêts opposés. C’est pourquoi le
conformisme
plus ou moins aveugle est nécessaire à la paix civile ;
une
société et des règles et valeurs purement
rationnelles
(idéaux universels et catégoriques) serait invivable et
inhumaine,
car le désir philosophique de rationaliser la vie sociale, et la
morale commune qui en est le ciment, débouche
nécessairement
soit sur l’anarchie (penser par soi-même contre toute
autorité
extérieure et le conformisme ambiant) qui verrait le retour de
la
violence généralisée, soit sur un totalitarisme
rationaliste
liberticide, car contraire au jeu du désir et des
intérêts
qui anime la recherche du bonheur propre de chacun : Le philosophe-roi
de Platon doit (re)mettre les citoyens à la raison, par
l’éducation
programmée dès le berceau par l’état, mais aussi
la
force et la tromperie si nécessaire, et réprimer la
propension
naturelle des individus à vivre pour satisfaire leurs passions
irrationnelles.
Cette vision philosophique de la vie est donc fondamentalement
contraire
au bonheur de tous ceux, la quasi-totalité, qui ne sont pas
philosophes
et n’ont aucun goût pour la philosophie ; c’est à dire
ceux
qui vivent une vie de chair et de sang, qui vivent leur et dans leur
corps,
sous la détermination de leurs pulsions vitales en vue des
plaisirs
sensibles.
1-3 Argument éthique (voire
les positions de Hobbes dans « Le citoyen »et de Nietzsche
dans « La généalogie de la morale » et
«
La volonté de puissance »)
Un homme est un animal social et conscient de lui-même et il
ne peut être heureux qu’à deux conditions :
· Qu’il réalise ses désirs sensibles propres,
physiques et sociaux ; ce qui suppose des circonstances biologiques et
extérieures favorables et la richesse pour s’approprier,
légalement
et sans violence dangereuse pour lui aussi, le maximum d’objets de
plaisir.
· Qu'il puisse mettre en œuvre en cela son désir
essentiel
de s’aimer lui-même, de se reconnaître comme valeur aux
yeux
des autres et à ses propres yeux, que ce soit dans l’obtention
du
pouvoir, des honneurs et de l’amour, dans l’avoir, le pouvoir ou
l’apparence
(image de soi) etc..; la vanité est, en effet, la passion
naturelle
de l’homme en tant qu’il est conscient de lui et capable de se juger et
de juger les autres (bien ou mal, c’est une autre question) pour
s’estimer
comparativement à eux.
Le bonheur suppose confiance en soi, puissance et désir de
puissance,
habileté technique, ruse et courage pour accéder à
la reconnaissance de soi par les autres et par soi, en une
compétition
dans lesquelles les chances de l’emporter dépendent d’abord de
la
force de nos certitudes et de la croyance en notre succès, donc
de nos passions égocentriques et vaniteuses (mais pas
forcément
égoïste : un bon usage de la vanité, dans des
circonstances
favorables, est de pratiquer l’altruisme qui nous fait aimer des autres
et peut les rendre dépendants de nous). Or la réflexion
philosophique
provoque le doute sur la valeur de nos désirs et sur notre
propre
valeur ; ce doute entretient l’irrésolution, la peur de mal
faire
ou de se tromper ; voire le refus du monde sensible et du désir
passionnel, jusqu’à nous faire espérer que la mort nous
libérerait
des contradictions de la vie sensible et désirante ;
jusqu’à
nous faire renoncer au bonheur ici-bas pour la béatitude
post-mortem
sans désir, ni conflit ; ce qui suppose du reste une foi
religieuse
bien peu philosophique dans son fondement, car la foi est
nécessairement
supra, voire irrationnelle ; de plus que signifie pour nous,
êtres
vivants, de chair et de désir, un bonheur sans plaisir sensible,
un plaisir sans désir et souffrance ? C’est non seulement
rationnellement
indéfinissable aux dire des mystiques eux-mêmes mais
inimaginable
pour quiconque raisonne sur l’expérience du bien vivre avec soi
et les autres.
Plus prosaïquement, la philosophie oppose la vision
matérialiste
et sociale du bonheur de la foule, fondée sur les désirs
sensibles, au concept du bonheur et/ou du bien vivre philosophique,
spirituel
et contemplatif ; mais, ce faisant elle isole le philosophe et l’oppose
au plus grand nombre. Et, à moins de convaincre tous les hommes
à la philosophie, elle conduit quiconque s’y livre à
s’opposer
au jeu social et le condamne à la solitude qui en découle
; mais plus profondément, elle provoque nécessairement
l’intériorisation
en lui-même de ces oppositions entre corps et esprit, bonheur
sensible
et bonheur intelligible, raison et passion dont se nourrit et se
réclame
la pensée philosophique. Donc loin de réduire les
contradictions
de l’existence elle les aiguise davantage ; comment peut-elle alors
prétendre
les réduire au bénéfice de la cohérence et
de l’harmonie, conditions indispensables, selon elle, du bien vivre et
du bonheur supérieur ?
Tels sont donc les arguments les plus radicaux et donc les plus
philosophiques
que l’on peut opposer à la réflexion philosophique dans
sa
prétention à être une condition nécessaire
du
bien vivre. Mais, paradoxalement, la critique philosophique de la
réflexion
philosophique n'est-elle pas le meilleur argument en sa faveur ? N’est
ce pas-là le meilleur témoignage de sa capacité
à
penser même ce qui lui résiste et s’y oppose ? Pour
démontrer
la non valeur de la réflexion philosophique, comme le dit
Aristote,
il faut philosopher et donc en même temps lui reconnaître
la
valeur qu’on lui dénie. Et si cette valeur échappe
à
la critique de et chez ceux-là même qui la critique,
quelle
critique peut-on développer contre les adversaires de la
philosophie
et leurs arguments les plus forts que nous venons d’examiner et qui ne
sont tels que parce qu’ils philosophent? Remarquons en effet que les
adversaires
de la philosophie ne sont pertinents dans leur critique que parce
qu’ils
sont aussi philosophes et donc font de la philosophie pour fonder et
justifier
leur propre conception du bien vivre. Cette justification même ne
serait-elle pas l’indice que le bonheur exige réflexion et
justification,
ne serait que pour être conscient de soi et de sa vie et
accroître
ce sentiment intérieur de satisfaction de soi en tant
qu’être
conscient et autonome ?
2) La réflexion philosophique comme condition nécessaire du bien vivre
La thèse des adversaires de la philosophie n’est valide que si l’on admet que la vie pratique et sociale, voire personnelle peut être, dans n’importe quelles conditions historiques, régulée par les moyens de la force irrésistible et des conventions, voire des convictions religieuses et politiques incontestés. Or la réflexion philosophique apparaît et se développe justement lorsqu’une crise grave affecte les valeurs dominantes et la légitimité de l’état et des décisions ou des non-décisions dont il est rendu responsable, bref dans une période de trouble et de pluralisme idéologique, éthique et politique sous la pression des influences, des intérêts et des passions contraires. Cela vaut particulièrement en un temps d’ouverture des échanges entraînant des conflits politico-idéologiques, voire un choc des cultures qui génèrent des luttes internes insolubles par la voie du retour à la tradition dont l’autorité devient,, de fait et même en droit, plus ou moins radicalement contestée et contestable, en tout cas impropre à éviter la violence anarchique et autodestructrice de toute vie sociale. La puissance des convictions religieuse opposées devient alors l’obstacle majeur du retour à un ordre consensuel minimal ; elle entraîne plutôt le risque de fanatisme aveugle dont la violence ne trouve aucune fin, sauf à sortir de la logique de la vérité absolue des croyances aveugles pour mettre en place les conditions d’un dialogue argumenté et rationnel, donc développer le mode de penser philosophique. La réflexion philosophique n’est donc jamais la cause de la guerre des Dieux et entre les convictions idéologique et politiques, voire des contradictions internes à chaque individu qu’elle engendre, mais sa conséquence ; et cette conséquence, qui exprime les contradictions sur le mode rationalisé du débat public entre les points de vue, est seule potentiellement bénéfiques en cela, qu’elle seule peut permettre de renouer les fils rompus d’un dialogue rendu impossible par le jeux des croyances irrationnelles et de déplacer le conflit du terrain de la haine, de la violence aveugle et terroriste et de la guerre civile ou inter-ethnique sur celui de la discussion politique en vue de restaurer le bien mutuel et/ou commun. En cela la réflexion philosophique paraît la condition indispensable en une période de trouble et de changements sociaux et culturels rapides parce qu’elle développe pour le mieux vivre ensemble, la réduction du risque de violence et l’accroissement des chances et des possibilités de coopération, et pour le mieux vivre personnel, la capacité de prise de conscience et de cohérence maîtrisées de soi. Précisons les arguments.
2-1 Argument ontologique et politique.
La réflexion philosophique ne fait pas de la
vérité,
du bien, du sens de la vie personnelle et collective des certitudes
préalables
à sa démarche critique : ils en sont le résultat
toujours
discutable ; elle n’impose rien mais elle propose à la raison de
chacun ce qui peut satisfaire sa recherche des meilleures voies du bien
vivre, dès lors que toutes les autres, imposées par les
traditions,
reposant sur la dépendance inconditionnelle et les conventions
bornées,
ont fait la preuve expérimentale, de leur
stérilité
et de leur danger. Le doute ontologique vis-à-vis de la
réalité
bonne qu’elle met en œuvre est actif, volontaire ; en cela il fait de
chacun,
en dialogue avec lui-même, un chercheur de vérité
et
de sens et ce dialogue suppose qu’il intériorise le dialogue
avec
les autres et se remettent lui-même en cause dans ses
préjugés
et ses opinions toutes faites. Le dialogue critique, s’il peut
prétendre
à la vérité rationnelle, ne peut plus en faire
l’objet
d’un pouvoir politique et idéologique transcendant. En cela
Platon
avec sa théorie du philosophe-roi s’est trompé et
Aristote
a raison d’affirmer que la politique et la vie publique bonnes exigent
le débat public et que celui-ci ne peut être
temporairement
tranché que par les citoyens actifs qui se prononcent en
conscience
, à la majorité, sur fond d’argumentation rationnelle, a
laquelle tous peuvent et doivent prendre parti et pour cela
philosopher.
Descartes n’a pas tort de penser qu’un homme peut toujours philosopher
: dès lors qu’il peut parler, il peut raisonner et se raisonner.
C’est affaire d’éducation et de désir d’autonomie. Les
différences
en ce domaine ne sont que relatives et transitoires : ceux qui sont les
philosophes reconnus et savants ne peuvent qu’être qu’au service
des autres dans cette démarche qui ne vaut comme philosophique
que
si elle est reprise par chacun pour se l’approprier en vue de son bien
vivre, voire de son bonheur propres. Les désaccords
philosophiques
entre les hommes peuvent-ils être surmontés ?
Sûrement
pas, mais comprendre les autres dès lors qu’ils peuvent se
référer
à des arguments rationnels valant pour tous car
compréhensibles
par tous, c’est déjà être en position de permettre
un compromis régulateur entre des désirs et
intérêts
divergents et fonder une possible coopération. Ce qui exige des
conditions éthiques que le dialogue philosophique, justement,
permet
d’instaurer.
2-2 Argument éthique.
Le dialogue philosophique suppose comme tout dialogue authentique le
respect et l’écoute attentive des positions en présence
et
le dialogue philosophique est en droit la plus authentique, puisque
tout
y est discutable et tout argument doit y être
présenté
sous une forme rationnelle, c’est à dire universalisable. Donc
il
exige une éthique libérale qui n’exclut en rien la libre
critique mais qui en fait la condition du progrès de chacun dans
la prise de conscience de soi et des autres. Seules les
idéologies
irrationnelles et violentes (éthnisme, nationalisme, racisme ou
sexisme par exemple) doivent être réprimées, car
elles
mettent en danger le bien vivre général et qu’elles ne
sont
pas réductibles par le seul raisonnement ; elles sont en effet
passionnelles,
aveugles et extrémistes par nature car elles excluent par
définition,
tout débat et tout compromis. De plus, ce dialogue avec soi et
les
autres est d’autre part la condition nécessaire du bonheur
personnel
; en quoi ?
2-3 Philosopher comme condition du bonheur.
Les philosophes et les sages ont toujours montré que
l’expérience
de la vie nous enseigne que tous les plaisirs ne font pas le bonheur et
que les désirs passionnels conduisent à la
désillusion
et la violence possessive et/ou destructrice. En effet, parce qu’ils
prennent
le plaisir comme fin en soi, ils sont illimités en cela qu’ils
excèdent
sans mesure ce qui nous est nécessaire et se trouvent toujours
en
conflit avec les désirs des autres et la réalité ;
d’autre part ils s’aiguisent à l’infini de par
l’impossibilité
de les satisfaire d’une façon durable : tout désir
satisfait
ne laisse après lui que la trace de sa disparition ; ce qui pour
compenser la tristesse et la déception que cela entraîne
pousse
l’individu à désirer toujours davantage. Le désir,
livré à sa seule logique, débouche alors
nécessairement
sur la violence, en soi (dépendance passionnelle), sur soi et
sur
les autres ; voire fait de la violence elle-même la source ultime
et la plus intense du plaisir, car elle est confondue avec la
toute-puissance
sans limite sur les autres et sur le monde dont le sujet peut
temporairement
tirer le sentiment, en effet momentanément gratifiant, de sa
supériorité
et de sa valeur éminente (pouvoir de tuer et de dominer comme
forme
d’expression apparemment objective de l’amour de soi).
Or ces plaisirs violents et ce désir passionnel de violence
fusionné avec toutes les autres formes de désir font le
malheur
des hommes en cela qu’ils les rendent dépendants de leurs
passions,
les rendent donc passifs (la drogue est violence sur soi et
entraîne
la violence sur les autres) et les dégradent à terme dans
le sentiment de leur valeur, d’abord par le rejet, voire la haine
déshumanisante
et à son tour dangereuse des autres, et l’incapacité
où
ils se placent de se reconnaître dans quelque valeur,
nécessairement
universalisable et justifiable et donc supérieure à soi :
l’estime de soi qui est la condition de tout bonheur durable par
delà
les circonstances favorables temporaires (génératrices de
plaisirs extérieurs) :Nul ne peut être heureux, en effet,
sans s’aimer lui-même à travers une valeur
généralisable,
donc nul ne peut être heureux sans chercher à être
respecté
et reconnu par les autres. Philosopher c’est donc s’affirmer comme
autonome
dans ses rapports avec les autres en maîtrisant nos désirs
dans le sens de valeurs plus rationnelles, condition d’une
reconnaissance
positive durable par les autres et par soi. En l’absence de
critères
religieux hégémoniques pour définir le bon sens et
les vraies valeurs de bien vivre ; chacun, pour être heureux,
c’est
à dire durablement content de lui, est alors appelé
à
se raisonner lui-même et donc à philosopher pour
accroître
le sentiment de sa valeur propre qui passe par l’amélioration
dialogué
de ses relations avec les autres. Quant au bien vivre ensemble il
exige,
dans une société pluraliste à évolution
rapide
des modes de vie, des statuts, des rôles et des fonctions, non la
régulation autoritaire, conformiste, conventionnelle, voire
religieuse
et/ou politique, mais l’autorégulation raisonnable des
comportements
individuels autour de règles plus conscientes et plus
rationnelles
du bien vivre objet d’un débat public et argumenté dont
la
forme doit être critique et autant que faire ce peut rigoureuse
donc
philosophique. Un tel débat ne peut être
démocratique
que s’il est philosophique ; toute autre forme fait toujours
déraper
la démocratie vers l’autoritarisme, voire le totalitarisme
démagogiques.
Mais, d’une part, la philosophie ne s’est pas toujours inscrite dans
l’histoire comme le garant du débat démocratique ;
certains
philosophes comme Platon ont même explicitement condamné
la
démocratie, tout en profitant de la liberté de penser
qu’elle
garantit et en faisant profiter de leur critique le débat
démocratique
pour en corriger les défauts. D’autre part à vouloir
opposer
la raison au désir ; la philosophie ne risque-t-elle pas de
compromettre
la joie qui implique que chacun se sente réconcilié et
content
de lui (sentiment de sa propre perfection dit Spinoza pour
définir
le bonheur) en tant qu’individu indissociablement sensible, social et
intelligent
?
Si une certaine manière de philosopher prétend à
une vérité purement rationnelle unique et donc peut
sembler
verser dans un totalitarisme idéologique rationalisé une
nouvelle forme de dogmatisme froid et mort justifiant certaines
critiques
des adversaires, y compris philosophiques, de la philosophie, il
convient
de nous interroger alors sur la question de savoir comment philosopher
pour en réduire le risque et accroître le pouvoir de la
réflexion
philosophique comme condition du bien vivre.
3) Du bon usage du “ libre
penser
” philosophique.
Devons-nous retrouver la puissance uniformisante de la tradition religieuse et l’ordre hiérarchique conventionnel sacralisé comme fondement du bien vivre, comme certaines sectes, dont on connaît les pratiques de manipulations dépersonnalisantes, s’y emploient ? Si dans les sociétés modernes pluralistes et laïques qui se veulent démocratiques, cela n’est ni possible, ni souhaitable, ne faut-il pas, alors, que chaque individu se fasse philosophe (libre penseur) pour être acteur autonome de sa vie et citoyen ? Mais comment réduire les dangers du “ penser par soi-même ” pour en faire un meilleur usage ?
3-1 Sur le plan politique
Notre société est idéologiquement en crise
permanente
; les valeurs de références pour décider des
règles
du bien vivre ensemble sont hétérogènes et
lorsqu’elles
ne le sont pas en apparence leurs interprétations et leurs
applications,
dans les décisions et conditions concrètes, sont plus ou
moins contradictoires ; la pensée unique en matière de
vie
économique et sociale n’est que l’expression d’un rapport des
forces
entre dirigeants et dirigés, décideurs et “
décidés
”, politiquement contesté et contestable dans ses effets sociaux
au regard de l’idée d’ordre public et celle de l’idée de
l’égalité des droits et de la réciprocité
des
avantages. Aucune tradition religieuse, ni aucune convention profane ne
peuvent s’imposer, dans les sociétés pluralistes et
individualistes,
pour faire accepter à ceux d’en bas la domination qu’ils
ressentent
(à tort ou à raison) de la part de ceux d’en haut ;
l’inégalité
n’est plus justifiable, ni en droit, ni en fait ; les pouvoirs
politique
et économiques sont sans fondements symboliques et
idéologiques
stables dans l’esprit des dirigés. Il est alors stérile
de
croire que les sociétés modernes peuvent aujourd’hui
fonctionner
et se reproduire automatiquement par simple imitation unificatrice, car
celles-ci, par le fait du développement de la compétition
pour l’accès au pouvoir, au savoir et à l’avoir, aiguise
les rivalités entre les groupes et les individus : “ pourquoi
eux
et pas nous ? ” La prévention contre les dérives
violentes
(vandalisme, grèves incontrôlées, terrorisme) ou
autodestructrices
(la drogue sous toutes ses formes, légales ou illégales)
que génèrent la compétition et les
inégalités
sociales dans les sociétés de droit égalitaires
exigent
que chacun philosophe (réfléchisse d’une manière
critique
sur les fondements) sur les valeurs (vérité, bien,
justice)
et la manière de traiter les contradictions dont il fait
l’expérience
pour se construire un projet de vie autonome qui lui permette de
s’affirmer
comme individu sans aggraver, ni même pérenniser les
inégalités
insupportables et les violences qu’elles provoquent dont tous seraient
alors victimes. Le “ penser par soi-même ” est alors une
condition
de survie dans les sociétés “ individualistes et non plus
communautaires ” dont la légitimité politique ne peut
reposer
que sur les exigences, à la fois fictives et nécessaires,
de la démocratie dont la mise en oeuvre est toujours
ambiguë
et fragile (démagogie, dépolitisation, technocratie
etc..)
Cette mise à jour des conditions du débat
démocratique,
nécessaire à l’explicitation rationalisée des
volontés
(expression du désir d’être de chacun, en tant que
désir
d’être heureux), exige de chacun qu’il se fasse philosophe en vue
d’un dialogue rationnel permanent avec les autres et lui-même
pour
savoir ce qu’il veut, peut, et doit faire pour bien-vivre avec soi et
les
autres en mettant systématiquement en doute ses croyances
spontanées
et ses préjugés acquis par imitation conformistes; dans
un
monde aux structures, aux influences et aux rapports de forces
changeants,
la réflexion philosophique, sur la plan individuel et
politique
apparaît comme le seul moyen de réduire le risque de
violence
généralisée et indifférenciée, il
permet
en effet de déplacer les conflits sur le plan de la discussion
rationnelle
et de neutraliser partiellement le libre jeu des rapports de forces,
condition
nécessaire pour négocier des compromis mutuellement
acceptables.
3-2. Sur le plan personnel.
La réflexion philosophique prend sa source dans l’exercice
systématique
du doute ou de l’étonnement ; cela conduit-il forcément
au
scepticisme dépressif et à l’impuissance induite par la
perte
de confiance en soi?
Le doute peut être subi ou volontaire ; il est subi lorsqu'il
n’est que le résultat d’une situation de crise intérieure
irréfléchie induite par une situation extérieure
paradoxale:
conflits des influences, contradictions entre les autorités ou
les
conventions, crise des valeurs (guerre des dieux),etc.. Ce doute est
angoissant,
voire paralysant ; le sujet non seulement ne sait plus que penser ou
croire
mais il est menacé dans son désir d’être car ce
doute
subi compromet en lui la possibilité de (se) construire un
projet
existentiel (qui engage le sens de la vie) valorisé et
valorisant.
Mais il devient volontaire lorsqu’il est philosophique, c’est à
dire lorsqu’il remet en question les valeurs en crise, en examinant les
contradictions auxquelles elles conduisent pour tenter de
définir
une ligne de pensée et de conduite moins incohérente ;
Ainsi,
la réflexion philosophique a comme première fonction de
transformer
le doute subi en doute volontaire ; le sujet peut alors se
reconnaître
comme sujet actif et autonome et, par cette autonomie conquise,
s’arracher
à la spirale de la dépression. Vis-à-vis de
celle-ci
quatre attitudes sont, en effet, possibles/
=> Celle de l’autruche qui se met la tête dans le sable et
tente
de ne pas voir les contradictions de la (sa) vie (tout baigne ; il n’y
a pas de problème !) Le divertissement dans la fuite vers les
plaisirs
immédiats et éphémères est
privilégié
; la drogue, légale ou illégale, chimique ou autre, est
appelée
en renfort.
=> Celle par laquelle le sujet refuse le doute en s’enfermant dans
une secte religieuse ou politique ou dans une structure
organisationnelle
forte sous l’autorité indiscutable de dirigeants ou de
maître
à penser auxquels il s’identifie aveuglément afin de se
protéger
contre les autres et le monde extérieur en crise qui l’angoisse.
=> Celle par laquelle le sujet cherche à s’arracher aux
déceptions
de la vie présente pour accéder à une vie
réconciliée
ici-bas ou après la mort; c’est la tentation de la fusion
mystique
avec l’Etre absolu divin (la foi).
=> Celle par laquelle le sujet tente de prendre conscience, d’une
manière
distancée par la production et la mise en œuvre de concepts
rationalisés
(anthropologie) ou d’une manière participative par le jeu des
symboles
et des métaphores de l’imagination sensible (l’art), des
contradictions
de la (sa) vie pour les comprendre afin d’en faire un usage
créateur
en se construisant un projet de vie autonome et lucide. C’est le
désir
de se connaître rationnellement en tant qu’individu particulier
(la
psychologie) vivant en société à un moment
donné
(la sociologie et l’histoire) en tant qu’homme participant à
l’universel
humain (la philosophie). Cette attitude convertit le doute passif en
doute
actif afin de permettre au sujet de choisir en connaissance de cause,
entre
les différentes options de vie possibles, celle qui lui
paraît
raisonnablement la plus avantageuse, c’est à dire la plus
personnellement
valorisante et la plus universellement sensée.
Les trois premières attitudes dépossèdent le
sujet
de lui-même pour en faire un être dominé et
manipulé
par des influences extérieures ; l’attitude philosophique seule
rend possible la construction d’un projet autonome de vie, plus
satisfaisant
dans une société qui valorise l’individu aux
dépens
de l’identité/appartenance collective.
Elle exige la mise en doute des idées toutes faites, la remise
en question de soi et exige que l’on explicite les paradoxes apparents
de la vie et de la pensée pour ensuite tenter de définir
et d’expérimenter, sinon des solutions susceptibles de
résoudre
ces contradictions, au moins des projets de vie et de pensée
moins
illusoires car moins incohérents. Philosopher c’est donc
problématiser
et conceptualiser les contradictions de la vie qui (et que) mettent en
jeu les différentes conceptions de la pensée de
l’existence
humaine et poser les questions pertinentes qui sont susceptibles de
permettre
de régler d’une manière plus cohérente et
sensée
ces contradictions. Philosopher c’est vivre et utiliser la crise
permanente
des valeurs et des références idéologiques dans la
société moderne en l’approfondissant pour en faire un
usage
libérateur et donc plus heureux.
Mais la question est alors de savoir comment il faut penser philosophiquement par soi-même pour réduire les dangers de la pensée autonome.
3-3 Comment bien philosopher pour bien
vivre?
Les dangers de la philosophie prennent tous, nous l’avons vu, leur
source dans l’illusion philosophique que la raison serait capable de
produire
par elle-même, une vérité absolue et
définitive
sur le sens de l’existence humaine ; des deux dangers que sont le
dogmatisme
et le scepticisme, le second n’est que l’envers du premier: c’est parce
qu'on cherche une vérité absolue, unique et universelle
impossible
que l’on renonce ensuite à la prétention à juger
de
la valeur toujours relative des idées, donc à
philosopher.
Or penser par soi-même exige de philosopher, car cela implique
que
nous connaissions les fondements de notre pensée et que nous les
soumettions à un examen critique pour les faire nôtres, ce
qui est proprement philosopher. Il convient alors de considérer
que la réflexion philosophique ne peut que proposer des
conceptions
relativement rationnelles, plus ou moins exclusives, de la vie
intellectuelle
et pratique dont la valeur tient à leur cohérence interne
et à leur robustesse expérimentale quant à la
question
du bien-vivre avec soi et les autres et entre lesquelles il revient
à
chacun de faire des choix et de les transformer pour construire sa
pensée
sa vie ainsi que l’idée qu’il se fait de lui-même ( penser
par soi-même => conscience positive de soi). Aucun
présupposé
métaphysique n’est démontrable, et dans la mesure
où
l’on ne croit pas pouvoir s’en passer, il ne faut les considérer
que comme des hypothèses régulatrices permettant de
générer
des axiomatiques de la subjectivité humaine ; des modèles
rationalisés et discutables de vie. A quelles conditions cela
est-il
possible ?
Elles découlent de nos analyses précédentes. L’illusion de la vérité absolue procède elle-même de la tentation de résoudre en les supprimant les contradictions de l’existence humaine ; or les différentes propositions métaphysiques ne font dans leurs oppositions et leur prétention à l’exclusivité que révéler ces mêmes contradictions en les aggravant ; La métaphysique, prise au sérieux, transforme, en effet, toute contrariété en contradiction logique (morale/bonheur, vérité/fausseté, universel/particulier, raison/désir, théorie/pratique etc..) et cherche, en conséquence, pour la supprimer, à supprimer un des deux membres au profit exclusif de l’autre ; elle refuse de penser les conditions de complémentarité des opposés et par conséquent celles de la gestion positive de leur tension ; il conviendrait à notre sens de faire des thèses philosophiques des instruments opératoires d’exploration des expériences de vie pour expliciter rigoureusement ces contradictions et de soumettre leur visée à l’épreuve de leur fécondité dans les domaines de la connaissance rationnelle et expérimentale et, dans le domaine de l’éthique, à celle de l’expérience du bonheur et de la souffrance tant sur le plan politique que personnel, sachant que la vie est conflit et que la seule forme de sagesse ici-bas est de la mieux penser dans sa complexité pour que chacun devienne plus créateur, plus amoureux de soi-même et des autres, plus efficace dans son projet autonome de vie. Nous proposons ici une pratique de la libre pensée philosophique non tragique, souple et ludique contre toute pratique rigoriste, dénonciatrice, prophétique ou messianique. Une pratique pour nous apprendre à danser la vie dans notre tête et notre corps et non pas pour nous mettre au pas ou dans les cases immobiles de la vérité-illusion de la métaphysique.
Conclusion :
Tous les dangers de la philosophie viennent du fait qu’elle n’a pas été jusqu’au bout d’elle-même, jusqu’à renoncer à l’illusion religieuse du salut. Pour bien penser par soi-même, il convient, de refuser et de dénoncer la tentation religieuse mortifère et angoissée de vivre ici-bas pour un au-delà fantasmatique où la vie serait réconciliée et la pensée au repos. La mort n’est rien, seule la vie mérite d’être pensée et c’est à chacun de la penser d’une manière critique pour lui-même dans ses diverses significations et ses fondements régulateurs pour se reconnaître dans sa vie, ce qui est précisément l’expérience la plus authentique du bonheur en ce monde.
Sylvain Reboul, le 28/11/99.