Le champs de la réflexion philosophique.
La philosophie n'est pas un savoir positif
unifié, elle est réflexion ouverte et permanente sur les
principes fondamentaux de la pensée et de l'action qui
concernent
l'expérience humaine en ce qu'elle a d'universelle; cette
réflexion
critique et rationnelle vise à mettre à l'épreuve
les croyances ou les opinions pour nous libérer des
préjugés
et des illusions, afin de mieux de mieux agir sur le monde et sur
nous-mêmes;
cette réflexion est donc la condition pour vivre d'une
manière
plus cohérente et plus lucide les contradictions universelles de
la vie; elle est recherche d'une plus grande autonomie car elle fonde
nos
choix et nos projets de vie sur le refus des illusions et de la
dépendance
vis-à-vis des impulsions individuelles et/ou collectives
aveugles
et passionnelles; Elle recherche la maîtrise de soi dans la prise
de conscience et le choix lucide de fondements plus rationnels et plus
raisonnables de notre existence afin de ne plus en subir passivement
les
contraintes et les difficultés, mais d'accroître notre
puissance
d'agir et notre joie de vivre, laquelle n'est autre que le plaisir de
se
reconnaître dans ce que chacun pense et fait. La réflexion
philosophique intervient dans le contexte d'une crise qui affecte les
principes
et les valeurs fondamentales d'une culture (la vérité, la
justice, le bien, la justice, la beauté etc.) ; elle transforme
le doute passif et angoissant en doute actif et joyeux, le doute subi
en
doute volontaire. Ce doute philosophique tente de faire le bilan
critique
de la validité rationnelle des fondements de la
culture à tel ou tel moment de son
évolution afin de produire des fondements plus rationnels, c'est
à dire plus propres à convaincre les hommes par
delà
la diversité de leurs convictions subjectives
particulières
ou collectives et irrationnelles (religieuses ou autres). Elle devient
alors le ferment de l'évolution des pensée et des modes
de
vie dans un monde pluraliste et ouvert au changement et une
société
où les individus sont invités à prendre leur vie
en
main sans modèles obligatoires.
Or cet accord reste problématique :
la philosophie n'a aucun pouvoir de menace et de sanction ; elle
propose
mais n'impose rien : c'est à chacun de juger, d'accepter ou de
refuser
telle ou telle proposition et argumentation sur la base de son
expérience
universalisable de la vie et de sa faculté critique. C'est dire
que la philosophie substitue le dialogue à
l'affrontement des croyances et qu'elle permet
à chacun de comprendre l'autre à défaut d'accepter
ses positions. La réflexion philosophique vit de cette
pluralité
des conceptions de la vie possibles : elle permet à chacun de
remettre
en question les préjugés et croyances toutes faites
pour se rendre plus autonome, plus cohérent et plus actif,
conditions
pour vivre plus heureux.
La question que chacun doit se poser , dès lors qu'il philosophe, est : Qu'est-ce que je pense vraiment ? Ou bien qu'est-ce que ma raison et l'expérience universelle des hommes m'autorisent à penser ?
Présentation de la réflexion philosophique
Philosopher = étude et amour ou désir de la sagesse
Sagesse:
- Soit connaître le vrai bien pour vivre une vie personnelle
et collective moins contradictoire, voire réconciliée
(harmonie)
- Soit mieux connaître les conditions personnelles,
intersubjectives
(dialogue), sociales et politiques de la recherche du bonheur par
chaque
sujet pour être plus autonome et plus efficace dans la mise en
oeuvre
de son désir d'être et de sa puissance d'agir.
1) Qu'est ce que philosopher?
Expliciter les contrariétés plus ou moins universelles de la vie et de la pensée humaines pour produire des conceptions du monde et de l'existence plus lucides et plus cohérentes
2) Quelles sont ces contrariétés?
· Connaissance: Illusion/vérité ;
certitude/doute
;scepticisme/dogmatisme
· Ethique: devoir/désir et ou sentiments; conflit entre
les devoirs : devoirs privés/devoirs publics ; devoirs
professionnels/devoirs
éthiques ; liberté/assistance ;
égoisme/altruisme..
· Politique: Conflits entre les idéaux collectifs et
entre l'idéal de justice et la réalité
conflictuelle
des rapports de forces, de pouvoir, d'ambitions et
d'intérêts
; liberté/solidarité,
égalité/hiérarchie,
politique/économie et politique et éthique
· Existence : Vie/mort, désir/réalité,
solitude/aliénation, autonomie/contrainte
· Esthétique : Universalité de l’idéal
de beauté/variabilité des goûts ;
beauté/agrément
; convention/création...
3) Pourquoi philosopher?
Parce que les croyances traditionnelles sont en crise et qu'aucune
autorité
idéologique dans une société ouverte pluraliste,
individualiste,
laïque et démocratique ne peut et ne doit
diriger la pensée humaine d'une manière monolithique.
Chacun doit penser par lui-même pour ne pas être soumis aux
influences extérieures et intérieures les plus
contradictoires
4) Dans quel but?
Se libérer des illusions personnelles et collectives pour
être
plus autonome, plus heureux
et mieux dialoguer avec soi et les autres
5) Comment?
En respectant 3 exigences de pensée:
· Problématiser: douter volontairement et
méthodiquement
· Conceptualiser: définir les idées
générales
avec rigueur
· Argumenter: raisonner logiquement et dialectiquement
S.Reboul, le 13/09/99
Problématiser :
La réflexion philosophique se reconnaît dans l’exercice
systématique du doute ou de l’étonnement ; Qu’est-ce
à
dire ?
Le doute peut être subi ou volontaire ; il est subi lorsque il
est le résultat d’une situation de crise intérieure
induite
par une situation extérieure paradoxale: conflits des
influences,
contradictions entre les autorités ou les conventions, crise des
valeurs (guerre des dieux),etc.. ce doute est angoissant, voire
paralysant
; le sujet non seulement ne sait plus que penser ou croire mais il est
menacé dans son désir d’être car ce doute subi
compromet
en lui la possibilité de (se) construire un projet existentiel
(qui
engage le sens de la vie) valorisé et valorisant. 4 attitudes
sont
alors possibles :
· Celle de l’autruche qui se met la tête dans le sable
et tente de ne pas voir les contradictions de la (sa) vie (tout baigne
; il n’y a pas de problème !) Le divertissement dans la fuite
vers
les plaisirs immédiats et éphémères est
privilégié
; la drogue, légale ou illégale, chimique ou autre, est
appelée
en renfort.
· Celle par laquelle le sujet refuse le doute en s’enfermant
dans une secte religieuse ou politique ou dans une structure
organisationnelle
forte sous l’autorité indiscutable de dirigeants ou de
maître
à penser auxquels il s’identifie aveuglément afin de se
protéger
contre les autres et le monde extérieur en crise qui l’angoisse.
· Celle par laquelle le sujet cherche à s’arracher aux
déceptions de la vie présente pour accéder
à
une vie réconciliée ici-bas ou après la mort;
c’est
la tentation de la fusion mystique avec l’Etre absolu divin (la foi).
· Celle par laquelle le sujet tente de prendre conscience, d’une
manière distancée par la production et la mise en œuvre
de
concepts rationalisés (anthropologie) ou d’une manière
participative
par le jeu des symboles et des métaphores de l’imagination
sensible
(l’art), des contradictions de la (sa) vie pour les comprendre afin
d’en
faire un usage créateur en se construisant un projet de vie
autonome
et lucide. C’est le désir de se connaître rationnellement
en tant qu’individu particulier (la psychologie) vivant en
société
à un moment donné (la sociologie et l’histoire) en tant
qu’homme
participant à l’universel humain (la philosophie). Cette
attitude
convertit le doute passif en doute actif afin de permettre au sujet de
choisir en connaissance de cause, entre les différentes options
de vie possibles, celle qui lui paraît raisonnablement la plus
avantageuse,
c’est à dire la plus personnellement valorisante et la plus
universellement
sensée.
L’attitude philosophique de mise en doute des idées toutes
faites
et de remise en question de soi exige que l’on explicite les paradoxes
apparents de la vie et de la pensée pour ensuite tenter de
définir
et d’expérimenter, sinon des solutions susceptibles de
résoudre
ces contradictions, au moins des projets de vie et de pensée
moins
illusoires car moins incohérents. Problématiser c’est
donc
conceptualiser les contradictions de la vie qui et que mettent en jeu
les
différentes conceptions de la pensée de l’existence
humaine
et poser les questions pertinentes qui nous permettrons de
régler
d’une manière plus cohérente et sensée ces
contradictions.
Philosopher c’est vivre avec la crise des valeurs et des
références
idéologiques en l’approfondissant pour en faire un usage
libérateur.
_____________________________________
Conceptualiser :
Le traitement rationnel des questions philosophiques exige que l’on sache de quoi on parle pour savoir ce que cela vaut ; Pour ce faire la réflexion philosophique produit des concepts ; qu’est-ce qu’un concept ?
C’est une idée générale et abstraite qui se
définit
en extension et en compréhension ;
· L’extension d’un concept est l’ensemble des
éléments
réels ou possibles qui répondent à des
caractéristiques
ou qui ont des propriétés communes lesquelles forment la
compréhension d’un concept.
· La compréhension d’un concept c’est l’ensemble de ces
caractéristiques et propriétés communes dont il
faut
distinguer celles qui sont communes à des éléments
relevant d’autres concepts (un concept peut être un sous ensemble
d’un autre) et celles qui distinguent les éléments
appartenant
à l’ensemble de ce concept par rapport à tout autre
élément.
n’y appartenant pas ;
Produire un concept c’est donc sortir le terme de sa confusion polysémique originelle en précisant les rapports qu’il entretient avec d’autres concepts plus généraux ou opposés et surtout en établissant ce qui le distingue de tout autre. Avoir les idées claires et distinctes est la condition de l’effort de penser rationnellement. Par ce moyen, la réflexion philosophique s’arrache au prestige et à la fascination trompeuse des images et des analogies vagues et du sens commun; elle se met à distance de l’expérience vécue pour l’ordonner d’une manière rigoureuse et s’en faire juge (en produire la connaissance, le sens et la valeur). Le traitement des problèmes philosophiques requière un travail critique sur des définitions conceptuelles. Ce travail consiste en une mise en discussion argumentée de définitions préexistantes courantes ou philosophiques.
Argumenter :
Un argument est un raisonnement qui tente de prouver
expérimentalement
ou de démonter logiquement la valeur d’une proposition
quelconque
; laquelle relie au moins deux concepts ; On peut le construire de
trois
manières plus ou moins combinées :
· Empiriquement, en montrant que cette proposition nous permet
de rendre compte de ce qui se passe dans des expériences
pertinentes
et leurs implications, causales et/ou logiques (cas ou
éléments
qui relèvent des définitions conceptuelles
concernées
par la proposition que l’on veut justifier). Le choix des exemples et
l’analyse
conceptuelle que l’on en fait décide alors de la valeur de
l’argument.
Mais cette analyse passe par une mise en perspective logique de la
pertinence
des interprétations conceptuelles concernées ; celles-ci
peuvent être trop générales (vagues) ou trop
partielles
(généralisation abusives de cas particuliers confondus
avec
le cas général) et de la valeur de ces concepts dans le
cadre
d’une théorie plus ou moins cohérente dont on admet les
prémisses,
principes ou axiomes de départ.
· Logiquement, en montrant que telle ou telle définition
conceptuelle est la conséquence ou le principe
(présupposé)
logiquement nécessaire d’un jugement que l’on tient pour
valable.
· Dialectiquement, en procédant à la critique
par l’usage des principes de la non-contradiction et de
l’identité
des jugements existants ; cette critique vise à tester et
à
mettre en évidence les insuffisances logiques et/ou les
paradoxes
formels, performatifs ou vis-à-vis de l’expérience qu’ils
recèlent.
Aucun argument en philosophie n’est logiquement suffisant pour valider une thèse ou position quelconque ; c’est pourquoi la réflexion philosophique reste indéfiniment ouverte en un dialogue sans fin dont la seule conséquence est la lucidité par laquelle chacun sait à quoi et pourquoi il s’engage et dans quelles limites ; ce savoir est la condition même de l’autonomie relative de chacun. Aucune proposition sur la vie n’est vraie mais certaines peuvent être jugées plus performante ou valable que d’autres selon tel ou tel pont de vue cohérent et universellement justifiable.
S. Reboul, le 22/09/97.
La philosophie est la pratique de la réflexion par laquelle les hommes remettent en question les principes fondamentaux de leur pensée et de leur culture pour substituer aux croyances toutes faites et aux préjugés soit des propositions dont la vérité est rationnellement établie soit des positions (thèses) rationnelles et argumentées possibles, universellement compréhensibles que chacun doit par un effort personnel de confrontation avec l’expérience de la vie adapter, accepter, refuser ou modifier.
En cela la philosophie entretient un rapport ambigu avec
l’idée
de vérité : elle peut soit se présenter comme
recherchant
et capable de produire une vérité rationnelle
(adéquation
entre ce que l’on pense et ce qui est et/ou doit être) valant
pour
tous les hommes et pour tous les temps en vue d’assurer leur bien vivre
personnel et/ou collectif (ex Platon ou Spinoza) en cela il y aurait
une
philosophie qui exclurait les autres prétendants, soit comme une
ouverture de la pensée qui permet à chacun de se
dégager
des opinions qui l’asservissent afin d’opérer des choix
existentiels
plus autonomes, sans prétendre délivrer une
vérité
absolue et définitive sur le sens universellement valable qu’il
conviendrait de donner à l’existence humaine ; plusieurs
thèses
philosophiques seraient pour toujours possibles entre lesquelles chacun
devrait et pourrait choisir pour son propre compte en connaissance de
cause
et pour de bonnes raisons.
Entre ces deux positions sur le rôle et la portée de la
philosophie, l’histoire de la philosophie semble avoir tranché
en
faveur de la seconde, mais pour autant l’idée de
vérité
ou de validité universelle demeure, au moins à titre
d’idéal
inaccessible mais nécessaire à cette autonomisation de la
pensée par rapport aux croyances établies. S’il
était
rationnellement impossible de trancher entre les croyances
contradictoires
sur le sens de l’existence humaine quant à leur valeur en vue du
bien vivre ; elles se vaudraient toutes et aucune réflexion
critique
ne serait nécessaire ; la philosophie ne vaudrait pas, comme l’a
dit Pascal, une heure de peine : celle qu’il faudrait pour
démonter
qu’elle ne sert à rien. Or la philosophie se, présente
aussi
comme l’instance qui, dans la culture, a rendu possible le
progrès
des connaissances et des comportements moraux et politiques , bref le
progrès
de la civilisation en vue d’une meilleure connaissance du monde et des
hommes favorisant le dialogue et la compréhension mutuelle .
cette
exigence d’universalité qui l’anime semble donc bien être
a posteriori validée par les développement de la
civilisation
qu’elle a rendu possible : Ni les sciences, ni la morale humaniste et
laïque,
ni l’idée des droits égaux et des libertés
fondamentales
(droits de l’homme) n’auraient été possibles sans la
philosophie.
Ainsi apprendre à philosopher c’est apprendre aux hommes
à
douter et donc à penser par eux-mêmes en ce qui leur
importe
le plus : donner un sens cohérent et choisi aux diverses
activités
qui définissent leur existence afin d’éviter la
désillusion,
le chaos, la violence (physique et/ou morale) et la domination. On peut
renoncer à philosopher, au nom de dogmes religieux ou sectaires
(et par nature fanatiques) ou du conformisme social (mais aujourd’hui
en
crise), mais alors il faut aussi renoncer au dialogue et à
l’autonomie
et à une certaine idée moderne du bonheur : La joie de
s’affirmer
soi même en tant qu’être autonome dans ce qu’il pense et
fait
de soi, des autres et avec eux. Vivre l’idée du bonheur dans
l’autonomie
ou l’esclavage intellectuels serait donc l’enjeu de la réflexion
philosophique, lequel est indissociable, quant à son
enseignement,
de la formation des citoyens dans une société qui se dit
et se veut démocratique.
S. Reboul, le 08/09/97
Du bon usage du " libre
penser
" philosophique.
Devons-nous retrouver la puissance uniformisante de la tradition
religieuse
et l’ordre hiérarchique conventionnel sacralisé comme
fondement
du bien-vivre, comme certaines sectes, dont on connaît les
pratiques
de manipulations dépersonnalisantes, s’y emploient ? Si dans les
sociétés modernes pluralistes et laïques qui se
veulent
démocratiques, cela n’est ni possible, ni souhaitable, ne
faut-il
pas, alors, que chaque individu se fasse philosophe (libre penseur)
pour
être acteur autonome de sa vie et citoyen ? Mais comment
réduire
les dangers du " penser par soi-même " pour en faire un meilleur
usage ?
1 Penser par soi-même est la condition du bien-vivre dans une société individualiste.
1-1 Sur le plan politique
Notre société est idéologiquement en crise
permanente
; les valeurs de références pour décider des
règles
du bien-vivre ensemble sont hétérogènes et
lorsqu’elle
ne le sont pas en apparence leurs interprétations et leurs
applications,
dans les décisions et conditions concrètes, sont plus ou
moins contradictoires ; la pensée unique en matière de
vie
économique et sociale n’est que l’expression d’un rapport des
forces
entre dirigeants et dirigés, décideurs et "
décidés
", politiquement contesté et contestable dans ses effets sociaux
au regard de l’idée d’ordre public et celle de l’idée de
l’égalité des droits et de la réciprocité
des
avantages. Aucune tradition religieuse, ni aucune convention profane ne
peuvent s’imposer, dans les sociétés pluralistes et
individualistes,
pour faire accepter à ceux d’en bas la domination qu’ils
ressentent
(à tort ou à raison) de la part de ceux d’en haut ;
l’inégalité
n’est plus justifiable, ni en droit, ni en fait ; les pouvoirs
politique
et économiques sont sans fondements symboliques et
idéologiques
stables dans l’esprit des dirigés. Il est alors stérile
de
croire que les sociétés modernes peuvent aujourd’hui
fonctionner
et se reproduire automatiquement par simple imitation unificatrice car
celles-ci, par le fait du développement de la compétition
pour l’accès aux pouvoir, au savoir et à l’avoir, aiguise
les rivalités entre les groupes et les individus : " pourquoi
eux
et pas nous ? " La prévention contre les dérives
violentes
(vandalisme, grèves incontrôlées, terrorisme) ou
autodestructrices
(la drogue sous toutes ses formes, légales ou illégales)
que génèrent la compétition et les
inégalités
sociales dans les sociétés de droit égalitaires
exigent
que chacun philosophe (réfléchisse d’une manière
critique
sur les fondements) sur les valeurs (vérité, bien,
justice)
et la manière de traiter les contradictions dont il fait
l’expérience
pour se construire un projet de vie autonome qui lui permette de
s’affirmer
comme individu sans aggraver, ni même pérenniser les
inégalités
insupportables et les violences qu’elles provoquent dont tous seraient
alors victimes. Le " penser par soi-même " est alors une
condition
de survie dans les sociétés " individualistes et non plus
communautaires " dont la légitimité politique ne peut
reposer
que sur les exigences, à la fois fictives et nécessaires,
de la démocratie dont la mise en oeuvre est toujours
ambiguë
et fragile (démagogie, dépolitisation, technocratie
etc..)
Cette mise à jour des conditions du débat
démocratique,
nécessaire à l’explicitation rationalisée des
volontés
(expression du désir d’être de chacun, en tant que
désir
d’être heureux), exige de chacun qu’il se fasse philosophe en vue
d’un dialogue rationnel permanent avec les autres et lui-même
pour
savoir ce qu’il veut, peut, et doit faire pour bien-vivre avec soi et
les
autres en mettant systématiquement en doute ses croyances
spontanées
et ses préjugés acquis par imitation conformistes; dans
un
monde aux structures, aux influences et aux rapports de forces
changeants,
la réflexion philosophique, sur la plan individuel et
politique
apparaît comme le seul moyen de réduire le risque de
violence
généralisée et indifférenciée, il
permet
en effet de déplacer les conflits sur le plan de la discussion
rationnelle
et de neutraliser partiellement le libre jeu des rapports de forces,
condition
nécessaire pour négocier des compromis mutuellement
acceptables.
1-2. Sur le plan personnel.
La réflexion philosophique prend sa source dans l’exercice
systématique
du doute ou de l’étonnement ; cela conduit-il forcément
au
scepticisme dépressif et à l’impuissance induite par la
perte
de confiance en soi?
Le doute peut être subi ou volontaire ; il est subi lorsque il
n’est que le résultat d’une situation de crise intérieure
irréfléchie induite par une situation extérieure
paradoxale:
conflits des influences, contradictions entre les autorités ou
les
conventions, crise des valeurs (guerre des dieux),etc.. ce doute est
angoissant,
voire paralysant ; le sujet non seulement ne sait plus que penser ou
croire
mais il est menacé dans son désir d’être car ce
doute
subi compromet en lui la possibilité de (se) construire un
projet
existentiel (qui engage le sens de la vie) valorisé et
valorisant.
Mais il devient volontaire lorsqu’il est philosophique, c’est à
dire lorsqu’il remet en question les valeurs en crise, en examinant les
contradictions auxquelles elles conduisent pour tenter de
définir
une ligne de pensée et de conduite moins incohérente ;
Ainsi
la réflexion philosophique a comme première fonction de
transformer
le doute subi en doute volontaire ; le sujet peut alors se
reconnaître
comme sujet actif et autonome et, par cette autonomie conquise,
s’arracher
à la spirale de la dépression. Vis-à-vis de
celle-ci
quatre attitudes sont, en effet, possibles/
=> Celle de l’autruche qui se met la tête dans le sable et
tente
de ne pas voir les contradictions de la (sa) vie (tout baigne ; il n’y
a pas de problème !) Le divertissement dans la fuite vers les
plaisirs
immédiats et éphémères est
privilégié
; la drogue, légale ou illégale, chimique ou autre, est
appelée
en renfort.
=> Celle par laquelle le sujet refuse le doute en s’enfermant dans
une secte religieuse ou politique ou dans une structure
organisationnelle
forte sous l’autorité indiscutable de dirigeants ou de
maître
à penser auxquels il s’identifie aveuglément afin de se
protéger
contre les autres et le monde extérieur en crise qui l’angoisse.
=> Celle par laquelle le sujet cherche à s’arracher aux
déceptions
de la vie présente pour accéder à une vie
réconciliée
ici-bas ou après la mort; c’est la tentation de la fusion
mystique
avec l’Etre absolu divin (la foi).
=> Celle par laquelle le sujet tente de prendre conscience, d’une
manière
distancée par la production et la mise en œuvre de concepts
rationalisés
(anthropologie) ou d’une manière participative par le jeu des
symboles
et des métaphores de l’imagination sensible (l’art), des
contradictions
de la (sa) vie pour les comprendre afin d’en faire un usage
créateur
en se construisant un projet de vie autonome et lucide. C’est le
désir
de se connaître rationnellement en tant qu’individu particulier
(la
psychologie) vivant en société à un moment
donné
(la sociologie et l’histoire) en tant qu’homme participant à
l’universel
humain (la philosophie). Cette attitude convertit le doute passif en
doute
actif afin de permettre au sujet de choisir en connaissance de cause,
entre
les différentes options de vie possibles, celle qui lui
paraît
raisonnablement la plus avantageuse, c’est à dire la plus
personnellement
valorisante et la plus universellement sensée.
Les trois première attitudes dépossèdent le
sujet
de lui-même pour en faire un être dominé et
manipulé
par des influences extérieures ; l’attitude philosophique seule
rend possible la construction d’un projet autonome de vie, plus
satisfaisant
dans une société qui valorise l’individu aux
dépens
de l’identité/appartenance collective.
Elle exige la mise en doute des idées toutes faites, la remise
en question de soi et exige que l’on explicite les paradoxes apparents
de la vie et de la pensée pour ensuite tenter de définir
et d’expérimenter, sinon des solutions susceptibles de
résoudre
ces contradictions, au moins des projets de vie et de pensée
moins
illusoires car moins incohérents. Philosopher c’est donc
problématiser
et conceptualiser les contradictions de la vie qui (et que) mettent en
jeu les différentes conceptions de la pensée de
l’existence
humaine et poser les questions pertinentes qui sont susceptibles de
permettre
de régler d’une manière plus cohérente et
sensée
ces contradictions. Philosopher c’est vivre et utiliser la crise
permanente
des valeurs et des références idéologiques dans la
société moderne en l’approfondissant pour en faire un
usage
libérateur et donc plus heureux.
Mais la question est alors de savoir comment il faut penser philosophiquement par soi-même pour réduire les dangers de la pensée autonome.
2 Comment philosopher ?
Les dangers de la philosophie prennent tous, nous l’avons vu, leur source dans l’illusion philosophique que la raison serait capable de produire par elle-même, une vérité absolue et définitive sur le sens de l’existence humaine ; des deux dangers que sont le dogmatisme et le scepticisme, le second n’est que l’envers du premier: c’est parce que on cherche une vérité absolue, unique et universelle impossible que l’on renonce ensuite à la prétention à juger de la valeur toujours relative des idées, donc à philosopher. Or penser par soi-même exige de philosopher car cela implique que nous connaissions les fondements de notre pensée et que nous les soumettions à un examen critique pour les faire nôtres, ce qui est proprement philosopher. Il convient alors de considérer que la réflexion philosophique ne peut que proposer des conceptions relativement rationnelle, plus ou moins exclusives, de la vie intellectuelle et pratique dont la valeur tient à leur cohérence interne et à leur robustesse expérimentale quant à la question du bien-vivre avec soi et les autres et entre lesquelles il revient à chacun de faire des choix et de les transformer pour construire sa pensée sa vie ainsi que l’idée qu’il se fait de lui-même ( penser par soi-même => conscience positive de soi). Aucun présupposé métaphysique n’est démontrable, et dans la mesure où l’on ne croit pas pouvoir s’en passer, il ne faut les considérer que comme des hypothèses régulatrices permettant de générer des axiomatiques de la subjectivité humaine ; des modèles rationalisés et discutables de vie. A quelles conditions cela est-il possible ?
3 Les conditions du bien " penser par soi-même " philosophique.
Elles découlent de nos analyses précédentes. L’illusion de la vérité absolue procède elle-même de la tentation de résoudre en les supprimant les contradictions de l’existence humaine ; or les différentes propositions métaphysiques ne font dans leurs oppositions et leur prétention à l’exclusivité que révéler ces mêmes contradictions en les aggravant ; La métaphysique, prise au sérieux, transforme, en effet, toute contrariété en contradiction logique (morale/bonheur, vérité/fausseté, universel/particulier, raison/désir, théorie/pratique etc..) et cherche, en conséquence, pour la supprimer, à supprimer un des deux membres au profit exclusif de l’autre ; elle refuse de penser les conditions de complémentarité des opposés et par conséquent celles de la gestion positive de leur tension ; il conviendrait à notre sens de faire des thèses philosophiques des instruments opératoires d’exploration des expériences de vie pour expliciter rigoureusement ces contradictions et de soumettre leur visée à l’épreuve de leur fécondité dans les domaines de la connaissance rationnelle et expérimentale et, dans le domaine de l’éthique, à celle de l’expérience du bonheur et de la souffrance tant sur le plan politique que personnel, sachant que la vie est conflit et que la seule forme de sagesse ici-bas est de la mieux penser dans sa complexité pour que chacun devienne plus créateur, plus amoureux de soi-même et des autres, plus efficace dans son projet autonome de vie. Nous proposons ici une pratique de la libre pensée philosophique non tragique, souple et ludique contre toute pratique rigoriste, dénonciatrice, prophétique ou messianique. Une pratique pour nous apprendre à danser la vie dans notre tête et notre corps et non pas pour nous mettre au pas ou dans les cases immobiles de la vérité-illusion de la métaphysique.
Conclusion :
Tous les dangers de la philosophie viennent du fait qu’elle n’a pas été jusqu’au bout d’elle-même, jusqu’à renoncer à l’illusion religieuse du salut. Pour bien penser par soi-même, il convient, de refuser et de dénoncer la tentation religieuse mortifère et angoissée de vivre ici-bas pour un au-delà fantasmatique où la vie serait réconciliée et la pensée au repos. La mort n’est rien, seule la vie mérite d’être pensée et c’est à chacun de la penser d’une manière critique pour lui-même dans ses diverses significations et ses fondements régulateurs pour se reconnaître dans sa vie, ce qui est précisément l’expérience la plus authentique du bonheur en ce monde.
Sylvain Reboul, le 28/11/97.