Le cerveau et la pensée, ou la foi et la raison.

Commentaire du dialogue entre J.P Changeux et P. Ricoeur publié dans le livre: "La nature et la règle"


 Textes: "Métaphysique et connaissance" et "Conscience et neurologie" (cliquez sur les mots en bleu)



 
Un dialogue à fleurets mouchetés.

L’échange entre J.P Changeux et P. Ricoeur tourne autour de la question philosophique essentielle sans l’aborder de front, ce qui laisse le lecteur une impression de malaise, comme si les deux débatteurs avaient refusé au nom de leur respect mutuel et pour éviter toute polémique entre la science et la foi, d’aller au fond de leur position : l’esprit et/ou la conscience transcendent-ils le corps (tout en s’incarnant en lui) ou bien sont-ils le produit des corps désirants, conscients d’eux-mêmes et socialisés en actes, branchés les uns avec les autres par la médiation du langage symbolique ?

P.Ricoeur reprend, en une litanie sans fin, le même et vieil argument en faveur de la transcendance de la pensée : le cerveau (partie du corps relevant de la neuro-biologie scientifique) est la condition nécessaire de la pensée mais cela ne prouve pas qu’elle en soit la condition suffisante : conclusion: la philosophie a le droit de poser au nom de valeurs plus hautes (spirituelles et morales) que la pensée a une autre source transcendante révélée (divine ?). Mais il ne le dit pas franchement ; ce serait un aveu de mysticisme qui ferait capoter le débat avec la science donc il se réfère à une transcendance du langage (à l’origine était le verbe ?), ce qui semble faire de la linguistique, la science porteuse d’une exigence spirituelle extra-corporelle et supra, voire anti-matérialiste.

Quant à J.P.Changeux, ne voulant être que neuro-biologiste et se refusant, à tort, de se prétendre philosophe, il évite à juste titre de pénétrer plus avant dans un domaine de compétence qui n’est pas le sien (la question du langage symbolique et de ses conditions socio-culturelles et psychologiques). Il ne peut, dans sa spécialité, que réduire le langage à sa condition neuro-biologique en signalant la nécessité d’établir des ponts entre les différentes sciences humaines pour tenter de comprendre et de tracer des plans de recherches, voire de connaître l’origine de la pensée consciente ; mais il ne met pas suffisamment en lumière l’exigence épistémologique de ne pas sortir d’une démarche scientifique, expérimentale et critique rationnelle pour connaître les conditions de possibilité et de production de la pensée consciente, ce qui exclut par principe toute prétention philosophique et/ou métaphysique à traiter de ce problème de l’articulation entre ces savoirs du point de vue d’une transcendance spiritualiste inexpérimentable et donc irréfutable, et invérifiable.

Tout se passe comme si, pour P.Ricoeur, les notions de complexité, d’émergence, de boucles rétroactives, de surcodage fonctionnel de la production de la pensée était au fond irrationnelles dès lors qu’elles mettent en cause l’idée de causalité linéaire, et que, par conséquent, comme s’il fallait introduire métaphysiquement une cause première transcendante et spiritualiste pour comprendre rationnellement que le cerveau puisse penser.
Tout se passe comme si J.P.Changeux avait peur d’affirmer qu’il ne peut y avoir d’autres connaissances que scientifiques et que c’est aux sciences et à elles seules d’établir les articulations entre les domaines du savoir concernés pour produire des hypothèses expérimentales fécondes et testables sur les origines conditionnelles de la pensée et leurs interactions systémiques; bref, il semble chercher à se dédouaner de l’accusation majeure de scientisme, dont l’effet d’intimidation qu’elle induit n’est que l’expression du désir de sauver l’illusion métaphysique de son naufrage historique sur le plan de la connaissance (voire éthique).
Ce désir métaphysique n’est autre à mon sens que celui de sauver l’âme de la certitude expérimentale de la mort du cerveau, au prix, chez les chrétiens qui adhèrent au dogme fumeux de l’incarnation, de ce paradoxe délirant qu’est la résurrection post-mortem. Le corps glorieux entièrement spirituel, sans désir ni souffrance, c’est quoi ? Est-ce autre chose qu’un mystère, consolant face à la mort, irréductible à toute compréhension rationnelle ?

Dans le sempiternel conflit entre la foi et la raison, ceux qui portent l’accusation infamante de scientisme visent le plus souvent l’emprise, sur la pensée et la vie, du rationalisme scientifique, critique et technique moderne . A ceux qui croient que seule la (la leur) foi sauve et qui veulent sauver la foi contre la raison et l’expérience je dirais que leur leurs efforts rhétoriques et moralisateurs n'empêcheront en rien la médecine de tout mettre en œuvre pour manipuler le génome humain jusqu’à, si possible, en éradiquer le vieillissement et la mort naturelle. Nous verrons bien, alors, s’ils accepteront de vieillir et de mourir au nom de leur foi comme les témoins de Jéhovah refusent les transfusions sanguines.
S. Reboul, le 25/09/99 



Métaphysique et connaissance

Il convient de faire la distinction suivante entre deux types d’énoncés « métaphysiques » :
- ceux qui affirment une transcendance de l’esprit par rapport à toute démarche scientifique expérimentale et qui expriment un refus que la démarche scientifique puisse rendre compte de la pensée au nom d’une croyance métaéthique;
-  et ceux qui rendent possible et légitime une connaissance scientifique de la pensée en tant qu’ils en sont les présupposés nécessaires ou conditions à priori (transcendantales) de possibilité et qui relèvent en cela de l’épistémologie. Or faute d’avoir fait cette distinction classique entre transcendant et transcendantal (voir Kant), Ricoeur « donne l’impression » d’affirmer une position spiritualiste antiscientifique, comme du reste certaines interprétations non-freudiennes de la psychanalyse qui prétendent opposer biologie et psychologie  et qui sont dommageables sur le plan de l’avancée des connaissances ; car cette avancée exige l’articulation réaliste et immanentiste entre ces deux niveaux et modes du savoir ; et donc le refus du dualisme philosophique.

Il n’y a pas de connaissance scientifique des conditions de possibilité de la connaissance scientifique ; il n’y a que des énoncés régulateurs, en cela l’épistémologie « réaliste et moniste » n’est pas la science des sciences ; elle est, si l’on veut, « métaphysique » (transcendantale) mais à la condition de préviser que les  "a priori" de la connaissance qu'elle pose sont des catégories et structures  linguistico-mentales et neuronales qui peuvent être biologiquement innées ou acquises et/ou construites ce dont les sciences devront décider cas par cas (beau programme de recherche!).
Mais il y a des philosophies plus ou moins favorables au développement des connaissances à tel ou tel moment de son histoire ; or le spiritualisme et/ou le dualisme, aujourd’hui, (sinon toujours) sont plutôt des obstacles ou "répresseurs" idéologiques pour cause « d’inquiétude moraliste » plus ou moins justifiée que des "accélérateurs" ou "précurseurs". (voir mes textes sur l’universalité du savoir) 



Conscience et neurologie.

La conscience n’est pas une chose ni une substance mais une propriété fonctionnelle du cerveau humain qui exige au moins trois types de conditions :
1)  Des conditions neurologiques innées et/ou acquises (réseaux neuronaux chimico-physiques programmés et programmables).
2)  Des conditions linguistiques et symboliques qui remanient et surcodent les programmes neurologiques génétiques initiaux.
3)  L’expérience personnelle directe et indirecte (transmise par les autres) à la fois affective et cognitive du sujet, de ses relations au monde, aux autres et à soi interprétées par le truchement du langage. Elle sélectionne les programmes de fonctionnement neurolinguistique du cerveau en fonction des réussites et des échecs adaptatifs. Elle rend possible un relatif auto-apprentissage et une non moins relative auto-programmation (plasticité de nos structures neurologiques et de leurs réseaux fonctionnels)

Ces trois types de conditions interagissent en des boucles de rétroactions qui modifient et adaptent en permanence le fonctionnement du cerveau aux situations et tâches vécues. Les dysfonctionnement apparaissent lorsque ces rétroactions sont bloquées par l’effet de conflits ou de carences psychoaffectifs et cognitifs graves et/ou des dysfonctionnement chimico-physiologiques qui rendent cette rétroaction désadaptée, inefficace, voire dangereuse pour le sujet. Mais, d’une part, on ne doit pas opposer les trois car rien ne se passe dans la conscience, qui ne soit lié comme condition nécessaire, aux mécanismes physico-chimiques et aux fonctionnement de nos neurones dans notre cerveau. On peut, en ce sens, parler du cerveau comme de la substance productrice de la conscience, c’est à dire de substratum de nos représentations intentionnelles. Mais, d’une part, on ne peut pas pour autant parler de causalité linéaire car ce qui est déterminant ce sont les boucles systémiques qui mettent en jeu plusieurs savoirs expérimentaux (neurologiques, linguistiques et cognitifs, affectifs et relationnels etc.) D’autre part il est possible d’agir sur la conscience et de réduire les dysfonctionnements adaptatifs et les souffrances qu’ils génèrent soit par l’entrée psychologique et relationnelle (psycho-thérapie), soit par celle de la restructuration neuro-congnitive et linguistique, soit par celle la chimie (chimio-thérapie) soit, surtout, par les trois associées, ce qui exige que la psychiatrie soit un art carrefour qui fasse converger les approches et les pratiques

Il n’y a pas, pour une conception épistémologique et non-métaphysique de l’approche de la conscience, de transcendance de la pensée intentionnelle dont le cerveau ne serait que l’instrument d’expression et/ ou de transcription extérieure, ce qui était la thèse, par ailleurs superbement argumentée, de H.Bergson dans « Matière et mémoire », parce que cette thèse est stérile : elle n’autorise aucun programme d’expérience et légitime le refus de l’étude scientifique de la conscience et de l’intervention thérapeutique rigoureuse et contrôlée. Elle répond à d’autres désirs : ceux, par exemple, de se croire libre et immortel mais c’est une autre histoire...
Syvain Reboul, le 04/10/99


La position de Jean-Pierre Changeux est-elle réductionniste?

Le reproche de réductionnisme à l'égard de l'approche de Changeux ne tient pas: celle-ci rend au contraire possible, dans l'inscription biologique en tant que condition nécessaire, une nécessaire enrichissement pour connaitre le fonctionnement de l'esprit, au champ du social et du symbolique, au travers de l'expérience individuelle, voire de la réflexion, de ce qui détermine le fonctionnement du cerveau , seule source au fond de l'idée de liberté comme libération ( et Spinoza n'est pas loin) dans la production-reproduction remaniée (ou bricolée) des idées et des valeurs socialement déterminées, par des individus ou groupes d'individus déterminés par leurs condition objectives et subjectives (relation à la conscience imaginante de soi) d'existence.

Le prétendu réductionnisme de Changeux au biologique n'est que l'expression d'une résistance au matérialisme objectif et dialectique de la démarche scientifique. Il reste donc un effort à faire pour nous débarrasser tout à fait de l'illusion de la métaphysique dans sa prétention à régir la connaissance de l'esprit, à défaut de prétendre se substituer à elle. Ce que la position de Changeux peut apporter à la pensée philosophique est l'inscription des conditions immanentes de possibilité de la connaissance dans l'activité neuro-cognitive (et non pas seulement neuro-biologiques) du cerveau. Ces conditions ne sont plus idéalement transcendantales, au sens kantien. Mais alors que chez Kant cette transcendantalisation idéale reste scientifiquement inconnaissable, elle devient scientifiquement déterminables selon la théorie de l'évolution dans un cadre biologique immanent.
Comme quoi, chaque fois que cette théorie de l'évolution passe, la métaphysique, dans sa prétention à régir la connaissance trépasse, même sous la forme critique de KANT. En cela la position critique de Changeux prolonge cette dernière en dépassant son idéalisme spiritualiste résiduel.



                                                                 L'humaine condition
                                         Dialogue sur les sciences avec J.Bonniot et S.Thibeau (fin de page)
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