Echange entre Jacques Bonniot (en rouge) et Sylvain Reboul (en bleu )
Texte-article de Jacques Bonniot
Ainsi, une fois de plus, la cause serait entendue, et l’esprit serait refait : la conscience, c’est fini ! « Tout ce qui appartenait traditionnellement au domaine du spirituel, du transcendant et de l’immatériel est en voie d’être matérialisé et, disons-le, tout simplement humanisé. » (J-P. Changeux).
Il faudrait tout d’abord s’interroger une bonne fois sur le caractère récurrent de ces effets d’annonce. Cela fait au bas mot quinze ans que l’on nous annonce, régulièrement, que cette fois ça y est, l’esprit, c’est fini ! Ce serait donc à chaque fois que, la fois précédente, ce n’était - tout compte fait - pas encore tout à fait fini ? Et lorsqu’en philosophe on entend la façon dont les chercheurs à l’origine de ces effets d’annonce parlent du « transcendant » et de l’« immatériel », de « réalité transcendante inaccessible à la science classique », on ne peut que rester songeur…
En est-on encore à poser le problème en des termes aussi frustes ? En est-on vraiment arrivés à confondre interrogation philosophique, paranormal, les X Files et le mouvement New Age ?! Il faudrait, pour commencer, ne pas confondre esprit et conscience… Cela fait-il plus avancer la réflexion sérieuse et rigoureuse, acceptant loyalement les lois de l’interdisciplinarité, que le chirurgien annonçant qu’il n’avait jamais trouvé une âme à la pointe de son scalpel, ou Gagarine revenant sur terre pour nous informer qu’il n’avait pas rencontré Dieu dans le cosmos ? De tels propos, loin d’éclairer la discussion, ne font que reconduire les mêmes confusions de problématiques, les mêmes télescopages de champs, les mêmes raccourcis périlleux. Autant de "court-circuits" de ce que Barkow appelle, dans les Fondements naturels de l'éthique, l'"intégration verticale" (p.89, 97, 99).
L’amusement le dispute à l’agacement lorsque l’on lit un neurobiologiste s’avancer avec intrépidité sur un chemin escarpé nous promettant pas moins que de débusquer « les fondements moléculaires de la conscience » - ce qui ne peut qu’évoquer les efforts louables autant que vains pour localiser l’inconscient quelque part dans le cerveau… [Pourquoi « moléculaires » ? Pourquoi pas cellulaires, ou atomiques ? Elle a quelle taille, la conscience ?].
Le « tout simplement humanisé » est lui aussi admirable, car il présuppose connu d’avance ce que c’est que l’homme, et ce qui est humain, comme si ce n’était pas, justement, l’enjeu majeur en cause ici. L’honneur de « l’esprit scientifique », pour reprendre la formule de Bachelard, c’est précisément de toujours prendre soin de délimiter les champs et de définir les limites du domaine de validité de son propre discours. Il est regrettable de voir des scientifiques se départir de cette prudence qui fait l’honneur de la science.
En dépit de toute la subtilité des analyses de Paul Ricoeur (Changeux et Ricoeur, La nature et la règle, ce qui nous fait penser, Odile Jacob 1998), force nous est de constater que les mêmes simplismes ont toujours cours. C’est apparemment prêcher dans le désert que de rappeler que la neurobiologie est une science, non la science[1], et qu’aucun scientifique, aussi éminent soit-il, ne peut prétendre parler au nom de « la » science. Michel Serres épinglait déjà dans L’Interférence (Hermès II, Editions de Minuit, 1972) la tentation de tout savant de considérer sa science comme la reine des sciences, et concluait de manière salutaire : « Toutes les sciences sont la reine des sciences, donc il n’y a pas de reine des sciences. » Comment ne pas rester pantois quand on lit que «la recherche scientifique nous permet d’espérer mieux comprendre le cerveau et ses fonctions, aussi bien au niveau de l’individu qu’à celui de la société.» ? L’inconscient collectif, à voir ; le cerveau collectif, non !
Quand on nous promet de rendre compte de la pensée par l’exploration du cerveau, comment ne pas rappeler qu’il n’est pas de pensée sans langage, et pas de langage sans fait social, sans milieu linguistique ? Le fait social excède toute approche de type neurobiologique, tout comme les phénomènes sociologiques excèdent les instruments de compréhension propres à la psychologie individuelle. Peut-on espérer ne pas être classé purement et simplement dans le camp de l’obscurantisme et de l’irrationnel, si l’on se contente de rappeler ce fait essentiel, et d’en tirer la conclusion qu’il n’y a pas plus de chances d’« expliquer » la conscience et la pensée à partir de la seule observation du cerveau qu’il n’y aurait de sens à scruter l’atome pour y découvrir les lois de l’hérédité chez les êtres vivants sexués ? Loin de nous de faire nôtre une quelconque «exaltation mystérieuse de l’être humain» - mais est-ce réellement ainsi que ces chercheurs se figurent le travail de la pensée ? Qu’ils prennent simplement la peine de lire un ouvrage de Husserl ou de Merleau-Ponty…
Ce qui surtout surprend, c’est précisément que l’on puisse rencontrer d’éminents et incontestables scientifiques qui semblent avoir traversé le XXè siècle sans s’aviser le moins du monde des travaux de chercheurs ou de l’œuvre de penseurs tels que, pour ne citer qu’eux, Freud, Saussure, Husserl, Merleau-Ponty, Max Weber, Lévi-Strauss, Derrida, Ricoeur… La simple existence de critiques philosophiques de la conscience (Heidegger, le structuralisme, Michel Henry…) semble tout bonnement ignorée, et l’on reste pantois lorsque l’on voit la formule éculée, usée jusqu'à la corde[2], du dualisme entre l’âme et le corps ressortie comme une nouveauté révolutionnaire : « la révolution neuroscientifique porte[rait] en elle une nouvelle théorie de l’âme et du corps qui n’a pas fini de bouleverser nos croyances » (Gérard M. Edelman)… En quel siècle vit-on, et les chercheurs peuvent-ils à ce point rester à l’écart et ignorants du contexte intellectuel contemporain ?
Lorsque l’on nous promet de nous expliquer comment « la somme des mécanismes neuronaux génèrent la conscience humaine », le philosophe ne peut que voir là resurgir les confusions élémentaires de problématiques que le professeur de philosophie s’évertue à dissiper avec ses élèves de terminale… L’idée que des phénomènes électriques puissent « générer » la conscience est tout simplement dépourvue de sens, et témoigne d’une irréflexion sur ce qui mérite d’être appelé "conscience". Force est de constater qu’en dépit de l’existence, précisément, de cet enseignement de la philosophie en classe de terminale, il manque au grand public cultivé français les rudiments de philosophie qui priveraient de toute audience ce type de discours. Le réductionnisme le plus intempérant semble avoir encore de beaux jours devant lui, et l’on ne peut que déplorer que des scientifiques incontestables viennent, bien involontairement, apporter de l’eau au moulin de ceux pour qui, selon le mot de Heidegger, « la science ne pense pas »[3].
En effet, penser, ce n’est pas cela ; au sens philosophique du mot, Monsieur le Professeur Changeux ne pense pas ce qu’il écrit. Qu'est-ce qui peut autoriser à écrire une phrase pareille ? Le fait que pour répondre à une question telle que : la théorie de Changeux est-elle vraie (ou ses théories sont-elles vraies) ?, il faut faire intervenir les notions de communauté scientifique, de registres de vérité, de mode de validation d'une théorie (expérimentale d'une part, collective d'autre part), il faut poser la question : à quelles conditions une énonciation peut-elle passer pour vraie dans une société donnée, à quelles conditions doit-elle satisfaire ? C'est-à-dire qu'il faut appréhender la pensée comme tout à fait autre chose qu'un simple processus neurobiologique, sans pour autant nier en rien qu'elle soit aussi cela. Cette alternative n'a pas lieu d'être, et on n'a pas à nous sommer de choisir. Que la neurobiologie fasse son travail, et qu'elle nous permette de toujours mieux comprendre le cerveau et ses fonctions, sans oublier pour autant qu'elle est une science parmi d'autres, et que son domaine de validité est limité. Si une proposition n'était qu'un phénomène neurobiologique, c'est-à-dire l'effet d'un faisceau de causes, elle ne serait pas susceptible de recevoir une valeur de vérité.
Exemple : un exemple flagrant de Changeux exceptant son propre discours, la démarche scientifique, de ce qu'il prétend par ailleurs être la vérité de toute pensée, c'est-à-dire faisant ce qu'il prétend impossible. Il adopte "spontanément" (et sans s'en rendre le moins du monde compte) la posture de la conscience transcendantale qu'il prétend récuser : l'absence de réflexion philosophique ne fait que reconduire l'aveuglement métaphysique le plus naïf, le moins déniaisé :
"Averti de la stabilité de ces traces neuronales et de leur forte composante émotionnelle, il (le naturaliste) n'aura pas l'intention de convaincre, mais de comprendre les difficultés qu'entraîne cette stabilité (plus de stabilité homéostatique[4] ici…) Il sera de ce fait amené à beaucoup de patience[5], de bonne volonté et de tolérance." (Changeux, La nature et la règle, p.308-309).
Remarques élémentaires :
- il semble croire que ce qui se passe chez le naturaliste (« dans son cerveau » !) est autre chose que des "traces neuronales" ou des mécanismes neuronaux. Il rétablit le dualisme naïf entre le sujet (ici baptisé "le naturaliste") et l'objet (le reste de l'humanité). D'un point de vue philosophique, aucun progrès n'a été accompli : Changeux se contente de déplacer le problème à un niveau où il ne le voit pas/plus. L’absence de réflexion philosophique amène à reconduire les vieux concepts métaphysiques, apparemment de façon tout à fait inconsciente, en tout cas non interrogée, non élaborée… Quant à ce qui rend possible ce que fait le naturaliste (une pensée douée de sens, des expériences porteuses de vérité), silence radio !
- Il ne cherche pas à convaincre puisqu'on ne réfute pas des traces neuronales. Sous l'apparence de « tolérance », on en voit ici la forme la plus abjecte : celle du mépris, de l'indifférence totale à ce que l'autre croit ou pense puisqu'on l'a d'avance disqualifié (dénué de la susceptibilité d'être vrai ou faux, et réduit au simple statut d'effet, de « trace »).
- Question annexe : est-ce là ce
qu'il
pense faire avec Ricoeur, à Ricoeur ? Quel est le statut ici de
la
discussion raisonnée et raisonnable, du débat
éthique pluridisciplinaire (voire où la science dialogue
avec d'autres registres de discours) ?
A l'inverse, la logique, cette autre science de la pensée, peut affecter la proposition d'une valeur de vérité sans se préoccuper le moins du monde des processus neurobiologiques impliqués dans son énonciation - ce qui ne veut naturellement pas dire qu'ils n'existent pas, ni qu'ils ne soient pas la condition nécessaire à cette énonciation. La logique n'a pas à connaître de relation de causes à effets, mais seulement des relations d'implications logiques. Qu'il existe une autre science, qui étudie la même pensée, les mêmes phénomènes, mais qui ne soit pas, elle, une science de la nature, voilà qui devrait amener à réfléchir sur l'usage absolu fait du terme matérialisme.
Les faits logiques sont-ils des faits
matériels ? Question qui n'a guère de sens ni
d'intérêt, sinon peut-être
celui de montrer que ne pas s'enfermer dans un matérialisme de
principe
n'a rien à voir avec l'invocation de "principes inaccessibles
à
la science classique", "surnaturels" et autres fadaises pour gogos...
Nous
tutoyons, chaque jour, nous mettons en oeuvre en ce moment même,
ces
processus qu'il n'y aurait rien à gagner, et sans doute
guère de sens à déclarer "matériels"...
Faut-il décidément donner raison
à
E. Husserl[6] : la science reste-t-elle, comme le sens commun,
prisonnière
de l’attitude naturelle, partage-t-elle avec lui les mêmes
œillères,
qui la mettent hors d’état de s’inquiéter de sa propre
condition
de possibilité, mais aussi et surtout de son propre statut,
c’est-à-dire
de sa propre susceptibilité de se voir affecter une valeur de
vérité
?
Ce que surtout Changeux ne semble pas comprendre, c’est que le problème de la philosophie n’est pas tant celui des causes de la pensée (neurologiques autant que l’on voudra), mais de ses conditions de possibilité. Par exemple la réflexivité, l’attestation à soi[7] de la conscience qu’on peut indiquer simplement en rappelant qu’une caméra ne perçoit pas, et qu’un ordinateur ne pense pas, quelque soit la complexité des opérations qu’il est susceptible d’effectuer. Tant que n’est pas comprise cette distinction entre causes matérielles et conditions de possibilité, le dialogue entre philosophe et neurologue ne sera jamais qu’un dialogue de sourds.
Ainsi par exemple chez Kant, les notions de réalité extérieure, de cause, les intuitions de l'epace et du temps, sont des conditions de possibilité de l'expérience : il n'y aurait pas plus de sens à dire qu'ils sont des causes de l'expérience qu'à dire qu'ils en dérivent. Ainsi dans la phénoménologie de Husserl, les variations eidétiques permettent de dégager le noyau invariant : la surface est par exemple décrite comme la condition de possibilité de la couleur (non sa cause).
Réponse de Sylvain Reboul :
Ta critique se place, me semble-t-il, sur deux plans différents qui ne sont pas assez distingués :
Le plan épistémologique: Le reproche fait à la neuro-biologie de se croire la seule science de la pensée, en oubliant ses frontières, ses conditions de possibilités et les autres sciences humaines est tout à fait justifié et je te suis entièrement sur ce point.
Le plan métaphysico-philosophique : Mais la pluralité des approches scientifiques de la pensée semble pour toi signifier l'idée d'une transcendance nécessaire de la pensée vis-à-vis de toute approche empirico-scientifique possible ; ce qui me semble une prise de position métaphysique épistémologiquement contestable : cette transcendance, si elle existe est inconnaissable et sur ce point il faut affirmer avec Kant que la métaphysique n'est pas une science mais une croyance pratique dont la pertinence (et la nécessité rationnelle) doit se mesurer à ses effets éthiques (comme on reconnaît un arbre à ses fruits). Ta position à propos du matérialisme me semble relever d'une conception réductrice qui n'a rien à voir avec celle de Marx par exemple. La matière est le réel en tant qu'il est connaissable selon plusieurs plans de réalité enchevêtrés dont aucun, ni tous, à tel ou tel moment, n'épuisent ce qu'il est et en cela le réel et ce par quoi la réalité connue résiste toujours à nos connaissances historiquement situées les plus réalistes : croire à l'identité de connaître et du réel, au nom d'une conception illusoire de la vérité, c'est être idéaliste ; en cela le matérialisme tel que tu le définis n'est que l'envers, ou pour mieux dire une variante inversée de l'idéalisme. Que Changeux souvent tombe dans ce travers est une chose ; mais que tu puisses en déduire que le réalisme objectif et expérimental (ou matérialisme rationaliste critique), comme condition transcendantale (et non transcendante) de la production des connaissance scientifiques est non-pertinent, en est une autre.
Sur la question de fond quant au statut de la pensée : Dire que le cerveau est une condition nécessaire de la pensée est une donnée de fait objective, scientifiquement établie ; mais qu'elle en soit le fondement au sens philosophique et métaphysique, n'a aucun sens scientifique : une condition nécessaire n'est pas une condition suffisante et la notion de "fondement" a justement tendance à induire cette confusion (voir : Dieu et la création ex-nihilo). Je ne crois pas que cela soit la position de Changeux; mais je reconnais que son discours souvent plus polémique que rigoureux prête à confusion. Reste à penser les articulations entre les différentes conditions de possibilités de la pensée et à en construire les sciences charnières sur un plan d'immanence, seul scientifiquement connaissable. Libre ensuite à ceux qui ont besoin de croire à la résurrection et/ou à l'immortalité de l'âme de maintenir l'idée d'une transcendance surréaliste de la pensée, constament démentie par toutes nos expériences: si leur espérance est respectable; le fait d'en faire des vérités, même possibles, n'en fait pas moins des illusions, voire des fantasmes délirants (au sens de Freud dans: "L'avenir d'une illusion"). Amicalement, Sylvain
Sur le plan épistémologique, nous sommes donc d'accord. Changeux veut insister sur l'unité de la science, (La nature et la règle, p.270-271) et les attendus montrent que l'enjeu est d'asseoir le primat de la neurobiologie sur les autres sciences. Ricoeur lui remontre qu'il peut bien y avoir unité de visée, d'objectif, mais nullement de champs, de méthodologie, de concepts. On ne peut donc pas faire fond sur une unité de la science qui serait donnée : elle n'est, au plus, qu'un horizon.
Sur le plan philosophique, j'ai évité, je crois, le recours au vocable "transcendant" ; je ne le reprends à mon compte qu'au sens où la logique est "transcendante" à la neurobiologie tout comme la neurobiologie est "transcendante" à la logique : aucune n'est réductible à l'autre, aucune n'est plus fondamentale que l'autre, et je rejoins ici le Michel Serres de L'interférence : il n'y a ni science fondamentale, ni science appliquée, toutes les sciences sont tour à tour, et de leur point de vue (chacune a ses propres critères de "fondamentalité", si l'on peut s'exprimer ainsi...), "la reine des sciences".
S'agissant du sens du projet kantien, je ne pense pas qu'il consiste à détruire la métaphysique comme science : la préface (de la seconde édition, GF p.37, 1787) de la Critique de la raison pure énonce au contraire le projet de faire enfin entrer enfin la métaphysique "dans la voie sûre de la science", et les "Prolégomènes" (1784) sont les Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science (qui est à vrai dire la seule métaphysique qui intéresse Kant). La métaphysique de la nature et la métaphysique des moeurs se veulent bien des sciences au sens kantien (mais des sciences sans savoir, sans connaissance, ce qui est évidemment troublant... si l'on n'est pas kantien. Des sciences qui s'attachent à explorer ce qu'il y a d'a priorique dans toute connaissance empirique, c'est-à-dire les conditions de possibilité de toute connaissance empirique.). Simplement, si l'on suit le projet kantien, la métaphysique devient une science en un sens inédit, radicalement nouveau ; ses successeurs de l'idéalisme allemand ne s'y sont pas trompés qui, d'un point de vue kantien, retombent dans une conception "précritique" et de la science, et de la métaphysique. On ne peçoit Kant comme un destructeur de la métaphysique ("Kant qui réduit tout en poussière" écrit M. Mendelssohn) que si l'on reste attaché à la métaphysique en son sens précritique (= connaissance portant sur le supra-sensible).
Pour revenir sur la question de la transcendance, je pense, pour être encore plus précis, que la pensée repose intégralement sur des processus neurologiques qui sont en droit du ressort des neurosciences (en droit, parce qu'on est loin d'avoir intégralement compris comment fonctionne le cerveau, mais l'ensemble des causes de la pensée relève en droit, légitimement, du champ de cette science, donc sur ce point je donne quitus à Changeux si l'on veut.) Ce serait une démarche tout à fait bâtarde que de supposer que la pensée a d'une part des causes neurologiques, d'autre part des causes d'un autre ordre. Simplement, toute pensée, même si elle repose tout entière sur une assise neurologique, mobilise également un langage, c'est-à-dire fait intervenir un champ social. Il y a donc là transcendance par rapport au cerveau, mais pas, au sens kantien, par rapport aux limites d'une connaissance possible.
Sur la question du matérialisme, il en est autant de formes que de philosophies matérialistes, et non pas seulement les 2 formes distinguées par Marx et Engels. Il est particulièrement savoureux de voir Changeux reprocher à Ricoeur de se rallier à "l'ultramatérialisme" de Gould (La nature et la règle , p.203-204). Je suppose qu'on est toujours le matérialiste de quelqu'un... Pour moi, tous ces ...ismes ne font pas tellement avancer la pensée, et en tiennent le plus souvent lieu. Tu caractérises l'idéalisme par le fait de croire à l'identité du connaître et du réel. Or regarde ce qu'écrit Changeux : il attribue à Hume la distinction entre "ce qui est, la connaissance scientifique, et ce qui doit être" (Fondements naturels de l'éthique (1993) p.9). Dans son scientisme, Changeux ne fait pas la distinction entre la nature (ou le réel), et la connaissance que nous en avons dans l'état actuel de la science... Voilà donc que c'est Changeux l'idéaliste...
Je pense qu'on ne peut échapper au scientisme qu'en maintenant fermement l'exercice philosophique, c'est-à-dire critique, de la raison humaine. Ce n'est que si la raison se saisit de la question : "Que puis-je connaître ?" qu'elle n'est pas posée comme un dogme, présupposée, mais soumise à sa propre critique, "à son propre tribunal", comme dit Kant. Pour cela, il faut que la raison humaine ne soit pas prisonnière de son face à face avec la nature, comme c'est le cas dans les sciences de la nature. Or Changeux répète à maintes reprises qu'il ne reconnaît que la science et l'esthétique (ou le "poétique"), c'est-à-dire qu'il élimine l'usage philosophique de la raison, et que l'on ne peut que se demander : que croit-il faire en dialoguant avec Ricoeur ? De la science, ou de la poésie ? "Je me contenterai pour ma part de la raison (scientifique) et de l'esthétique", écrit-il dans La nature et la règle, p. 305 (cf. p. 40, 185, 298, 324, 326-327, etc). Il est assez comique après cela qu'il déplore que l'"on" (mais qui donc ?) laisse les "incroyants" dans un vide symbolique, orphelins du symbolique (p. 308, 330). Qui est ce "on" qui devrait bricoler du symbolique pour autrui ? La revendication du matérialisme est le refus actif du symbolique, le refus d'assumer son propre patrimoine symbolique, fût-ce de manière métaphorique comme le suggère Ricoeur (p.331). Il est assez cocasse que Changeux ne voie pas le rapport...
Sur le statut de la pensée : je défendrais une position plus radicale : le fonctionnement cérébral est à l'évidence la condition sine qua non de la pensée. C'est donc de la neurobiologie qu'il faut attendre la mise au jour des processus causaux qui rendent la pensée possible. Mais les textes de Changeux montrent amplement, s'il était nécessaire, qu'il y a loin de cela à comprendre ce que sont la pensée et la conscience.
D'une manière générale, on assiste à une massive rechute pré-phénoménologique : la conscience se trouve "dans le cerveau", elle se définit par un "espace conscient", "milieu intérieur cérébral" (NR p. 155) (et non comme un champ de conscience comme dans la phénoménologie), la conscience est sans cesse pensée comme un "milieu intérieur", une boîte contenant elle-même des choses ou des faits, des opérations. La pensée est en permanence conçue comme une représentation "dans" le cerveau (il parle d'"objet mental", bref on retombe dans tout ce que Sartre, à la suite de Husserl, a amplement réfuté) de la réalité extérieure au cerveau (Changeux ne comprendrait pas que ce soit le terme "transcendant" qui soit ici pertinent). Cela une fois posé et martelé, il est prêt à réintroduire l'intentionnalité, c'est-à-dire à admettre que de temps en temps la boîte s'ouvre pour des échanges avec la réalité "extérieure"... Quand il parle d'un "cadre intentionnel interne à notre cerveau "(NR, p. 158), c'est vraiment à se tordre de rire ; bref, c'est globalement consternant ; c'est une rechute même avant Descartes (pour qui la pensée est un acte de la conscience, pour qui les pensées sont dans la conscience, et pensées comme représentations, mais quand même pas dans le cerveau... ).
Quant à l'approche phénoménologique, elle lui semble trop "interprétative" pour être testable empiriquement, c'est à dire scientifiquement significative, sinon explicative. Et j'en profite pour poser la question de savoir si la phénomélogie n'est pas de l'ordre de la production de jugements réfléchisssants et non pas de jugements déterminants; en cela elle ne serait pas une science, mais une herméneutique philosophique; ce qui n' a pas grand chose à voir avec l'objectif scientifique de Changeux.
On pourrait à la limite admettre une
position où Changeux récuserait purement et simplement la
notion d'intentionalité. Ce faisant, il s'exposerait sans doute
à de très graves difficultés et objections, mais
aurait le mérite de défendre une position
cohérente et respectable, critiquable certes, mais
défendable. Alors que quand il retombe dans tous les
pièges grossiers que la phénoménologie
a pour objet de désamorcer, pour ensuite réintroduire
"par
la bande" l'intentionalité comme "structure interne au cerveau"
!
(p.158) , c'est tout simplement grotesque.
D'accord, la notion d'intentionalité est
pour
le moins flou dans les sciences neuro-cognitive que de toute
manière elles n'interprètent pas comme le fait le
phénoménologie puisqu'elles se contentent d'en
faire une simple visée inexpliquée voire inalysée
d'objet; elles espèrent pouvoir la "réduire" à un
mécanisme structurel neurologique dans laquelle l'objet serait
"dans" le cerveau à titre de simple représentation sans
qu'on puisse savoir ni comment ni pourquoi; ni, surtout, ce qui
distingue l'hallucination délirante de la perception. Ce qui est
pour le moins confus.
Ceci renvoie au problème général de savoir quelles sont et doivent être les relations entre les dites "sciences humaines" (interprétatives) qui à mon sens ne sont que des philosophies appliquées à des conditions empiriques déterminées et la biologie dans sa prétention scientique explicative. Changeux, à mon avis, est un biologiste et doit être compris et critiqué en tant que tel, et non comme philosophe herméneute et/ou phénoménologue.
Sur la question du fondement, Ricoeur tente à plusieurs reprises d'attirer l'attention de Changeux sur l'ambiguïté que recèle ce terme (p.239-240), mais c'est peine perdue : Changeux récuse brutalement l'ambiguïté (p. 288) en répudiant toute perspective de justification, alors qu'il est censément en train de tenter de promouvoir des normes éthiques fondées en nature... La confusion est à son comble dans les Fondements naturels de l'éthique, (voir par ex. p. 15, 21-22, le reste étant à l'avenant), ouvrage collectif dirigé par J-P. Changeux (1993).
Cordialement,
Jacques Bonniot.
Les "a priori" de la pensée sont donc
des "apostériori" de cette sélection qui,
elle-même, est produite
par le milieu symbolique et expérimental "réaliste"
(extérieur)
de l'organisme humain dans la poursuite de ses buts biologiquement,
socialement
et psychologiquement vitaux.
Quant à l'approche
phénoménologique, elle lui semble trop
"interprétative" pour être testable
empiriquement, c'est à dire scientifiquement significative,
sinon
explicative. Et j'en profite pour poser la question de savoir si la
phénomélogie
n'est pas de l'ordre de la production de jugements
réfléchisssants
et non pas de jugements déterminants; en cela elle ne serait pas
une
science, mais une herméneutique philosophique; ce qui n' a pas
grand
chose à voir avec l'objectif scientifique de Changeux. Ceci
renvoie
au problème général de savoir quelles sont
et
doivent être les relations entre les dites "sciences humaines"
(interprétatives)
qui à mon sens ne sont que des philosophies appliquées
à
des conditions empiriques déterminées et la
biologie
dans sa prétention scientique explicative. Changeux, à
mon
avis, est un biologiste et doit être compris et
critiqué
en tant que tel, et non comme philosophe herméneute et/ou
phénoménologue.
Sur la question du fondement, Ricoeur tente à plusieurs reprises d'attirer l'attention de Changeux sur l'ambiguïté que recèle ce terme (p.239-240), mais c'est peine perdue : Changeux récuse brutalement l'ambiguïté (p. 288) en répudiant toute perspective de justification, alors qu'il est censément en train de tenter de promouvoir des normes éthiques fondées en nature... (ce qui est proprement une idéologie anti-scientifique, c'est à dire scientiste qui consiste à confondre jugement de réalité et jugement de valeur et à prétendre construire une science du bien-vivre sur un fondement scientifique ce qui est une variante de la métaphysique naturaliste du type: "tu es naturellement donc tu dois!" sans préciser au nom de quelle valeur)
[1] Changeux insiste pour réaffirmer
l’unité de la science (p.270-271), mais les
considérations qui accompagnent cette prise de position montrent
amplement qu’il s’agit en fait pour lui d’asseoir
la suprématie de la neurobiologie sur les autres sciences – d’en
faire
« la reine des sciences », comme dit M. Serres. Ricoeur a
beau
jeu de lui rappeler que s’il y a bien unité d’intention et de
visée,
il n’y a nullement uniformité de méthodes et d’approches,
de
procédures expérimentales et de concepts (un concept a
souvent
2 sens différents dans 2 champs différents), ce qui fait
qu’on
ne peut que fallacieusement invoquer une unité actuelle,
réelle,
de « la » science, et surtout qu’aucun spécialiste
d’une
science déterminée ne peut prendre la parole au nom de
«
la » science. Sur l’importance du caractère pluriel des
sciences,
cette remarque fort juste : « C’est souvent aux frontières
entre
disciplines que les grandes découvertes ont lieu. » (La
nature
et la règle p.35) qui rejoint pleinement celles de M. Serres
dans
L’Interférence.
[2] Dualisme cent fois réfuté…
Ce dualisme
âme/corps fait partie de ces curiosités théoriques
dont
Nietzsche écrit qu’elles ne survivent qu’en vertu du plaisir
qu’on
a d’en produire toujours de nouvelles réfutations… (Par
delà le bien et le mal § 18).
[3] « Que veut dire « penser
» ? », in Essais et conférence, TEL Gallimard, 1958,
p. 157.
[4] Cf. La nature et la règle p.296
(à propos de la théorie de Rappaport).
[5] comme avec des singes…
[6] L’idée de la phénoménologie, Cinq leçons sur la phénoménologie, PUF, 1970.
[7] Cf. La nature et la règle, Ricoeur p. 239.
Langage, conscience et politique