Dialogue sur l'altruisme
Echange entre Sylvain Reboul (en bleu) et  Jacques Bonniot  (en rouge)

Jacques Bonniot est co-auteur de "La sensibilité", "Autrui" et "50 fiches de lecture en philosophie" chez "Bréal Éditeur" en 2 tomes; dernier tome paru en janvier 2000:
"De Hegel à la philosophie contemporaine", "Eléments de culture générale" (Ellipses 1999)
écrits en collaboration avec G. Guislain et P. Dumont
Dictionnaire des philosophes(100) par Sébastien Blanc et Jacques Bonniot, Alphabac Philosophie, Albin Michel-Education, août 2000.
"Le nombril", Éditions du Seuil (nouveau)
"Levinas, le visage de l'autre", Seuil 2001
Culture G. ellipses.
Site de Jacques Bonniot

Texte de Sylvain Reboul

Thèse: L'altruisme pur est une absurdité logico-psychologique

    Démonstration :
 

Citez-moi une seule personne purement altruiste dont la générosité serait sans représentation de soi comme sujet de la fin   positive de son action, donc sans qu'elle se sente valorisée par cette même action.

    1) Si vous me mentionnez telle ou telle personne autre que vous, je vous réponds : qu'en savez vous?
    Que savez vous de ses intentions conscientes et inconscientes?
    Qu'est ce qui vous permet d'affirmer que cette personne serait suffisamment inconsciente d'elle-même comme sujet
    de cette action considérée comme bonne ou, volontairement ou non, de n'en être pas intérieurement satisfaite en
    tant que cause consciente de cette bonne action? N'y a -t-il pas contradiction logique entre la conscience morale et
    l'impossibilité et/ou refus du sujet de se juger bon, en tant que sujet prétendu libre d'une bonne action et donc d'en
    tirer un plaisir?

    2) Si vous me dites moi-même, alors je vous réponds que, du même coup, vous vérifiez mon propos en vous
    mettant en valeur à mes yeux et en revendiquant dans votre réponse votre absolue générosité. (contradiction
    performative)

    Le fait d'expérience universel que l'homme, comme être conscient de lui-même, est capable de se juger moralement
    est contraire avec l'affirmation qu'il ne prend aucun plaisir personnel dans son action altruiste; de plus nous
    n'avons aucune raison de supposer que ce plaisir, qu'il est capable d'anticiper comme conséquence de son action, ne
    joue aucun rôle dans sa motivation à agir en vue de l'obtenir (se donner ce que l'on appelle bonne conscience)

Conclusion: Seuls des êtres dépourvus de conscience de soi comme les insectes peuvent être purement, c'est à dire mécaniquement (absolument, nécessairement), altruistes. Les bien pensants qui prétendent l'être ou que de tels altruistes peuvent exister sont forcément des tartuffes, conscients ou inconscients de leur hypocrisie, et j'ai une bonne raison de ne pas préférer les seconds aux premiers: les hypocrites conscients sont aux moins lucides, alors que les autres sont rendus stupides par leur crédulité morale. De toute manière la philosophie doit privilégier, en dernier ressort, la lucidité (cynisme philosophique) à l'hypocrisie.

S. Reboul.



Jacques Bonniot

Salut Sylvain,

Ton morceau de bravoure est un joyeux sophisme, et je pense que tu le sais très bien.

Je m'explique : tu sommes le lecteur de citer un cas empirique, chez lui-même ou en autrui, d'action purement altruiste. Or tu sais fort bien que Kant, que tu vises sans le nommer, est le premier à dire qu'il n'y a jamais eu d'action purement morale dans le monde (sur le plan empirique ; donc que l'on ne pourra jamais en fournir un exemple, ce qui coupe la voie au "fanatisme moral", à la surenchère de l'imitation : la morale est sans exemple), ce qui n'empêche pas l'impératif catégorique de nous requérir absolument, impérieusement, en tant que nous sommes des êtres doués d'une raison non seulement théorique, mais aussi pratique, c'est-à-dire capables de raisonner sur les mobiles et les fins de nos actions, et capables de comprendre que nous devrions toujours agir conformément à ce que la raison nous commande (plus : parce que la raison nous le commande), même si nous ne le faisons jamais empiriquement. Kant dit bien que quand bien même l'on pourrait démontrer que personne dans l'histoire ne s'est jamais montré fidèle en amitié lorsque ses intérêts vitaux étaient en jeu, nous n'en serions pas moins rigoureusement tenus de nous comporter fidèlement en amitié, ce qui signifie très concrètement que nous perdrions à nos propres yeux tout droit à nous revendiquer encore "amis" en cette circonstance précise où nous aurions fait une entorse à l'amitié. Donc la question de l'acte "purement moral" n'a de sens que dans la perspective transcendantale qui est celle de Kant dans la Critique de la raison pratique, non sur le terrain empirique, "logico-psychologique" sur lequel tu te situes. Cela peut tout au plus donner lieu à une certaine virtuosité logique, que l'on peut apprécier intellectuellement mais quelque peu frivole compte tenu du sérieux des questions éthiques en jeu.

Par ailleurs, tu sembles accepter sans y prendre garde un présupposé de ton adversaire : c'est Kant qui fait reposer toute la valeur morale sur la seule intention qui a commandé à l'action, et tu as beau jeu de rappeler (après Kant, avec Kant, et non contre lui !) que cette intention ne saurait jamais être pure. D'ailleurs chez Kant, il ne s'agit pas tant d'altruisme que de respect pour la loi morale ; non pas d'agir pour le bien d'autrui (avec des motivations forcément mélangées pour ne pas dire mitigées) mais par considération pour l'universalité de la loi morale, c'est-à-dire de la raison dans sa destination pratique (en tant qu'elle nous oriente non vers la connaissance du vrai, mais vers la pratique du bien). Ce n'est qu'indirectement, en tant qu'il est lui aussi porteur de la raison, que la morale nous commande de respecter autrui. Seul le commandement rationnel ( = l'impératif catégorique) doit faire l'objet d'un respect immédiat et inconditionnel.

Non, "purement", au sens kantien, ne veut pas dire mécaniquement mais rationnellement. Une improbable - et même impossible - action morale serait "pure" non pas si elle était mécanique (= conditionnée, causée mécaniquement par nos mobiles empiriques, ou guidée par un "instinct infaillible" à la Rousseau), mais si elle était une conduite purement rationnelle.

J'avance donc, faisant pendant à ta conclusion, la mienne : seuls des êtres purement rationnels, et non pas simplement comme les hommes empiriques doués de raison, (c'est-à-dire capables de raison et de déraison), pourraient se montrer purement altruistes, c'est-à-dire agir d'une manière totalement libre (de toute détermination sociologique, psychologique, etc.).

Il y a belle lurette que Nietzsche a écrit que "toutes les actions nous sont inconnues par nature" (in La Volonté de puissance) (dans leurs mobiles, mêmes quand elles sont nôtres, parce que les motivations peuvent être largement inconscientes ; dans leur processus : nous ne savons toujours pas comment quelque chose comme une "action" est possible [Heidegger repartira de cette perplexité au début de sa Lettre sur l'humanisme], dans leurs effets enfin qui vont à l'infini et ne sauraient par conséquent être tous prévus et prédits [d'où la fameuse théorie hégelienne de la ruse de la raison].) L'affaire est entendue.

Et peut-être pas cependant. Nietzsche écrivait aussi que "dès qu'un savoir moral est requis, c'en est fait de la probité de l'action", tout dégénère en cabotinage. La véritable action morale pourrait bien résider dans la désinvolture, la frivolité apparente, le naturel, l'absence de toute intention morale préalable. V. Jankelevitch traque ainsi au plus près nos tout petits gestes de la vie quotidienne, scrutant l'instant où la vertu vire en petite vertu, la générosité insouciante en calcul... Dès que je m'avise de mon action morale, elle cesse de l'être. Dès que je réalise que je suis quelqu'un de bien, je cesse de l'être. Je me dédommage, je me rétribue moi-même par la conscience que je prends de la valeur de mon acte, qui s'efface, s'annule dès qu'elle affleure à la conscience, comme ces fresques antiques qui disparaissent sitôt mises au contact de l'air. Lorsque Jésus dit : "quand tu donnes, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta main droite" [Matthieu chap. 6 vers. 3], n'énonce-t-il pas cette règle simple ? Le don n'est don que s'il reste inaperçu : inaperçu de celui qui donne, inaperçu de celui qui reçoit, inaperçu de tout spectateur extérieur, de tout tiers, inaperçu de tout dieu omniscient, comme l'écrit Jacques Derrida dans Donner le temps : sinon l'on retombe dans la logique économique (et ne faut-il pas dire qu'il n'y a de logique qu'économique ? Là serait peut-être le proton pseudos (= l'erreur première d'où découlent toutes les autres) de ton texte : la logique n'est pas innocente, elle veut, elle doit couvrir ses frais, retomber sur ses pieds, boucler l'équation. C'est aussi pourquoi le don ne peut que lui échapper, et c'est aussi bien ainsi) de l'échange et de la dette, du don et du contre-don. Si l'on en appelle à un jugement dernier, à une immense comptabilité des faits et méfaits de chacun, c'en est fait en effet du don. Dès que le don est aperçu, il implique rétribution, contraction d'une dette, attente d'un sentiment de reconnaissance et de gratitude, rengorgement du donateur, réassurance narcissique, soulagement d'un sentiment du culpabilité face à la misère du monde, etc. Des pharisiens qui se congratulent eux-mêmes d'être des gens formidables, "ils tiennent là leur récompense" épilogue Jésus [Matthieu ch. 6 vers. 2] : grand bien leur fasse !

Pascal écrit (Pensées § 159 Brunschvicg) que les plus belles actions cachées sont les plus estimables, et que lorsqu'il en trouve quelqu'une dans l'histoire, elles le réjouissent fort. Mais enfin elles n'ont pas pu être entièrement cachées, s'il les trouve. Et c'est par cela qu'elles se gâtent. Car c'était cela le plus beau : de les avoir voulu cacher. Encore y a-t-il dans cette volonté une intention qui pourrait être elle-même viciée : se rengorger d'avoir fait le bien à l'insu de tous, donc à son propre su !

Alors au diable altruisme et égoïsme ! Comme Nietzsche, que je hais cette morale d'épicier et de petit bourgeois, qui ne se soucie de rien plus que de savoir s'il rentre dans ses frais ou pas, et qui en fait toute une histoire ! Dans le "Prologue" du Zarathoustra (§ 1), le soleil prodigue généreusement ses rayons sur tous les êtres, non pas par altruisme, pas plus par égoïsme, pour marquer son importance ou son territoire ! Simplement parce qu'il ne peut pas faire autrement, parce qu'il est ce qu'il est, par épanchement de forces, par trop plein de bonheur, par jubilation pure, avec sérieux et désinvolture, innocemment.

Les "justes" de la parabole sont éberlués, ils n'en croient pas leurs oreilles quand Jésus leur dit : "J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire ; j'étais étranger et vous m'avez recueilli, j'étais malade et vous m'avez visité, j'étais en prison et vous êtes venus à moi.". Ils répondent interloqués : "quand t'avons nous nourri, vêtu, logé, visité, soigné ?" [Matthieu ch. 25 : 35-39]. Ils tombent des nues : c'est pourquoi ils sont justes.

Jacques Bonniot, 14/4/02.



Sylvain Reboul

Tu as tout a fait raison de ton point de vue métaphysique, à condition d'admettre une expérience de foi qui définit une perspective transcendantale, voire transcendante, de la morale vis-à-vis du désir (ou conatus) d'être, toujours intéressé (ne serait-ce qu'au travers de la "bonne conscience").



Jacques Bonniot

Remarque : ma position s'efforce d'être aussi peu "métaphysique" que possible - elle n'est pas plus anti-métaphysique, ce qui reviendrait ontologiquement au même. Le don en quête duquel part Jacques Derrida pour montrer qu'il est littéralement introuvable, qu'il ne peut être qu'à la condition expresse d'être rigoureusement introuvable, ne repose sur aucune ontologie, ne relève d'aucun statut ontologique. Il est de l'ordre de l'"autrement qu'être", pour parler cette fois comme Lévinas - pas d'un être autrement, pas d'un autre être. Il n'est qu'inassignable.

Il faudrait par ailleurs poser une bonne fois pour toutes la distinction entre transcendant et transcendantal, au lieu d'entretenir la confusion :

Est transcendant (au sens kantien) ce qui se situe au delà de toute expérience possible, et par conséquent au delà des prises de la raison, et est à ce titre inconnaissable (dans la philosophie de Kant).

Est transcendantale la démarche qui s'enquiert de la ou des condition(s) de possibilité de l'existence de la réalité empirique connaissable, phénoménale, ainsi que des conditions de possibilité de cette connaissance ; est par voie de conséquence également transcendantal tout ce qui constitue l'objet de cette recherche rationnelle.

Je ne vois pas où tu peux bien trouver une "expérience de foi" dans mon texte. Je me garde bien de faire intervenir un dieu - je l'exclus même explicitement. Paradoxalement, c'est toi qui réintroduis en permanence la référence à Dieu et au "post mortem". Quant à moi, je m'efforce par souci de rigueur méthodologique d'exclure toute référence à Dieu dans ma démarche philosophique (d'accord là dessus avec Paul Ricoeur), et, prise de position théologique ici, la question de Dieu n'a pour moi strictement aucun rapport avec un hypothétique statut "post-mortem" (je ne comprends même pas le sens de cette expression. Les notions de post et de ante s'inscrivent de part en part dans une perspective temporelle qui est inadéquate, impropre ici.). J'ai l'impression que ce sont les textes auxquels je me réfère qui déclenchent une sorte de réflexe automatique : tu "dégaines" ton dieu et ton salut post-mortem, comme si ces textes parlaient de cela ou même ne parlaient que de cela. La lecture métaphysique de ces textes fondateurs est selon moi une illusion rétrospective, provenant de ce que l'on plaque la problématique et les outils conceptuels de la pensée grecque (essentiellement celle de Platon et d'Aristote) sur des textes qui sont radicalement étrangers à cette tradition, et qui lui sont hétérogènes.

Au contraire, avec Lévinas, je m'efforce de montrer que tout autre chose y est en même temps en jeu, qu'on peut en faire une toute autre lecture. Qu'on peut et même qu'on doit en faire une lecture rigoureusement non-métaphysique, "phénoménologique" si l'on veut absolument lui coller une étiquette, mais celle-ci, comme tout autre, risque d'égarer au lieu d'éclairer le débat. Par exemple, la parabole dite du "jugement dernier" (Matthieu 25) est le texte de toute la tradition occidentale qui exclut le plus nettement, le plus radicalement, toute éventualité d'un tel jugement. C'est le texte qui le réfute jusque dans ses racines (alors que les philosophies de Hegel, de Marx, mais aussi d'Hayek le libéral, le réintroduisent à l'horizon de l'histoire) ; c'est le texte qui lève l'hypothèque d'un jugement dernier. (J. B.)



Sylvain Reboul

Or c'est cette perpective elle-même (celle de Lévinas) qui me paraît irrationnelle, non seulement au sens où elle serait empiriquement fausse, mais aussi logiquement irrecevable car elle signifierait l'impossibilité d'une réciprocité dans l'échange ( J.B  : elle n'exclut nullement la possibilité de l'échange réciproque, mais elle le récuse en tant que critère de l'action morale, alors qu'il est au contraire la loi de tous les échanges "économiques", la loi d'airain de l'économie de marché, radicalement - et à bon droit - a-morale. "Si vous faites du bien à vos amis et du mal à vos ennemis, si vous rendez le bien pour le bien et le mal pour le mal, les publicains eux-mêmes n'en font-ils pas autant ?" [Matthieu 5 : 46] demande Jésus. Cela n'a rien de condamnable, c'est tout à fait humain, c'est la justice même et la loi de fonctionnement des sociétés humaines, mais cela n'a rien à voir ni à faire avec la morale, c'est moralement rigoureusement neutre. J.B.) qui seule peut fonder un droit universel : si je donne tout sans exiger de recevoir, je me transforme nécessairement en moyen de l'autre (mais comment ne pas voir que si je ne donne qu'en exigeant de recevoir en retour, alors chacun transforme l'autre en simple moyen de sa propre satisfaction : relis le début du Capital de Marx...), mais je transforme l'autre en pure fin, débiteur d'une dette infinie, car dès lors qu'il n'est pas tenu au contre-don (J.B: non, justement : vois Derrida : il n'y a don que s'il n'y a aucune contraction de dette, même seulement "morale", même seulement virtuelle : il n'y a(urait) don que si l'on sortait radicalement de la logique de la dette, c'est-à-dire de la logique tout court, car toute logique est une logique de dette : les deux premiers termes du syllogisme exigent et appellent le troisième terme à titre de conclusion, de rétribution, de récompense...), je ne le libère en rien de sa dette à mon égard et mon refus de réclamer l'aggrave plutôt qu'il ne l'allège : moins je demande explicitement plus j'exige psychologiquement de lui, car je me place alors sur une position non négociable : la position de l'éternel sacrifié. Plus largement, je pense que toute position qui prétend refuser l'échange réciproque d'équivalent pour fonder l' éthique (personnelle) et le droit (politique) refuse nécessairement, comme critère pertinent de la justice, la liberté individuelle et la défense des droits de l'homme au nom d'une conception du devoir par devoir et/ou de l'amour pur (que Kant appelle non-pathologique) inhumain et paradoxal. Je vois la preuve de ce que j'avance dans la difficulté qu'éprouve Kant à éliminer le bonheur comme condition de possibilité même de la morale : il en fait non seullement un devoir indirect (dans le malheur on ne peut agir moralemant, ni conformément, ni par devoir) mais aussi un postulat de la moralité: le salut personnel, c'est à dire la réconciliation entre raison et sensibilité dans l'au-delà. En bref, il me semble qu'il faut croire en Dieu (son existence réelle) et dans le salut post-mortem (J.B: mais où diable as-tu vu soit moi, soit Jonas, soit Lévinas, soit Jankelevitch, soit Derrida, recourir à cet argument, que toutes nos démarches, distinctes certes, excluent absolument ? Tu pars en guerre contre des moulins à vent...) pour admettre le sacrifice ou l'abnégation comme exemple modèle du bien-vivre (voir aussi la position de Socrate, qui n'est pas sacrificielle, mais qui, en dernier ressort, plaide pour la justice contre la vie, ici et maintenant, par le recours au mythe du choix post-mortem). (Remarque : idée d'origine grecque donc, et non biblique, judéo-chrétienne).

Sylvain Reboul


Jacques Bonniot

Bonjour Sylvain,

Dans mon texte, je disais explicitement (avec J. Derrida, Donner le temps) que cette position exclut l'existence et même l'hypothèse d'un dieu omniscient, sans quoi il y a nécessairement rétribution (comme le montrent amplement les postulats de la Raison pratique chez Kant) et/ou attente et quête de l'amour d'un "père céleste" juste et bon, comme le montre, sur un plan psychologique, Freud dans L'avenir d'une illusion.

Les limites du critère de réciprocité en matière de morale ont été mises en lumière par Hans Jonas (Le principe responsabilité) : du fait des conséquences incalculables de nos actions ou de nos inactions, nous sommes comptables, redevables de l'état dans lequel nous laisserons la terre aux générations futures, à nos descendants. Il y a là une responsabilité vis à vis d'êtres à naître, à venir, qui ne peut être mise en balance avec aucune réciprocité : celle de ne pas hypothéquer les chances de l'avenir, la qualité de vie de l'espèce humaine dans le futur. Tu vois que cette critique radicale du critère de réciprocité ne fait intervenir aucune autre transcendance que celle de l'avenir par rapport au présent. Lévinas le dit infiniment mieux que moi : "L'amour est la relation avec l'altérité, avec le mystère, c'est-à-dire avec l'avenir ; avec ce qui, dans un monde où tout est là, n'est jamais là."

Jacques Bonniot. 16/04/2002


Sylvain Reboul
Mais cette transcendance en est-elle une ? N'est-elle pas, au fond, une réciprocité virtuelle, par identification à nos successeurs : faire des enfants, et surtout les éduquer, n'est-ce pas se prolonger dans l'avenir en tant qu'ils sont des hommes ayant des droits identiques aux nôtres? Pouvons-nous penser l'avenir sans nous y projeter? Pour ma part j'en doute, et j'en veux pour indice le fait bien connu que qui vit dans le court terme n'a rien à faire de considérations éthiques et/ou de droit. C'est du reste le problème (auto-destruction potentielle) du capitalisme financier par rapport au capitalisme "économique". Est-tu si certain que Jonas soit non-chrétien,et/ou d'une religion de la nature comme création en soi respectable qui est très fortement implantée dans la culture allemande; ne nous invite pas par un détour, celui de la prudence, à nous identifier au salut de l'humanité en tant que nous sommes des créatures divines, comme la nature en son entier, à savoir "transcendantes"?

Amicalement, Sylvain Reboul



A suivre, ou à vous maintenant...

Bibliographie pour approfondir :

Evangile selon Matthieu, chapitre 6.

B. Pascal, Pensées, § 159 (Hachette Brunschvicq).

E. Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs et Critique de la raison pratique.

F. Nietzsche, La volonté de puissance, Gallimard, tome II, pp. 119-120, 136-137, 144, 153-155, 302.

Marcel Mauss, Essai sur le don (PUF Quadrige).

J. Derrida, Donner le temps, 1. La fausse monnaie, Galilée 1991.

Nathalie Sarthou-Lajus, Ethique de la dette, P.U.F. 1997.

Michel Cornu, La dette et le don, C.P.E., juin 2001, n° 3.


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Ethique, égoïsme et altruisme
Puissance du désir et réciprocité
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