On a coutume de distinguer la responsabilité « morale » de la responsabilité « juridique » ; or une telle distinction me paraît confuse et partant dangereuse, car si se vouloir responsable, c’est répondre personnellement de ses actes devant autrui dans le cadre d’une évaluation dialoguée de leurs conséquences négatives ou positives pour ceux qui sans, forcément en être les destinataires, sont concernés par ces actes, alors je ne peux être responsable que des actes effectivement commis dans le cadre d’un pouvoir ou d’une mission qui m’a été reconnue et que j’ai accepté d’assumer. Je ne porte pas de responsabilité pour des actes commis par d’autres ou que je ne pouvais ni empêcher ni provoquer. C’est dire que la responsabilité morale qui prétendrait m’obliger à répondre d’actes que je désapprouve sans m’y être opposé ne vaut que si j’étais chargé d’une mission acceptée par les autres de les empêcher et les moyens de m’y opposer sinon en fait, du moins en paroles, dès lors que des actes criminels, pour être combattus, voire prévenus, doivent être dénoncés. Encore fallait-il que j’en sois informé. C’est très exactement le sens du délit de « non-assistance à personne en danger » et qui concerne tous les citoyens.
Supposer une responsabilité générale, voire
universelle
en vertu du partage d’un supposé mal moral métaphysique (
le péché) c’est dissoudre toute responsabilité au
profit du criminel qui ne serait plus qu’un responsable parmi d’autres
et pourrait se défendre par la formule bien connue : «
tous
pourris, tous coupables ! » et faire de son acte une
conséquence
en miroir de la faute de tous et donc de personne.
S’il est juste de dire que nos actes nous engagent et posent des
valeurs
qui exigent que nous nous justifions aux yeux des autres et aux
nôtres
selon une idée commune de la justice, cela n’implique pas que
nous
soyons personnellement responsables des injustices commises par
d’autres
ou des injustices produites par un système de pouvoir que nous
n’avons
pas choisi mais qui est admis par la majorité de nos
concitoyens.
Nous avons la responsabilité d’en dénoncer l’injustice
manifeste
ou latente ; mais la décision politique ne nous appartenant pas
personnellement nous ne pouvons être responsables de fonctionner
selon les règles de ce système à moins de
prétendre
vivre dans un jeu social dans lequel nous aurions la prétention
paranoïaque et anti-démocratique d’en définir
unilatéralement
les règles.
La responsabilité juridique n’est donc rien d’autre qu’une
manière
de préciser qui est l’acteur volontaire d’actes qui concernent
l’existence
des autres et de les leur imputer pour les évaluer et les
sanctionner
.
Or l'idée de responsabilité morale prétend nous rendre responsable de tout, y compris de ce sur quoi nous n'avons personnellement aucune part et de ce sur quoi nous ne pouvons rien. Le droit libéral en effet n'exige de nous que de respecter des interdits, les quels ne sont que les règles minimales et réciproques de la liberté contractuelle et de la non-violence; il n'implique aucune morale particulière positive qui nous obligerait à nous sentir automatiquement solidaires les uns des autres et nous engagerait à un mode de vie personnelle considéré comme moralement supérieur en vertu de valeurs collectives sacralisées et/ou transcendantes; sauf en ce qui concerne l'obligation d'assister une personne en danger et celle de payer nos impots qui signifient que la liberté de chacun engage celle des autres et exige une solidarité minimale en vue de mettre en oeuvre les conditions de l'autonomie de chacun; il exclut donc l'idée d'une responsabilité collective (en cela, la loi Pasqua était anti-libérale).
Si l'on peut parler de "choc des cultures" ou de "rupture sociétale" c'est entre un droit fondé sur une morale de solidarité universelle obligatoire de groupe, même élargie à l'humanité (lequel élargissement est nécessairement en fait problématique, de part les intérêts et les systèmes de valeurs contradictoires, voire incompatibles qui divisent l'humanité), et une morale de l'autonomie personnelle, opposée à la définition d'un ordre public fondé sur un système hiérarchique incontestable et des obligations comportementales qui soumettent les individus à un contrôle collectif permanent illimité. En droit et progressivement dans les faits, le droit subjectif des individus devient dominant et toute morale collective positive obligatoire est très logiquement vécue et dénoncée comme anti-libérale. Cette rupture du droit est irreversible, en l'absence d'un accord sur des valeurs communes transcendantes (absence de religion hégémonique et/ou dominante; rupture du lien de subordination traditionnel entre la religion et la politique); elle s'accompagne de luttes et de débats qui débouchent sur des compromis boiteux et provisoires entre le libéralisme subjectif et l'ordre public objectif; mais le sens de cette évolution est clair: le droit objectif n'est légitime que si l'on peut justifer ses interdits et obligations au nom des droits subjectifs, égaux en droit sinon en fait, des individus.
Se réclamer d'une responsabilité morale
supérieure
à la responsabilité civile et/ou juridique et exiger que
cette supériorité soit socialement reconnue, même
subjectivement
par les individus, est contraire à la logique libérale du
droit moderne et à son évolution constante; entre
l'autorité
des traditions et l'autonomie individuelle, entre la
responsabilité
morale collective et la responsabilité individuelle juridique;
il
faut choisir.
Sylvain Reboul, le 25/09/01