Dictionnaire des philosophes(100)par
Sébastien Blanc et Jacques Bonniot, Alphabac Philosophie, Albin
Michel-Education, août 2000.
"Le nombril",
Editions
du Seuil (nouveau)
"Levinas, le visage de l'autre",
Seuil
2001 (nouveau)
"La culture générale
en fiches" (Ellipses 2001)
avec Pascal Dumont et Daniel Dauvois)
Site de
Jacques Bonniot
" Dans la science, les convictions n’ont pas droit de cité, voilà ce que l’on dit à juste titre : c’est seulement lorsqu’elles s’abaissent au rang modeste d’une hypothèse, d’un point de vue expérimental provisoire, d’une fiction régulatrice, que l’on a le droit de leur accorder l’accès au royaume de la connaissance et de leur y reconnaître même une certaine valeur, -- toujours avec cette restriction de demeurer soumises à la surveillance policière, à la police de la méfiance. – Mais si l’on y regarde de plus près, cela ne signifie-t-il pas : c’est seulement lorsque la conviction cesse d’être conviction qu’elle peut parvenir à accéder à la science ? La discipline de l’esprit scientifique ne commencerait-elle pas par le fait de ne plus s’autoriser de convictions ?…C’est vraisemblablement le cas : il reste seulement à se demander s’il ne faut pas, pour que cette discipline puisse commencer, qu’existe déjà une conviction, et une conviction si impérative et inconditionnée qu’elle sacrifie à son profit toutes les autres convictions ? On voit que la science aussi repose sur une croyance, qu’il n’y a absolument pas de science « sans présupposés ». Il ne faut pas seulement avoir déjà au préalable répondu oui à la question de savoir si la vérité est nécessaire, mais encore y avoir répondu oui à un degré tel que s’y exprime le principe, la croyance, la conviction qu’ »« il n’y a rien de plus nécessaire que la vérité, et que par rapport à elle, tout le reste n’a qu’une valeur de second ordre ».—Cette volonté inconditionnée de vérité ; qu’est-elle ? Est-ce la volonté de ne pas être tromper ? Est-ce la volonté de ne pas tromper ? La volonté de vérité pourrait en effet s’interpréter aussi de cette dernière manière : à supposer que sous la généralisation « je ne veux pas tromper », on comprenne également le cas particulier « je ne veux pas me tromper ». Mais pourquoi ne pas tromper ? Mais pourquoi ne pas être trompé ? – Remarquons que les raisons propres au premier cas se situent dans un tout autre domaine que celles qui sont propres au second : on ne veut pas être trompé parce que l’on admet qu’il est nuisible, dangereux, néfaste d’être trompé, -- en ce sens, la science serait une longue prudence, une précaution, une utilité, à laquelle on pourrait toutefois objecter à bon droit : comment, la volonté de ne pas être trompé est-elle réellement moins nuisible, moins dangereuse, moins néfaste ? Que savez-vous par avance du caractère de l’existence pour pouvoir décider si le plus grand avantage se trouve du côté de l’inconditionnellement méfiant ou de l’inconditionnellement confiant ? Mais au cas où les deux choses seraient nécessaires, beaucoup de confiance et beaucoup de méfiance : où la science aurait-elle le droit d’emprunter sa croyance inconditionnée, la conviction sur laquelle elle repose, que la vérité est plus importante que toute autre chose, y compris que toute autre conviction ? Cette conviction n’aurait justement pas pu apparaître si vérité et non-vérité se montraient toutes deux constamment utiles : comme c’est le cas. Donc – la croyance à la science, qui existe incontestablement aujourd’hui, n’a pas pu trouver son origine dans un tel calcul d’utilité, mais bien plutôt en dépit du fait que l’inutilité et le danger de la « volonté de vérité », de la « vérité à tout prix », lui sont constamment démontrées. « A tout prix » : oh, nous ne le comprenons que trop, lorsque nous avons commencé par sacrifier et égorger sur cet autel les croyances l’une après l’autre ! – Par conséquent, la « volonté de vérité » ne signifie pas « je ne veux pas que l’on me trompe », mais au contraire – il n’y a pas d’autre choix – « je ne veux pas tromper, pas même moi-même » : -- et nous voilà de ce fait sur le terrain de la morale. Qu’on prenne en effet la peine de se demander de manière radicale : « pourquoi ne veux-tu pas tromper ? », notamment s’il devait y avoir apparence – et il y a apparence ! – que la vie vise à l’apparence, je veux dire à l’erreur, la tromperie, la dissimulation, l’aveuglement, l’aveuglement de soi, et si d’autre part la grande forme de la vie s’était toujours montrée en effet du côté des hommes les plus dénués de scrupules. Il se pourrait qu’un tel projet soit, si on l’interprète avec charité, un donquichottisme, une petite folie d’exalté ; mais il pourrait encore être quelque chose de pire, à savoir un principe de destruction hostile à la vie… »Volonté de vérité » -- cela pourrait être une secrète volonté de mort. – De sorte que la question : pourquoi la science ? renvoie au problème moral : à quoi tend de manière générale la morale, si la vie, la nature, l’histoire sont « immorales » ? Il n’y a pas de doute possible, le véridique, dans ce sens audacieux et ultime que présuppose la croyance à la science, affirme en cela un autre monde que celui de la vie, de la nature et de l’histoire ; et dans la mesure où il affirme cet « autre monde », comment ne doit-il pas par là même – nier son opposé, ce monde, notre monde ?…Mais on aura compris où je veux en venir, c’est-à-dire au fait que c’est toujours sur une croyance métaphysique que repose la croyance à la science, -- que nous aussi, hommes de connaissance d’aujourd’hui, nous sans-dieu et antimétaphysiciens, nous continuons d’emprunter notre feu aussi à l’incendie qu’a allumé une croyance millénaire, cette croyance chrétienne, qui était aussi la croyance de Platon, que Dieu est la vérité, que la vérité est divine…Mais si cette croyance précisément ne cesse de perdre toujours plus sa crédibilité, si rien ne s’avère plus divin, sinon l’erreur, la cécité, le mensonge, -- si Dieu lui-même s’avère être notre plus long mensonge ? "
Commentaire d’Alain Jattiot
J’avais évoqué juste avant les vacances ce texte de Nietzsche sur la science, qui pouvait au travers de son commentaire esquisser une réponse à votre question de l’utilité ou du besoin de lire Nietzsche aujourd’hui. Avons-nous besoin de Nietzsche disiez-vous ! J’avais choisi ce texte et n’y voyez aucune prémonition mais certaines lectures depuis m’ont conforté dans ce point de vue parce que tout vient de la science et en particulier les malheurs qu’a connu le XXème siècle et même le début de ce siècle.
JB.Tout vient de la science ? Je ne dirais pas cela. Cela risque d’occulter les causes et les responsabilités politiques, sociales, économiques, démographiques… En revanche, il est vrai que la science moderne remet à l’homme des pouvoirs inédits et parfois redoutables.
Ce texte que je vous suggérais de proposer à vos élèves avec en toile de fond, l’actualité qui est la perception immédiate de nos jeunes ados, futurs adultes et citoyens de notre monde, pour montrer l’actualité de Nietzsche au sens qu’il est actuel au travers des siècles, peut se découper car il est d’une certaine longueur. Tout dépend du commentaire que l’on veut faire de ce texte soit une recherche du caractère prophétique en s’appuyant sur l’actualité d’un passé proche soit l’actualité en sens de l’immédiat, soit un commentaire philosophique mais qui devrait sans doute aboutir à une conclusion éthique voire esthétique dans le sens de la réaffirmation d’une supériorité de l’éthique (à démontrer) en s’appuyant généreusement sur les citations issues de ce texte.
J.B. Il serait à mon sens difficile de démontrer une supériorité de l’éthique à partir de ce texte, et plus encore d’imputer une telle position à Nietzsche. En revanche, il débusque fort bien dans ce texte les arrière-pensées morales, impensées, au fond – et peut-être même comme fond – de la démarche scientifique.
Alors si vous le voulez bien commencons ce commentaire sans dissocier les deux approches. Je garde toujours à l’esprit en fond de commentaire, les menaces ou les avertissements proférés par le « Crucifié » (c’est-à-dire le dernier Nietzsche…) à propos du militarisme prussien, des évènements importants et catastrophiques que seront la Grande Guerre et la Seconde Guerre Mondiale et la suite avec ces débats sur la bio-éthique et sur la préservation de la Terre. La première lecture indique le thème de la vérité, de sa recherche et de son accessibilité au travers de la démarche scientifique. Nous sommes au XIXème siècle et tout concourt à démontrer que la Science déclinée en techniques représente le progrès humain.
JB: Je dirais plutôt est un fruit du progrès humain, ou l’une de ses formes privilégiées.
Nietzsche assiste à cette explosion technicienne
et à cette création d’espoirs sur la domestication de l’Umwelt,
sachant que la Domestication de l’Être au sens de l’accès
à la sagesse n’est pas à l’ordre du jour au sens que le progrès
technique largement diffusé (au travers d’un processus de mondialisation
donc de diffusion)
J.B: Il y a une belle critique de cette métaphore
de la diffusion dans Marc Fumaroli, L’Etat culturel, Ed. de Fallois 1992,
p. 220 et passim : cette métaphore suggère que ce qui se
« diffuse » reste inchangé au gré de cette diffusion,
ne rencontre aucun milieu au sein duquel il se diffuserait qui lui opposerait
une résistance telle qu’il se métaboliserait au fur et à
mesure qu’il se « diffuse »…
génère le progrès humain en atténuant les conflits
pour se nourrir et se vétir et se soigner. Enfin il s’agit bien
d’un pré-supposé. D’ailleurs cette « conviction »
scientifique pré-supposée chez les chercheurs de ne pas se
tromper et de ne pas tromper fournirait un tel discours de légitimation
qu’il n’y aurait aucune crainte à avoir dans le développement
dans les moindres recoins de notre monde (en particulier dans notre monde
des re-présentations) de la démarche scientifique puisque
pré-alablement elle fournit toutes les garanties (puisqu’elle a
l’ambition d’accéder à la vérité). Il faut
remarquer cette force démonstrative chez Nietzsche et ce style d’aboutir
, de nous contraindre à le suivre sans hésitation, - simplement
on ne connaît pas la conclusion - à partir des premières
lignes du texte mais la rétorsion s’y déploie . Le vocabulaire
subit une inflexion dans son choix : Nietzsche adopte d’abord le terme
de conviction, terme qui dans son esprit exclut celle-ci du monde de la
connaissance (au sens métaphysique), la conviction est prise
dans le sens d’adhésion, de vaincre avec le sens de démarche
prosélyte, de démarche collective. Le monde de la connaissance
est qualifé de royaume. Le terme n’est pas choisi au hasard car
il est symétrique du royaume de Dieu et du titre de cet aphorisme
où on découvre l’expression pieux. Il y a un crescendo sur
la démarche scientifique puisque l’on démarre par l’hypothèse
et l’expérimentation et ensuite on débouche sur un terme
à la connotation utilitariste qui est la fiction (opposée
à la connaissance et à la vérité) régulatrice
c’est-à-dire qu’elle sert, - elle a une utilité. Mais d’abord
on passe de la conviction à la croyance. On abandonne le terrain
de la science pour aller sur le terrain de la religion sans que celle-ci
soit évoquée en premier lieu.
J.B: Bien sûr, puisque Nietzsche entend
montrer que la propension à être « pieux » - le
besoin d’avoir quelque chose à « tenir pour vrai »,
d’avoir une conviction – ne disparaît jamais mais s’investit dans
de nouveaux objets – aujourd’hui la science.
Le terme croyance ne surgit pas tout de suite
puisque l’expression conviction est d’abord utilisée sept fois.
Puis le mot croyance sera accolé au mot conviction et il va sans
doute prendre la même valeur. Nietzsche ne les utilise pas entre
guillemets, mais leur utilisation indifférente en banalise la valeur.
La destructuration du langage est en cours.
D’entrée de jeu Nietzsche pose l’ensemble
de la problématique et on retrouve tous les thèmes qui lui
sont chers et qui font l’objet de sa réflexion. Il y a dans les
premières lignes une richesse de questions : problème de
l’utilité de la recherche scintifique, problème de la définition
de la démarche scientifique, problème de la morale (fiction
régulatrice ?), problème de la connaissance et de la vérité.
Comment passer d’une conviction originelle qui permet la recherche à
sa dissolution pour obtenir le statut de connaissance, et problème
de la croyance préalable, sachant qu’il faudra s’y soustraire si
on veut accéder au statut « final » de connaissance
vraie. "Il ne faut pas seulement
avoir déjà au préalable répondu oui à
la question de savoir si la vérité est nécessaire,
mais encore y avoir répondu oui à un degré tel que
s’y exprime le principe, la croyance, la conviction qu’ » «
il n’y a rien de plus nécessaire que la vérité, et
que par rapport à elle, tout le reste n’a qu’une valeur de second
ordre ".—Il y a cependant un paradoxe
car il faudrait pour atteindre à la connaissance qui ne fait aucune
place à la croyance, affirmer avec force conviction, donc croyance
que la vérité est nécessaire et que «tout
le reste n’a qu’une valeur de second ordre ».
Nietzsche est en train de nous emmener sur un terrain miné, miné
par ses soins de grand sophiste !
J.B: Il faudrait montrer en quoi il y a là
sophisme, c’est-à-dire en quoi il est inexact de dire que toute
démarche scientifique repose sur la conviction qui ne sera jamais
remise en cause qu’il est possible et souhaitable, souhaitable au plus
haut point, nécessaire au plus haut degré de la nécessité,
d’une nécessité apodictique, d’accéder à une
connaissance vraie des « choses », du « monde ».
Husserl écrira en ce sens (L’idée de la phénoménologie,
première leçon) que la science reste dans le prolongement
de l’attitude naturelle qui pose naïvement la « réalité
» du monde en même temps que sa « cognoscibilité
» - qui oublie de s’interroger sur comment est rendue possible la
connaissance, et qui oublie de s’étonner qu’elle le soit.
Il affirme cette nécessité à
deux reprises en parlant de conviction «si
impérative et inconditionnée qu’elle sacrifie à son
profit toutes les autres convictions »
Nietzsche à ce moment de l’exposé change d’expression et
introduit la tromperie. Il y a toujours ces effets de symétrie,
- ni vrai ni faux mais vraisemblable – en utilisant les termes et leurs
contraires dans la démonstration. A ce moment du texte sur le sens
de se tromper et de ne pas tromper Nietzsche introduit subtilement la notion
d’utilité, mais progressivement. D’abord on évoque non pas
le caractère intrinsèque mais les conséquences du
point de vue moral : est-ce «
nuisible, dangereux, néfaste »
J.B: Est-ce si déloyal et si sophistique
que cela ? Pour lui, Nietzsche situe la discussion sur son véritable
terrain. Nietzsche ne s’en est jamais caché : pour lui,«
les hommes n’aiment pas la vérité mais les conséquences
avantageuses de la vérité»,
la question de la vérité est
bien une question « morale ». « Une chose peut être
vraie même si elle est au plus haut point nuisible et dangereuse
; il se pourrait même que la constitution foncière de l’existence
impliquât qu’on ne puisse la connaître à fond sans périr.
» (Par delà le bien et le mal §39)
La relativité s’infiltre après
qu’il soit affirmé préalablement avec force que la vérité
était nécessaire. On ne perd pas de temps à rechercher
les conditions de réalisation et d’obtention de la vérité
; non le doute très vite s’introduit. Est-ce «moins
nuisible, moins dangereuse, moins néfaste » ?
Finalement quels sont les fondements qui permettent de dire que ceci est
bien ou mal ? Nous verrons que dans la suite la science va perdre
son statut et son auto-référentiel. En attendant le problème
reste en suspend : et si « au
cas où les deux choses seraient nécessaires, beaucoup de
confiance et beaucoup de méfiance ».
J.B: Nietzsche stigmatise ici l’unilatéralité
de la pensée moderne, de la pensée de la modernité
: elle s’épuise dans la « méfiance » à
l’égard de tout discours, dans l’ « esprit critique ».
Nietzsche demande assez logiquement si la « confiance » ne
serait pas aussi nécessaire à la vie que la « défiance
», et surtout, beaucoup plus profondément, si la défiance
affichée, revendiquée par la modernité ne repose pas
sur une « confiance » inavouée et inavouable, sans cesse
déniée ? Où donc s’enracine cette puissance de l’homme
moderne à exercer sa souveraine « défiance »
à l’égard de toutes choses ?
Il n’y a pas de réponse en tout cas pour
l’instant. Mais nous sommes sans doute au tournant du texte. En fait chacun
voit midi à sa porte et le problème de la morale est simplement
un problème de vie de règles mais en aucun cas il n’y a des
fondements tels qu’une morale pourrait être vraie ! Mais ceci vaut
pour la science car « où
la science aurait-elle le droit d’emprunter sa croyance inconditionnée,
la conviction sur laquelle elle repose, que la vérité est
plus importante que toute autre chose, y compris que toute autre conviction
? » si chaque chose est nécessaire
suivant le cas. Si cela est vrai
« si vérité et non-vérité
se montraient toutes deux constamment utiles : comme c’est le cas »
alors les fondements de la science ne sont pas ceux que l’on croit c’est-à-dire
l’utilité « mais en dépit
du fait que l’inutilité et le danger de la « volonté
de vérité », de la « vérité à
tout prix », lui sont constamment démontrées. ».
J.B: Comme Pascal dans son pari, Nietzsche se
situe ici sur le terrain de son « adversaire ». Au fond, vous
croyez en la science, en la possibilité de connaître la «
vérité », parce que vous croyez que connaître
la vérité est utile et même nécessaire à
la vie – eh bien soit : que se passerait-il s’il devait s’avérer
le contraire, que l’erreur, l’ignorance et le mensonge aient une utilité
supérieure pour la vie, que toute vie soit solidaire d’un étenir
pour vrai », d’un croire, d’un évaluer ?
Cela représente - si cela est «
vrai » - un véritable « chavirage » pour la science
car quel fondement peut-elle avoir pour continuer pour se justifier ?.
Son discours de légitimation disparaît.
J.B: Ce n’est pas à proprement parler
« son discours ». C’est le discours que Nietzsche déploie
une fois balayé le discours officiel que la science tient sur elle-même,
dont Nietzsche a démontré au début du texte l’inconsistance,
et a balayé comme tel.
En d’autres termes on ne peut pas faire
des recherches sur n’importe quoi au motif que cela pourrait servir : ainsi
des recherches sur l’anthrax pour en améliorer les effets nocifs.
J.B: A mon avis, cet exemple passe à côté
des enjeux véritables du texte. Il réintroduit le moralisme
(le point de vue moral) que Nietzsche entend précisément
écarter. Il ne parle pas des découvertesscientifiques et
de leurs conséquences (bonnes ou mauvaises), mais bien plus profondément
de la conception du monde véhiculée par la science, de ce
qu’elle impose à l’homme moderne de « tenir pour vrai ».
Jusqu’où la vérité scientifique
peut aller se nicher. ? Même si nous avons déjà
introduit l’aspect moral, nous sommes bien au tournant du texte car Nietzsche
va introduire très vite cet aspect.
J.B: Introduire ? Verbe très ambigu… Il
va débusquer l’enjeu moral, les considérations morales précisément
dans la mesure où elles tentent de se masquer, de se revêtir
du masque de la « science ».
Et nous allons voir comment et pourquoi.
Ce tournant se caractérise parce que Nietzsche déploie à
nouveau ses réflexions favorites sur l’apparence, la morale,
la religion et Dieu. Nous sommes au cœur de son entreprise de démolition
de la métaphysique par la mise en cause du platonisme qui distingue
l’apparence de la vérité intérieure, le mensonge de
la vérité, l’esprit du corps.
Oui, tout à fait d’accord.
Nietzsche affirme qu’il n’y a qu’apparence et
que ceci posé on peut commencer à réflechir sans se
prendre les pieds dans le tapis métaphysicien.
J.B: C’est un peu rapide… On ne peut ignorer
qu’il y a pour Nietzsche une sorte de « hiérarchie des apparences
», que toutes les apparences, c’est-à-dire toutes les évaluations,
ne se valent pas. Certaines apparences, certaines « versions »
du monde sont l’expression directe du ressentiment. C’est dans tous les
cas la volonté de puissance qui évalue et qui juge, or il
en existe des formes fortes ou débiles, exaltantes ou déclinantes.
Il y a des modes d’évaluation plus « hauts », plus «
nobles » que d’autres. Or pour Nietzsche, le mode d’évaluation
de la science moderne est éminemment populaire et vulgaire (Par
delà le bien et le mal § 22)
Ainsi «
la vie vise à l’apparence, je veux dire à l’erreur, la tromperie,
la dissimulation, l’aveuglement, l’aveuglement de soi. »
C’est comme cela qu’il faut comprendre le fameux «je
ne veux pas tromper, pas même moi-même »
Il ne faut pas « vivre » dans le l’impression qu’il y a un
monde de la vérité sans doute inaccessible et un monde l’apparence.
Il y a dans ce texte une affirmation de la vie en l’acceptant dans toute
sa dimension. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’opposition à
cette volonté de vérité qui «pourrait
être une secrète volonté de mort » «le
véridique, dans ce sens audacieux et ultime que présuppose
la croyance à la science, affirme en cela un autre monde que celui
de la vie, de la nature et de l’histoire »,
c’est une volonté de mort. Nietzsche oppose son amour de la vie.
D’ailleurs « la vérité » est rarement utilisée
seule. Souvent Nietzsche parle de volonté de vérité.
« Cette volonté inconditionnée de vérité
(…)La volonté de vérité (…) le danger de la «
volonté de vérité » »Volonté de
vérité ». Le philosophe
du corps s’exprime là encore.
Oui, tout à fait d’accord.
Cette volonté de mort appartient à
un autre monde : le monde du platonisme et du christianisme. Le monde de
Nietzsche, est un monde de vie où l’erreur a la même valeur
que la « vérité ».
J.B: Pas nécesserairement, on ne peut
faire aucune généralisation. Dans telle situation particulière,
telle volonté d’erreur ou d’aveuglement peut avoir plus ou moins
de « valeur » que la volonté de vérité.
Disons que Nietzsche « déboulonne » la conviction moderne
qui veut que la volonté de vérité soit nécessairement,
toujours, en toute circonstance, supérieure à la volonté
contraire d’ignorance ou d’illusion – il s’en prend au « kantisme
» de la modernité.
La volonté de vérité est
un affaiblissement de la volonté de puissance, c’est le nihilisme.
J.B: Une certaine volonté de vérité
– et en particulier la formule « la vérité à
tout prix, quoi qu’il dût en coûter – est en effet un symptôme
d’une volonté de puissance défaillante.
Il ne peut en sortir que le ressentiment car
la connaissance est inaccessible dans ce monde donc vaut-il le coup de
vivre, prendre le pari, jeter les dés ?
J.B: A mon avis, la formule décisive est
celle-ci : « La croyance dans les catégories de la raison
est la cause du nihilisme. » (Volonté de puissance, Livre
de Poche p.39) Nous vivons dans un monde dans lequel rien ne se passe conformément
aux catégories de la raison, rien n’est à la hauteur de ce
qu’exigerait la raison. Il n’existe aucune forme géométrique
parfaite, les mêmes causes ne produisent jamais les mêmes effets,
pour la bonne et simple raison que « les mêmes causes »
ne se produisent jamais (laissons pour l’instant l’éternel retour…).
Un objet ne tombe jamais conformément aux équations de Galilée,
ne serait-ce qu’à cause de la résistance de l’air… Les lois
de la raison parlent toujours d’un autre monde, idéal, elles
font toujours abstraction de certaines conditions, bien réelles,
dont le réel ne fait jamais l’économie. Dès lors,
il existe 2 attitudes possibles : soit nous maintenons les catégories
de la raison –et nous nous enfermons dans le nihilisme, parce que nous
constatons que le monde de la vie se tient toujours « en deça
» du monde idéal campé par la science ; soit nous envoyons
les catégories de la raison au diable (je veux dire : nous comprenons
qu’il ne s’agit que d’un mode d’évaluation possible parmi bien d’autres,
qui vaut ce qu’il vaut, mais rien de plus), et nous devenons nietzschéens…
C’est pourquoi Nietzsche propose une révolution
éthique par-delà le platonisme, le Dieu des chrétiens
et toute la métaphysique occidentale.
J.B: L’expression « révolution éthique
» est bien problématique, vue la critique radicale de toute
éthique, l’idée que toute évaluation morale est une
falsification, est, en tant qu’elle est morale, une mésiterprétation.
« Il n’y a pas de phénomènes moraux, il n’y a que des
interprétations morales des phénomènes »…
Cette « révolution » c’est
la vie, l’amor fati, l’acceptation de l’éternel retour du même.
Ce texte appartient aux textes incendiaires, c’est-à-dire aux textes
qui mettent le feu aux décors, aux illusions, au mal vivre, au nihilisme
passif et au refus de la nécessité de la vie.
Oui, tout à fait d’accord.
Même s’il emprunte ce feu à l’incendie
de la civilisation judéo-chrétienne. Car la foi dans la science
repose sur la croyance en Dieu et cette foi est du même ordre.
J.B: Je ne suis pas bien le raisonnement. Nietzsche
débusque le fond de « piété » dans la
croyance aveugle en la science. Il repère probablement un fond de
morale ascétique dans le sacrifice joyeux – au nom de la science
– de nos convictions les plus chères. Mais enfin, cette croyance,
il ne la fait pas sienne, et c’est bien ce qui lui permet de la démasquer
comme croyance…
Si la métaphysique s’effondre, et bien
la science qui a partie liée s’effondrera de même façon
car elle ne disposera plus d’un quelconque fondement moral ou utile.
J.B: Oui, mais les hommes mettront très
longtemps à en prendre conscience, comme ils mettent longtemps à
découvrir qu’une étoile que brillait encore dans le ciel
était morte…
Nietzsche nous invite donc à repenser
le fondement de la science et d’abord à la soumettre à
l’éthique et à l’esthétique.
J.B: Pourquoi la soumettre à l’éthique
? En tout cas, pour Nietzsche, il est impesnable de mettre l’éthique
sur le même pied que l’esthétique. Mais je suis d’accord avec
l’idée que Nietzsche introduit dans la modernité la question
– le soupçon : que valent nos certitudes ? Que valent nos connaissances
? Que vaut notre croyance en la science ? Et ces questions, il les décline
en fonction de divers critères, dont le critère esthétique.
Mais le critère ultime reste bien quand même : que valent-elles
pour la vie ? Sont-elles au service de la vie ou bien se retournent-elles
contre la vie ? Expriment-elles une forme de vie décadente ou ascendante
?
Car la science, et l’histoire va nous le montrer,
n’a pas de justication en soi mais c’est la métaphysique qui lui
fournit son discours de légitimation.
J.B: Cette affirmation me paraît ambigüe
: sans doute jamais le savant n’accordera que sa démarche repose
sur des présupposés métaphysiques, même si le
philosophe (Descartes, Nietzsche, Husserl), aura beau jeu de montrer que
cette dénégation repose sur une certaine myopie, sur une
incapacité à saisir la portée et les implications
de sa démarche.
Or l’histoire de la science indique que la science
s’affranchit de ce discours en voulant affirmer que sa volonté de
la vérité l’éxonère de toute éthique
qui lui soit « supérieure » et qu’elle est donc sa propre
légitimation, son propre référentiel.
J.B: Je pense que jamais la science – du moins
la science moderne – n’a admis ni compris ses présupposés
métaphysiques, en ce sens elle ne peut entreprendre de s’en affranchir.
En revanche, les savants entreprennent aujourd’hui de définir leur
déontologie, de mettre au point un code de bonne conduite, toutes
entreprises qui auraient fait sourire Nietzsche, qui y aurait vu des «
entreprises de brave homme »…
Je ne comprends pas le sens de l’expression :
« son propre référentiel » dans ce contexte.
Cette condamnation implicite dans les dernières
phrases de Nietzsche et que l’on peut retrouver dans d’autres textes montre
son actualité lorsque nous revisitons le dernier siècle où
la folie meurtrière des hommes a eu pour complice immature et irresponsable
la science et les scientifiques qui ne savaient pas ce pourquoi ils travaillaient
et cherchaient.
J.B: Là encore, ceci me semble à
côté de l’enjeu majeur du texte : Nietzsche n’y parle pas
des « retombées techniques » de la science, ni de la
responsabilité du savant en ce sens, mais de la « représentation
du monde » imposée à l’homme moderne par la science
moderne, de ce qui mérite d’être appelé « vérité
» à l’âge moderne à la lumière des critères
de scientificité, ininterrogés.
La chimie fut au service de la mort comme la
recherche sur les virus ou les bacilles à l’aube de notre siècle
peut être au service de la criminalité. Il faut réaffirmer
la supériorité de l’Ethique ainsi que l’écrit Paul
Audi.
Jattiot Alain
Amateur de philosophie.
Commentaire De Sylvain Reboul
Nietzsche, la science et la morale.
Explication rapide :
La science prétend avoir révoqué
les convictions métaphysiques, c’est à dire les croyances
dogmatiques non prouvables par l’expérience qu’elle considère
comme illusoires (illusions transcendantales au sens de Newton et de Kant),
au profit de simples croyances hypothétiques, mises à l’épreuves
de l’expérience objective afin d’être reconnues en tant que
vérité utile.
Mais cette prétention repose elle-même en amont sur une conviction tout aussi dogmatique et arbitraire, d’autant moins interrogée qu’elle reste inconsciente : la croyance que la vérité est plus utile à la vie que l’illusion et le mensonge.
Or cette conviction est elle-même fallacieuse
ou, au moins, indécidable, sinon par l’effet d’une morale très
proche de celle du christianisme, qui prétend qu’il est toujours
et universellement mauvais (nuisible) de tromper, de se tromper et donc
d’être trompé. Cette morale est en contradiction avec l’expérience
qui manifeste, au contraire l’utilité généralisée
de la tromperie et de l’illusion pour ruser avec le danger et l’emporter
sur l’adversité dans la concurrence pour la vie qui implique le
lutte pour la domination. Pour ce faire, la morale de la science, contrairement
à ce qu’elle prétend, reprend à son compte l’opposition
religieuse et métaphysique entre un arrière monde vrai et
le monde de l’apparence trompeuse. Elle invalide du même coup l’expérience
réelle de la vie, alors qu’elle n’est elle-même qu’apparence
moralisante et moralisatrice masquée.
J.B: Oui, d’accord avec ton interprétation.
Ce renversement des prétentions métaphysique
et morale de la science invite alors à nous poser la question de
son sens vital:
Cette morale déniée de la vérité
scientifique qu’incarne la vérité scientifique apparemment
modeste car hypothétique, froide et objective, apparemment désubjectivée
et toujours partielle dans sa prétention à l’universalité,
est contraire à la vie en tant qu’affirmation d’une volonté
de puissance singulière : comme le christianisme, elle exige le
sacrifice de la subjectivité personnelle, du désir de puissance
affirmative (positive) de soi par soi par tous les moyens de l’imagination
désirante que la lutte pour la vie exige et qui ne s’exprime jamais
mieux que dans la tromperie des autres et de soi. La morale de la science
méconnaît le pouvoir vital de l’illusion du point de vue de
la volonté de puissance et de l’action victorieuse.
J.B: Oui, toujours d’accord.
La morale de la science, dans sa volonté
de vérité médiocre, est donc l’expression de la faiblesse
de la volonté de puissance, d’une volonté de mort et d’un
nihilisme vital d’autant plus efficace qu’il est insidieux , ; elle incarne
la chute de l’affirmation positive de soi dans le ressentiment fonctionnarisé
à la petite semaine, à des fins de domestication démocratique
égalitariste.
Quant à l’usage critique de ce texte, je voudrais faire 3 remarques :
1) La notion de vie ne fonde pas, chez N. un impératif
moral ; genre « respect de la vie » mais exprime un refus de
tout ce qui fait obstacle à la volonté de puissance comme
volonté de créer et de détruire qui en est inséparable,
comme volonté de maîtrise et de domination sur le monde, sur
les autres plus faibles et sur soi. La notion de devoir moral et d’obligation
vis-à-vis d’autrui est dépendante de la morale sacrificielle
qu’il rejette, en tant qu’expression de l’affaiblissement de la volonté
et de l’instinct de mort ( nihilisme). Oui
2) L’instinct de mort n’est pas l’instinct de
tuer autrui (mais est-ce qu’il n’y a pas malgré
tout, avec le moteur du ressentiement, la volonté de contrer voire
d’éradiquer toute forme de vie conquérante, victorieuse,
ou au moins de la faire « rentrer dans le rang » ?); mais
la volonté (peut-être la propension
? pas forcément une volonté consciente) de
sacrifier son désir de vivre, voire sa vie au profit d’autrui, de
la société, de l’humanité en général,
qui, pour N. n’existe pas en tant qu’universel dès lors qu’il oppose
les forts et faibles d’une manière radicale. Il refuse la pitié
vis-à-vis de la faiblesse, de la maladie (Il
inclut malgré tout la maladie dans le cadre de la « grande
santé » ; la maladie qui risque toujours de donner libre cours
au ressentiment peut exceptionnellement jouer le rôle de sursaut
vital : voir l’intro au Gai savoir), le ressentiment
et toute compassion maladive vis-à-vis des faibles ; Cependant la
mort peut être héroïque à condition qu’elle manifeste,
non comme volonté mais comme fait de la vie, la volonté de
puissance et de destruction créatrice sur le monde et les autres
3) Sa critique des sciences qu’il tire de sa
position, amorale, voire immorale ...
J.B: il faudrait préciser : se situant
résolument « par delà le bien et le mal », N.
ne se prive pas pour autant de porter des jugements appréciateurs
ou dépréciateurs, mais non pas en un sens qui présupposerait
les valeurs données, évaluer ne consistant plus alors qu’à
appliquer ces valeurs aux cas concrtes, mais au sens où il s’agit
d’évaluer en créant et en inventant les valeurs elles-mêmes),
est que le science est trop morale à son goût (elle est immoralement
morale, elle est morale tout en méconnaissant radicalement sa «
moralité » à la petite semaine, en ignorant en quoi
elle est encore morale tout comme nous ignorons en quoi nous sommes encore
pieux…),
...dès lors qu’elle ne laisse pas la bride
sur le cou aux convictions des maîtres. Ce faisant, il ne voit pas
dans la science une affirmation de la puissance mais de son renoncement,
au même titre que la religion et d’une manière plus pernicieuse
car masquée.
Amorce de commentaire critique :
Si l’on veut faire la critique de cette position, il convient donc de l’interroger sur ces trois points et cette interrogation peut se résumer ainsi:
1) oui ou non la « différance »
(Derrida) entre forts et faibles est-elle si radicale qu’il le prétend
?
2) La vérité scientifique et ses
procédures, fondement des techno-sciences, sont-elles facteurs de
puissance ou d’impuissance? de vie ou de mort, et ne peut-on pas la mettre
au service de la vie , au sens qu’il donne à ce terme (ex
: le perfectionnement de génome humain en vue du surhomme
.
J.B: Je ne pense pas que Nietzsche pense en termes
biologiques, génétiques, le Surhomme dont Zarathoustra esquisse
la figure serait celui qui serait capable de dire oui à la vie,
oui à l’éternel retour, un oui franc et massif, sans aucune
restriction ni arrière pensée. Mais ce oui a une dimension
essentiellement tragique : oui à la vie en tant qu’elle inclut aussi
la souffrance, le combat (heureusement pour Nietzsche), la maladie, la
mort. Nietzsche ne cesse de répéter (dans la volonté
de puissance) qu’aller vers des conditions de vie moins dures, moins pénibles,
moins « cruelles », comme le veut la démocratie (comme
l’avait si bien analysé déjà Tocqueville) ce n’est
pas former un peuple de surhommes mais au contrraire d’êtres souffreteux
et frileux, ayant peur du combat. Le caractère, le « type
» dit Nietzsche, ne se forge que dans l’adversité, dans la
capacité et la volonté à faire face au danger, à
tout ce qui nuit à la vie. Le surhomme est celui qui triomphe en
lui-même de son anti-type qu’est le « dernier homme »,
et par conséquent, on ne peut « former » des surhommes,
le surhomme doit se forger lui-même…);
mais à quel prix pour ceux qui en sont exclus (ex : la domination,
la guerre d’extermination et l’élimination des ratés, handicapés
et malade de la vie)?
3) La démocratie, qu’il refuse, n’est-elle
pas le seul moyen d’organiser la sélection la moins fallacieuse,
c’est à dire la moins injuste possible, car elle organise la compétition
entre les talents et les désirs de puissance, alors que tout autre
régime la rend impossible en l’instituant a priori statutairement.
J.B: Reste à savoir dans quelle mesure
les démocraties modernes assument ou dénient ce rôle
d’effectuer une sélection. Cf. Les analyses de P. Bourdieu qui ironise
sur l’hypocrisie de la classe politique, et des ministres de l’éducation
nationale en particulier, s’appitoyant sur l’échec scolaire, alors
que le lycée, les Universités, les grandes écoles,
sont faites pour ça : discriminer, dans une classe d’âge,
qui appartiendra ou non à la classe dominante.
Ensuite, reste à savoir aussi de quelle
manière elles opèrent cette sélection : l’opèrent-elles
dans un sens qui pénalise ou qui valorise l’inititive individuelle,
la pugnacité, la combativité, la propension à s’écarter
des normes et comportements établis pour innover, créer,
inventer nouveaux modes de vie, de pensée, nouvelles valeurs.
Cf la célèbre formule de Nietzsche,
si souvent mal comprise : « Il faut toujours défendre
les forts contre les faibles » (Volonté de puissance
tome 1 p.181). La sélection joue presque invariablement à
rebours, l’Etat étant toujours prévenu en faveur des faibles,
c’est-à-dire des dociles, du troupeau facilement manipulable, gouvernable.
Un Etat peut-il favoriser ceux qui potentiellement le contestent ? Un Etat
peut-il payer des professeurs de philosophie qui potentiellement critiquent
ou du moins interrogent les fondements de l’Etat, la manière dont
il exerce son pouvoir, ses problématiques rapports avec la justice,
voire avec la vérité historique ? Et nous revoici devant
la question de l’opportunité d’enseigner Nietzsche en lycée.
Pouvons-nous être payés pour enseigner les moyens de contester
de façon radicale les formes modernes du pouvoir, de l’organisation
sociale ? Même question s’agissant de Marx.
Nietzsche écrivait qu’il y aurait un jour
à l’Université des « chaires propres » (eigene)
pour enseigner son Zarathoustra. Il existe certes des chaires à
partir desquelles le Zarathoustra de Nietzsche fut enseigné (telle
la chaire de H. Birault précisément), mais s’agissait-il
de chaires propres au sens où Nietzsche l’espérait ?
4) Le refus de la morale qui est le sien ne s’appuie-t-il
pas sur une morale inverse, tout aussi dangereuse pour la vie que celle
qu’il cherche à déconstruire ?
Il me semble donc impossible de concilier la
démocratie, même si l’on pense, par ailleurs, qu’il a bien
raison de refuser la complaisance vis-à-vis de la souffrance, de
dénoncer la morale chrétienne du péché et du
ressentiment et la métaphysique du salut post-mortem et des arrière
mondes , qui vont avec, comme attentatoire à la vie, avec certaines
des analyses de N. sur la division, pour le coup métaphysique qu’il
opère, entre forts et faibles.
J.B: Ceci serait à nuancer, en particulier
à partir de la lecture de Nietzsche par Deleuze : il existe un continuum
d’états de la volonté de puissance, chaque état étant
un équilibre précaire de forces ascendantes et descendantes,
vitales et mortifères. Cf. encore une fois l’avant propos du Gai
savoir (I et II, 2è édition) où il fait de la maladie
un moment de la « grande santé ». Je ne suis donc pas
d’accord sur le fait de rendre Nietzsche aussi rigoureusement tributaire
de la biologie de son temps. Même Heidegger, en pleine furie nazie
(cours de 1936 à 1940) exclut sans aucune ambiguïté
toute lecture « biologisante » de la pensée de la vie
chez Niezstche – pour ne rien dire de l’eugénisme… (Heidegger, Nietzsche
tome 1, Gallimard, en particulier p.402 à 410). Il faut au moins
mettre ça à son actif ! Quant à son scientisme… quel
texte, plus que cet aphorisme possible, débusque les présupposés
scientistes inconscients ? Dire que toute science repose sur une conviction,
une croyance, n’est-ce pas couper l’herbe sous les pieds de tout scientisme
? Cette division entre faibles et forts
s’appuie sur une idéologie scientiste qui, comme par hasard, échappe
à sa critique: celle de la médecine et de la biologie lorsqu’elles
prétendent distinguer clairement la santé de la maladie,
le normal et le pathologique.