La critique de la "Critique de la raison pure"
On peut résumer la critique de l'idéalisme critique de Kant de la manière suivante:
1) Kant méconnaît la connaissance comme
modélisation
d'une pratique objective expérimentale rationnelle: la
pratique
productive de phénomènes
reproductibles, rigoureusement mesurables par des instruments
techniques
et des techniques de mesure non-subjectifs; autrement dit il
reste
encore dans le cadre d'une problématique contemplative
rationnelle
et sensible de la connaissance; très éloignée de
la
pratique scientifique moderne qui connaît non ce qui est en soi
mais
ce qu'elle peut produire objectivement dans le réel et qui
généralise
les conditions de cette réalisation objective à la
production de tout phénomène naturel.
2) Kant méconnaît la condition du dialogue scientifique
qui est la mise à l'épreuve des concepts et des
théories
construits par leur confrontation avec des faits produits et
mesurés
qui sont tout à la fois dépendants des théories et
existent d'une manière objective et peuvent donc les
réfuter.
Pour Kant une théorie rationnelle semble toujours vraie
dès
lors qu'elle ordonne des
sensations s'inscrivant dans les formes transcendantales (a priori)
de la subjectivité que sont l'espace et le temps de la
théorie
newtonnienne. Quid de la relativité et de la théorie
quantique?
3) Il est difficile, voire impossible, dans le cadre de
l'idéalisme
critique de penser l'histoire des sciences, comme processus de
production
et de rectification des connaissances qui met en jeu un dialogue entre
les scientifiques, sur fond de concurrence interthéorique plus
ou
moins tranchée par l'expérience objective. C'est pourquoi
la démarche de la connaissance scientifique ne peut être
que
réaliste, en précisant que les connaissances produisent
une
connaissance objective de la réalité sans pour autant
atteindre
le réel en soi qui résiste toujours (et c'est par
là
qu'il est réel) à nos interprétations partielles
qui
concernent d'abord les artifices expérimentaux objectifs que
nous
produisons dans des conditions de maîtrise technique du
laboratoire. La connaissance est connaissance d'une pratique
historique,
et des conditions de cette pratique, elle est objective et donc
réaliste
en cela qu'elle produit des phénomènes
indépendants
des sujets sensibles et historiques de la connaissance.
Faut-il, dans ces conditions, abandonner la notion de « sujet
transcendantal », comme sujet de la connaissance ?
À mon sens non, dès lors que l’expérience et son interprétation présupposent toujours une théorie préalable quitte à la transformer; mais il convient alors de ne pas confondre le sujet transcendantal avec un quelconque sujet transcendant l’histoire de la pensée et de la connaissance. Il n’y a pas de sujet de la connaissance transcendant, si ce n’est Dieu, s’il existe, mais le sujet transcendantal est collectif et social et non pas individuel (derrière Dieu cherchez le social !) et se construit dans le dialogue entre les sujets empiriques que sont les chercheurs et entre les théories et l’expérience objectivée et universalisable. On peut à ce propos se référer à K.Popper qui distinguait le monde objectif des idées produit par les sciences qu’il appelait le monde3, le monde2 du sujet individuel subjectif et le monde1, le réel physique transformé en réalité connue par le dialogue entre la théories et l’expérience pour admettre l’hypothèse que le sujet de la connaissance est le monde3 mis en oeuvre par le monde2, et non le monde2 seul. À cette condition Popper est en alors kantien.
S’il est juste de dire que la position de Kant intégrait la
pratique
expérimentale de son temps ; il est tout aussi juste d’ajouter
qu’il
ne pouvait et ne voulait pas la penser explicitement comme production
historique
pour la raison que son but était de penser la possibilité
du sujet moral purement raisonnable, universel et ahistorique donc
transcendant
à partir et en le distinguant du sujet transcendantal de la
connaissance
dont la transcendance est radicalement compromise par l’usage
nécessairement
expérimental de la raison théorique ( ce sujet
transcendant
de la morale pure reste à mon sens problématique, mais
c’est
un autre débat). Kant, du reste, ne prend pas position sur la
question
de savoir si le sujet transcendantal des sciences est historique et
social
ou donné en toute éternité et individuel mais il
fait
comme s’il était donné et transcendant car cela lui
apparaît
aussi comme la condition pour sauver l’universalité de la
connaissance
scientifique, ce qui, selon moi, n’est pas la seule possible ; mais il
conviendrait alors de l’établir sur fond d’une thèse
réaliste,
ce qu’il rejette pour une raison de métaphysique morale, voire
religieuse
(voir plus loin).
C’est à la lumière de l’histoire des sciences qu’il nous
faut repenser la question du sujet transcendantal de la connaissance
pour
nous délivrer de la tentation de la considérer comme un
sujet
transcendant (comme chez Descartes où il est indissociable de
l’existence
de Dieu) contredite par l’histoire et la pratique des sciences.
Il est vain, dans ces conditions, de chercher dans « le
critique de la raison pure » de Kant une conception de la
pratique
scientifique : il n’en avait ni les moyens, ni l’intention. De son
propre
aveu son but était de sauver la morale du naufrage de la
métaphysique
comme science : en limitant le pouvoir de la raison, il rendait
légitime
la croyance métaphysique dans le domaine pratique en la rendant
incontestable. Lui demander plus c’est, comme il aime à le dit
lui-même,
« traire le bouc avec un tamis ».
Cela dit, il a rendu un immense service à l’histoire de la
pensée
et de la philosophie en toute théologie et/ ou
métaphysique
théorique dogmatique rationnelle et à eu le mérite
de montrer que toute connaissance universelle est doublement relative ;
à l’expérience et à ses conditions de
possibilités
(pures ou impures, peu importe ici) ainsi qu’à nos concepts et
modèles
formels a priori, qu’ils soient donnés ou construits (Kant ne se
prononce pas nettement là-dessus car il n’en sait rien et pense,
en cohérence avec sa critique de la métaphysique, qu’il
ne
peut rien en savoir). Reste à savoir si ce sauvetage de la
métaphysique
morale comme croyance (liberté, impératif
catégorique,
Dieu) tient la route en l’absence d’un fondement théorique
suffisant
est une question ouverte (voir sur mon site ma « Critique de la
raison
morale »)
Les conditions de la production des connaissances scientifiques
Ce qui doit être aujourd’hui notre tâche, c’est
d’examiner
les modes de production des connaissances scientifiques et d’en tirer
non
pas une théorie « de » la connaissance mais les
présupposés
régulateurs (donnés ou construits) « pour »
le
développement de la connaissance rationnelle, dans les domaines
diversifiés des différentes sciences, dont la production
n’est ni individuelle ni comtemplative, mais collective, historique et
pragmatique. Et la question du solipsisme s’évanouit
d’elle-même
car il n’y a rien de moins solipsiste que la pratique scientifique.
La pratique scientifique est en effet indissociablement sociale,
réaliste
et pragmatique ; qu’est-ce à dire ?
1) Elle est sociale en cela qu’elle suppose une langue commune
universellement
compréhensible, c’est à dire rationnelle, des
théorie
et modèles de références historiquement produit
que
le sujet doit apprendre et dont il doit faire usage pour penser
l’expérience,
quitte à contribuer à leur refonte éventuelle.
Historique
car rien n’est donné au départ, même pas
l’arithmétique
de base et la géométrie euclidienne et que ces
modèles
et/ou théories formelles, rencontrant leurs limites en interne
et
en externe, sont progressivement intégrables dans d’autres plus
larges.
2) Elle est pragmatique car une théorie expérimentale
ne vaut que si elle est opératoire, c’est à dire si elle
est capable de mettre en cohérence, d’anticiper et de
prévoir
un maximum de phénomènes objectivement
déterminables
possibles avec le minimum d’échec et cela dans un contexte de
concurrence
interthéorique permanente mettant en jeu l’ensemble des
laboratoires
scientifiques du domaine concerné.
3) Elle est réaliste en cela que les phénomènes
expérimentaux sont, dans une réalité
indépendante
qu’est le laboratoire, produits artificiellement et objectivement
mesurables,
non par notre perception sensible, mais par des instruments techniques
objectifs dont la fiabilité a été testée
par
la collectivité scientifique. Les théorie et
modèles
qui déterminent cette production phénoménale sont
plus ou moins prudemment généralisés à tout
phénomènes semblables observables : ce rapport
d’assimilation
entre phénomènes artificiels et phénomènes
naturels est au cœur de la pratique scientifique : les sciences
connaissent
par des artifices que seule la collectivité peut valider dans la
cadre d’un dialogue critique sévère entre les
scientifiques
indissociable de celui qui confronte les théories et les
expériences.
Est réaliste toute position qui favorise cette production de
connaissance
ordonnant la réalité objective des
phénomènes
expérimentaux dans des théories efficaces, tout savoir
qui
provoque des effets féconds et pragmatiques objectifs et
universalisables
de réalité.
Qu’est-ce que la réalité ? C’est ce que la
connaissance
grignote sur cette inconnu qui résiste toujours au delà
de
ce que l’on connaît déjà : le réel. C’est
pourquoi
il ne peut y avoir d’autre philosophie pour les sciences ou
épistémologie
qu’à partir de l’étude critique de l’histoire sociale des
sciences et des conditions de production des connaissances
scientifiques.
Et cette étude ne nous contraint à aucun relativisme car
ces connaissances restent objectives, c’est à dire, de par leur
conditions de productions, ni sensibles, ni subjectives, ni solitaires
: réalistes.
Comme on l’a fait dire à Galilée : « Et pourtant,
elle tourne »...
La position de Kant doit donc, selon moi, être pour ces raisons dépassée (aufgehoben) c’est à dire conservée dans ce qu’elle apporte de positif (le criticisme anti-dogmatique) et supprimée dans ses limites historiques et idéologiques (l’idéalisme ahistorique). Il y a toujours deux lectures possibles des grands auteurs : celle qui organise leur culte en présentant leurs positions comme indépassables et celle qui en dégage le nécessité et les limites internes pour s’en affranchir ; l’une, déifiante, est morte et mortifère pour la pensée (le « penser par soi-même » cher à Kant), l’autre est amicale, vivante et vivifiante.
S. Reboul, le 23/12/99
Finalisme et théorie de l'évolution: critique de la position de Anne Dambricourt Malassé, paléontologue
Anne Dambricourt Malassé dans une interview récente pose des affirmations pour le moins vagues, logiquement imprudentes et souvent ambiguës:
1) Laisser entendre que le principe de finalité est "admis", voire reconnu en mécanique quantique, c’est aller (trop) vite en besogne: la mécanique quantique soulève le problème, sans encore l’avoir tout à fait résolu, du statut de la temporalité dans un champs de phénomènes qui n’est justement pas celui des processus biologiques. On ne voit donc pas comment l’auteure peut passer logiquement de la temporalité ou de son absence éventuelle sous une forme linéaire en mécanique quantique à la temporalité en paléontologie.
2) Cela d’autant plus qu’elle présente l’évolution comme un progrès linéaire quasi nécessaire; ce qui n’est qu’une représentation rétroactive, simplificatrice et pour tout dire réductrice des choses, ce qui n’est pas prouvé car les monstres non viables sont en effet eliminés avant l’âge de la reproduction: l’évolution apparaît aujourd’hui comme disparate multi-caractères, parfois régressive (en treme de complexité) et sa logique est loin d’être aussi pure qu’elle ne l’affirme. Les chimpanzés que je sache n’ont pas précédé les homos. Elle oublie dans son exposé les découvertes majeures que sont:
la
sélection sexuelle qui produit une pression sélective en effet orientée
et, en ce qui concerne le genre homo la sélection sexo-culturelle elle
même finalisée par cette même culture (les valeurs sociétales)
l’existence
de gènes architectes qui en mutant peuvent provoquer des modifications
de caractéristiques différentes, fonctionnellement cohérentes ou non
(et dans ce dernier cas elles sont éliminées par la sélection naturelle
+ sexuelle+ culturelle et la culture commence probablement avec les
singes anthropoïdes préhomos comme on le voit chez les primates
actuels), sans faire intervenir une logique univoque et encore moins un
programme génétique préétabli ou préorienté.
3) Enfin elle dit se refuser à toute récupération religieuse de sa thèse (finalisme biologique phylogénétique interne) mais elle n’hésite pas à flirter, c’est le moins que l’on puisse, dire avec le sens chrétien de la vie.
Citation: "Le vrai débat.. consiste à savoir si, oui ou non, la théorie de l’évolution détruit les fondements de la foi judéo-chrétienne fondée au moins sur l’attente. Personnellement, je réponds également non, mais sur des considérations autres, lesquelles, précisément, ne sont pas assez connues aux États-Unis. Je pense en particulier, donc, à la synthèse scientifique de Teilhard et à la place qu’il accorde à la gratuité de l’amour, à la liberté de donner sa confiance à l’amour comme transcendance du sens: se savoir né, parce qu’aimé. (" Tu es, Seigneur, notre Père, notre Rédempteur: tel est ton nom depuis toujours... Ah! si tu déchirais les cieux, si tu descendais.. " Isaïe 63, 16b, 19a. In " Teilhard aujourd’hui ". N°16 - décembre 2005)."
Là, je regrette, on est en plein préjugé religieux, ou en pleine profession de foi (ce qui pour moi est la même chose) et je ne vois pas ce qui l’autorise à passer d’une finalité interne (programme génétique de l’évolution), scientifiquement discutable, à une finalité externe transcendante qui est scientifiquement inadmissible, car scientifiquement ni vérifiable, ni réfutable, hors champs donc de la pratique et du discours scientifiques en cela qu’elle ne permet aucune observation nouvelle, ni aucune expérimentation en expérience réelle ou simulée..
Conclusion: Elle donne l’impression de
dénier sa foi (nouvelle?) pour mieux la faire passer en douce au
prétexte qu’elle est une scientifique qui aurait découvert le sens
préétabli de l’évolution. Bien qu’elle affirme être utilisée malgré
elle, ceux qui se réclament de sa position en faveur de l’ID ne se sont
pas trompés: elle appartient bien à leur courant qui voudrait
réconcilier la vérité scientifique avec la prétendue vérité religieuse.
S. Reboul. le 13/01/06