Position du problème.
L' idée de vérité est au fondement de la
pensée
et du langage. Sans elle en effet, la pensée est stérile
et le discours n'a plus de sens possible: penser c'est juger et
articuler
des jugements à propos d'une réalité réelle
ou imaginée; parler c'est exprimer mais aussi produire ces
jugements;
or ceux-ci prétendent dire ce qu'il en est de cette
réalité,
soit en affirmant qu'elle existe ou non et sur quel mode, réel
ou
imaginaire , soit en disant ce qu'elle est ou ce qu'elle n'est pas. On
dira alors qu'une pensée est vraie lorsque ce qui est dit et
pensé
s'accorde avec ce qui est: la réalité dont on parle et
à
laquelle on pense. Quelques précisions à ce sujet
s'imposent:
-La réalité peut être imaginaire; n'y a-t-il pas
là un paradoxe puisque les deux mots semblent s'opposer? Non ,
dès
lors que la notion de réalité est prise en deux sens
différents:
elle désigne soit l'objet de l'idée, ce à
quoi
celle-ci fait référence, que cet objet existe
extérieurement
ou non; soit le fait de cette existence extérieure même.
Parler
de réalité "imaginaire" c'est simplement dire qu'elle
n'existe
que dans l'imagination, bien qu'elle soit l'objet que vise la
pensée
en tant qu'objet extérieur à "cette" pensée
particulière;
Parler de la réalité "réelle"d'un objet c'est
affirmer
que l'objet de la pensée existe hors de la pensée en
général,
dans le monde extérieur.
-Penser et parler vrai a un sens quand il s'agit d'une
réalité
"imaginaire": il suffit de préciser que l'objet auquel on pense
n'est qu'un objet de pensée. Ainsi n'est-il pas absurde de
parler
de vérité en mathématiques - les idées
mathématiques
visent des objets construits par la pensée et donc, au sens
large,
imaginés -à condition de préciser que ces objets
n'existent
pas forcément dans le monde extérieur et qu'on ne les
envisage
que du point de vue de leur consistance formelle: ce que l'on dit d'eux
et sur eux est vrai si on peut le démontrer logiquement, que ces
objets existent ou non dans le monde extérieur.
-Mais penser et parler vrai a un autre sens quand il s'agit d'une
réalité
"réelle": il faut prouver que l'idée est adéquate
à son objet, tel qu'il est dans le monde extérieur et
cela
ne se démontre pas logiquement.
Si le premier cas ne soulève que des problèmes
techniques,
à savoir comment déduire et éviter les
contradictions
de la pensée? Le deuxième soulève la question
philosophique
de savoir comment la pensée peut sortir d'elle-même pour
être
assurée qu'elle s'accorde ou non avec une réalité
étrangère.Une chose est, pour la pensée, de
s'accorder
avec soi, autre chose est de s'accorder avec une réalité
autre ou supposée telle. Or rien ne prouve , que cette
réalité,
qui nous apparait extérieure à la pensée, le soit
véritablement. C'est pourquoi une tentation permanente de la
philosophie
est de ramener le problème de l'accord de la pensée avec
la réalité à celui de l'accord de la pensée
avec elle-même, en identifiant au bout du compte l'idée
avec
l'objet, la pensée avec la réalité et en
supprimant
par là-même le problème, sans cela insoluble, de
sortir
de la pensée par la pensée, donc sans en sortir; il est,
en effet, impossible de reconnaître une hypothétique
réalité
extérieure sans la penser, selon des arguments
suffisants,
comme telle. Or peut-il exister des arguments suffisants? Non,
semble-t-il,
car ils seraient de l'ordre de la pensée et ne permettraient pas
d'en sortir; à moins de croire absurdement que la
réalité
s'imposerait d'elle-même à l'esprit, en dehors de toute
représentations
mentales.
Mais s'il est impossible de prouver l'existence d'une
réalité
indépendante de la pensée, il l'est tout autant pour ce
qui
concerne leur éventuelle identité. C'est dire qu'il est
impossible
de prouver, d'une manière logiquement suffisante et
universellement
acceptable, ni la vérité d'une idée ni, ce qui est
plus grave, la vérité de l'idée que l'on a, ou
doit
se donner, de la vérité. Ainsi la philosophie et la
connaissance
en général sont-elles en permanence confrontées au
dilemme suivant:
- ou admettre qu'il faut renoncer à l'exigence de
vérité
universelle; mais, alors, il ne sert à rien de penser et de
parler,
puisque tout et son contraire pouvant être dit sur n'importe
quoi,
le sens serait définitivement perdu, la pensée serait un
chaos et la parole un bruit, sauf à jouer de l'illusion de la
vérité,
pour convaincre les naïfs et les soumettre à des croyances
communes pour mieux les utiliser,( Position sophistique.) ou à
faire
usage de la pensée et de la parole pour se délivrer de la
prétention à affirmer que l'on sait quelque-chose ou que
les autres savent ce qu'ils prétendent savoir.( Position
sceptique.)
- ou affirmer, sans preuve universalisable, que la vérité
nous est donnée; c'est à dire que la
réalité,
qu'elle soit ou non identique à la pensée, nous est
directement
révélée dans la pensée par une puissance
surhumaine,
notre pensée se contentant de la refléter plus ou moins
telle
qu'elle est. Une telle conception de la vérité la
rendrait,
du coup, absolue, indiscutable et sacrée.( Position dogmatique.)
Mais on voit qu'il en serait fini de tout libre examen, de toute
recherche
critique et qu'on ne pourrait plus, pour son propre compte, distinguer
entre l'illusion et la vérité. Or c'est cette
indistinction
même qui nous enferme dans l'illusion sans espoir d'en sortir.
Est-il possible de sortir d'un tel dilemme et comment? Faut-il admettre, entre l'impossibilité de la vérité et son affirmation aveugle et dogmatique,une troisième possibilité : celle de la vraisemblance? Celle-ci relevant de critères relatifs et discutables opérant à la jonction entre la pensée et la réalité , dans la relation pratique que les hommes entretiennent avec leur propre réalité et celle qui leur apparait à tord ou à raison comme extérieure. Telles sont les questions les plus fondamentales de la philosophie; elles engagent notre capacité à penser notre vie et à vivre selon notre pensée, c'est à dire humainement.
1) Le fondement absolu de la vérité et la vérité de ce fondement.
La vérité absolue semble la seule vérité
possible, car une idée est soit vraie soit fausse; entre les
deux
le doute n'est pas permis, sauf provisoirement, dans l'attente d'une
certitude
indubitable; en effet, tant que celle-ci n'est pas établie sur
des
preuves universelles indiscutables, le simple fait d'admettre comme
vraie
une idée douteuse, conduit, comme le montre Descartes,
nécessairement
à l'erreur; il vaut mieux, alors, tenir une idée dont la
vérité est mal fondée, pour une erreur
éventuelle;
le doute méthodique et critique radical doit être , alors,
considéré comme le principe moteur de toute recherche de
la vérité.
Or la vérité absolue n'est autre que la parfaite
identité
entre l'idée et son objet et plus généralement
entre
la pensée pensante et l'être pensé.
On ne peut donc établir la vérité absolue et donc
la vérité tout court, qu'en admettant, preuve
à
l'appui, cette identité. Est-ce possible, et comment?
De deux chose l'une:
- soit on prétend identifier la pensée
véritable
à l'être réel, tel qu'il est, en ne faisant de
celle-là
qu'un reflet de celui-ci; mais encore convient-il de montrer que
l'être
connu n'est pas étranger à la pensée connaissante,
sinon extérieur à elle; car, alors, rien ne pourrait
permettre
d'établir une telle identité, puisque le modèle
nous
serait définitivement inaccessible.
- soit on s'éfforce de démontrer que le sujet peut
accéder, par la seule faculté de connaître,
à
la réalité extérieure; mais encore faut-il trouver
une garantie suffisante de cette capacité.
La première voie est celle empruntée par Platon et la
seconde par Descartes. Examinons les tour à tour, au risque de
les
shématiser quelque-peu.
1-1 La pensée "participe" à l'être: Platon.
"L'être est, le non-être n'est pas"; tel est pour
Parménide
le principe logico- ontologique de toute connaissance et de tout
discours
sensé possibles. De ce principe il est, selon Platon,
nécessaire
de tirer deux conséquences:
- Le monde de la perception, des idées sensibles,
changeant
et contradictoire, n'a qu'une apparence de réalité,
puisque
ce qui se contredit sans cesse, ne peut être pleinement; il n'est
donc pas réellement réel mais seulement apparemment
réel;
ou mieux, sa seule réalité est d'apparaitre; c'est
à
dire, tout à la fois, de refléter et de masquer, donc de
trahir aux deux sens du mot, l'être réellement
réel.
- Le monde des idées rationnelles, des idées qui
ne se contredisent jamais ou qui résistent à
l'épreuve
de la contradiction, est pleinement; c'est à dire existe
objectivement,
que l'on en ait conscience ou non. Il est, seul, réellement
réel
et, de ce fait, il est le modèle dont le monde sensible n'est
qu'une
copie, indicative si on la prend comme telle, mais trompeuse si on en
fait
l'objet réel de la connaissance.
Or la pensée de l'homme, nous ne pouvons en douter, est
rationnelle;
les mathématiques pures, non-empiriques, en sont la preuve; la
raison
du sujet participe, donc, plus authentiquement que sa perception
sensible et que le monde sensible, à l'être
réellement
réel: elle le reflète d'une manière
adéquate,
car elle lui est substantiellement conforme.
Dans ces conditions, connaître exige de s'arracher à
l'expérience
sensible, à la fascination qu'il exerce sur le sujet de la
connaissance,
pour atteindre les idées ou essences éternelles
directement
par la raison.La vérité absolue est alors assurée
car garantie d'une manière indiscutable et définitive.
Mais le prix à payer de cette assurance est lourd: il nous
interdit
de nous intéresser au monde sensible, en tant que tel, si ce
n'est
pour tenter, si cela est possible, de le rendre plus conforme au
modèle.
Or, ce monde sensible est le seul monde de la
vie pratique, monde où l'homme de chair et de sang doit agir
pour répondre à ses désirs sensibles,
éviter
la souffrance et rechercher la jo
1-2 L'être réel résiste à la pensée: Aristote.
Pour Platon, il suffit que l'idée soit rationnelle pour
qu'elle
soit vraie, c'est à dire que la pensée soit exactement
conforme
à l'être. Or une telle position ne peut, selon Aristote,
rendre
compte de la relative impuissance de l'homme à connaître
le
monde sublunaire qui l'entoure et encore moins aider à la
réduire:
connaître les idées pour elles mêmes, c'est renoncer
à comprendre la résistance qu'oppose le réel
à
la pensée rationnelle et donc s'interdire l'effort de le
connaître
vraiment. Il est inconséquent de prétendre que le monde
sensible
est, en ce qu'il contredit les essences éternelles,
illusoire,
et agir pour le transformer. De deux choses l'une, en effet: ou bien le
monde sensible n'a pas d'existence réelle et son apparente
réalité
s'évanouit d'elle-même dès lors que l'on connait
les
essences éternelles, mais alors il n'y a plus d'action possible;
ou bien, l'action, reste nécessaire, ce qui implique
nécessairement
que l'on reconnaisse que le monde sensible existe bel et bien comme
extérieur
à la pensée par le fait que, justement, il lui
résiste.
Nul homme sensé ne peut nier qu'il à besoin de manger
pour
vivre et que sa nourriture provient d'animaux périssables ou de
végétaux putrescibles qu'il lui faut chasser
élever,
planter et récolter avec efforts et peine. Si la connaissance
n'est
pas nécessairement utile à l'action, elle ne doit pas
pour
autant négliger la nécessité d'agir en tant
qu'elle
révèle indubitablement l'existence réelle,
indépendante,
des choses et des êtres matériels, vivants et spirituels,
dont nous avons l'expérience sensible. Même un philosophe,
qui contemple les idées pures sans travailler, mange, n'en
déplaise
à sa dignité "spirituelle". Voudrait-il nier l'existence
réelle de son corps mortel? Celui-ci le ramènerait vite
à
la raison!
De plus, affirmer que le mouvement irréversible dans le temps
est irrationnel parcqu'en contradiction avec le principe logique
d'identité
est un pur sophisme: Socrate debout ne contredit pas Socrate assis, pas
plus que Socrate vivant ne contredit Socrate mort; ces
différents
états ne s'opposent nullement puisqu'ils ne se rencontrent
pas au même moment.Ainsi, pour Aristote les êtres de
l'expérience
sensible sont des combinaisons de forme et de matière, et c'est
en cela qu'ils sont réels; à la première revient
la
permanence et la nécessité de l'essence des choses et de
ses proprietés, à la seconde sa corruptibilité
temporelle
et la contingence de ses accidents. Si l'idée est une condition
nécessaire de l'existence des êtres, elle n'est pas
suffisante;
la connaissance rationnelle ne peut jamais épuiser la
réalité
singulière; celle-ci échappe donc au pouvoir de la
pensée:
l'homme ne peut connaître que le général; or
celui-ci
n'existe pas comme tel, mais toujours enchâssé dans une
matière
qui incarne d'autres formes préalablement
enchâssée,
à l'infini. Ainsi la connaissance du réel ne peut
être
qu'approchée et empirique, c'est à dire
expérimentale.
La vérité absolue est inaccessible; la pensée ne
peut
coïncider totalement avec le réel et par un paradoxe
apparent,
c'est par cela même que la pensée à affaire
à
la vérité, car elle peut alors se mettre à
l'épreuve
de l'expérience et se rectifier à l'infini; elle peut de
même coup se prémunir contre le danger de l'illusion, le
seul
véritable ennemi de la vérité puisqu'elle lui
emprunte,
frauduleusement, une de ses marques: L'intime conviction.
La position d'Aristote, telle qu'il me semble possible de
l'interpréter,
suppose que les êtres réels sont, dans leur forme,
rationnels
et plus généralement que la raison humaine est capable
sinon
de connaître les êtres singuliers, du moins de les
appréhender
et de les classer selon leur genre et leur espèce, afin de
pouvoir
raisonner sur eux pour en définir les propriétés
essentielles.
Or, en l'absence d'une théorie qui identifie le réel au
rationnel
(comme chez Platon), cette supposition n'est pas fondée à
priori; elle n'est admissible que si l'on fait usage à
posteriori
de critère de l'expérience sensible: on constate à
l'expérience que la raison est vérifiée dans les
concepts
et les raisonnement qu'elle met en oeuvre. Mais, en toute
rigueur,
cette "vérification" est contestable pour plusieurs raisons:
- L' expérience sensible est imprécise ,inquantifiable
et changeante
- Elle peut être interprétée de différentes
manières.
- Elle ne met jamais en oeuvre que des cas particuliers, alors que
les énoncés rationnels sont par nature
généraux.
Comment, dans ces conditions, choisir entre des théories
rationnelles
différentes? Faut-il, par exemple, utiliser des causes
mécaniques
ou des causes finales pour expliquer les mouvements spontanés
des
corps physiques? Est-on jamais assurés d'utiliser les bonnes
définitions?
Comment convient-il de classer les phénomènes? Comment
distinguer
les phénomènes essentiels des
épiphénomènes?
Faut-il faire référence au critère de
l'utilité
et considérer comme vraie toute théorie qui
réussit?
Mais on voit bien que ce critère est relatif et toujours
discutable
selon les intérêts et les expériences
contradictoires
des uns et des autres: la vérité pragmatique,
fondée
sur l'expérience sensible et désirante, n'est pas
universalisable
en droit. Dans ces conditions l'idée de vérité est
compromise: En l'absence de tout critère logiquement suffisant
de
vérité, une théorie, même rationnelle, n'est
qu'une opinion, parmi d'autres toujours possibles. Ainsi la position
d'Aristote
se heurte à l'objection des sceptiques en accord, en cela,
avec les dogmatiques: en l'absence d'un fondement premier de la
vérité,
aucune idée ne peut être considérée comme
vraie:
la vérité est absolue ou n'est pas.
Pour sortir de l'impasse du scepticisme qui ruine la possibilité
de la connaissance et invalide la pensée et le langage en les
privant
de valeur et de sens, il convient de montrer, non plus comme le
prétendait
Platon, que la raison reflète le réel idéal car
sur
ce point la critique aristotélicienne vaut toujours, mais de
démontrer
que la raison s'accorde nécessairement à la
réalité
de la nature, indépendante de notre esprit,
réalité,
dont l'homme a pour vocation de se rendre "comme maître et
possesseur".
Pour cela une seule démarche est alors possible: puisqu'on ne
peut
partir de l'être pour aller à la pensée, car
celui-ci
ne se saisit qu'à travers celle-là, il faut
nécessairement
partir du sujet de la connaissance pour fonder la vérité,
c'est à dire l'accord de la pensée avec la
réalité
de la nature telle qu'elle est en elle-même. Il revient à
Descartes, le premier et, comme nous le verrons, le dernier, d'avoir
tenté
de parcourir cette voie. La réussite, ou l'echec de sa tentative
sont décisifs, car ils engagent un des objectifs
essentiels
de la philosophie non sceptique (si tant est qu'une philosophie puisse
être sceptique): fonder et garantir, d'une manière
suffisante,
la vérité.
1-3 Dieu comme fondement absolu de la vérité: Descartes.
Pour Descartes, la question du fondement de la vérité
est cruciale: il s'agit rien moins que d'établir, contre
l'invalidation,
par l'église catholique de l'astronomie galiléenne
(1633),
la vérité de la l'astronomie copernicienne et de la
physique
mathématique naissante. Entre la vérité des dogmes
religieux concernant la nature et la vérité scientifique,
il faut choisir! Ce choix ne peut être que philosophique et
purement
rationnel pour être universellement acceptable; il convient, pour
cela, d'opérer un retour de la raison sur elle-même: c'est
la méthode du doute radical.
En l'absence de tout fondement assuré de la
vérité,
aucune idée ne doit être tenue pour vraie, car, sinon,
l'erreur
serait générale et illimitée, et la
possibilité
de s'en délivrer nulle. La vérité est
objectivement
certaine ou n'est qu'illusion. Il est donc indispensable, dans l'espoir
de mettre à jour une vérité première
indiscutable,
ne serait-ce que celle de l'impossibilité d'admettre une autre
vérité
que celle qui reconnait l'impossibilité de fonder la
vérité,
de douter volontairement de toutes les idées même
les
plus claires et distinctes (les idées mathématiques) et
les
plus nécessaires à la vie pratique (l'idée que mon
corps et que le monde extérieur existent); car d'une part il ne
suffit pas, en effet, que les idées soient claires et distinctes
à l'esprit qui les pense pour qu'elles soient ipso-facto
accordées
à la réalité du monde extérieur; et d'autre
part, la vie pratique peut être source d'illusion: nous
croyons
vivre réellement nos rêves et il se pourrait que nous
réunions
toujours, y compris que nous avons un corps et que le monde
extérieur
existe. Ce doute hyperbolique radical, selon Descartes, loin de
conduire
au scepticisme géneralisé, nous permet d'atteindre la
première
vérité recherchée: la vérité de
l'idée
:"je pense"; je peux, en effet, douter de tout, sauf que je doute et
donc
que je pense. Je ne peux non plus douter que j'existe en tant que je
suis
une substance qui pense, c'est à dire le sujet libre et
maître
de ma pensée, puisque mon doute est volontaire. Ainsi le
scepticisme,
poussé à son terme, s'auto-détruit: loin de
détruire
la possibilité de la vérité il fait advenir une
vérité
absolue: celle de mon existence en tant que substance pensante. Entre
le
moi qui pense et le moi auquel je pense, il y a une parfaite
conformité
de nature; ainsi je me connais immédiatement en tant que sujet
pensant
et cette conscience absolue de soi est et doit être au fondement
de toutes les autres connaissances, si celles-ci sont possibles. Or le
sont-elles? Pour le moment, non, car s'il est nécessaire que le
sujet se reconnaisse comme sujet de la connaissance pour
connaître
le monde extérieur, cela n'est pas suffisant: il se pourrait que
toutes mes idées sur la réalité hors de ma
pensée
restent fausses, y compris celle qu'il existe une réalité
hors de moi; le doute à cet égard n'est pas levé.
Pour le faire il convient de rechercher en soi une idée
première
dont l'objet existe nécessairement hors de la pensée, si
l'on veut éviter la contradiction logique. Pour Descartes cette
idée n'est autre que l'idée de Dieu. Selon un
raisonnement
classique, on ne peut douter de l'existence de Dieu en tant qu'il est
l'être
parfait car l'existence est un attribut nécessaire de la
perfection:
une perfection qui n'existerait pas serait imparfaite, ce qui serait
logiquement
absurde; d'autre part, elle existe hors de ma pensée car, en
tant
qu'être imparfait, je ne peux en être l'auteur,ni les
autres
hommes, aussi imparfaits que moi: une cause est, en vertu du principe
de
raison que le moins ne peut produire le plus, ou le néant,
l'être,
toujours au moins égale ou supérieure à son effet.
Ainsi Dieu existe hors de moi; ma raison, seule avec elle-même,
suffit
à m'en persuader avec une certitude objective. Or dieu m'a
donné
la raison pour connaître le monde, ainsi qu'aux autres hommes; en
effet, elle est la chose la mieux partagée car elle me permet de
communiquer avec mes semblables et de les comprendre lorsqu'ils
tiennent
un langage qui obéît à ses règles et,
d'autre
part, dans ses principes, elle est nécessairement innée,
car ils sont les conditions préalables pour apprendre: on ne
peut
apprendre à un perroquet à parler vraiment, c'est
à
dire à penser. Si dieu existe réellement hors de moi et
s'il
est le seul à avoir été capable de me donner,
ainsi
qu'aux autres hommes, la raison et si, en vertu de sa perfection, il
n'a
pas pu vouloir me tromper (un Dieu trompeur ne peut logiquement
être
parfait), alors la conclusion s'impose nécessairement: la
raison,
si l'on en fait bon usage, ne peut jamais être dans l'erreur.
Dieu,
en vertu de sa perfection, me garantit que mes idées
rationnelles,
claires et distinctes (entre autres les idées
mathématiques),
sont en accord avec le monde extérieur tel qu'il est, c'est
à
dire tel que Dieu l'a crée de telle sorte qu'il puisse
être
connu par la raison qu'il m'a donné. Mais cet accord n'est
possible
que si je ne confonds pas le monde étendu, extérieur
à
ma pensée, avec celui de la perception sensible et que je
l'appréhende
mathématiquement, dans sa véritable nature,
composée
d'espace et de mouvement quantifiables. Ainsi la vérité
de
la physique mathématique est-elle absolument fondée,en
raison,
sur l'absolu divin. Suprême habileté pour un philosophe
qui
cherche à valider la science naissante contre un certain
dogmatisme
religieux. En partant du sujet de la connaissance, Descartes semble
réussir
là, où par la voie inverse, Platon avait
échoué:
garantir l'accord entre la pensée et la réalité
hors
de la pensée, fonder l'identité formelle entre ces deux
substances
que sont la pensée et l'étendue (que Spinoza
considérera,
avec peut-être plus de rigueur, comme deux attributs de la
même
substance).
Mais cette "réussite" apparente devient nécessairement
l'échec de l'ambition traditionnelle de la philosophie, à
savoir, fonder, en raison, la possibilité pour l'homme
d'accéder
au savoir absolument vrai, si l'on démontre que l'entreprise de
Descartes et toutes les preuves possibles de l'existence de Dieu, qui
se
ramènent toutes à l'argument ontologique, sont
réfutables
rationnellement. La réfutation de Descartes sera tentée
par
Hume pour ce qui ce qui concerne le rationalisme apriorique et par Kant
pour les preuves de l'existence de Dieu et le réalisme, qui en
est
la conséquence, de la chose en soi comme objet de la
connaissance
.