Bonheur, plaisir et philosophie


Le bonheur, dit-on, est la joie de vivre ou la jouissance de la vie dans son ensemble. En ce sens il ne se réduit pas au plaisir qui n'est qu'une satisfaction partielle et éphémère ou temporaire, voire instantanée. Il peut même lui être contraire, comme on le voit chez le drogué dont le plaisir très intense provoque, par la dépendance qu'il génère, son malheur physiologique , psychique et social. Mais sans plaisir il n'est pas de bonheur possible car la vie semblerait bien fade et ennuyeuse pour qu'il soit possible de s'en réjouir.. La relation plaisir et bonheur semble donc ambiguë et dépendre d'une vision du bonheur qui exige d'être pensée.

Or , d'une part, vouloir définir philosophiquement, c'est à dire conceptuellement, le plaisir, comme émotion subjective immédiate (qualia) est aussi impossible que de définir la couleur rouge . Tout au plus l'art peut-il nous faire partager cette émotion sensible, nous la faire vivre, par l'usage de métaphores poétiques et visuelles, ou plus directement encore par la musique, d'autre part, penser le bonheur relève d'un défit doublement paradoxal :

On peut constater que le bonheur de chacun n'est pas le bonheur des autres., dès lors que les désirs et les manières de vivre le bonheur de vivre sont diverses et contradictoires. Les uns vivent leur bonheur dans l'action, d'autres dans la contemplation qui paraît aux premiers comme insupportablement ennuyeuse, les uns dans la profession, ou l'ambition d'autres dans l'amour, d'autres encore dans la consommations, voire dans la drogue. Enfin les philosophes semblent trouver leur bonheur dans la sagesse et/ou dans la vertu qui implique une réflexion rationnelle et critique sur les plaisirs, leur valeur et la hiérarchie et l'harmonie à établir entre eux pour éviter qu'ils ne se contredisent, comme c'est le cas chez la plupart des hommes qui recherche la joie de vivre dans l'irréflexion (ne pas se prendre la tête!)

Ainsi le bonheur, comme le plaisir, se vivent, mais ne se pensent pas, car, sauf peut-être pour le philosophe dont le désir est de penser sa vie plutôt que de la vivre dans l'expérience immédiate, il voit dans l'activité de la pensée qui se pense elle-même une joie qui lui est propre et qu'il est animé par le plaisir un peu pervers, au regard de l'expérience générale des hommes, de penser pour penser (masturbation mentale).Or penser la vie, pour chacun, c'est juger et donc évaluer sa vie selon une démarche qui vise à se mette à distance de son expérience vécue, d'abord en se demandant ce que le bonheur peut ou doit être pour être véritable ou authentique et pour se préserver du risque de la désillusion et de la déception qu'engendre nombre d'aspirations ou de désirs qui ne trouvent dans la réalité aucune satisfaction durable. Si la plupart des gens heureux n'ont pas d'histoire, c'est qu'ils n'ont pas à réfléchir sur ce qui fait leur bonheur et encore moins sur ce qui peut le rendre illusoire.

    En fait qui tente de penser le bonheur d'une manière rationnelle et critique trahit d'abord le fait qu'il n'est pas spontanément heureux et qu'il a échoué à l'être. Mais se prendre la tête sur la question du bonheur dans un cadre rationnel c'est aussi oublier que le bonheur à un rapport à nos désirs les plus irrationnels car toujours contradictoires. Chacun désire le repos et le mouvement, l'excitation et la sérénité selon les moments et souvent au même moment, le risque de la liberté et la sécurité, être soi, différent et être reconnu par les autres comme semblables à eux , aimé et être aimé sans être dépendant de ceux qui nous aiment, commander et obéir.

Or si le désir de bonheur est la motivation essentielle de la vie, force est de constater qu'elle est toujours peu ou prou déçue. L'expérience première est celle des souffrances de la vie: la mort , la maladie, l'impuissance, la trahison, l'amour sans réciprocité, lla nécessité biologique et sociale. Les plaisirs sensibles eux-même dont on pourraient croire qu'il suffirait de les multiplier à l'infini et sans cesse pour se reconnaître heureux sont décevants dès lors qu'ils s'évanouissent à l'instant même où on les éprouve. Ils sont par nature éphémères et ne laissent après eux que le regret de leur disparition; Ils ne sont qu'une détente une décharge comme le dit Freud qui laisse instantanément place à l'ennui du non désir, de l'indifférence. Sauf, pour le désir, à se chercher frénétiquement de nouveaux objets ou buts.

Mais tout désir mêle toujours espoir et crainte; l'espoir de sa réalisation et la crainte de son échec, dès lors que son succès ne dépend pas de nous mais toujours du monde et des autres. La désir est toujours source d'illusion en faisant croire comme réellement possible ce qui n'est que fantasme et production de l'imagination. Tout désir nous fait désirer comme réel ce qui n'est pas réel et ne peut le devenir par notre seule action , sauf à croire en la toute puissance du sujet du désir sur le réel, sauf à se prendre pour Dieu , ce qui conduit au délire de la liberté absolue du Moi sujet. Ainsi l'aspiration au bonheur total est proprement délirant et ne peut que déboucher sur le désir de mort ou de salut post-mortem, ou pur bonheur sans désir ni souffrance -et tout désir est toujours mélangé de souffrance et de crainte de l'échec- (béatitude). Un tel espoir paradisiaque implique la croyance dans la Grâce divine de qui ne peut plus voir dans la vie que la source d'une souffrance irréductible, d'un irréparable malheur ici-bas (vallée de larmes/paradis) .

C'est contre ce sentiment mortifère qui fait du bonheur une espérance qui ne peut se réaliser que sous condition d'obéissance, que par la soumission à un maître absolu et qui exige ici-bas le renoncement au plaisir et à la joie de vivre, voire la sacrifice de soi ou abnégation pour gagner le paradis, que les philosophes ont tenté de penser la possibilité d'un bonheur terrestre toujours relatif qui dépende en grande partie de nous, de notre capacité à penser les conditions et les limites d'un bonheur ici-bas plus réaliste car plus rationnel (moins contradictoire) et qui donc ne soit pas illusoire ou délirant. Cet effort pour rendre l'aspiration au bonheur plus réaliste et moins irrationnelle ou religieuse peut-il être concluant ou faut-il sortir cette aspiration hors du champs de la philosophie comme le voulait Kant qui, à l'encontre de tous les philosophes antiques, n'en fait qu'un idéal irréalisable et confus de l'imagination?

Cet effort passe, en tout cas pour la plupart des philosophes qui refusent de jouer le rôle de prêtres dépositaire d'une vérité divine et absolue révélée, par la prise de conscience, non pas directement du bonheur authentique, mais de ce qui est nécessairement décevant dans les visions inauthentiques et spontanées du bonheur et des illusions qui les accompagnent. Cette prise de conscience critique des sources subjectives de la souffrance concerne en particulier la recherche du plaisir. La réflexion sur l'expérience du malheur dont nous sommes l'origine en tant que sujet du désir, en ce qu'elle a d'universel, est la condition du bien-vivre comme mieux vivre, afin que ce mieux vivre dépende le plus possible de nous et soit indépendante de toute croyance irrationnelle et/ou sans preuves rationnelles possibles en une autre vie et en un salut en un autre monde post-mortem. Toute pensée philosophique sur les conditions du bonheur, comme bien-vivre, passe d'abord par la critique de l'hédonisme qui tend à confondre plaisir et bonheur et par la distinction conceptuelle entre le plaisir immédiat et la joie durable de vivre.

Examinons les différents arguments philosophiques qui légitiment rationnellement cette critique de l'hédonisme qui est pourtant la vision la plus répandues du bonheur:


    1) Critique de l'Hédonisme.

    « Tout plaisir dit l'hédoniste est bon à obtenir et toute souffrance est bonne à éviter » et le degré plus ou moins mesurable de bonheur comme fin dernière de la vie ou fin en soi (Aristote) serait la somme de tous les plaisirs retranchée de la somme des souffrances. Si la première l'emporte largement sur la seconde chacun peut se dire heureux et c'est au soir de sa vie que l'on peut estimé avoir bien vécu. Mais encore faut-il que la recherche du plaisir, voire le plaisir lui-même ne soient pas sources de souffrance. C'est précisément ce qui est au coeur de la critique de l'hédonisme par Platon. Selon cet auteur, en effet, tout plaisir sensible est au fond douloureux et/ou source de souffrance . Remarquons qu'Il n' y a pas de plaisir sans désir qui non seulement le précède mais l'accompagne jusqu'à la disparition du premier dans la satiété, à savoir l'assouvissement du second.. Ainsi comme le confirme A Compte-Sponville, après Platon, « le désir est manque et je manque toujours de ce que je désire (or le manque est une souffrance), et je ne désire jamais ce que j'ai (puisque le désir est manque). Tantôt, donc, je désire ce que je n'ai pas, et j'en souffre ; tantôt j'ai ce que dès lors je ne désire plus ». Le plaisir sensible est paradoxal en cela qu'il est toujours lié et mélangé de souffrance. Cette souffrance pousse celui qui désire à désirer sans cesse de nouveaux plaisirs pour combler frénétiquement un manque insatiable et ce d'autant plus qu'il fait du plaisir sensible une compensation à la peur permanente de mourir, un divertissement, dit Pascal, à cette conscience malheureuse d'un manque inéluctable, l'anéantissement de soi et de ceux que l'on aime, ce qui est pire encore.

    Le modèle de tous les plaisirs est l'orgasme, très proche de celui du drogué. L'orgasme révèle révèle la mécanique du plaisir sensible, sensuel, sportif et même intellectuel. L'orgasme est vécu comme la détente brusque de la tension extrême du désir qui la précède. Cette tension est celle d'une pulsion irrésistible que Platon identifie comme naturelle (biologique) et non-nécessaire, au contraire des besoins naturels et nécessaires (boire manger etc..). Cette non-nécessité fait du désir sexuel un désir flottant dès lors qu'il ne trouve pas en lui immédiatement sa finalité biologique, la reproduction, laquelle n'est ni assurée, ni indispensable pour la survie du sujet du désir. La sexualité humaine, au contraire de la sexualité animale n'est pas réglée, ni même limitée par l'instinct biologique. Elle est donc déliée du besoin et l'excède en permanence comme le prouve le fait, singulier dans le domaine du vivant, qu'il se manifeste en dehors des périodes de fécondation, y compris après la ménopause chez les femmes. Le désir sexuel recherche la plaisir pour le plaisir à l'infini, le plaisir en soi et pour lui-même. En cela il est passionnel, excessif, démesuré, ce qui fait du plaisir un plaisir analogue à celui du drogué qui recherche sa drogue en des doses croissantes contre toutes autres exigences physiologiques et sociales. Il détruit la relation d'autonomie à soi et toutes relations de coopération volontaires avec les autres. Il s'impose au sujet comme une dépendance irrésistible, une addiction et met en péril toute norme de régulation biologique et sociale .

    Le désir sexuel et l'expérience du plaisir qu'il génère sont donc par nature violents et lient deux pulsions fondamentales que sont Eros et Thanatos (Freud), la pulsion de vie (construire une unité avec d'autres que soi) et la pulsion de mort (détruire cette unité par le meurtre et/ou le suicide). Le désir sexuel vise l'appropriation totale de ses objets et de qui est tendanciellement transformé par lui en simple objet de jouissance. Le désir d'amour se convertit souvent ou risque en permanence de se convertir en haine violente (crime passionnel) au moindre conflit, nous le savons tous. Sans limite sociale, voire toléré dans certaines circonstances qui en font un acte de guerre quasi-normal, le viol en situation de guerre de masse ou civile devient général dans toutes les cultures. Le viol en série, le viol collectif, est le passage à l'acte d'une pulsion générale qui ne trouve plus dans le sujet des contre-feux socio-psychologique éthiques suffisants. Hors ceux-ci ne sont pas inscrits dans le désir mais sont l'effet d'une éducation et de conditions sociales et culturelles et politiques répressibles favorables. Cet effet de civilisation est du reste ambivalent, comme le dit Freud, dès lors que ces contre-feux peuvent générer à leur tour le désir de les transgresser pour intensifier le plaisir dans des conduites sado-masochistes plus ou moins symboliques (jeux érotiques) ou réelles (viol). Si le désir sexuel n'était pas spontanément violent, il n'y aurait aucune nécessité de l'éduquer c'est à dire de la réprimer et de le canaliser socialement pour éviter la violence généralisée et instaurer un ordre familial stable, comme fondement (et modèle) de l'ordre sociétal.

    Bref, de part sa déliaison avec le seul but de la reproduction, le désir sexuel est tout à la fois répétitif, dominateur, violent et aliénant. Répétitif en cela qu'il induit en tant que fin en soi, la relance de la mécanique excitation/décharge pour fuir le manque et/ou l'ennui qui suit sa prétendue satisfaction. Dominateur ou tyrannique en cela qu'il fait de l'autre ou des partenaires des objets qui doivent se soumettre à sa loi lorsqu'il n'est pas lui-même réglé par (et soumis à) l'exigence du sentiment amoureux partagé. Ce dernier ne doit pas en effet être confondu avec le désir de la simple jouissance sexuelle, il s'oppose même à tout passage brutal à l'acte sexuel pour faire place au désir de l'aimé(e), en tant que sujet autonome, d'aimer et d'être aimé (tendresse). Le désir et le plaisir sexuels livrés à leur seule mécanique de l'excitation et de la décharge sont en et par eux-même violents. Aliénant en ce sens que la passion tend à déposséder le sujet qui n'aime pas l'autre entant que sujet autonome de toute capacité à lui opposer, sans une grande souffrance ou frustration quasi insupportable, des contre valeurs ou feux éthiques efficaces pour éviter le risque du passage à l'acte qu'est le viol. La passion sexuelle, par et pour elle-même, crée une dépendance analogue à celle de la drogue, du jeu d'argent, de la performance sportive autoérotique et masturbatoire et de toute autre recherche de la jouissance pour elle-même. Le jouissance en effet mêle en une forme paroxystique douleur et plaisir, voire intensifie la douleur du manque par l'attente pour intensifier le plaisir en le différant le plus possible dans l'acte même. Ce qui un des ressorts de l'érotisme, voire de la pornographie.

    Le sexe sans amour ni tendresse, sous la l'aiguillon de l'angoisse de la mort, c'est l'amour à mort et la mort de l'amour, c'est la mort qui saisit le vif, c'est Éros violé par Thanatos.

C'est pourquoi il est vital, pour toute sociét,é de brider, de canaliser la sexualité individuelle au service de buts collectifs utiles -et d'abords familiaux-, sauf à sombrer dans l'enfer de l'anomie individualiste et de l'égoïsme violent généralisé qui mettrait en cause la possibilité même de se reproduire, d'éduquer les enfants et de leur transmettre ses valeurs hiérarchisées et normes régulatrices et stabilisatrices. Toutes les religions comme ciments ou colles idéologiques identificatoires des communautés, pour soumettre les individus à leur ordre collectif, ont, toujours et partout, vu dans la sexualité leur ennemi interne potentiellement plus mortel encore que l'hostilité (vis-à-vis) des étrangers, hostilité qui reste gérable par la guerre , laquelle a le mérite de forger et de renforcer périodiquement leur unité menacée (union sacrée). Elles ont toutes soumis la sexualité hors de l'amour (et encore pas dans les sociétés traditionnelles) en la culpabilisant par le mépris moral et religieux, voire dans l'incapacité de l'éradiquer tout à fait (et pour cause), en le piégeant dans l'échange commercial pacificateur (la prostitution). Dieu seul, dans sa toute puissance, comme objet d'un désir d'absolu imaginaire socialement produit, orchestré et exhibé rituellement dès l'enfance, peut détourner le désir sexuel de sa dimension absolument destructrice , en faisant du sacrement du mariage le seul lieu de son expression légitime.

Mais aujourd'hui, dans nos sociétés sécularisées, individualistes, pluralistes et libérales, la religion traditionnelle, le sentiment totalitaire, terroriste et terrorisant du sacré ne fonctionnent plus. L'espérance d'un salut post-mortem et la menace de l'enfer sont sans effets sur les consciences et les désirs, d'autant plus que ceux-ci sont devenus les stimulants formatés par la publicité de et en vue de la consommation de masse, seul moyen pour le capitalisme de préserver la source du profit, indispensable à sa survie. Le sexe est devenu la métaphore universelle du désir de consommer généralisé et a envahi tous les spectacles dans lesquels la société met en scène, dans le discours commercial devenu le discours social dominant, la publicité, sa vision omniprésente du bonheur individuel. La religion laisse la place au commerce. Les églises se vident, les hypermarchés drainent les foules, et ce, très bientôt, dimanche compris. Pourquoi une telle évolution qui nous paraît dorénavant inéluctable partout dans le monde où le capitalisme a triomphé et triomphe encore contre toutes les tentatives de résistance réactionnaires et/ou révolutionnaires? Jusqu'où, jusqu'à quelle catastrophe écologique (pollutions, réchauffement climatique épuisement des ressources) et humaine (guerre généralisée à l'heure des armes de destruction de l'humanité)?


    2) Critique de la religion:

    Face au plaisir comme fin en soi qui livre les individus à la violence aliénante d'un désir insatiable, procède de l'angoisse de la mort, l'espérance du salut, en une vie post-mortem totalement heureuse, sans désir ni manque (béatitude) , à l'évidence à la fois imaginaire et ici-bas inimaginable au regard de notre expérience vitale, ne peut rien. Elle ne résout en rien l'angoisse de la mort, dès lors qu'elle fait dépendre la promesse du salut du jugement divin positif sur sa vie. Or un tel jugement (dernier) ne nous est en rien garanti. Cette espérance redouble, au contraire, l'angoisse de la mort par la peur de l'enfer, elle substitue celle-ci à celle-là. Le croyant, à la réflexion n'a rien à gagner contrairement à ce que prétendait Pascal, à une telle substitution, car, dès lors que croyant croit à une vie après la mort, il croit à la possibilité d'une punition, en forme de souffrance éternelle, pour des fautes qui résident dans son désir toujours présent de jouissance, ne serait-ce que dans l'amour de soi, toujours excessif et démesuré, source de violence, de domination et de mort.

    De plus, et enfin, la religion transformée en machine institutionnalisée de pouvoir moral et politique sur les esprits ne peut que transformer en la déplaçant et condenser la violence interindividuelle du désir en interne qui menace la paix civile et l'ordre social en violence collective contre ceux qui sont désignés comme des ennemis irréductibles de Dieu, dont la vérité transcendante est affirmée comme le fondement et le garant de l'ordre politique et social. L'éradication des mécréant est absolument justifiée par le fait qu'au nom du bien absolu (le vrai Dieu) tout est permis pour éliminer le mal absolu . Les guerres de religions qui se réclament de la vérité absolue ne peuvent, de par leurs caractères sacré, qu'être hyper-violentes et interminables. Aucun compromis pacifiant n'est permis contre le mal absolu pour qui se sent investi d'une mission divine de purification: la guerre sainte est alors vécue comme salvatrice de la communauté des vrais croyants et promet à chacun de ceux-ci le paradis au nom du sacrifice de leur vie à Dieu dans leur combat pour imposer sa loi au monde et unifier les hommes sous son autorité ainsi que celle de ses prêtres, de son église, incontestables. Les religions sont, au nom du sacré, nécessairement intolérantes. La tolérance religieuse procède d'un affaiblissement de l'emprise des religions sur la la politique et la conscience des hommes, pour n'en plus faire qu'une affaire de croyance personnelle et non plus de vérité collective transcendante obligatoire (laïcité).

    Les religions n'ont pas rendus les hommes meilleurs dans l'expression de leur désir; on peut même dire qu'elles les ont rendus pires dès lors qu'elle ont fait de la violence radicale contre ceux qui ne partagent pas la même foi l'expression d'un châtiment divin pour être, soi même et sa communauté, sauvés ici-bas et au ciel.

Nous savons que c'est contre les guerres des dieux que s'est forgée la pensée philosophique dites des Lumières. Peut-on considérer que la philosophie serait capable de changer le désir humain et dans le sens de sa pacification en vue de la recherche d'un plaisir universellement partagé, qui serait la définition du bien-vivre ensemble et donc du bonheur authentique? Le désir de vérité qui est au cœur du dialogue rationnel serait-il le modèle de toute recherche du bonheur, en tant qu'affirmation d'un désir d'amour non-violent de l'humanité toute entière (humanisme universaliste)? C'était précisément l'ambition même de la philosophie antique que l'on appelle l'eudémonisme. Qu'en est-il de cette philosophie eudémoniste?


    3) L'eudémonisme et la sagesse philosophique:

    Platon refusait la loi du désir et du plaisir sensibles qui ne peut que générer la malheur et la violence au profit de l'affirmation, en chacun de qui en est capable (et tous ne le sont pas au même titre), du pouvoir de la raison, c'est à dire de l'exigence de justice et d'harmonie dans l'âme de chacun et dans la cité. Tout plaisir n'est pas bon, seul est bon le plaisir procuré par la connaissance du vrai bien, l'idée de Bien en soi et non pas égoïstement pour soi, lequel est un plaisir mauvais car nécessairement injuste. Seul est bénéfique le désir de vérité universelle, car il est seul susceptible de raisonner et de réguler l'expression de désir sensible et, dans l'amitié des échanges rationnels, peut transformer et pacifier les rapports entre les individus et les groupes. La philosophie rend heureux, car elle pacifie l'âme humaine en elle-même et dans ses rapports aux autres (amitié) et au monde. Elle est la condition de la vertu en cela que celle-ci n'est rien d'autre que le courage de soumettre le désir sensible au désir intellectuel de devenir plus sage. (Être de l'ami de la sagesse est la définition du philosophe et désirer devenir sage est la définition de la philosophie). Faire de la raison universelle le seul juge du bien et du mal en vue de l'harmonie universelle en soi et dans les rapports aux autres pour s'accorder avec soi et avec eux.

    Or Platon lui-même savait que tous les hommes ne sont pas et ne peuvent pas être amoureux de la philosophie et désireux de devenir plus raisonnables, d'où sa tentation absurde d'imposer la raison par l'exercice d'un juste pouvoir politico-philosophique, de type monarchique, dans le cité. Absurde en cela que l'exercice du pouvoir rend nécessairement injuste dès lors que cet exercice exige de participer aux luttes pour le pouvoir qui divise et met toujours en jeu l'ambition personnelle contre des concurrents et des adversaires, transformés par le désir du pouvoir en ennemis toujours renaissants, dès lors que tous ne sont pas, ne peuvent pas et ne désirent pas être ou devenir philosophes, mais désirent le pouvoir pour en jouir et/ou s'y soumettre, contre et aux dépend des autres, sous l'emprise de leur désir narcissique de fierté, de gloire ou d'honneur. S'aimer soi-même plus que les autres est la source des malheurs humains et de la violence de tous contre tous, dont chacun peut-être la victime humiliée, et cet amour est, sauf chez le philosophe selon Platon, le plus grand et le plus universel désir de chacun. La lutte des égos est indissociable de l'exercice du pouvoir sur les autres, car le pouvoir est avantageux en cela qu'il met la supériorité individuelle et collective glorieuse en un forme d'évidence objective. Il en est la preuve immédiatement constatée et constatable.

    Ainsi la philosophie antique ou amour de la sagesse par la seule maitrise de soi sur soi a tout autant échoué que la religion traditionnelle, comme pouvoir sacré et pouvoir du sacré, à pacifier les rapports humains et le désir humain. Cet échec est dû à l'impuissance de la raison humaine et donc des philosophes à changer en profondeur le désir sensible et sensuel humain, à savoir, à libérer en soi même et par soi-même la grande majorité des hommes de la tyrannie des passions.

    Quelles leçons faut-il aujourd'hui tirer de ce double échec en vue du bonheur comme réalisation et valorisation de soi dans le monde et les relations aux autres, en tant que cette auto-valorisation est la conditions de l'amour de soi. Celui-ci est, en effet, est le désir le plus fondamental de chacun. Si l'impuissance, l'humiliation et la mépris sont les pires des souffrances, être heureux c'est toujours être content de soi dans le cadre de relations de reconnaissance positives aux autres, la modernité libérale le rend-il possible si oui en quoi, sinon pourquoi? À quelles conditions et à en raison de que changement dans la modernité un tel bonheur serait-il envisageable?

            4) La philosophie et la question du bonheur aujourd'hui

    L'erreur de Platon et même d'Aristote et de la plupart des philosophes de l'antiquité porte sur la pouvoir de la raison. Or la raison n’est active que si elle est capable de décider et d’agir en vue du Bien ; or le bien n’existe pas en soi, il existe pour soi (et les autres éventuellement) en cela que l’individu y trouve une satisfaction personnelle, c’est à dire la  réponse à son désir narcissique . Ainsi même le moraliste se fait un point d’honneur de résister à la tentation du plaisir pour faire son devoir et sans cette fierté , cette bonne conscience, qui lui assure son bonheur (contentement intérieur, réduction de la culpabilité etc..), sa raison serait proprement impuissante à résister aux tentations dévalorisantes (cf Spinoza). Le sacrifice (apparent) de soi est toujours l’expression d’un désir d’auto-valorisation travaillé (rationnellement ou non) de l’intérieur par des valeurs auto-valorisantes (rationnelles et/ou religieuses). C’est tellement vrai que, souvent, le moraliste s’autorise de la valeur qu’il s’attribue pour dévaloriser les autres ; les juger et les condamner. C’est en quoi la position libérale est ni eligieuse, ni  moraliste, mais éthique sauf à soumettre l'individu aux valeurs inconditionnelles du groupe ; c’est à chacun de décider, dans les limites et les conditions d’exercice régulatrices de ce droit au bonheur indispensables à la relation du désir de chacun au désir des autres, ce qui vaut pour lui dans la poursuite de ce droit et en tirer l’estime de soi qui est la condition du bonheur authentique ou contentement de soi. D’où l’erreur des philosophes qui pensent que seul la maitrise rationnelle de soi suffirait au bonheur dehoirs de toute relation de reeconnaissance des autres.

    Mais l'erreur symétrique de l'hédonisme -aujourd'hui dominant- concernant l’idéal du bonheur est de confondre celui-ci avec la somme des plaisirs sans distinction entre eux, particulièrement dans notre société dite de consommation qui a fait du pouvoir d'achat la voie royale pour bénéficier de tous les plaisirs achetables. Or une simple interrogation (et la simplicité de l’interrogation en philosophie est une qualité quand elle va, avec l’insolence qu’elle requiert, droit au fondement) suffit à spécifier le bonheur comme non réductible au plaisir et non exclusif de la souffrance : Quand est-ce que nous nous sentons universellement malheureux ?
    Quand nous nous sentons impuissants et méprisables. Preuve en est que l’on ne renonce à la vie « volontairement » ou qu’on accepte ou désire mourir que pour deux motifs :
    - Soit parce que la mort et le sacrifice désirés nous élèvent dans le sentiment de notre valeur ( grande âme, liberté, courage, pureté, reconnaissance de la beauté transcendante, quasi divine, surhumaine de l’acte suprême qui peut nous rendre, au moins symboliquement, immortels etc..(la gloire héroïque)
    - Soit parce que la vie n’est plus supportable, non pas par manque de plaisirs « extérieurs », ni par l’effet de souffrances subies mais parce que nous nous sentons incapables de les surmonter en vue d’inscrire dans notre vie un projet valorisant. Lorsque nous sentons abandonnés des hommes et des dieux.

Nous pouvons donc répondre à la question: quand sommes nous heureux ?

Nous le sommes, dit Spinoza, quand le plaisir se transforme en joie, laquelle est le sentiment que l'on éprouve lorsque nous faisons l'expérience de l'accroissement de notre perfection et de notre puissance d'agir sur le monde et sur nous même, bref de notre autonomie. S'il y a des plaisirs dégradants et donc malheureux qui nous rendent tristes, il y a des plaisirs qui nous rendent joyeux. La philosophie est précisément la capacité raisonnable d'opérer en nous cette distinction pour mieux nous prémunir vis-à-vis des mauvais plaisirs, les passions qui nous dégradent et nous rendent impuissant, c'est à dire incapable de nous diriger dans le vie en leur opposant les plaisirs actifs et donc heureux.


C’est dire que les plaisirs « extérieurs » (qu’on a tort de dire matériels car ils sont toujours porteurs de valeurs symboliques et sociales) ne contribuent au bonheur que si les objets et les procédés qui les provoquent sont significatifs (à tort ou à raison) de la valeur du sujet et de « l’accroissement de sa perfection et de sa puissance d’agir » sur le monde et sur soi comme disait Spinoza., Quant au souffrances elles peuvent être salvatrices (c’est pas un chrétien qui peut me dire le contraire !), dès lors qu’elles apparaissent au sujet comme « sublimantes ». Un sportif n’est jamais heureux que d’avoir vaincu (mais non pas éliminé) sa souffrance physique et psychologique (pensons à la routine et à la discipline de l’entraînement) pour l’emporter sur les autres et sur lui-même ; une mère que d’avoir enfanté dans la douleur (là, je m’expose !), un lauréat que de s’être sacrifié et d’avoir sacrifié tous ses plaisirs à un examen ou concours réputé difficile etc...

A contrario, certains plaisirs ne rendent heureux que le temps d’oublier le mépris et l’impuissance dont on se sent accablé : Ce sont tous les plaisirs passifs qu’il faut distinguer des joies actives (et des joie passives qui nous engagent à l’activité) (Spinoza) qui sont autant de drogues, chimiques, audiovisuelles, religieuses, les machines à faire rêver sans efforts, ni créativité. Mais cet instant d’oubli est toujours suivi d’un sentiment d’inanité et de l’humiliation provoquée par la dépendance (tous les fumeurs qui ne se regardent pas fumer à travers les images valorisantes de la Pub et qui savent qu’ils se dégradent comprendront). Il n’y a pas de drogués heureux et il ne s’agit pas d’une interprétation, mais d’un constat clinique universel ! Le désir de drogue par la dépendance qu'il provoque, devient quasi-besoin vital retourné contre la vie elled-même, un désir de l'obtension un plaisir intense, mais dégradé et dégradant, signe de l’impuissance de l’individu à s’affirmer par ses oeuvres (et souvent le drogué tente de justifier sa consommation en prétendant qu’elle le rend plus créatif  par la levée de ses inhibitions)
De même l’égoïste heureux n’est pas heureux parce qu’il est indifférent aux autres et qu’il ne pense qu’à lui, mais parce qu’il croit qu’il peut réduire son sentiment de frustration, de déréliction (ressentiment, dit Nietzsche), en rendant les autres malheureux. Il cherche à réduire son malheur en contribuant au malheur des autres et en se valorisant par cette contribution. (l’indifférence n’est qu’une ruse et un masque). Or ce bonheur ne dure qu’autant que l’illusion d’être le meilleur, le plus fort et le plus indifférent perdure ; ce qui n’est et ne peut être durable : la solitude de l’égoïste le condamne à l’échec, sauf à se faire admirer et craindre en permanence par l’exercice de la domination (à laquelle les victimes peuvent être consentantes). mais ne risque-t-il pas de n’être alors qu’une image : celle que les autres lui renvoient, image qui ne lui appartient plus et donc dans laquelle il ne peut plus se reconnaître ? Disons que tout délire de grandeur a tendance à entraîner un délire de la persécution et donc le malheur. C’est pourquoi il existe des bonheurs illusoires, des paradis artificiels et que la question des conditions du bonheur authentique peut être l’objet d’une réflexion philosophique (rationnelle). Si l’égoïste cherche vainement à se valoriser aux dépens d’autrui, c’est que profondément, il se sent méprisé et méprisable. L’amour de soi, par contre, est la condition de la générosité et de l’autonomie :

    1)  Il se renforce se projetant et en se reconnaissant dans l’échange de gratification réussi qu’est l’estime et/ou l’amour mutuels, or celui-ci exige le respect du désir de chacun à s’aimer lui-même par l’estime et/ou l’amour des autres.
    2)  De plus, le mépris de soi est le plus sur moyen de transformer l’amour de soi en désir de se soumettre, pour être valorisé de l’extérieur, à un maître jugé supérieur à soi. L’autonomie réside dans le pouvoir de se donner des fins et de s’y reconnaître ; or ce pouvoir est indissociable de la confiance en soi qu’engendre l’amour de soi réciproque ; c’est dire que l’autonomie a pour condition le désir de se prendre soi-même comme fin de ses actions, y compris et surtout, les plus généreuses. En cela le droit à l’autonomie se confond avec le droit au bonheur (amour généreux de soi)

La réflexion philosophique, dès lors qu’elle est lucidité critique vis-à-vis des illusions bien-pensantes et moralisantes (abnégation, dévouement etc..) qui visent à nous humilier pour nous faire rentrer dans le rang et à compenser le mépris de nous-mêmes qu’elles entretiennent (humilité, modestie...) en nous soumettant au jugement des pouvoirs établis, contribue, lorsqu’elle ne trahit pas son insolente et nécessaire affirmation du penser par soi-même, à la  recherche de l’autonomie et au renforcement de la  confiance et de l’estime de soi : bref à l’accroissement heureux de notre perfection. C'est en quoi elle est en conflit avec toute les religions traditionnelles qui visent à transférer l'amour de soi et de la vie vers la mort salutaire qui, grâce à Dieu, nous délivrerait du suprême péché : le désir orgueilleux d'être heureux par soi-même. En cela celles-ci ne font qu'entretenir la haine de soi et la culpabilité qui conduisent, au mieux à renoncer à la confrontation avec le désir érotique de l'autre (refus ou encadrement de la sexualité) et au pire à la haine des autres jugés, parce que désirants le bonheur ici-bas, forcément mauvais et punissables.
Allons plus loin : qui ne trouve et ne cherche pas le bonheur, parmi nous, lorsqu’il philosophe, ne serait ce que celui de philosopher et de penser par soi-même?

La question du bonheur repose donc sur l'effort philosophique de distinguer les plaisirs passifs (ou passionnels) et égoïstes par rapports aux désirs actifs et généreux (activement généreux et généreusement actifs) pour privilégier, dans l'amour de soi, les seconds au dépens des premiers, lesquels ne valent comme favorables au bonheur qu'en tant que signes ou symboles de la joie de vivre dans cadre de relations mutuellement valorisantes avec les autres. En cela la question du  bonheur ne relève pas de nos relations aux objets mais des relations interhumaines , les objets dits de consommations ne font sens qu'au regard de celles-ci. Cet effort philosophique passe par une critique de la sur-consommation générée par la rivalité mimétique que met en scène et orchestre, comme seule source d'un bonheur égocentrique, le discours commercial omniprésent. En particulier sur le plan sexuel il convient de prendre conscience de la différence entre la jouissance sexuelle procurée par le viol physique et éthique de qui on désire sans amour, et de la joie amoureuse comme recherche du plaisir de la reconnaissance positive de soi par la reconnaissance et l'amour de qui on aime .Il convient, pour ce faire, de reconsidérer radicalement les relations de dominations traditionnelles entre les hommes et en particulier entre les hommes et les femmes. La sexualité devient source de joie lorsqu'elle est expression de l'amour que l'on se donne dans l'égalité des droits et des devoirs, dans l'amitié et la tendresse . Dans le désir réciproque qui s'inscrit dans la durée d'un projet de vie commune, la violence de la pulsion sexuelle peut être limitée, voire utilisée et détournée au service du jeu érotique dans la joie partagée.

Soyons clair sur ce point : les femmes par la fonction mi biologique mi sociale qu'elles exercent vis-à-vis des enfants sont mieux symboliquement préparées que les hommes à éprouver, dans l'expression de leur désir, de la tendresse vis-à-vis des autres plus faibles ou moins favorisées et à faire prévaloir des valeurs de reconnaissance et d'amour réciproques dans la société.

En cela les valeurs que l'on dit féminines, ont tendance à privilégier la coopération aux dépens de la compétition, la compréhension aux dépens du mépris hiérarchique arrogant. C'est dire que, comme l'affirmait Kant, qui pourtant comme la quasi-totalité des philosophes, à commencer par Platon et Aristote, était profondément misogyne, les femmes sont les meilleures éducatrices des hommes dans le sens de la substitution de l'échange pacifique, à la violence du désir, y compris sur le plan intellectuel et sexuel. En cela la féminisation de la société est un facteur décisif de la civilisation des hommes ce que confirme les deux révolutions culturelles que sont, au moyen âge, la poésie des troubadours et au XVIIIème siècle, les salons des lumières, pour ne rien dire de la nôtre où à la fois tout change des rapport sociaux entre les hommes et femmes et et beaucoup reste à faire.

Les femmes comme le disait Aragon sont bien l'avenir des hommes pour le bonheur partagé et donc raisonné ou raisonnable. À condition qu'elles luttent contre le machisme ordinaire dans le cité et la fascination sexuelle qu'il exerce encore sur elles, en elles-même.

Le 06/02/2012


Plaisir et bonheur

Faut-il philosopher pour bien vivre?

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